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Depuis Platon, une longue tradition s’est constituée autour du statut de la littérature quant à sa contribution à la compréhension de l’expérience humaine. Cette réflexion a pris plusieurs formes dont celle du débat qui consiste à départager l’universel et le particulier, le vrai et le faux, la pensée et la perception. L’A. reprend à son compte ce rapport entre la philosophie et la littérature en mettant à contribution la pensée de Sartre, Ricoeur, Murdoch, Nussbaum, Taylor et Bouveresse.

La littérature, selon Ricoeur, s’apparente à la philosophie réflexive, car elle participe à l’invention de notre identité en raison du retour sur soi qu’elle suscite. Elle favorise un rapport d’interprétation de soi afin de se comprendre mieux, de se comprendre autrement. Si la littérature, entendue comme une philosophie concrète, favorise une telle compréhension nouvelle de soi, c’est qu’elle prend pour objet l’expérience humaine dans toute sa complexité. C’est l’interprétation de cette « expérience intégrale et vécue » qui lui donne son sens.

Dans le sillage de Sartre, l’A. affirme que la littérature nous fait vivre du dedans les grandes notions de métaphysiques. Celles-ci, avant de devenir des notions abstraites, sont des expériences vécues. La littérature montre à souhait que dans ces notions abstraites, « c’est toujours l’homme tout entier qui est en question ». Il s’agit donc d’éclaircir les aspects obscurs et incompréhensibles de l’expérience humaine d’autant plus que dans la réalité quotidienne, les choses ne se présentent jamais entièrement de manière tranchée, ni blanc ni noir. Elles se présentent plutôt de manière incertaine et ambiguë, de sorte qu’il n’y a pas de place pour la certitude. Ce qui advient dans un tel cadre d’expression, c’est la prise de conscience que l’être humain est aux prises avec un écart à soi qui se vit comme une dissonance. Et, c’est en assumant cette dissonance à travers l’épreuve de l’inquiétude et de l’angoisse, ce que Hegel nomme la conscience malheureuse, que l’être humain découvre sa condition humaine.

L’oeuvre de Saul Bellow sert à cet égard d’exemple pour nous faire comprendre que lorsqu’il s’agit de comprendre mieux et autrement « les choses vagues et essentielles de l’expérience humaine » pour vivre bel et bien sa vie, il est préférable de s’en remettre à la littérature. Cette oeuvre de Bellow est pertinente, car elle laisse « entendre que l’être humain devient sujet » en s’établissant dans l’écart entre le monde qui lui est donné et le monde qu’il souhaite vivre. La littérature montre que la raison n’est pas qu’impersonnelle et abstraite lorsqu’il s’agit de réfléchir à sa vie personnelle. Elle est désirante, et cherche à savoir quels sont les désirs qui favorisent l’éveil, l’invention de soi, l’affranchissement, le devenir soi et la connaissance de soi. C’est la raison pour laquelle les principaux personnages de Bellow se préoccupent surtout de la valeur de leurs désirs.

En ce sens, une morale ne doit pas s’appuyer sur la seule rationalité impersonnelle, mais doit s’appuyer sur l’expérience humaine dans ce qu’elle a de plus obscur. Elle doit tirer sa source du questionnement existentiel. Paradoxalement, si l’aveuglement existe, ce n’est pas en raison de nos sentiments, mais de l’illusion générée par la pensée abstraite qui se tient à distance justement de cette part de nous-mêmes qui fuit toute réduction. En somme, pour vivre bel et bien, pour réaliser la quête de soi ou l’accomplissement de soi, il s’agit d’établir un rapport dialogique entre ce qu’Aristote nomme « la partie rationnelle et la partie irrationnelle de l’âme », entre la raison et les sentiments. À cet égard, c’est la littérature qui illustre peut-être le mieux l’éthique d’Aristote dans la mesure où le savoir pratique, qui s’appuie sur le principe du juste milieu et du temps opportun, se déploie toujours selon un contexte particulier. Pour y parvenir, il faut sortir de soi, imaginer le possible et l’avenir, et penser à ce que l’on pourrait devenir comme être humain. C’est l’art du bel et bien vivre. Et c’est là que l’éducation a un rôle à jouer. L’éducation, par l’entremise de la littérature, apprend à l’être humain à imaginer sa vie autrement. En côtoyant la littérature, qui remet en question notre propre vie en proposant d’autres manières de vivre, il devient possible de maintenir ouvert l’écart qui nous sépare de soi, et, de surcroît, de s’y sentir chez soi.

Ce livre a le mérite de reprendre à nouveaux frais ce vieux débat entre la pensée philosophique et la littérature. Contrairement à une longue tradition qui consistait à défendre ou à déprécier la littérature pour différentes raisons, l’A. montre que la littérature en permettant d’explorer le possible de nos vies personnelles, qui est plus vrai et philosophique que le réel, dixit Aristote dans sa Poétique, permet aussi une redéfinition du travail de la pensée philosophique. Pour devenir ce qu’elle est, la pensée philosophique doit se décentrer et reconnaître son tout autre, Éros ou le désir de vivre bel et bien, qui se donne dans la littérature. La philosophie et la littérature, lorsque chacune d’elle participe à la réalité de l’autre, s’en trouvent agrandies. Il en va de même pour l’être humain. Puisqu’on ne naît pas sujet, mais qu’on apprend à le devenir par la littérature, par le travail de l’imagination et par le questionnement existentiel, cela signifie que l’être humain chemine vers soi en s’affranchissant du « Je-me-moi », de ce qu’il « est », et en s’inventant dans un possible ailleurs. C’est avec l’expérience esthétique, plus spécifiquement l’expérience de l’Einfühlung, que la philosophie et l’être humain s’ouvrent à ce qu’ils pourraient devenir.