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L’homme est la dignité qui est leur fin. Mais, cela ne veut pas dire que la créature raisonnable existe pour la dignité de son être propre et qu’elle est elle-même la dignité pour laquelle elle existe. Elle tire sa dignité de la fin pour laquelle elle peut et doit atteindre ; sa dignité consiste en ce qu’elle peut atteindre à la fin de l’univers, la fin de l’univers étant, sous ce rapport, pour les créatures raisonnables, à savoir, pour chacune d’elles. Cependant le bien de l’univers n’est pas pour elles comme si celles-ci étaient la fin pour laquelle il est. Il est le bien de chacune d’elles en tant qu’il est leur bien comme bien commun.

Charles De Koninck, De la primauté du bien commun, 1943[1].

C’est en ces mots que Charles De Koninck exprime la dualité entre la personne en tant que fin en soi et son rapport avec la collectivité de laquelle elle tire sa dignité. C’est en réponse aux tenants du « personnalisme » qu’il tente de rétablir la place de la personne, non pas au centre de l’univers, mais au sein d’une société qui est la sienne. Le débat auquel il participe alors, au début des années 1940, est celui d’une société en pleine mouvance sur le plan philosophique. Si Charles De Koninck met en garde les personnalistes contre la personne comme un bien en soi, c’est qu’il est capable d’envisager la suite : « […] chaque personne peut s’asservir toutes les autres sans que personne ne serve[2] ».

La cautèle qu’il décrit trouve une certaine expression dans notre réalité du xxie siècle. La recherche populationnelle, bien que foncièrement collective et orientée vers des groupes, des communautés, des populations, se trouve limitée, non pas sur la base de ses risques véritables, mais sur la base d’une logique qui lui est extérieure et qui l’oblige à prendre en compte le bien-être individuel de chacun, alors même qu’il n’est pas en jeu.

Dans le présent essai, nous tenterons, en premier lieu, de démontrer à partir de l’exemple pratique de la recherche sur les populations, à quel point la primauté donnée à la notion de personne, prise dans son sens juridique, en vient à freiner les activités à visées collectives pour les soumettre à une gestion compliquée et sans fin de préférences individuelles. Pour y arriver, nous exposerons d’abord en quoi consiste la recherche sur les populations, ses besoins et ses enjeux afin d’illustrer en quoi la décision individuelle peut lui porter préjudice. Ensuite, nous tenterons de voir comment cette « tyrannie[3] » s’est tranquillement installée dans le droit québécois. Finalement, en constatant les effets du droit des personnes sur la recherche populationnelle, et en guise de conclusion, nous énoncerons les éléments historiques à prendre en compte pour nous permettre de les dépasser, sans les oublier.

Il ne s’agit pas ici de mettre en doute la place prépondérante dont doit bénéficier la personne humaine dans un contexte de recherche. Son bien-être et son assentiment sont primordiaux. L’objectif est de tenter d’expliquer l’origine philosophique et juridique de l’importance qu’ont prise le principe de la dignité humaine et la notion juridique de personne dans le corpus normatif de la recherche, pour ainsi tenter de rétablir un certain équilibre entre les intérêts individuels et les bénéfices collectifs que peut générer l’étude des populations.

I. Des données personnelles source de recherche populationnelle

La recherche sur les populations[4] regroupe, sans que cette énumération soit exhaustive, la recherche en épidémiologie, la recherche en génomique, la recherche en santé publique, la recherche évaluative sur les services de santé et les services sociaux, la recherche en santé environnementale. En fait, il s’agit de toute recherche dont l’objet est une population, celle-ci pouvant être restreinte (p. ex., un groupe de patients de l’hôpital ABC) ou étendue (l’ensemble des habitants d’un pays). La recherche sur les populations est associative, comparative, statistique. Elle vise à établir des corrélations entre des faits (état de santé, environnement) ayant une incidence sur les individus qui composent cette population. La recherche populationnelle ne vise pas à générer de bénéfices individuels pour ceux qui y participent. Son objectif est de mieux comprendre les relations entre les individus de cette population et leur environnement, face à la maladie ou à des déterminants socio-sanitaires donnés. Elle cherche à établir les facteurs de risque. La recherche populationnelle permet ainsi d’améliorer les conditions de vie de la collectivité, notamment sur les plans de l’hygiène, de l’environnement, des conditions de travail. De nombreux exemples ont eu un impact sur notre vie quotidienne, pensons notamment à l’utilisation de l’amiante dans les matériaux de construction, l’effet du travail chez les enfants, l’effet du tabac sur les maladies pulmonaires, l’impact de la pollution industrielle sur la qualité de l’eau potable, etc.

Pour ce faire, la recherche populationnelle peut procéder par entrevues au cours desquelles des prélèvements peuvent ou non être faits (p. ex., urine, salive, sang). Mais souvent, la recherche populationnelle fera appel à des données déjà collectées et conservées dans diverses bases de données publiques. Elle peut également bénéficier, sous certaines conditions, de matériel biologique déjà prélevé dans le cadre de soins (p. ex., aliquots sanguins, restes, matériel fixé[5]) et conservé dans les départements de pathologie des hôpitaux, auquel peuvent être associés ou non des renseignements personnels. Cela permet d’économiser du temps et de l’argent provenant majoritairement de fonds publics.

La recherche populationnelle s’intéresse souvent à des maladies multifactorielles, complexes pour lesquelles il n’est pas simple d’établir une relation entre les différentes causes et les effets. Pour arriver à un résultat qui soit statistiquement significatif, les échantillons doivent donc être considérables et composés parfois de milliers d’individus.

Pour cumuler le nombre d’échantillons nécessaire, le devis de recherche sera de plus en plus élaboré en consortium, c’est-àdire en collaboration avec des groupes de chercheurs de plusieurs pays. Cette formule permet d’augmenter les effectifs alloués à un projet pour analyser les données en comptant sur des ressources et une expertise d’envergure mondiale[6]. Les projets de recherche populationnelle seront souvent multicentriques, c’est-àdire réalisés dans plusieurs sites simultanément, qui seront par exemple plusieurs établissements de santé et de services sociaux (CSSS, CHU, etc.) qui pourront être comparés avec d’autres sites à l’étranger. Dans cette perspective, l’intégrité du devis de recherche sera d’une importance fondamentale pour la réussite du projet. Toute variation dans les méthodes de collecte (formulaires de consentement, conservation des échantillons, etc.) pourra avoir un impact sur l’ensemble du projet. En causant un biais dans l’analyse, les modifications au protocole peuvent diminuer la portée de la généralisation possible des résultats à la population étudiée.

Ce type de recherche pose des défis de trois ordres : pratique, juridique et philosophique. D’abord, d’ordre pratique. Contacter 10 000 personnes pour recueillir des informations les concernant constitue un défi opérationnel de taille. En effet, même si le droit actuel permet un accès privilégié aux renseignements personnels à des fins de recherche, en règle générale, le consentement des personnes est nécessaire et les procédures pour contacter directement les personnes peuvent être compliquées. Parce que l’échantillon visé est trop grand, parce que les personnes de la population envisagée peuvent être décédées au moment où l’on tente de les contacter ou parce qu’il est plus judicieux d’utiliser le matériel déjà prélevé, l’obligation de consentement s’avère un problème pratique important pour la recherche populationnelle.

Ces considérations pratiques ont une origine juridique. Les balises de la recherche s’appuient sur des droits fondamentaux tels que le droit à l’intégrité et le droit à la vie privée, qui limitent 1) l’intervention directe auprès des sujets de recherche, et 2) l’utilisation de parties de son corps ou de ses renseignements personnels à des fins de recherche. Dans ce contexte, et bien que les garanties de protection soient posées pour protéger les personnes et la confidentialité des informations personnelles, sur la base du principe que la personne autonome maîtrise son corps et les informations qui la concernent, elle doit donner son consentement par écrit.

Il s’agit là d’une conséquence d’un choix philosophique fait en faveur de la personne. En donnant préséance aux droits individuels par rapport aux intérêts collectifs, l’éthique personnaliste a imposé une limite à la capacité de la société à étudier l’ensemble de la population comme un seul « objet » (ou sujet) et non comme le cumul de ses parties.

II. Le droit des personnes et la recherche scientifique

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le droit international public a connu un développement impressionnant. Parmi les réalisations les plus marquantes, citons l’adoption de la Charte des Nations Unies en 1945 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948, qui en est le prolongement. Ces textes importants sont venus inscrire un nouveau principe au chapitre de l’histoire de la civilisation humaine : la dignité et la valeur de la personne humaine.

Même si « toute référence à la notion de personne dans un texte ne signifie pas nécessairement qu’il soit marqué par un courant philosophique dénommé “personnalisme”, cela fournit un indice en sachant que le sens contextuel donné au concept de “personne” en ce milieu de xxe siècle renvoie à un héritage culturel chrétien, d’autant que ce concept est fréquemment accompagné de la notion de dignité[7] ». Le personnalisme se résume difficilement, car il n’y aurait pas un mais des personnalismes. En effet, « la philosophie personnaliste des années 1930-1940 admet des penseurs de tous les horizons philosophiques et politiques. Aucune ligne de parti, aucun programme à proprement parler ne rassemble ces collaborateurs, sauf peut-être le respect de la dignité de la personne[8] ». Pour les personnalistes, la personne humaine est à l’image de Dieu. Son épanouissement est l’objectif ultime[9], la dignité humaine est alors invoquée comme une garantie de ce développement.

Sur la scène canadienne, on remarque une influence du personnalisme notamment dans la Charte canadienne des droits et libertés[10]. Pour son instigateur, l’ancien premier ministre Pierre Elliot Trudeau[11],

la notion de primauté de la personne constitue l’axe central d’un ordre moral. Il reconnaît que la dignité absolue et la valeur infinie de la personne en constituent le fondement. C’est de cet ordre moral, base d’une société juste, que découlent les droits fondamentaux inaliénables des citoyens. En enchâssant les droits fondamentaux de la personne dans la Constitution, la Charte confère des pouvoirs aux citoyens qui, ainsi armés, peuvent lutter contre l’arbitraire des gouvernants[12].

On ressent également l’influence du personnalisme jusque dans le droit québécois, dans le Code civil du Québec et dans la Charte des droits de la personne. C’est dire que cette philosophie a eu un rôle fondamental dans le développement du droit. Selon Meunier et Warren, « l’éthique personnaliste contribua à la Révolution tranquille dans la mesure où, dans un premier temps, elle diffusa des normes garantissant, au sens de la catholicité, les éléments d’une critique de la légitimité du régime cléricaliste ; et où dans un second temps, elle contribua à l’ébauche de finalités sociales orientant le sens des réformes institutionnelles des années 1960[13] ».

Auparavant, c’était l’Église, par ses diverses missions, qui assurait les activités de suivi et de monitoring de l’état de santé de la population. L’Église maintenait tous les registres de l’état civil : naissances (baptêmes), mariage, décès. Elle compilait également les données de vaccination et de propagation de la maladie en cas d’épidémie. Elle assurait les soins et l’éducation. Elle était l’institution responsable de porter les valeurs de la communauté et d’en faire la promotion.

Autour des années 1960, on passe du « Canada français clérical au Québec étatique[14] ». Pour que cette transition s’opère sans heurt, il a fallu que laïcs et religieux partagent « un même idéal, une même foi, un même esprit, une même posture et que cet idéal, cette foi, cet esprit, cette posture [soient] semblables parce qu’ils procédaient justement d’une même éthique[15] » : l’éthique personnaliste fondée sur le vivre ensemble. Les valeurs portées par l’Église sont alors transférées à l’État qui se fera dès lors le porteur de l’intérêt général.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’encadrement de la recherche scientifique a également connu tout un essor. À la suite du procès de Nuremberg en 1947[16], en réaction aux atrocités nazies, la recherche scientifique sera dorénavant encadrée par des principes clairs et des balises strictes et le consentement éclairé sera un préalable absolu à toute recherche faite avec des sujets humains. La Déclaration d’Helsinki[17], en 1964, consacre le bien-être de la personne et le place au coeur de l’intervention scientifique sur des sujets humains. La personne humaine doit être reconnue comme une fin en soi, jamais comme un moyen, du fait de la dignité qui lui est propre. À partir de ces textes fondateurs, les lignes directrices applicables à la recherche impliquant des sujets humains se sont multipliées[18]. Les comités d’éthique de la recherche sont apparus comme des figures essentielles permettant de poser un jugement sur l’incidence éthique des activités scientifiques eu égard à la protection des sujets de recherche impliqués dans le protocole[19].

Au Québec, il existe de nombreuses dispositions législatives applicables à la recherche qui sont réparties dans diverses lois, dont le Code civil du Québec, la Loi sur les services de santé et les services sociaux[20] et les lois d’accès à l’information[21]. Ces dispositions découlent des droits fondamentaux de la personne énoncés dans les Chartes, dont le droit à l’inviolabilité de sa personne, le droit à l’intégrité et le droit à la vie privée[22].

En règle générale, les renseignements personnels peuvent être utilisés à des fins de recherche lorsque la personne y consent directement. Autrement, il est possible d’avoir accès aux renseignements personnels sans consentement, à condition d’obtenir une autorisation telle que définie par la loi. Cette autorisation peut provenir de deux instances, selon la source des données, soit du directeur des services professionnels, lorsque les renseignements proviennent d’un établissement du réseau de la santé et des services sociaux, ou de la Commission d’accès à l’information (CAI), dans tous les autres cas. Cette extension n’a pas été prolongée au matériel biologique pouvant répondre aux mêmes finalités. Pour les tissus et les parties du corps humain prélevés dans le cadre de soins, il n’existe pas de telles options. Le consentement de la personne est obligatoire[23].

L’accès aux renseignements personnels à des fins de recherche sans consentement, tel que prévu par le législateur, est intéressant. Deux interprétations peuvent être avancées. D’abord, la recherche ne constituerait pas une activité incompatible avec la finalité première pour laquelle les données ont été recueillies. Ainsi, tant pour les renseignements de nature médicale que pour les données administratives, la recherche constituerait une extension visant les mêmes buts, respectivement l’amélioration des soins et une meilleure offre de services publics. Une autre interprétation pourrait être à l’effet que le législateur reconnaît la valeur collective de l’acte de recherche et qu’il accepte, sous certaines conditions strictes, de minimiser l’atteinte aux droits individuels au profit d’un intérêt public[24].

III. Gérer les préférences de chacun

À l’origine, l’encadrement de la recherche scientifique a été élaboré en pensant surtout à la recherche interventionnelle, c’est-àdire celle qui donne lieu à un contact direct avec la personne. On pense à la recherche clinique, à l’expérimentation directe chez l’humain (prélèvement, intervention chirurgicale, prise de médicaments et monitoring, etc.). Bien que de nombreuses modulations aient été apportées au fil des ans[25], la majorité des exigences imposées à la recherche populationnelle sont calquées sur un modèle qui ne vise pas à protéger les personnes des mêmes enjeux. La recherche populationnelle, utilisant les renseignements personnels et le matériel biologique déjà collectés, se rapproche de la recherche observationnelle[26]. De manière générale, la recherche observationnelle n’entre pas en contact avec les personnes, elle agit indirectement sur elles, sans porter atteinte à leur intégrité. Ses enjeux sont davantage reliés au droit à la vie privée, aux bris de confidentialité et à la sécurité des renseignements recueillis et conservés à des fins de recherche.

L’obligation de consentement constitue sans conteste un rempart contre les abus potentiels de la recherche avec les personnes. Selon la version nouvellement révisée de l’Énoncé de politiques des trois conseils, il s’agit de « l’un des mécanismes importants pour le respect de l’autonomie des participants[27] ». Cela voudrait donc dire qu’il n’est pas le seul. Or, toute la construction normative encadrant la recherche est fondée sur la place centrale que doit occuper la personne, son bien-être et la recherche de son épanouissement par son consentement. Dans le contexte de la recherche clinique la primauté de la personne prend tout son sens. Dans celui de la recherche populationnelle, on a subordonné le travail des chercheurs à l’expression de désirs individuels et à une logique de gestion des consentements. Pour répondre aux exigences des sujets de recherche, on leur offre des options permettant de choisir l’avenir du matériel prélevé ou des données recueillies. Une fois qu’elles ont été organisées en biobanques ou en bases de données, il faut que les informations soient utilisées en fonction des volontés exprimées préalablement.

On peut se poser plusieurs questions : est-ce que la personne se sent plus épanouie une fois qu’elle a pu moduler son consentement selon les différentes options proposées ? Est-ce qu’il est raisonnable d’assujettir aux préférences individuelles de chacun une activité qui produit des bénéfices collectifs comme la recherche populationnelle ? Sur quoi les individus doivent-ils fonder leur prise de décision ? Sur quoi doivent-ils faire reposer leur jugement pratique à partir du moment où chacun doit redéfinir son appartenance selon ses propres préférences et sentiments du moment[28] ?

Comment l’État pourra-til continuer à offrir des services publics de qualité s’il n’est pas en mesure d’évaluer leurs impacts sur la population ? Comment offrir des programmes de santé publique adéquats sans données probantes permettant d’établir les facteurs de risque ? Comment améliorer les conditions socio-sanitaires et environnementales si on ne peut mesurer la relation entre la population et son environnement ?

En prenant soin d’attribuer à l’individu des pouvoirs qu’il pourra invoquer contre l’État, les droits fondamentaux ont eu pour effet de le transformer en une « cité érigée en une sorte de personne physique[29] » que l’on peut poursuivre en justice. « Dans cette réduction de la personne morale à la personne physique, la cité perd la raison de la communauté. Le dû au bien commun se convertit en dû au bien singulier, à un singulier qui ordonne tout à soi[30] ». Pour Emmanuel Mounier, la posture personnaliste exige de désinvestir l’État des caractéristiques symboliques qui nuisent à sa véritable fonction ; il n’est pas l’expression de la volonté générale[31]. C’est pourquoi « il faut cesser de le protéger en tant qu’entité mythique qui fonde et assure l’ordre social. Les hommes n’ont pas à servir l’État, c’est lui qui doit être à leur service[32] ».

La notion de personne mise de l’avant par les personnalistes insistait sur la dimension spirituelle de l’expérience humaine ce qui leur permettait d’intégrer les valeurs communautaires de la société comme d’un véritable mode de vie. Force est de constater qu’à plusieurs égards, ces éléments sont demeurés théoriques. On pourrait penser que les personnes convaincues de la valeur de la recherche populationnelle donneront leur accord pour l’utilisation de leurs renseignements personnels à des fins de recherche, mais on peut aussi entrevoir des difficultés dans l’application, où le caprice devient exigence. Selon un auteur, « les espoirs d’une génération personnaliste se seraient dissous dans le narcissisme consumériste et dans le technocratisme rigide d’une nouvelle classe, plus encline à améliorer ses conditions de vie qu’à se pencher sur le sens de la destinée humaine […] la société dans laquelle nous vivons n’est pas l’ombre de celle que l’on avait imaginée à une certaine époque[33] ».

IV. Un terrain glissant… et miné

Poser ces questions nous amène sur un terrain glissant. L’éthique de la recherche dans un contexte populationnel est minée par de nombreuses peurs légitimes qui resurgissent au gré des époques et des questionnements de la société. Les raisons historiques sont nombreuses pour expliquer le dénivelé de cette pente. Malheureusement, il faut admettre que l’inclinaison est nécessairement défavorable aux intérêts collectifs.

Le premier élément de contexte tient au type de recherche qu’il est possible de réaliser avec les données personnelles et le matériel biologique. L’une des principales disciplines visées est l’épidémiologie, l’autre est la génomique. L’une trempe dans le bassin mouvant de la santé publique, l’autre dans les affres d’une discrimination génétique potentielle. Chacune porte le poids des craintes qu’elles suscitent dans la population. Ensemble, elles réveillent les fantômes de l’eugénisme[34], lesquels ont fait beaucoup de tort à l’humanité et à sa psyché.

Le deuxième élément important est lié au respect de la vie privée. La participation de l’État à la constitution de bases de données personnelles est toujours un enjeu délicat. Cette fois, c’est le spectre du « Big Brother » et de la surveillance étatique qui est brandi. L’on craint les abus envers les personnes et les bris de confidentialité qui pourraient survenir si les mesures de sécurité s’avéraient inefficaces. Ces craintes sont à l’origine de plusieurs dispositions législatives (voire constitutionnelles) visant à protéger la vie privée des personnes.

De plus, l’accès aux renseignements personnels et au matériel biologique à des fins de recherche populationnelle doit s’inscrire dans deux systèmes complexes : soit le système juridique et le système de financement de la recherche scientifique. Du point de vue juridique, les règles ont tendance à s’accumuler. Il n’est pas aisé de réformer le droit. Faire une modification mineure dans une loi, peut avoir une répercussion majeure pour le reste de l’édifice juridique. De telles décisions prennent du courage, puisque la crainte des fantômes précédemment cités est vive. Quant au système de financement de la recherche, il est profondément déterminé par la compétition pour des ressources limitées et par la place à gagner sur l’échiquier international, lesquels suggèrent la défense d’intérêts particuliers. C’est ici le spectre de l’utilitarisme qui est brandi, où les personnes sont phagocytées par un calcul coûts-bénéfices, où leur humanité n’est pas prise en compte.

En somme, la recherche populationnelle faite à partir de renseignements personnels et de matériel biologique doit se développer dans un contexte socio-historique extrêmement délicat, où il ne s’agit pas de renforcer l’argument voulant que de tels outils soient utiles pour la recherche. Chaque variation dans les paramètres normatifs du système d’encadrement de la recherche peut susciter des changements majeurs du degré de confiance de la population envers ces activités, tant au niveau local qu’international. La très forte sensibilité aux conditions initiales suggère un système d’une grande complexité[35]. Chacun des acteurs doit défendre des intérêts bien campés et fortement empreints de ces craintes d’utilitarisme à outrance, de surveillance à son insu et d’eugénisme institutionnel. Les craintes peuvent scléroser le système ou le faire évoluer selon les objectifs poursuivis et les moyens choisis pour intervenir.

Conclusion : « Dépasser signifie conserver ce que l’on dépasse[36] »

Ni Maritain, ni Mounier n’aurait acquiescé à une interprétation du rôle de la dignité de la personne qui la place comme un tyran de la collectivité. Selon Maritain, l’individualisme moderne n’est en fait qu’une méprise, qu’un quiproquo : l’exaltation de l’individualité camouflée en personnalité, et l’avilissement corrélatif de la personnalité véritable[37]. Il ne s’agit pas ici de remettre en question la place de la personne, son autonomie face à la recherche et sa capacité à s’autodéterminer librement. L’idée est plutôt de tenter de ramener légèrement le pendule du bien commun[38] à une position qui permette de réaliser des activités à visée collective comme la recherche populationnelle, sans tomber dans une gestion compliquée des consentements individuels. Si le débat théorique nous permet de mieux comprendre les raisons philosophiques et les conséquences juridiques de certains choix de société, il faut maintenant centrer la discussion sur les enjeux pratiques et tenter de déterminer les voies qui permettront de concilier le respect des personnes et la valeur de la recherche.

L’État était auparavant le dépositaire officiel du bien commun, il en avait la charge. Mais les modifications apportées au droit pour éviter que l’État n’avilisse les personnes à un pouvoir totalitaire ont eu pour effet de dissoudre sa capacité à porter les valeurs de la société. Dans ce contexte, ce sont les acteurs qui s’auto-organisent sous forme de réseaux[39], autour de consortiums de recherche, de commissions citoyennes ou encore d’associations, qui deviennent alors les porteurs de l’intérêt « général ». Ne reste alors à l’État qu’à faire l’arbitrage entre leurs intérêts divers pour déterminer les meilleurs moyens normatifs pour y arriver. Le débat est délicat, la ligne est mince et l’État doit agir comme un funambule sur le fil des intérêts de chacun. En effet, pour reprendre à nouveau les mots de Charles De Koninck, la prudence ne choisit pas la fin, elle choisit les moyens seulement[40].