Corps de l’article

La pensée (ou les pensées pour être plus précis) d’Héraclite contient de la métaphysique, une métaphysique cohérente et riche. N’est-il pas anachronique de vouloir retrouver la métaphysique chez un Présocratique ? Assurément, si l’on recherche la lettre de la métaphysique, mais il n’est aucunement anachronique de trouver en lui l’« esprit » et les principes de celle-ci : Héraclite nous offre un sol fertile pour la métaphysique, riche en déterminations, mais aussi en indéterminations, en énigmes. Sans doute pourrions-nous trouver d’autres sols présocratiques pour y voir germer la métaphysique, mais seul Héraclite nous présente une métaphysique assez riche pour permettre de comprendre l’ensemble de son déploiement historique, parce qu’Héraclite est assurément un des principaux architectes (inconscient peut-être) de la métaphysique occidentale (si on peut ajouter « occidentale » à « métaphysique » sans faire de pléonasme). Mais encore faut-il s’entendre sur ce que « métaphysique » signifie. Nous voilà donc en présence d’un programme : d’abord expliquer ce que peut signifier la métaphysique elle-même, pour ensuite comprendre pourquoi Héraclite en indique déjà les principes les plus fondamentaux. Plus précisément, nous montrerons en quoi la métaphysique, pouvant être qualifiée d’onto-théo-logie, et sans récuser cette première constitution vraie, doit être pensée comme onto-proto-logie, constitution beaucoup plus englobante parce qu’incluant, en plus de l’entreprise onto-théo-logique, tout le geste métaphysique que l’on peut qualifier de mé-onto-logique. Notre pari est de montrer que la pensée d’Héraclite est totalement onto-proto-logique : un dire de l’être de l’étant ainsi que de sa raison suffisante (l’étant suprême) et un dire de l’Être voilé et oublié par une certaine métaphysique.

Sans aucun doute, la pensée d’Héraclite n’est pas seulement métaphysique : elle est éthique, physiologique, psychologique, biologique, chimique, etc. Mais ces différents visages que peut prendre sa pensée ne pourront être véritablement compris que si l’on réussit à saisir les principes à partir desquels ils ont été déterminés, ces principes qui se cachent en sa métaphysique.

I. Élargissement de la constitution heideggérienne de la métaphysique : le rythme métaphysique

Un point de départ possible pour déterminer ce qu’est la métaphysique est de partir de ce qu’en dit Heidegger dans sa conférence de 1957 dans laquelle il détermine la métaphysique comme onto-théo-logie. Cette constitution a déjà fait couler beaucoup d’encre puisque si elle vise à définir rétrospectivement l’impensé de toute la métaphysique, avec elle on risque fort de gommer les différences[1]. S’il n’y a aucun doute à ce qu’on puisse la retrouver chez Hegel[2], avec qui Heidegger est justement en dialogue dans cette conférence, et si elle rejoint une certaine métaphysique scolastique, elle reste très difficile à retrouver chez Aristote tout spécialement[3]. Mais si Heidegger précise ce qu’est cette constitution de la métaphysique, ce n’est pas nécessairement pour en offrir une définition sans équivoque, c’est plutôt pour prendre ses distances par rapport à elle, qu’elle soit clairement onto-théo-logique ou qu’elle n’en pose que la possibilité (chez Aristote par exemple). Et il se donne cette distance par le « pas en arrière[4] », différent du « regard en arrière[5] » de l’Absolu hégélien, qui permet de mieux voir que la métaphysique, en tant qu’onto-théo-logie justement, donc en tant que science ontique justifiant l’être comme un étant à partir de l’étant suprême, le dieu, est cette discipline qui a oublié la différence ontologique entre l’Être et l’étant, pour se cantonner (mais selon la dispensation de l’étant même) dans une différence ontique entre l’être de l’étant et le dieu. « La constitution essentielle de la métaphysique repose sur l’unité de l’étant comme tel, considéré à la fois dans ce qu’il a d’universel et dans ce qu’il a de suprême. […] d’un côté l’Un Unissant au sens de ce qui est partout le Premier, donc le plus Universel, — et, en même temps, l’Un Unissant au sens du Suprême (Zeus)[6]. » La métaphysique traditionnelle reste, en ce sens, déterminante, c’est-à-dire prédicative : Hegel, archétype tardif de l’onto-théo-logie, croyant avoir parachevé l’oeuvre d’Aristote dans une compréhension systématisée de l’être à partir de la noêsis noêseôs, de la subjectivité absolue[7], comprend la vérité comme adéquation à la rationalité déterminante (accord de la chose à la pensée dans lequel la chose a toujours été pensée au sein de l’Absolu entendu comme sujet voulant être toujours chez lui dans l’objet). Si la métaphysique n’est pas toujours onto-théo-logique, Heidegger veut néanmoins indiquer que la simple coprésence de la théo-logie et de l’onto-logie est déjà la preuve de sa « logique » interne : « […] au lieu de répondre à la question du sens de l’être de l’étant, la philosophie exhibe un étant exemplaire et fondateur, en oubliant d’interroger à son propos sur ce qui fait l’être de cet étant en tant que tel[8] ». Il faut alors un autre Logos pour parler de la différence ontologique, distinct de l’onto-Logos et du théo-Logos. Ce Logos doit en être un de l’indétermination, car seule l’indétermination permet de signifier l’Être qui n’est pas dans l’étance, qui n’est donc pas l’être de l’étant ni le dieu. Comme le dit Heidegger : « Le Milieu — qui s’appelle ainsi parce qu’il est médiant — n’est ni la terre, ni le ciel, ni le dieu, ni l’homme[9] ». Le Milieu signifie l’Être et l’Être est en deçà de l’étance, celle-ci qui est scandée par ses déterminations terrestre, atmosphérique, divine et humaine.

Mais ce que nous annonce Heidegger comme nouvelle et plus profonde approche de l’Être, était-ce forcément à placer en dehors de la métaphysique ? Si effectivement elle se situe hors d’une métaphysique déterminante, était-ce que la métaphysique a révélé tous ses secrets par sa constitution onto-théo-logique ? L’indétermination ne peut-elle pas faire partie aussi de la métaphysique ?

C’est à ces questions, entre autres, que les travaux de Bernard Mabille[10] tentent de répondre. Il nous propose un élargissement de cette constitution heideggérienne, que nous venons d’aborder très sommairement, qui nous sera très utile puisque celui-ci fera état d’une rythmique simple qu’Héraclite, nous le montrerons ensuite, « joue » en entier.

C’est à partir du geste néoplatonicien peut-être que l’on peut questionner le mieux la constitution métaphysique proposée par Heidegger ; c’est du moins à partir des néoplatoniciens que débute (et se termine peut-être) l’enquête de B. Mabille. Le raisonnement néoplatonicien est significatif, car s’il est manifestement métaphysique, il ne semble pas pouvoir cadrer dans la constitution heideggérienne : « La pensée néoplatonicienne du Principe est radicale (et peut-être la plus radicale possible) puisqu’elle est celle qui va jusqu’à déclarer le Principe au-delà de l’étance et du logos[11] ». Effectivement, pour ne pas identifier le principe avec le principié, pour que ce principe ne perde pas son statut de principe, l’Un néoplatonicien est placé au-delà de l’étant, il est, d’une certaine façon, non-étant. « Dire le principe “non-étant (mê on)”, ce n’est pas le menacer, mais le soustraire absolument à la dégradation, au glissement de l’originaire au dérivé. […] Ce que montre le geste hénologique — en tant qu’il est méontologique — c’est l’irréductible contingence d’un principe identifié à un étant déterminé ou, de façon plus générale, qui reste dans l’ordre de l’étance[12]. » Ce geste de pensée radical fait chanceler la constitution de la métaphysique pensée par Heidegger : l’Un est au-delà de l’étant et semble transcender toute forme de divinité, pour finalement ne pas pouvoir se dire à même un Logos prédicatif, et pourtant il semble être métaphysique en ce qu’il cherche à penser l’être de l’étant et son principe. Pour permettre l’inclusion du geste néoplatonicien en métaphysique, il faut rouvrir la définition heideggérienne et lui remplacer théo par proto : « Partout où il y a “métaphysique”, il est question de l’étant, d’un principe et d’un logos. Le principe n’est pas nécessairement Dieu ni un dieu. Il est, comme le montre admirablement Heidegger lui-même, l’instance qui commence (anfangt) et qui commande (beherrscht). Plutôt que de parler d’onto-théo-logie, décidons donc d’user d’onto-proto-logie[13] ».

Si le geste néoplatonicien est maintenant mieux compris, il y a ici un lourd effet collatéral : le geste heideggérien prend lui aussi maintenant part à cette métaphysique, car il témoigne lui aussi d’une recherche du premier principe, même si celui-ci est au-delà de l’étant et présent dans un Logos à peine signifiant. « Si la métaphysique est une pensée du premier (une protologie) et si ce premier n’est pas nécessairement l’étant fondamental de l’onto-théo-logie telle que la décrit la conférence de 1957 sur la Constitution mais peut être aussi un non-étant ou un au-delà de l’étance, alors la pensée heideggérienne reste une pensée principielle[14] ». Heidegger et les néoplatoniciens ont un geste semblable : « Si elle n’est pas identique, cette “différence méontologique” est homologue à la “différence ontologique” heideggérienne. Dire ce à la faveur de quoi ce qui est est, qu’il est, c’est le transformer en étant. Altération de l’Un ou “étantification” de l’Être[15] ». Dans les deux cas, il y est question de préserver le caractère premier du principe en l’isolant de l’étant, pour qu’il puisse à juste titre commencer et commander l’étance, mais toujours une pensée métaphysique, entendue comme onto-proto-logie, est à l’oeuvre. Bref :

Si la métaphysique est onto-théo-logie au sens étroit de discours qui ramène l’étant dans son ensemble à un étant fondamental à partir d’une identité de l’être et du fond caché dans le Logos, alors Heidegger pense bien au-delà de cette constitution, pense depuis son impensé. Mais si l’onto-théo-logie comme protologie, comme quête du Premier, implique un dédoublement de celui-ci en Principe ontologique (plus précisément ontique) et en Principe méontologique, alors le chemin de pensée de Heidegger appartient à la métaphysique[16].

Si le principe peut à la fois être l’étant suprême (un dieu comme causa sui) ou encore être méontologique (l’Un des néoplatoniciens ou encore l’Être), il semble bien que vouloir dépasser la métaphysique, dans un geste même de recherche du premier principe, soit voué à l’échec[17]. On ne se libère pas de la métaphysique, plutôt c’est la métaphysique qu’il faut libérer de sa constitution trop restrictive.

De ce dilemme du principe[18] en découle un rythme métaphysique qui s’inscrit dans ces trois termes que sont l’onto-proto-logie. Si le principe premier est dans l’étance (« onto » en tant qu’ontique), donc s’il est un étant premier, une substance première (« proto » en tant que « théo »), son dire sera théo-logique et ce, à partir d’une onto-logie (science de l’être de l’étant), le Logos qui sera toujours ici à entendre de façon déterminante. Si le principe premier est hors de l’étance (« onto » en tant que situé dans la différence ontologique d’avec l’étance), donc s’il est mé-ontologique (« proto » en son sens de « mê on ») compris à partir d’une onto-logie (tentative de signifier l’Être), son Logos sera indéterminant, il faudra alors user plutôt de l’énigme et du signe. B. Mabille résume ces deux pulsations par thésis et arsis, empruntant des mots de Plotin[19]. Ainsi, la métaphysique a un rythme composé du « temps fort d’une pensée thétique (qui pose, qui détermine), temps faible d’une pensée arsique (qui soulève, qui abolit le thétique) — musique souverainement instauratrice dans le temps fort, et qui cherche à déterminer ce qui est, et musique qui accentue le temps faible, qui “syncope” le thétique, le soulève (αἴρειν) et nous mène au-delà de la présence[20] ». Ces deux moments sont probablement présents en toute pensée métaphysique mais, le plus souvent, selon des dosages différents. Dans un dosage très élevé de détermination (pulsation thétique), on y reconnaît Hegel et dans un dosage très élevé d’indétermination (pulsation arsique), Heidegger : « Hegel cherche à libérer le logos de l’indétermination par la vertu d’une détermination logique. Heidegger cherche à libérer le logos de la logique pour retrouver sa dimension “délotique”[21] ». La métaphysique, onto-proto-logie, est donc onto-théo-logie, mais aussi mé-onto-logie.

Si les métaphysiciens, comme on peut le voir avec Hegel et Heidegger, ont tendance à s’enraciner dans une seule des deux pulsations, Héraclite est justement celui qui déroule le rythme complet de la métaphysique : il présente une pensée onto-théo-logique certainement, mais aussi une pensée mé-onto-logique. La preuve en est que Hegel et Heidegger ont fait du même Héraclite le coeur de leur pensée métaphysique, et sans trahir la pensée de l’Obscur. Nous avons expliqué ailleurs les interprétations hégélienne et heideggérienne d’Héraclite et leur intérêt comme révélateurs de la profondeur héraclitéenne[22], il faut maintenant découvrir cette métaphysique totale (onto-proto-logie, en ses deux pulsations) dans les fragments les plus évocateurs de cette ambivalence métaphysique.

II. L’être de l’étant : onto-logie héraclitéenne

« Quand la métaphysique pense l’étant dans la perspective de son fond, qui est commun à tout étant comme tel, elle est alors une logique en tant qu’onto-logique[23] » : la métaphysique devient, par un discours rationnel de prédication des attributs de l’être de l’étant en totalité, une science de celui-ci. L’onto-logie est, autrement dit, discours vrai (Logos) sur le déploiement de l’étant. Parce que justement, pour le penser correctement, il faut d’abord constater que l’étant est marqué par le devenir, par le temps qui le transforme constamment, cette transformation que l’on peut comprendre de façon archétypale dans l’opposition puissance (non-être ontique)/acte (être étant) : l’étant est la mise à jour de ce qui était en puissance, et le basculement dans le néant de ce qui est venu à l’acte, à travers le temps. Bien sûr, Héraclite ne connaît pas encore ces précisions sur l’étant, mais sait assurément que l’étant est en devenir, ou qu’il est, tout simplement, le devenir, l’apparaître et le disparaître. Pour comprendre que quelque chose change dans ce devenir, il doit devenir autre : on doit opposer ce qu’il est devenu à ce qu’il était avant de devenir. C’est donc là la première saisie du devenir : penser l’opposition d’une même chose, un étant, qui change dans le temps. L’être de l’étant est l’opposition même qui scande le devenir et l’unifie, et, par là, le rend compréhensible. C’est ce qu’Héraclite a reconnu mieux que quiconque avant lui (et peut-être après lui !). L’opposition doit s’entendre ici en un sens large, comme le dit Jonathan Barnes, parce qu’Héraclite

was working with a fairly loose, intuitive notion of what « opposites » were ; he would, I imagine, have presented a list, not a definition, if asked to explain himself : wet, dry ; up, down ; straight, crooked ; sweet, sour ; hot, cold ; male, female ; and so on. The list would not be long, and its items would, to our eyes, be logically diverse : some pairs seem logical contraries ; some express physically incompatible properties ; some are elliptically expressed relations between which no true incompatibility exists[24].

Mais cela est conforme avec l’expérience première que l’on peut avoir du devenir : le devenir ne rend pas toute chose directement et strictement opposée, ou contradictoire, logiquement à ce qu’elle était, le devenir est plus subtil que cela, il transforme et oppose de façon délicate et montre, seulement en quelques rares occasions, des oppositions pures. Plus simplement, l’opposition chez Héraclite doit signifier que l’être de l’étant en use pour déterminer toutes choses, elle permet de nous les montrer en toutes leurs facettes, en toute leur vérité, cette vérité qui demande le temps. Nous sommes tout prêts de ce qu’on peut appeler la dialectique. Le terme résonne un peu trop fort chez Héraclite pour le laisser nous parler de lui-même[25], mais si la dialectique peut être comprise simplement comme l’opposition permettant l’appréciation de la vérité de l’étant, Héraclite est bien un dialecticien.

Cette dialectique d’Héraclite est la vérité du cycle, et non de la progression, et elle nous est d’abord livrée par le fleuve, non pas seulement comme image, mais concrètement : le fleuve est un processus dialectique dont la stabilité repose sur la répétition incessante de l’arrivée du vide créé par les eaux qui quittent le fleuve et le plein créé par les eaux nouvelles qui le constituent, et a l’avantage d’avoir un devenir assez rapide pour être saisi logiquement comme véritable écoulement, devenir réel ne pouvant jamais s’arrêter ni progresser au risque de disparaître. « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve[26] » parce que, d’abord, « pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves affluent d’autres et d’autres eaux[27] », donc parce que le fleuve lui-même vit son cycle : il est le même, mais il n’est plus le même puisqu’il est temporellement différent de tous ses autres moments, les eaux qui ont servi à le constituer pour une fois ne seront plus jamais les mêmes, comme le maintenant qui est toujours un autre maintenant. Tout comme les étants nouvellement générés sont plus tard sacrifiés pour la perpétuation du processus dialectique de l’étance en sa totalité, le fleuve montre déjà comment les eaux individuelles et nouvelles sont ensuite sacrifiées pour le bien de la perpétuation du cycle qui constitue l’unité même du fleuve. Mais ensuite, si « nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves, [c’est que] nous sommes et nous ne sommes pas[28] ». Le fleuve n’est plus le même, mais nous ne sommes plus les mêmes non plus, nous sommes devenus, nous avons parcouru plus de distance sur notre cycle (si nous prenons la vie d’un individu comme un arc du cycle générationnel[29]) ou nous avons recommencé un autre cycle mais temporellement différent (si nous prenons les jours par exemple[30], ou les « baignades » dans ce cas-ci, comme des cycles). Nous sommes autres, différents, voire véritablement opposés[31], à ce que nous étions avant et ce que nous serons plus tard, notre être s’est transformé, nous sommes devenus par le même (« je suis ») et l’autre (« j’étais, je serai »). La logique de l’étant, son être donc, est le cycle de l’opposition qui constitue le devenir : penser le devenir, c’est penser l’être de l’étant (onto-Logos), ce devenir qui se retrouve à différents degrés d’universalité parce qu’on peut le saisir dans l’étant en général, et dans chaque étant en particulier[32].

Dans le sens le plus universel de l’opposition cyclique du devenir, nous retrouvons Hegel, car c’est lui qui a le mieux fait ressortir la logique interne de l’être ontique : l’être de l’étant c’est l’être et le non-être, ou c’est l’être qui demande le non-être pour être et le non-être qui demande l’être pour être, ce qui fait que l’étant est devenir[33], ce devenir qui, dans la Nature, s’appelle le temps[34]. Pour arriver à véhiculer ce sens le plus universel, Héraclite se sert du Feu : « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant et s’éteignant en mesure[35] ». Le Feu est ce qui dit le mieux ce qu’est l’étant puisque le Feu est justement ce qui, pour être (il a une stabilité, une unité, on peut dire « éteindre un feu »), n’est pas (il n’est jamais le même, change perpétuellement, se propage sans délimitation propre) : il n’est pas ce qu’il est, mais c’est ce qu’il n’est pas à chaque instant qui constitue son être, il est de ne pas être, comme l’étant. Faisant référence à la tradition onto-logique qui ramène l’étant à la substance, Hegel nous dit : « L’essence [Wesen] absolue étante [c’est-à-dire la substance] ne peut donc se manifester chez lui [Héraclite] comme une déterminité existante, celle de l’eau par exemple, c’est au contraire l’eau comme changeante qui se manifeste, c’est-à-dire seulement le processus[36] ». Le Feu est l’unité processuelle de tout étant, la substance totale ontique, il existe du fait qu’il n’est jamais le même, il est devenir intuitionné, cycle d’opposition. Le devenir consume tout, tout en permettant à tout étant d’exister, il consume ce qu’il a lui-même mis au monde, c’est pourquoi l’étant est un cycle d’échange, un cycle d’échange entre l’être (le Feu, l’être de l’étant) et le non-être qu’il consume (les étants qui ne sont pas l’être même de l’étant) : « Du feu, en échange toutes choses, et de toutes choses, le feu […][37] », de la génération en échange de la destruction, et vice-versa. C’est bien ce qu’est l’étant en son universalité, dans son être même, dans sa « nature » : « En se transformant, il reste en repos[38] ».

Ce Feu est donc une guerre perpétuelle, un conflit perpétuel, cela pour le bien de l’harmonie elle-même : aucune harmonie possible s’il n’y a pas de l’opposition, du différent (plutôt, des différends !) à harmoniser. « Il faut savoir que la guerre est universelle, et la joute justice, et que, engendrées, toutes choses le sont par la joute, et par elle nécessitées[39]. » L’étant doit devenir parce que c’est sa seule façon de constituer son être, les opposés ne pouvant exister simultanément en un même endroit et en un même temps, ce qui demande à ce que l’étant soit déployé à travers la rivalité entre ces opposés, qui constitue le moteur du devenir. Par la guerre onto-logique, l’étant constitue toute chose et toute chose constitue l’étant : l’unité est médiatisée par l’opposition. « La guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi ; et les uns, elle les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes ; les uns elle les fait esclaves, les autres libres[40]. » Si ce fragment semble avoir une implication politique, il a un accent assurément métaphysique : la guerre classifie les étants, les catégorise, en définit les cycles propres et particuliers, en précise les oppositions, leur donne leur place dans le grand cycle de l’être et du non-être. Même la partition des dieux et des hommes se fait par la guerre, coeur du devenir : « Immortels, mortels, mortels, immortels ; vivant de ceux-là la mort, mourant de ceux-là la vie[41] ». L’immortalité et la mortalité ne se comprennent « logiquement » qu’ensemble, mais pour s’opposer tout aussitôt puisque c’est leur tension, leur guerre, qui détermine le devenir des dieux et des hommes. Cela reste une pensée difficile, un Logos difficile à comprendre : « Ils ne comprennent pas comment ce qui s’oppose à soi-même s’accorde avec soi : ajustement par actions de sens contraire, comme de l’arc et de la lyre[42] ». Il reste difficile de comprendre que l’étant se déploie de façon cyclique à partir de la tension entre l’être et le non-être, ces deux forces opposées qui prennent différents visages selon les étants particuliers, et pourtant c’est là l’être de l’étant, le seul et l’unique, l’unité de l’étant même, sa vérité en sa plus grande généralité : « Noeuds : touts et non-touts, rassemblé séparé, consonnant dissonant ; de toutes choses l’un et de l’un toutes choses[43] ». Pour ceux qui ont le Logos de l’être (de l’étant), il n’y a qu’« un monde unique et commun[44] », le monde du devenir, de la guerre entre l’être et le non-être, cette guerre qui est assurément éternelle. « L’adverse, bénéfique ; à partir des différents, le plus bel assemblage[45]. »

III. L’étant suprême : théo-logie héraclitéenne

Définir la théologie dans le cadre onto-théo-logique n’est pas une mince affaire, d’autant plus que, comme l’a montré Olivier Boulnois[46], ce cadre peut recevoir quelques acceptions qu’il est difficile de distinguer. Mais concernant Héraclite, nous pouvons nous contenter d’un théo-Logos qui sert à identifier « un étant proprement dit sur lequel lire le sens de “être”[47] ». C’est pourquoi : « Quand la métaphysique pense l’étant comme tel dans son Tout, c’est-à-dire dans la perspective de l’Étant suprême qui fonde en raison toutes choses, elle est alors une logique en tant que théo-logique[48] ». La métaphysique constituée onto-théo-logiquement suppose donc que l’étant a un sens, celui-ci qui se pense en fonction de son être univoque, au moins dans sa processualité totale et unique, et que cet être de l’étant a besoin d’une raison : quelque chose doit pouvoir expliquer pourquoi l’étant se donne comme guerre absolue, et pourquoi la découverte de l’unité de l’étant à même son être le rend, l’étant, intelligible. Le temps héraclitéen est Logos du fait, précisément, qu’il est un temps ordonné, « logique », il est cohérent et peut être totalisé ; encore faut-il expliquer pourquoi il se donne, et se maintient, ainsi et pas autrement : une intelligence a donc dû présider à son assemblage et/ou à son maintien. La raison d’être de l’étant (ou la raison de l’être de l’étant) ne peut recevoir lui-même de fondement qui lui serait extérieur, sinon cela ruinerait son absoluité par une régression à l’infini, il est donc causa sui. Héraclite ne connaît assurément pas toutes les apories logiques liées au postulat du dieu comme causa sui, mais sa métaphysique est riche de cet étant suprême qui rend compte du devenir : Héraclite est aussi un théo-logicien qui se sert du dieu pour rendre compte de l’onto-Logos.

Si « le soleil est nouveau chaque jour[49] », parce qu’il est un étant parmi les autres, comme le fleuve et le feu, soumis à la détermination de l’être de l’étant, changeant dans le temps donc, il n’est pas absolument nouveau, son cycle est déterminé onto-logiquement : « Le soleil ne dépassera pas ses mesures ; sinon les Érinyes, auxiliaires de Dikè, sauront bien le découvrir[50] ». Nous connaissions déjà l’ordonnancement de la dialectique cyclique, maintenant nous apprenons sa raison d’être : Dikè, déesse de la justice, de l’ordre, de la mesure, de la fixité pourrait-on dire, encadre ce processus et veille à sa régularité, l’étant obéit au dieu. Et c’est d’ailleurs à partir de l’étant et de son être, donc des étants et de leur détermination cyclique ordonnée, que l’on en arrive à postuler l’existence de cet étant suprême : « Ils n’auraient pas su le nom de Dikè si ces choses-là n’étaient pas[51] », si l’étant n’avait pas été reconnu, à partir du Logos, comme devenant par l’opposition. Ce n’est que lorsque l’être de l’étant devient intelligible, dans la saisie du devenir, que l’on peut se poser la question de son fondement, de ce qui est immobile et, possiblement, séparé.

Cette divinité, comme l’a si bien dit Heidegger[52], ne peut être implorée ou priée, elle est le fondement logique de l’étant, elle est logique de l’onto-logie, et non pas objet de foi, et c’est pourquoi Héraclite lui-même nous prévient contre le ridicule d’idolâtrer ce principe : « Et ils font des prières à ces statues comme quelqu’un qui parlerait à des maisons, ne connaissant en rien ce que sont les dieux et les héros[53] ». Délirer pour et/ou à partir de cette divinité est absurde : l’ordre est déjà toujours là, il préexiste à tout étant, il est l’articulation du sens de l’étant même, chaque étant qui reçoit sa part de l’être de l’étant et devient à son tour, à partir d’une tension d’opposés. C’est ce que le fragment 30 nous avait déjà indiqué : le monde, l’étance, est éternel et soumet tout à sa mesure, aucun étant n’échappe au cycle du même, à l’éternel retour de la même tension entre l’être et le non-être. Ni homme ni dieu n’a créé le monde, parce qu’il faudrait ensuite se poser la question, absurde, de savoir ce que faisait le dieu avant de créer le monde[54]. Mais avec le monde apparaît sa raison, ni antérieure, ni postérieure, mais coéternelle au temps lui-même : Dikè. Ce monde ne progresse pas, il n’est pas en évolution, son principe reste toujours le même qui se maintient à partir de l’autre, les différents étants, parce que Dikè, qui veut l’ordre dont elle est la cause, ne le tolérerait pas. Délirer à ce sujet, dire autre chose que la vérité, son être, au sujet de l’étant, est dangereux : « Dikè saisira artisans et témoins de faussetés[55] ». Parvenir au Logos, c’est parvenir à la vérité, à la vérité de l’étant et de l’étant suprême, et Dikè s’occupera des faiseurs de mensonges, de ceux qui sont à côté du Logos mais prétendent se situer en lui : Dikè fera son oeuvre aussi sur ceux qui se situent à côté du Logos, elle les fera devenir, elle complétera leur cycle, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en aient compris ou non autre chose que ce que Dikè demande à penser. Le véritable Logos nous préservera de la sottise de vouloir aller contre l’ordre préétabli : le Feu est plus fort que tout[56], le reconnaître rend plus sage et la sagesse accomplit mieux que toute autre chose notre logos individuel. Si l’être humain, de par sa liberté, peut introduire de la démesure dans les moyens qui servent à scander le devenir[57] (parce qu’il est absurde de penser qu’un jour l’être humain puisse mettre un terme au devenir lui-même, principe même du monde), « il faut éteindre la démesure plus encore que l’incendie[58] » parce que notre rôle à nous, porteurs de logos et déterminés par Dikè comme devant accéder par notre logos au Logos, est de comprendre ce monde plutôt que de le transformer[59]. Héraclite nous avertit donc peut-être déjà des dangers du logos techno-scientifique qui modifie, ou oblitère tout simplement, le Logos. L’anthropocentrisme détourne du véritable Logos et ce détournement risque de coûter cher.

« La foudre gouverne tout[60] » ; attribut de Zeus, la foudre, tout comme les Érinyes pour Dikè, est le signe de la régulation théo-logique de l’étant. L’onto-logie et la théo-logie se rejoignent bien ici : « La sagesse consiste en une seule chose : savoir qu’une sage raison gouverne tout à travers tout[61] ». Le dieu, raison d’être du tout, gouverne tout et ce, à partir de toutes choses : toute chose sert au cycle universel de l’étant, et ce cycle est gouverné par la logique divine que nous pouvons saisir par la théo-logie. C’est pourquoi, pour penser l’opposition, il faut penser le dieu, ou, à partir de l’opposition, on en revient nécessairement à dieu : « Dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim ; il se différencie comme <le feu>, quand il est mêlé d’aromates, est nommé suivant le parfum de chacun d’eux[62] ». Le dieu est la raison d’être des oppositions, du devenir, du Feu : une volonté, une force, suprême gouverne ce processus et veille à son maintien.

IV. Le principe au-delà de l’étance : mé-onto-logie héraclitéenne

Par-delà le déploiement de l’étant et sa raison d’être, donc par-delà la pulsation thétique de la métaphysique que nous venons de présenter, il faut penser l’Être, le « il y a » dans « il y a l’étant et le dieu », pulsation arsique. Nous entrons alors dans la sphère de l’indétermination puisqu’il est question de penser le fond à partir duquel se pense le déploiement, c’est‐à‐dire penser le pli qui permet le déploiement de l’étant que commande la divinité[63]. La langue prédicative est parfaitement adaptée à l’étant, car elle déploie par la prédication, le verbe « être » comme copule détermine assurément le sujet de la proposition, la langue est thétique et liée à la vérité déterminée à partir du sujet, mais le problème survient justement lorsqu’il s’agit de penser le pli même par lequel l’Être et l’étant sont à distinguer : les mots nous manquent. On ne peut alors que signifier, utiliser un langage qui tente par tous les moyens de s’éloigner de la prédication déterminée, on glisse presque inévitablement vers la poésie. Héraclite ne semble pas avoir été poète et critique d’ailleurs les poètes d’avoir mal compris le principe de l’étant[64], mais il a assurément tenté, en plus de comprendre le principe de l’étant, de signifier quelque chose de la pulsation arsique de l’onto-proto-logie en approchant l’au-delà de l’étant, c’est-à-dire l’Être, l’Un, ce qui explique en partie son obscurité.

« L’Un, le Sage, ne veut pas et veut être appelé seulement du nom de Zeus[65]. » C’est là, entre autres, que se produit l’ambiguïté du principe : Héraclite parle de la foudre qui gouverne tout, cette foudre qui est assurément un attribut de Zeus, étant suprême rendant compte de l’étant, mais voilà que l’Un, le premier, le principe veut et ne veut pas être appelé du nom de Zeus. Le principe est à la fois onto-théo-logique, ce qui apparaît par le devenir et la régulation divine, mais il semble aussi être à la fois mé-onto-logique : au-delà de l’étance et de sa raison d’être. Ce qui suggère d’aller en cette voie est le fait qu’Héraclite ne nous donne pas son autre nom : la nomination le placerait dans l’étance, il est mieux de le penser à partir d’une véritable différence ontologique, hors de l’étance, une approche négative, sans le nommer mais seulement en le désignant, le signifiant. C’est pourquoi, s’engageant sur la voie de la signification indéterminante, « les chercheurs d’or remuent, en creusant, beaucoup de terre, et trouvent peu[66] » : comment pourrait-on trouver beaucoup si l’on vise ce qui se place hors de la recherche déterminante qui trouve parce qu’il y a quelque chose à trouver ? Si Héraclite a parlé énormément des opposés, du devenir, du dieu, du Feu, il ne peut qu’être assez muet sur le mê on, parce que parler de lui, c’est le déterminer, perdre la lèthè de la vérité entendue comme alèthéia : l’Être est en position de retrait par rapport à l’étant, le ramener à l’étant à partir du Logos déterminant qui nous a servi à comprendre l’être de l’étant, ne nous serait d’aucune utilité. Le métaphysicien de l’onto-proto-logie totale, « s’il n’espère pas l’inespérable, il ne le découvrira pas, étant inexplorable et sans voie d’accès[67] », car aucune méthode déterminée et déterminante ne donne accès à ce mê on, la méthode qui relève de la subjectivité. Espérer l’inespérable consiste à penser la différence ontologique et à faire le saut, ou le « pas en arrière » comme l’avait dit Heidegger, là où il n’y a rien à espérer, car l’espoir demande une temporalité que seul l’étance permet. C’est ce geste de pensée qu’il faut aussi assurément réaliser par la métaphysique, procéder à la « logique » de l’au-delà de l’étance, accepter sa pulsation arsique, comme les enfants qui auraient dit à Homère : « Tout ce que nous avons vu et saisi [dans l’étant et à partir du Logos déterminant], nous le laissons ; tout ce que nous n’avons ni vu ni pris [parce qu’au-delà de la détermination étante], cela, nous l’emportons[68] ».

Mais peut-on seulement avoir un contact avec l’Être ? Peut-on vraiment « entendre » la pulsation arsique ? Héraclite ne recule pas devant l’Être puisque « de ce qui jamais ne se couche, comment quelqu’un pourrait-il se cacher[69] » ? Nous avons un contact permanent et universel avec l’Être, car jamais il ne peut basculer dans le néant, étant toujours néant face à l’étant, silence face à la pulsation thétique : c’est à partir de son retrait que l’on peut apercevoir l’étant, il éclaire l’étant à partir de son fond, il permet qu’il y ait l’étant et l’étant suprême. Si l’onto-théo-logie explique le fonctionnement de l’étant et sa raison d’être, la mé-onto-logie doit expliquer, en signifiant seulement, la présence de l’étant et de sa raison d’être, la présence de toute substance qu’elle soit divine ou non, et sans avoir recours à une autre substance. À partir de la mé-onto-logie, la question leibnizienne — « Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien[70] ? » — devient elle-même une question : pourquoi peut-on d’abord se poser la question qu’il y ait de l’étant et non pas rien ? Cela ne se comprend qu’à partir de ce qui se retire de l’étant : l’Être, qu’Héraclite a tenté d’approcher, en plus de déterminer l’étance.

Pour indiquer l’Être, il faut ajuster le concept de vérité et rompre avec la vérité déterminante de la pulsation thétique. « Bien-penser, la qualité suprême ; et la sagesse : dire l’alèthéia et agir selon la nature, à l’écoute[71]. » Il faut être à l’écoute pour accéder à la vérité de l’Être, et non pas chercher à tout prix l’adéquation de l’Être au sujet, ce qui ruinerait son retrait : il faut célébrer la lèthè (qui peut signifier ici à la fois l’oubli qui provient de la métaphysique traditionnelle, mais aussi et plus encore le voilement originaire de l’Être) de l’a-lèthéia (dé-voilement). Deux termes, dans le dernier fragment, sont alors importants : la sagesse et la nature (phusis), cette sagesse et cette nature qui doivent être pensées en fonction de la lèthè. « La phusis aime à se cacher[72]. » La phusis est cette recollection de l’étant qui permet à l’étant de paraître mais qui reste, elle, en retrait. La phusis fait référence à l’éclosion : elle fait éclore l’étant pour qu’ensuite il se déploie selon la modalité de l’opposition que nous avons expliquée. Pour utiliser le vocabulaire heideggérien : « La φύσις est l’Être même, grâce auquel seulement l’étant devient observable et reste observable[73] ». Dans cet amour de la phusis à être voilée, celle-ci demeure justement « l’inapparent de toute inapparence, puisque c’est lui [l’Être] qui fait don du paraître à tout ce qui apparaît[74] ». La phusis se retire pour son bien, elle se retire pour mieux faire apparaître l’étant, sa détermination et sa raison suffisante. C’est donc à partir de cette phusis qu’Héraclite peut atteindre l’Être, l’Un au-delà de l’étant, le mê on. Le Logos qui doit lui correspondre, le Logos de la mé-onto-logie, est une sagesse plus qu’un savoir déterminé, c’est-à-dire une science, et cette sagesse doit respecter le fait que l’Être se retire, ce que les contemporains et les prédécesseurs (et certains successeurs, si la métaphysique est devenue en partie onto-théo-logie) d’Héraclite n’ont pas tout à fait bien compris : « De tous ceux dont j’ai entendu les discours, aucun ne parvient à ce point : connaître que la sagesse est séparée de tout[75] ». Si ce fragment peut tout aussi bien s’appliquer à la pensée de la substance première (séparée du devenir pour en rendre compte), il signifie aussi que la sagesse de l’Être en est une séparée du tout que constitue l’étant et sa raison suffisante puisqu’elle est justement l’écoute de ce qui permet ce tout, n’ont pas en tant que sa raison rationnellement déterminée, mais tout simplement en tant que ce qui explique son apparaître, sa présence entendue comme Ereignis, c’est-à-dire ce lieu « là même où déjà nous avons notre séjour[76] » et auquel nous tentons d’accéder, non sans difficulté, par le Logos. C’est bien de cette sagesse dont témoigne le maître de Delphes : « Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes[77] ». Héraclite est un véritable métaphysicien mé-onto-logique en ce qu’il donne des signes de ce qui se cache, se retire, mais qui est néanmoins donné dans la présence de l’étant et duquel nous ne pouvons fuir, étant nous-mêmes présents à cette présence. Héraclite ne nous donne pas beaucoup d’information sur l’Être, mais cela ne peut être sa faute, puisque c’est l’Être, la phusis et sa lèthè, qui se dérobe à notre appréhension déterminante exigeant de l’« information ».

*

À la lumière de ce qui vient d’être montré, il apparaît que, dans le fragment 1, « ce Logos, qui est toujours vrai[78] » n’est pas à penser seulement comme un Logos de l’étant ou de l’Être, mais comme un Logos plus englobant, qui est à la fois celui de l’étant, de l’étant suprême, et de l’Être : il faut maintenant penser le sens du discours héraclitéen comme Logos de l’onto-proto-logie. « Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le Logos, conviennent que tout est un[79]. » « Tout est un » signifie bien sûr que l’on peut remonter à l’unité de l’étant (onto-logie) à partir de son principe, sa raison d’être (théo-logie), donc faire l’épreuve du Logos en sa pulsation thétique, et que l’on peut aussi remonter à l’unité de ce qui dépasse l’étant et son principe (mé-onto-logie), donc faire l’épreuve du Logos en sa pulsation arsique, mais aussi et surtout il faut penser que le Logos d’Héraclite est lui-même l’unité des deux pulsions de la métaphysique, c’est-à-dire qu’il est onto-proto-logie totale. Discourir à partir du Logos héraclitéen ne peut se résumer à ce qu’en dit Hegel ou Heidegger (en leur interprétation respective d’Héraclite), mais plutôt doit être de discourir de l’unité de ces deux tendances métaphysiques opposées représentées par Hegel et Heidegger. Sinon, nous ressemblerons à ces hommes qui « restent sans intelligence, avant de l’écouter [le Logos] comme du jour qu’ils l’ont écouté », manquant l’unité totale de la métaphysique onto-proto-logique, cette constitution qui permet mieux que d’autres de penser l’histoire de la métaphysique. Hegel et Heidegger ne sont pas sans intelligence face au Logos d’Héraclite, ils ont l’intelligence de leur pulsation, et ont le mérite d’avoir poussé assez loin les conséquences de ces pulsations pour nous les révéler totalement, mais ils n’ont pas l’intelligence de l’unité de leur pulsation avec l’autre, ils ne sont qu’en partie ouverts à la pleine obscurité d’Héraclite qui peut se comprendre ici comme provenant de la volonté de dire l’être de l’étant et son principe théo-logique et signifier l’Être tout à la fois, parfois même dans un seul fragment. La métaphysique comme onto-proto-logie est elle-même comme le cycéon « qui se dissocie s’il n’est pas remué[80] ». C’est justement ce que nous avons tenté de faire : remuer la métaphysique chez Héraclite qui s’était figée en deux phases distinctes, au sens chimique du terme, chez Hegel et chez Heidegger[81] notamment. Ayant libéré la métaphysique de sa constitution trop restrictive et, par là, de la nécessité de la dépasser[82], nous pouvons, nous, en saisir l’unité pour apprécier à sa juste valeur le logos (discours) héraclitéen. Nous ne pensons pas avoir mis un point final à l’appréciation de la métaphysique héraclitéenne, surtout parce qu’il n’est pas certain qu’on puisse apprécier à sa juste et complète valeur le Logos chez Héraclite[83], mais il est certain qu’Héraclite nous engage dans une voie qui nous force, non pas à le faire cadrer dans une métaphysique précise, mais plutôt à réévaluer la métaphysique elle-même selon ses dires.