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La réflexion éthique contemporaine est dans une situation hautement paradoxale. L’activité humaine n’a jamais eu des conséquences aussi considérables sur les conditions de vie de larges pans de l’humanité, sur l’intégrité de la biosphère et même sur la poursuite de l’aventure humaine en tant que telle. Pensons aux crises économiques qui sont susceptibles de plonger un grand nombre d’individus dans la misère, à l’utilisation effrénée des ressources naturelles — notamment du pétrole — qui, tout en produisant des effets néfastes sur les écosystèmes, place les êtres humains devant la question de leur possible épuisement, pensons aux difficultés liées à l’utilisation de produits alternatifs à ces ressources — par exemple aux difficultés d’approvisionnement (voire aux famines) provoquées par la production de biocarburants — ou encore à la mise en marche de vastes systèmes militaro-industriels qui, tout en générant leur propre logique partiellement indépendante des intentions des acteurs politiques supposés les contrôler, peuvent servir à annihiler délibérément des populations entières, voire l’humanité elle-même. Bien qu’elle soit moins pressante que durant la Guerre froide, la possibilité d’une guerre nucléaire reste une situation limite qui doit à présent faire partie de toute définition de ce que l’être humain peut faire, d’autant plus que le nombre d’États qui possèdent l’arme nucléaire s’agrandit.

Les capacités industrielles de production, elles-mêmes le fruit de l’application technologique des connaissances produites par la science moderne — d’abord la science de la nature moderne, mais aussi les sciences humaines et sociales, notamment dans la planification sociale (ou comme on la nomme, l’ingénierie sociale) — ont créé un pouvoir humain sur la nature, la société et l’être humain incommensurable avec celui des sociétés préindustrielles. Tout ceci n’est pas paradoxal, il s’agit simplement du monde tel que nous en avons hérité et dont nous bénéficions en très grande partie — l’objectif de mon texte n’est pas de faire une critique tous azimuts de la société industrielle, loin de là. Le paradoxe, parce qu’il y en a bien un, réside dans le fait que, parallèlement à ce développement exponentiel des capacités de production (et de destruction) humaines, et donc parallèlement à la nécessité grandissante d’une éthique à la mesure de l’étendue de ces capacités et des conséquences spatiales et temporelles de nos actions et décisions (ce qui inclut également nos omissions), la perspective d’une fondation rationnelle de l’éthique et d’une définition de principes clairs à partir desquels nous pouvons réfléchir à toutes ces questions n’a jamais été plus questionnable, du moins d’après bon nombre de philosophes contemporains. Il est important de s’arrêter parfois pour réaliser pleinement que dans bon nombre de champs de l’activité humaine, dont la médecine est un exemple de choix, nous sommes placés devant des problèmes éthiques qui étaient inimaginables, il n’y a de cela que quelques décennies, étant liés à notre capacité à contrôler les naissances, à programmer la matière organique, à modifier selon un plan précis le comportement humain tant par l’utilisation de produits pharmaceutiques que par l’utilisation des médias de masse et leur impact phénoménal sur l’autocompréhension humaine, ou encore aux technologies de prolongation de la vie qui permettent de maintenir les fonctions végétatives d’un individu pendant plusieurs décennies, sans que ce dernier ne soit conscient d’une quelconque façon. Autant nous avons besoin d’une éthique forte pour affronter toutes ces questions qui nous assaillent, autant il semble que la fondation d’une telle éthique est hautement improbable, voire impossible d’après plusieurs représentants de la réflexion éthique et méta-éthique contemporaine. Ce qui fait de tout ceci un véritable paradoxe, puisqu’il pourrait n’y avoir qu’une simple coïncidence entre ces deux phénomènes, c’est que ces deux tendances opposées ont une même source : précisément le développement fulgurant de la science moderne. Ce sont les connaissances produites par la méthode scientifique, et l’objectivation du monde qui la caractérise, qui ont permis (et permettent encore) le développement de technologies qui augmentent constamment l’emprise humaine sur le monde et, du même coup, c’est cette objectivation du monde qui rend problématique, du moins à première vue, toute fondation rationnelle de l’éthique — et par conséquent toute détermination de principes objectifs à partir desquels il serait possible de guider l’action humaine. Ce constat, que je ne suis pas le premier à faire bien entendu, nous place devant une question d’éthique fondamentale : y a-t-il une fondation rationnelle ultime à nos obligations morales qui puisse nous permettre de faire face aux exigences de notre situation ?

Ce texte a pour objectif de répondre affirmativement à cette question en examinant les travaux de deux auteurs qui partagent cette lecture de l’aspect paradoxal de la réflexion éthique contemporaine, à savoir Karl-Otto Apel et Hans Jonas. Face aux demandes pressantes qui caractérisent notre situation et qui placent un nombre toujours grandissant d’actions humaines sur le terrain de l’éthique, sommes-nous contraints de reléguer la sphère de la morale à l’hétéronomie — celle de Dieu ou de la tradition —, aux dictats de l’émotion ou d’une décision existentielle, voire à une question de préférence subjective ? Bref, devons-nous abandonner le projet des Lumières d’une fondation rationnelle des prétentions à la validité de nos obligations morales ? S’appuyant sur une interprétation de l’aspect paradoxal de notre situation semblable à celle que je viens d’esquisser (je n’insisterai pas sur les différences entre leurs analyses), Apel et Jonas, chacun de leur côté, se proposent de fonder rationnellement une éthique capable d’affronter l’ampleur des problèmes auxquels fait face la civilisation technologique, ce que, d’un côté, Apel nomme une « macro-éthique planétaire[1] » et, de son côté, Jonas inclut dans son « éthique de la responsabilité ». Or, bien que leurs points de départ respectifs soit passablement semblables, à savoir que si aucune époque ne pouvait fort probablement se payer le luxe de laisser en suspens la question de la fondation des obligations morales, la nôtre le peut encore moins étant donné la démesure de nos capacités d’action, ces deux auteurs adoptent des stratégies fort différentes pour proposer une fondation rationnelle aux théories éthiques qu’ils mettent de l’avant. En fait, le point de démarcation entre leurs approches respectives est lié à la question du fameux paralogisme naturaliste, à la distinction entre être et devoir-être. D’un côté, Jonas entend remettre en question cet interdit en montrant qu’il n’existe pas de frontière imperméable entre ces deux domaines. De l’autre côté, Apel prend plutôt comme point de départ cette distinction elle-même, ce en quoi il l’accepte, tout en montrant que, contrairement aux conclusions qui sont habituellement tirées de celle-ci, c’est-à-dire l’impossibilité d’une fondation objective de l’éthique (et corrélativement son inclusion dans la sphère du subjectif), la séparation entre être et devoir-être présuppose une fondation rationnelle de l’éthique — transcendantale au sens de Kant, à tout le moins de certaines normes éthiques fondamentales.

Les deux voies sont donc différentes. Ma thèse est que ces deux voies sont nécessaires pour arriver à l’objectif d’une fondation rationnelle ultime de l’éthique, mais qu’elles ne peuvent y arriver qu’à la condition de travailler en complémentarité. Autrement dit, aucune de ces stratégies ne peut y arriver à elle seule. Pour défendre cette thèse, je devrai examiner attentivement chacune de ces options, pour ensuite montrer en quoi elles ne peuvent prétendre fournir à l’exclusion de l’autre une fondation rationnelle ultime de l’éthique. Puisqu’à mon avis l’approche pragmatico-transcendantale défendue par Apel est plus contraignante que celle de Jonas (et que ce dernier présuppose implicitement certaines méthodes du pragmatisme transcendantal — j’y reviendrai), je commencerai par une discussion de la « macro-éthique planétaire » proposée par le premier. D’ailleurs, nous verrons que l’éthique formelle de la discussion est cohérente en soi, mais qu’elle doit nécessairement être complétée d’une éthique substantielle, ce que Jonas cherche précisément à élaborer. Mon travail se divisera en deux parties. Je présenterai d’abord l’éthique de la discussion d’Apel. J’analyserai ensuite l’apport de l’éthique de la responsabilité de Jonas à cette réflexion, en soulignant les limites de chacune de ces théories — lorsqu’elles sont considérées indépendamment l’une de l’autre — et en montrant en quoi la fondation rationnelle de l’éthique nécessaire à notre monde technologique ne peut se faire qu’à l’aide du travail conjoint de ces deux approches.

I.

Apel choisit donc d’accepter la séparation qui, depuis Hume, caractérise la réflexion éthique moderne, à savoir celle entre être et devoir-être. Il veut pourtant remettre en question le renvoi de la sphère du devoir-être, celle de la morale, dans le pôle subjectif du rapport entre sujet et objet. Il souhaite montrer au contraire que cette distinction et la possibilité même d’une sphère de l’objectivité, de laquelle serait exclu le devoir-être, présupposent elles-mêmes un ensemble de règles morales, un devoir-être, sans lesquelles tout concept d’objectivité et tout concept de sens perdent précisément leur sens. Je procéderai en trois étapes : j’examinerai d’abord les grandes lignes du travail d’interprétation qu’offre Apel de la pensée de Charles Sanders Peirce, plus particulièrement — parce que je devrai me restreindre, donner une explication détaillée de ce travail dépasserait largement les limites de ce texte — de la théorie du signe chez Peirce, et corrélativement de ses analyses de la production du sens et de la connaissance scientifique. J’analyserai ensuite la conclusion que tire Apel de cette interprétation de Peirce, principalement l’établissement du concept de communauté illimitée de communication. Je soulignerai enfin de quelle façon ce travail permet à Apel de déterminer certaines règles morales fondamentales transcendantales et donc objectivement valides. Je pourrai alors souligner les difficultés de cette approche, notamment celles qui émergent lorsque l’ampleur des capacités d’action de l’être humain peut remettre en question l’existence même de l’humanité, ce qui était précisément notre point de départ. N’allons toutefois pas trop vite, je commencerai en revenant sur la lecture que propose Apel de la philosophie de Peirce.

Il s’agit bien entendu d’un rapprochement assez inusité — et du même coup des plus stimulants — de voir un auteur plutôt issu de la tradition continentale qui s’inspire de celui qui est connu comme le fondateur du pragmatisme américain. Soit dit en passant, un tel « échange » est le bienvenu, d’autant plus que bon nombre des distinctions réputées être fondamentales entre ces deux traditions de la philosophie contemporaine apparaissent de plus en plus poreuses et loin d’être irréconciliables. Quoi qu’il en soit, Apel a produit une monographie sur la philosophie de Peirce[2]. Tel qu’indiqué plus haut, il ne peut être question ici de donner un aperçu, même rapide, de l’ensemble du travail d’interprétation qu’Apel propose dans ce livre, encore moins de départager ce qui, dans cette analyse, relève assurément de Peirce de ce qu’Apel y projette — il faudrait produire une monographie complète pour exposer de manière satisfaisante cette dernière question. Je ne chercherai qu’à identifier les éléments de la lecture proposée par Apel qui sont nécessaires à la fondation de son éthique. Sur ces questions, en plus de la monographie citée plus haut, le lecteur se référera à un texte publié dans le recueil Towards a Transformation of Philosophy et intitulé « From Kant to Peirce : the semiotical transformation of transcendantal logic[3] », les grandes lignes de l’argumentation de l’ouvrage y étant synthétisées. Comme le titre de ce dernier article l’indique, c’est d’abord en tant que lecteur critique de la philosophie kantienne qu’Apel décrit le philosophe américain.

Partant d’une critique que Peirce fait à la méthode de Kant, critique selon laquelle ce dernier ne fait aucune place à l’« unité de cohérence » pourtant indispensable à toute détermination de la validité des catégories, Apel soutient que

l’expression « unité de cohérence », utilisée par Peirce dans sa critique, montre la direction recherchée par Peirce lui-même comme « le plus haut point » de sa « déduction transcendantale » : son souci, il est vrai, ne porte pas sur l’unité objective des idées dans une conscience de soi, mais bien sur la cohérence sémantique d’une représentation intersubjectivement valide des objets par des signes, cohérence qui ne peut être déterminée, selon Peirce, que dans la sphère de l’interprétation des signes[4].

Refusant de voir dans l’« unité synthétique de l’apperception » de Kant le fondement transcendantal recherché par ce dernier, notamment parce qu’il refuse la distinction nécessaire à une telle conception, à savoir la distinction entre mondes phénoménal et nouménal — celui des « choses en soi » inconnaissables —, Peirce cherche plutôt les conditions de possibilité de la production du sens, et a fortiori celles de la production de la connaissance objective, dans le rapport des objets et des signes, par lesquels la pensée doit toujours s’actualiser. Peirce rejette l’idée d’une « chose en soi inconnaissable » parce que, pour le dire simplement, il s’agit d’un concept vide : le seul fait de nommer cette « chose en soi inconnaissable » est déjà en connaître minimalement quelque chose ou encore, s’il y a de telles choses inconnaissables, nous ne pouvons en parler d’aucune façon. Peirce ne postule toutefois pas une identité entre les signes et les objets, ce qui serait revenir bien en deçà des distinctions essentielles établies par Kant. Il faut plutôt considérer, selon lui, que les signes (et les idées véhiculées par ces signes) renvoient à des objets qui ne sont pas en soi inconnaissable, mais qui sont au contraire toujours postulés comme étant possiblement connaissables, même si la connaissance que nous en avons ne demeure toujours que partielle. Autrement dit, il n’y a pas les « choses telles qu’elles nous apparaissent » et les « choses en soi inconnaissables » selon le schéma kantien, mais bien « les choses telles que nous les connaissons maintenant » et les « choses telles qu’elles sont et telles que nous pourrions les connaître si notre expérience et notre étude de celles-ci devait se poursuivre indéfiniment ». Est ainsi introduite une notion importante, celle de « poursuite indéfinie du processus de recherche » — Apel insiste sur l’importance de ce processus de recherche « in the long run[5] ». Pour bien saisir cette notion, il faut toutefois revenir sur la théorie des signes proposée par Peirce[6].

Contrairement au binôme traditionnel de la philosophie de la conscience composé du sujet et de l’objet, Peirce soutient qu’il faut partir d’une théorie du signe à trois éléments. Ces distinctions sont assez bien connues, mais il est utile de les souligner. Tout signe met en jeu trois entités : 1) l’objet qui est représenté par le signe, 2) le signe lui-même qui est le représentant (Peirce parle du representamen) de cet objet et qui fait le lien entre ce dernier et 3) l’interprétant (interpretant) qui est celui (ou celle) qui peut précisément interpréter le signe comme une représentation de l’objet représenté. Nier que notre rapport au monde est constitutivement engagé dans une telle relation triadique, et donc chercher à penser notre relation au monde par un rapport binaire entre sujet et objet, c’est s’enliser dans les innombrables difficultés (et incohérences) liées à l’incommensurabilité de ces deux sphères et du problème de leur interaction (l’exemple relativement récent de ceci — pour l’histoire de la philosophie, un siècle est somme toute très court — est bien entendu les problématiques inhérentes au « principe de vérification » présupposé par les tenants du positivisme logique). Bien sûr, il ne peut être question ici de régler cette question qui a occupé les derniers siècles de réflexion philosophique. Je crois pourtant qu’un schéma à trois composantes, plus précisément celui d’une relation entre deux éléments (tel que celui établi ici par Peirce dans la relation du signe), est une avenue des plus intéressantes pour faire face à ces problèmes. C’est d’ailleurs dans un tel sens que Peirce propose sa distinction bien connue entre « Firstness », « Secondness » et « Thirdness », c’est-à-dire entre un rapport d’identité à soi-même, une position de négation au non-soi et une relation de cette négation vers l’identité à soi-même[7]. Je ne peux pas m’étendre longuement sur cette distinction ici, mais, comme Apel le souligne à de nombreuses reprises dans ses analyses[8], c’est cette distinction fondamentale qui est constamment réaffirmée dans les propositions de Peirce. Pour revenir plus spécifiquement à la question que je souhaite traiter dans ces quelques lignes, la distinction entre sujet et objet est ainsi recadrée dans la triade interprétant (sujet)/représentant (signe)/représenté (objet). La connaissance par le sujet interprétant de l’objet représenté est constamment médiatisée par un ensemble de signes représentant cet objet et permettant la relation réputée être problématique entre sujet et objet. Bien entendu, il existe plusieurs ensembles de signes, le plus élaboré d’entre eux étant très certainement le langage lui-même. Ceci implique que toute production de sens, et donc que toute compréhension d’un nombre x de signes permettant d’approcher les objets représentés par ces signes, trouve son point focal nécessaire dans l’interprétation de tels signes. Ce point focal n’est lui-même que provisoire, parce qu’il est lui-même un signe qui est engagé à nouveau dans le processus d’interprétation, et ainsi de suite ; dynamique que Peirce nomme la « semeiosis[9] ». Quoi qu’il en soit, comment tout ceci sert-il de fondation à l’éthique proposée par Apel ? À première vue, on pourrait au contraire penser qu’une telle approche penche plutôt du côté d’un certain relativisme, l’interprétation des signes étant toujours (historiquement, culturellement, et même individuellement) située et ne pouvant prétendre à une connaissance exacte de l’objet représenté.

La clé pour comprendre le tour de force détecté par Apel chez Peirce (et que le premier souhaite approfondir) repose sur une définition de ce qu’est la connaissance objective à partir de cette théorie du signe. Nous revenons ainsi au problème tel qu’il a été posé plus haut. À quelles conditions la connaissance objective du monde (notamment la connaissance scientifique des objets mondains) est-elle possible ? Il s’agit du problème auquel Kant apportait une réponse basée sur les conditions de possibilité d’un monde phénoménal, derrière lequel se cache un monde nouménal inconnaissable. J’ai indiqué que Peirce rejette cette option. Il n’y a pas de « choses en soi inconnaissables », mais bien des « choses telles qu’elles sont et telles que nous pourrions les connaître si notre expérience et notre étude de celles-ci devait se poursuivre indéfiniment ». C’est donc plus précisément par un processus indéfini d’interprétation des signes qui renvoient eux-mêmes à des objets représentés, que nous connaissons le monde. Quelles sont alors les conditions qui permettent une connaissance objective du monde — en particulier, la connaissance scientifique du monde, Peirce étant lui-même d’abord et avant tout intéressé par cette question d’épistémologie fondamentale ? La production de la connaissance objective (et scientifique) du monde dépend des conditions dans lesquelles se déroule l’interprétation des signes qui renvoient aux « objets représentés » étudiés. Cette interprétation présuppose d’abord une communauté de sens, sans laquelle toute « interprétation » serait impensable. Cette première caractéristique n’est toutefois pas exclusive à la connaissance scientifique. Ce qui distingue la connaissance scientifique, comme l’indique Peirce dans son texte fondateur « The Fixation of Belief [10] », est que contrairement aux autres « méthodes » de résolution de la dialectique du doute et de la connaissance, c’est-à-dire celles de la « ténacité », de l’« autorité » et de la « raison a priori », la méthode scientifique exige une confrontation de la connaissance établie (telle qu’elle existe présentement) à l’expérience, notamment en tant que cette dernière est récalcitrante, et constitue la « résistance » du monde[11]. Une telle posture présuppose qu’il existe des objets réels dans le monde qui sont indépendants de mon point de vue sur eux, et du point de vue de qui que ce soit d’ailleurs, et qui peuvent être connus en éliminant, par un effort constant, ce qui est contingent dans mon point de vue (ou celui de qui que ce soit).

Dans cet exercice, c’est l’interprétation des signes renvoyant aux objets représentés qui doit constamment être réajustée pour que la méthode scientifique puisse produire des connaissances objectives du monde. Cette connaissance objective du monde présuppose donc, en plus de la communauté nécessaire à la production du sens, une communauté plus restreinte, parce que régie par des règles plus strictes, qui cherche à limiter les contingences des interprétations de ses membres et ainsi produire une connaissance scientifique des objets mondains. Il s’agit bien entendu de la « communauté de recherche » scientifique qui détermine les conditions mêmes de la production de la connaissance objective. Or, selon Peirce, une telle « communauté de recherche », en tant qu’elle est actualisée par un nombre x de chercheurs à un moment t, est elle aussi sujette à considérer des contingences d’interprétation comme des caractéristiques essentielles des objets qu’elle étudie. Puisque toute interprétation présuppose que ces objets sont des « choses telles qu’elles sont et telles que nous pourrions les connaître si notre expérience et notre étude de celles-ci devait se poursuivre indéfiniment », c’est la « communauté de recherche indéfinie » qui est la source ultime de production de la connaissance objective du monde. La connaissance objective d’un objet est donc fonction de l’interprétation finale que produirait cette « communauté de recherche indéfinie », ce que Peirce nomme l’« opinion ultime[12] ».

C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut lire cette longue citation faite par Apel dans sa monographie sur Peirce et que je considère utile de reproduire ici :

[…] cette définition de la réalité par l’idée de l’« opinion ultime » ou de la « perfection idéale de la connaissance » […] est reprise dans tous les travaux subséquents de Peirce. Il devient dans ceux-ci de plus en plus évident qu’il ne s’agit pas d’une théorie idéaliste, mais plutôt d’une nouvelle avenue qui évite l’idéalisme et le réalisme métaphysique dogmatique. Je crois que ce point de départ devrait être appelé un « réalisme critique-du-sens ». Que cette nouvelle « théorie de la réalité » ne soit pas idéaliste, cela est à mon sens évident dans le développement subséquent de cette approche qu’entame Peirce en 1868. Dans un sens, ce développement représente une actualisation de l’idée de « conscience en général » vers un « postulat de la raison pratique », au sens de Kant. Peirce ajoute ensuite ce commentaire à sa définition de la réalité : « Ainsi, l’origine de cette conception de la réalité (c’est-à-dire, de la différence entre mes idiosyncrasies et ce qui se défend en tant qu’opinion “indéfinie” [“in the long run”]) montre que cette conception implique nécessairement la notion d’une communauté, sans limites définies, et capable d’un accroissement défini de son savoir »[13].

Peirce lui-même tire un ensemble de conclusions éthiques de cette idée de « communauté de recherche indéfinie », notamment ce qu’on appelle parfois son « socialisme logique[14] », mais Apel ne suit qu’indirectement cette piste de réflexion (ce qui est d’ailleurs malheureux — j’y reviendrai). Cette « communauté de recherche indéfinie » constitue en fait un exemple type de ce qu’Apel nomme plus généralement une « communauté illimitée de communication ». Il s’agit ici du noeud de l’argumentation menant à la fondation rationnelle ultime de l’éthique d’après Apel. J’ai souligné en effet que les conditions de possibilité de production de la connaissance objective du monde demandent une communauté (à la fois de sens et de recherche) qui encadre l’interprétation produite par les sujets interprétants des objets représentés par les signes. À la suite de la citation reproduite plus haut, Apel dit que

cette caractérisation de la « communauté indéfinie » [ou illimitée] rend deux choses évidentes. Premièrement, nous avons affaire ici à une actualisation [embodiment] de la raison en tant que principe idéal normatif au sens de Kant. Elle doit accomplir ce qu’aucune conscience finie ne peut atteindre dans ses capacités cognitives factuelles et ce qu’aucune communauté finie qui peut mourir ou être détruite par une catastrophe ne peut offrir. [… Il ne s’agit] pas d’une « conscience en général » ou d’un « monde de l’esprit », mais bien d’une communauté illimitée d’êtres qui possèdent certains sens et qui peuvent communiquer par des signes[15].

Ainsi, en ce qui concerne la fameuse distinction entre être et devoir-être, bien qu’il y ait effectivement selon Apel une différence entre ces deux domaines, il n’y a toutefois pas, comme on l’avance bien souvent, préséance de l’objectivité (relevant de l’être) sur la subjectivité (et la normativité relevant du devoir-être). Au contraire, il ne peut y avoir de connaissance objective du monde sans qu’il y ait au préalable une « communauté de recherche indéfinie » (et plus généralement une « communauté illimitée de communication »), elle-même déterminée normativement par un ensemble de règles qui sont, d’une part, les conditions minimales de la production du sens et, d’autre part, les règles qui sont généralement décrites comme celles de la méthode scientifique elle-même. Ces règles qui déterminent normativement les conditions d’interprétations des signes dans une telle communauté, ne sont pas elles-mêmes le fruit de la connaissance scientifique du monde. Elles conditionnent la possibilité d’une connaissance scientifique du monde et sont donc fondées autrement.

La position défendue par Apel insiste sur deux éléments qui doivent être soulignés ici. D’abord, au-delà des conditions de production de la connaissance scientifique décrites à l’instant, Apel avance que tout être humain — indépendamment du fait qu’il appartienne ou non à une « communauté de recherche » scientifique —, du seul fait qu’il utilise le langage, présuppose un ensemble de normes qui régissent les conditions de possibilité de la « communauté illimitée de communication » à laquelle il appartient de facto, précisément parce qu’il utilise le langage. Il soutient que ces règles sont objectivement valides parce qu’elles sont ainsi démontrées de manière transcendantale. Pour le dire en quelques mots, ces normes sont objectivement valides, non pas parce qu’elles seraient « prouvées » par induction au moyen des méthodes de la production de la connaissance objective du monde (notamment celles de la méthode scientifique), cette production les présupposent toujours déjà, mais bien parce que toute situation de communication les rend ipso facto nécessaires, et par conséquent valides. En ce sens, selon Apel, même remettre en question ces normes de base, c’est encore utiliser le langage et donc se placer dans une situation de communication qui présuppose justement ce qui devait être nié. Voilà en quoi ces normes sont objectivement valides[16]. Elles ne sont ni induites, ni déduites ; elles s’appuient sur une démonstration transcendantale, procédé qui permet notamment à Descartes de mettre fin au déchaînement du doute hyperbolique par le « Je pense, donc je suis ».

Une telle démonstration est transcendantale au sens de Kant, à condition de bien comprendre ce qu’Apel disait plus haut, à savoir que « ce développement représente une actualisation de l’idée de “conscience en général” vers un “postulat de la raison pratique”[17] ». La « communauté illimitée de communication » qui est toujours présupposée dans toute actualisation de l’utilisation du langage, et a fortiori dans toute discussion des enjeux éthiques, doit être comprise selon lui comme un tel postulat, comme une « idée régulatrice » qui doit être approchée asymptotiquement. Pour bien comprendre cette idée, il est primordial d’introduire ici une distinction essentielle faite par Apel. Toute discussion se fait dans un contexte particulier, plus précisément dans ce qu’il nomme une « communauté réelle de communication ». La position qu’il défend est que cette communauté réelle doit d’une certaine façon se mesurer à, et tenter de s’approcher de la « communauté illimitée de communication ». Voilà en quel sens il faut comprendre cette proposition sur le modèle d’un « postulat de la raison pratique ». Ce faisant, bien qu’il n’y ait nulle part une liste complète des normes morales ainsi démontrées — ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant parce que, d’une part, il s’agit ici de fonder le principe et non de déterminer ces règles et, d’autre part, la détermination exacte des normes substantielles est déléguée précisément aux discussions éthiques elles-mêmes —, on peut aisément comprendre que tout un ensemble de droits individuels peuvent découler de cette position, ceux-là mêmes qui permettent que les discussions aient lieu. De manière générale, Apel identifie deux principes qui servent à déterminer de tels droits : d’une part, les participants aux discussions éthiques, en tant qu’ils se rapportent de fait à la « communauté illimitée de communication », doivent chercher à trouver des solutions qui pourraient être considérées valides par tous les participants à cette communauté illimitée ; d’autre part, il doit être reconnu que tous doivent avoir un droit égal de participer à la discussion[18]. Je n’ai pas le loisir ici d’entrer plus en détail dans la détermination des normes objectivement valides à partir de ces principes généraux. Ceci n’est de toute façon pas le propos de mon texte. Ce qu’il fallait faire ici, c’était de mettre en lumière la réponse offerte par Apel au scepticisme ambiant face à la possibilité d’une fondation rationnelle de nos obligations morales, et plus généralement face à l’établissement de la normativité. Cette réponse qui, je le répète, s’appuie sur la distinction entre être et devoir-être, stipule donc qu’une telle distinction ne confine pas du tout le devoir-être à la sphère subjective (au sens où ce qui relève du devoir-être serait ainsi une forme ou une autre de préférence subjective), mais plutôt que cette distinction qui établit la possibilité d’une sphère objective, présuppose de fait un certain nombre de normes nécessaires à la production d’une connaissance objective du monde. Présupposant toujours une « communauté illimitée de communication », toute discussion doit donc établir ipso facto un ensemble de règles qui permettent à la discussion de se poursuivre. La distinction entre communautés réelle et illimitée de communication permet d’ailleurs de déterminer une direction (et même un progrès) pour les conditions réelles de discussion, à savoir que ces conditions doivent être graduellement libérées des contraintes contingentes pour s’approcher asymptotiquement de la situation idéale de communication, du « postulat de la raison pratique » qu’est justement la « communauté illimitée de communication ».

Cette stratégie permet très certainement d’écarter toute proposition qui chercherait à démontrer qu’il n’existe aucune fondation rationnelle à l’éthique. Le travail proposé par Apel est en effet très convaincant, en ce sens qu’il semble impossible d’imaginer une extériorité au principe de base qu’est celui d’une participation toujours présupposée (et renouvelée) à la « communauté illimitée de communication ». La démarche pragmatico-transcendantale mise de l’avant par Apel, à savoir la mise en lumière des conditions de possibilité de la production du sens (et de la connaissance objective) et des présuppositions normatives qui sont toujours déjà les nôtres à partir du moment où nous utilisons le langage, c’est-à-dire à tout moment en fin de compte, est à mon sens contraignante au plus haut point (je pense même que le sceptique radical qui examine cet argument devra l’accepter, au risque de se contredire lui-même — comme je l’ai dit, nier les exigences liées à ces normes fondamentales, c’est encore utiliser le langage et donc présupposer une « communauté illimitée de communication » et les normes que cette communauté implique). Il me semble toutefois que toute cette procédure pose deux types de problèmes, qui exigent eux-mêmes deux réponses différentes. Il semble d’une part que les conclusions éthiques formalistes tirées par Apel à partir de son propre principe sont trop faibles, à savoir que la « communauté réelle de communication » doit constamment s’approcher de la « communauté illimitée de communication » présupposée par les individus dans leurs interactions les uns avec les autres. D’autre part, je ne suis pas convaincu que le principe mis en place par Apel, aussi fort et contraignant soit-il, est suffisant pour répondre à la question fondamentale pour notre civilisation technologique : « Doit-il y avoir une humanité dans le futur ? » — question qui ne se posait pas avant que les capacités d’action humaines décuplées par la technologie moderne ne mettent en jeu l’existence de l’humanité elle-même.

Le premier type de problèmes peut être pris en charge dans les limites du principe éthique proposé par Apel. Comme l’objectif de mon texte est d’insister sur ce qui manque à l’option défendue par ce dernier, et ainsi montrer en quoi l’approche de Jonas apparaît comme un principe complémentaire nécessaire à une telle option pragmatico-transcendantale, je ne m’étendrai pas longuement sur le premier type de problèmes. Je reporte à un prochain texte la discussion détaillée des questions que je soulèverai rapidement ici. Pour traiter directement du problème central, je dirai que si, d’un côté, Apel cherche à déterminer les conditions normatives nécessaires à toute discussion éthique, en ce sens que ces conditions sont constamment réaffirmées de facto dans toute discussion, il avance que ce sont les discussions réelles encadrées par les exigences normatives de la « communauté illimitée de communication » qui doivent déterminer les normes éthiques substantielles. Ainsi, l’éthique de la discussion ne cherche qu’à fournir le cadre normatif nécessaire pour que ces discussions réelles aient lieu (ce que Habermas nomme le principe U[19]), elle ne cherche pas à déterminer les normes substantielles elles-mêmes.

Le problème est qu’une telle approche ne donne aucune indication sur les principes (les critères, les objectifs) à partir desquels ces discussions réelles seront menées, si ce n’est que les normes ainsi établies doivent permettre à la discussion de continuer. Nous sommes placés ici devant une forme de régression à l’infini. Devant un problème éthique qui demande une solution, une action ou une décision, se dessinent deux options : soit nous nous appuyons sur les discussions réelles, mais le seul principe établi rationnellement est celui qui nous dit de discuter, alors nous discutons selon le principe qui nous dit de discuter, pour en arriver à la conclusion que nous devons discuter, etc. ; soit, ce qui arrivera à un moment ou à un autre, nous coupons le noeud gordien (ou plutôt un des membres de la « communauté réelle de discussion » le fera en entraînant un nombre suffisant de membres) et nous décidons selon un principe x, mais celui-ci ne peut pas être le principe rationnel de l’éthique de la discussion (sinon nous sommes en fait dans la première option) et doit donc être un principe choisi autrement (nous nous retrouvons alors face à un choix existentiel à la Kierkegaard dans Ou bien… ou bien…[20], non pas devant une fondation rationnelle de l’éthique dans un sens fort). Je crois que ce type de problèmes peut toutefois trouver une solution dans les limites du principe proposé par Apel, puisqu’il m’apparaît que l’interprétation que ce dernier donne de son propre principe est passablement restreinte. Pourquoi ne conclure de la référence toujours présupposée à une « communauté illimitée de communication » que l’exigence assez faible qui stipule que les conditions de la « communauté réelle de communication » doivent s’approcher des conditions idéales définies par la première ? Il s’agit selon moi d’une interprétation trop restreinte de l’idée de « postulat de la raison pratique ». Pour examiner cette problématique en profondeur, il faudrait examiner à nouveaux frais les exigences liées à de tels « postulats », à ces « idées régulatrices ». Je crois plutôt que si nous soutenons que tous les membres de la « communauté réelle de communication » doivent être en mesure (donc être placés dans des conditions réelles d’existence qui leur permettent) de réfléchir eux-mêmes aux problèmes éthiques en recourant à un ensemble de procédés argumentatifs qui renvoient (implicitement ou explicitement) à la « communauté illimitée de communication », par ailleurs dans le cadre formel déjà mis en place par l’éthique de la discussion, il devient possible de déterminer rationnellement certaines normes substantielles transcendantales, notamment en ce qui concerne les conditions d’éducation, de santé et de développement cognitif des individus. Évidemment, je crois que bon nombre des normes pratiques doivent être établies par une forme de discussion telle que celle mise en place par l’éthique de la discussion. Je soutiens toutefois qu’il est possible d’établir des normes substantielles transcendantales à partir du principe proposé par Apel. Il me semble que, du coup, on rend justice à la force du « postulat de la raison pratique » de la « communauté illimitée de communication » et à la fondation pragmatico-transcendantale de l’éthique.

Le deuxième type de problèmes est soulevé par une tout autre question, à savoir celle liée à la possible destruction de l’humanité par ses propres actions (ou décisions, ou omissions), possibilité qui était précisément le point de départ de mon texte. Devant une telle capacité, sans contredit sans équivalent dans l’histoire humaine, se pose une question tout aussi inédite : devrait-il y avoir des êtres humains dans le futur ? C’est ici que je souhaite avancer que le principe éthique mis en place par Apel, même compris dans toute la force que je lui attribue (c’est bien le sens de ma première remarque, c’est-à-dire que le principe d’Apel est plus fort et substantiel que ce qu’il est lui-même prêt à admettre), n’est pas suffisant pour répondre affirmativement à cette dernière question. Je souhaite plus précisément proposer qu’une éthique substantielle, comme celle de Jonas, est un complément nécessaire à l’éthique de la discussion. Il est d’ailleurs fort intéressant qu’Apel lui-même se réfère à la pensée de Jonas pour préciser ses propres propositions dans plusieurs textes, notamment celui intitulé « La responsabilité aujourd’hui[21] ». S’il soulève dans cette allocution d’importantes questions quant à la formulation de l’« éthique de la responsabilité » de Jonas — Apel souligne à juste titre que l’idée de la « conservation » de l’humanité et de sa dignité, de l’image de l’homme comme le dit Jonas, peut difficilement exclure l’idée même de libération et de réalisation —, je crois que la réponse d’Apel à la question que je souhaite examiner ici est peu convaincante. Il affirme en effet qu’à la lumière du principe de l’éthique de la discussion qui veut que tous les participants potentiels à la discussion soient, d’abord, autorisés à participer à la discussion et, ensuite, en droit de participer à titre d’égaux à celle-ci,

il faut d’ores et déjà […] que l’on prenne en compte, autrement dit, les besoins de ses membres dont on peut présumer l’existence à venir. C’est un fait, selon moi ; puisque le fait de pouvoir argumenter sérieusement dépend de la cohérence des solutions valides proposées aux problèmes et de leur capacité à créer un consensus, cela implique déjà nécessairement que la communauté humaine de communication actuellement existante trouve, dans les conditions d’une égalité de droits, à continuellement se perpétuer dans le futur. La fondation ultime de l’éthique de la discussion renferme donc, me semble-t-il, la justification rationnelle du postulat fondamental de H. Jonas, selon lequel dans l’avenir aussi une humanité doit être — et ce en dehors de tout problème de survie de l’espèce qu’on résoudrait de manière purement social-darwiniste[22].

Si, d’un côté, il me semble exact que le principe tel que formulé par Jonas ouvre la porte à ce type d’interprétations[23], et si je suis d’accord que la théorie sociale à la base du travail en éthique de Jonas dans le Principe responsabilité est largement déficiente[24], il me semble que l’option défendue ici par Apel, soit qu’il s’agit simplement d’étendre l’idée d’une « communauté illimitée de communication » pour inclure les générations futures d’êtres humains dans les discussions réelles actuelles repose, à la fois, sur l’interprétation incomplète de l’idée de « postulat de la raison pratique » que j’ai soulignée dans ma première remarque, mais aussi, et plus fondamentalement, sur un dualisme qu’il faut surmonter. La question qui demande s’il doit y avoir des êtres humains dans le futur, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le sens même de l’aventure humaine et, plus généralement, sur la place de l’être humain dans la nature, l’univers ou le cosmos[25].

Tout ceci a d’ailleurs à voir avec le formalisme de l’éthique de la discussion. Le principe mis en place par Apel nous permet certainement de dire que s’il y a une « communauté réelle de communication » dans le futur, elle devra poursuivre l’objectif asymptotique qu’est la réalisation graduelle et jamais complétée de la « communauté illimitée de communication », autrement dit s’il y a des êtres humains, ceux-ci doivent continuer à mettre en place les conditions qui leur permettent de discuter des normes substantielles qui organisent leur vie, mais ceci ne permet pas encore de répondre à la question, devenue aujourd’hui une question de philosophie pratique : mais pourquoi doit-il y avoir des êtres humains dans le futur ? Que les êtres humains doivent poursuivre la « réalisation » de la « communauté illimitée de communication » ne devient une obligation qu’à la condition d’avoir répondu affirmativement à cette première question. D’ailleurs, s’il devait être que les êtres humains évaluent que le meilleur moyen de s’approcher le plus possible des conditions de la « communauté illimitée de communication » était d’exploiter au maximum les ressources de la planète, au risque de mettre en péril les conditions d’existence des générations futures, je ne vois pas en quoi le principe éthique mis en place par Apel pour l’éthique de la discussion fournirait une base solide pour rejeter une telle option. Je n’ai d’ailleurs rien dit des problèmes majeurs liés aux motivations nécessaires afin d’assumer une telle responsabilité envers les générations futures, sempiternelle question de la réflexion éthique moderne sur laquelle je ne peux pas me pencher ici — mon texte cherchant à évaluer l’apport de l’éthique de la discussion quant à la validité des principes moraux —, mais à laquelle le formalisme éthique (notamment celui d’Apel) ne semble pas en mesure de fournir une réponse convaincante. Je crois qu’une réponse satisfaisante à cette question ne peut faire l’économie d’une excursion sur le terrain glissant et semé d’embûches qu’est celui d’une fondation de la valeur dans l’être, et d’une reconsidération de la distinction entre être et devoir-être, ce que j’examinerai à présent par une lecture peu commune de la philosophie éthique de Jonas.

II.

Je dis une lecture peu commune de l’éthique de Jonas parce que je crois que l’aspect le plus intéressant de la philosophie jonassienne n’est pas la formulation de son « éthique de la responsabilité », mais plutôt son interprétation philosophique du phénomène de la vie en tant qu’elle sert de fondement à son éthique. Je suis tout à fait au courant des nombreuses critiques qui ont été opposées à son « éthique de la responsabilité[26] », notamment en ce qui concerne la formulation de son principe reprenant la formulation de l’impératif catégorique :

« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir »[27].

Il semble d’abord que toutes ces formulations — comme celles de l’impératif catégorique kantien d’ailleurs — ne sont pas équivalentes. Il faudrait certainement mesurer les implications des différences qui existent entre elles. Je laisserai pourtant cette question en suspens ici, étant donné que ceci n’est pas le propos de mon texte. En effet, ce n’est pas de la formulation de l’« éthique de la responsabilité » jonassienne dont je souhaite parler ici ; je suis d’accord, notamment avec Apel[28], que cette formulation laisse ouvertes de trop nombreuses options qui, tout en ne concordant visiblement pas avec l’intention de Jonas, ne peuvent cependant pas être écartées sur les bases du principe qu’il propose (en particulier l’objection liée à l’interprétation social-darwiniste de la nécessité du maintien de la vie humaine sur terre). Je suis même prêt à affirmer que sur ces questions, l’option défendue par Apel me semble supérieure à celle de Jonas.

Je souhaite toutefois me pencher sur le fondement ontologique de l’éthique proposée par Jonas, aspect de la philosophie jonassienne qui me semble cette fois supérieur à l’approche pragmatico-transcendantale, lorsque vient le temps de déterminer si l’existence de l’humanité en tant que telle peut se voir attribuer une valeur objective, ce qui me semble impossible en partant du principe de l’éthique de la discussion (du moins sans tomber dans une forme de petitio principii — qui n’est en ce sens pas éloignée du « fait de la raison » kantien). Autrement dit, ma thèse est qu’il faut dorénavant éviter ce problème de la petitio principii, non seulement pour une question de logique, mais précisément parce que ce problème en est devenu un pratique, et ce en raison des capacités incommensurables de l’être humain actuel qui mettent en jeu la valeur qui doit être accordée à l’existence même de l’humanité, question métaphysique s’il en est une. Pour éviter ce problème de pétition de principe de la « valeur » de l’existence de l’humanité dans le monde, il faut montrer qu’il n’y a pas, du moins fondamentalement, une frontière totalement imperméable entre être et devoir-être.

Je veux être le plus clair possible ici. Je n’entends pas remettre en question l’approche proposée par Apel et que j’ai décrite dans la première partie de mon texte. Que l’être humain est cet être capable de « mettre entre parenthèses » sa perspective sur le monde (Husserl[29]), et qu’il est précisément l’être capable de distinguer l’être du devoir-être, est un point de départ des plus convaincants. Ce qui est moins convaincant cependant, c’est de ne pas voir que cette capacité que l’être humain possède et la compréhension de la « communauté illimitée de communication » à laquelle nous nous référons constamment, ce qui est peut-être l’exercice le plus élevé de distanciation auquel nous pouvons espérer, ce qui n’est pas convaincant c’est de supposer (ou de présupposer sans l’examiner attentivement) que tout ceci est un donné et que le développement de cette faculté ne demande aucune explication[30]. Au contraire, tout ceci n’est ni un « fait ordinaire » du monde (comme le stipulerait un monisme inconséquent), ni une intrusion d’un principe non mondain — une substance pensante — dans l’univers étendu et indifférent (comme l’avance un dualisme intenable). Toutes les sciences empiriques qui traitent de l’être humain, de la culture, de l’histoire (et de la préhistoire), des êtres vivants, de la composition géologique de la terre et de l’histoire de l’univers matériel en sont des témoins privilégiés, l’être humain n’a pas toujours existé, il est le fruit d’abord des conditions cosmiques qui ont permis la formation de la terre, des conditions climatiques (et autres) qui ont permis l’apparition de la vie, des conditions d’existence qui ont permis le développement des espèces et l’apparition des premiers hominidés, des conditions d’existence culturelles et historiques qui ont permis le développement de la pensée, celui de la science moderne et celui des outils conceptuels qui nous permettent aujourd’hui de comprendre que les conditions de production du sens (et de la connaissance objective du monde) demandent un ensemble de normes fondamentales transcendantales, et donc objectivement valides. Ne pas tenir compte de ce second versant de la démonstration, c’est se confiner dans un dualisme qui est inexplicable et qui prête aux incompréhensions les plus néfastes des exigences éthiques (y compris celles déterminées par l’éthique de la discussion)[31].

C’est en ce sens que l’approche de Jonas me semble intéressante. Pour tout dire, je pense que sa philosophie propose des avenues prometteuses pour réfléchir à de telles questions, et qu’elles méritent d’être approfondies. C’est plus particulièrement l’interprétation philosophique du vivant élaborée par Jonas qui retient mon attention, parce qu’elle est essentielle afin de saisir convenablement la fondation ontologique de la valeur dans l’être qu’il propose dans le Principe responsabilité[32]. Je me contenterai ici de clarifier cette question — il m’est bien entendu impossible de donner une idée, même sommaire, de l’ensemble de l’analyse jonassienne du dualisme et de l’histoire de la philosophie dans cet article, ceci dépassant largement les limites et les visées de mon texte. Il me semble qu’une évaluation satisfaisante de cette fondation doit impérativement partir d’une analyse de l’interprétation de la signification ontologique du phénomène de la vie proposée par Jonas dans divers textes des recueils The Phenomenon of Life[33] et Philosophical Essays[34], notamment son article « Is God a Mathematician ? The Meaning of Metabolism[35] ».

Les grandes lignes de l’analyse jonassienne dans ce dernier texte sont les suivantes : si nous supposons un dieu mathématicien[36] qui peut voir et suivre les déplacements de toutes les particules de matière dans l’univers (les molécules, les atomes, ou toute autre particule — protons, électrons, etc.), il verra un mouvement impressionnant et incessant que nous, pauvres humains mortels, apercevons comme le jeu constant des interactions entre les différentes parcelles de matière que nous disons « inerte ». Or, se demande Jonas, qu’est-ce que ce dieu verrait d’un organisme vivant ? Au-delà des mouvements de particules qu’il observerait pour tout objet, il constaterait que pour cette entité, à la différence des autres, il y a en plus un échange de matière supplémentaire entre l’« intérieur » de l’entité en question et l’« extérieur » de celle-ci. Plus encore, il verrait qu’après un temps suffisamment long, toutes les particules qui constituaient l’organisme ont été changées et que le « substrat matériel » de cette entité n’est plus le même qu’au moment initial. Ce phénomène est bien entendu le métabolisme par lequel l’organisme se maintient en vie. En fait, et il s’agit ici du point focal de l’argumentation de Jonas, ce dieu mathématicien, qui est en fait celui du monisme matérialiste, ne pourrait pas porter ce jugement, tout simplement parce qu’à ses yeux il ne s’agirait plus de la même entité ; étant concentré sur le mouvement des particules de matière, il serait aveugle au phénomène de la vie, à savoir que l’identité de l’organisme vivant ne se réduit précisément jamais à son substrat matériel d’un moment t, son identité organique étant plutôt liée à la forme qui organise cette matière changeante, ce flux de matière constant entre intérieur et extérieur de l’organisme et qui engage cette entité dans son entièreté. Il n’y a pas un ensemble de composantes fixes dans l’organisme auxquelles s’ajouterait l’échange métabolique (sous le modèle de l’apport d’énergie à une machine), l’organisme lui-même n’est rien d’autre que cet échange constant.

La conclusion que tire Jonas de cette observation fondée sur la compréhension scientifique du fonctionnement des organismes vivants, est que l’apparition de la vie dans l’univers de ce que nous appelons la matière inerte, est une révolution ontologique, et ce parce que cette « nouvelle » modalité de l’être inverse les rapports fondamentaux entre forme et matière tels que décrits par l’ontologie classique. Pour l’organisme vivant, la forme est essentielle, alors que la matière n’est qu’accidentelle. C’est cette nouvelle possibilité d’être qui selon Jonas introduit dans l’être une « valeur », en ce sens que, contrairement aux autres êtres, l’organisme vivant est « centré sur lui-même » et « préoccupé » par sa propre autoconservation, son conatus — au sens de Spinoza —, et que ce souci envers sa propre existence, même pour l’organisme le plus simple, établit une distinction (d’abord infinitésimale) entre « bien » (ce qui permet à l’organisme de se maintenir en vie) et « mal » (ce qui s’oppose à cette autoconservation). Cette possibilité d’être qu’est la vie, bien qu’elle devait être potentiellement dans l’être de la matière inerte (puisqu’elle s’est développée), ne devient actuelle qu’au moment où la première forme de vie est apparue. Cette impulsion (Bergson[37]) et l’extension de la distinction entre « intérieur » et « extérieur » de l’organisme vivant doivent être au fondement de toute compréhension philosophique de l’évolution de la vie et de l’apparition de l’être humain. Ce dernier est l’être qui, tout en étant porté par cette impulsion et cette « différenciation » entre intériorité et extériorité — dans le sens proposé plus haut[38] — est en mesure de porter, jusqu’à un certain point, un regard détaché tant sur sa perception personnelle de sa situation que sur la position humaine en général dans ce tableau de l’évolution de l’univers et de la vie. Je dois dire ici qu’il m’apparaît que le schéma exposé par Jonas, aussi intéressant soit-il, semble incomplet. En effet, il me semble que cette interprétation devrait prendre en compte plus sérieusement la question posée par la position dans l’être de ce point de vue objectivant qui ne peut s’objectiver lui-même, c’est-à-dire celui de l’être humain. Je crois pourtant qu’un tel travail pourrait se faire dans les limites du travail de Jonas, notamment en insistant sur une définition de l’être humain en tant qu’être symbolique, notamment en prenant en compte le langage — faculté si importante pour toute définition anthropologique et que Jonas a malheureusement trop peu discutée. Il me semble que ce travail pourrait d’ailleurs s’inspirer fortement des analyses de Scheler[39].

Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’à la lumière d’une telle réflexion qu’il devient possible de saisir convenablement la fondation de la « valeur » dans l’être proposée par Jonas dans le Principe responsabilité. Il y fait la distinction entre différents types de « fins » dans l’être, plus précisément en étudiant quatre objets mondains : le marteau, la Cour de justice, les organes de la marche et ceux de la digestion. Si les deux premiers objets sont le siège de fins dans l’être uniquement en tant qu’ils sont portés par des êtres humains qui sont les véritables dépositaires des fins elles-mêmes — ce qui est somme toute facile à admettre —, il en va tout autrement des organes de la marche et de la digestion. Les organes de la marche, tant qu’ils sont ceux d’un être humain, peuvent très certainement être regardés comme des outils « volontaires » à la disposition du marcheur. Le problème est qu’il n’y a pas que les êtres humains qui sont pourvus de tels organes. Qu’en est-il donc des animaux et autres organismes vivants qui se déplacent d’une façon ou d’une autre ? Le problème est encore plus général pour les organes de la digestion. Leur « fin » propre, c’est-à-dire digérer, est inconsciente, y compris pour les êtres humains. Jonas soutient donc qu’il y a des « fins » dans l’être qui ne sont pas dépendantes des « fins » humaines, ni même d’une quelconque subjectivité qui serait consciemment à la source de telles « fins ». Qu’est-ce que tout ceci nous dit de la « valeur » dans l’être et, surtout, en quoi toute cette histoire peut-elle servir de fondation rationnelle à l’éthique ? Pour le dire simplement, l’être humain, en tant qu’il est cet être symbolique qui est apte à se distancier de sa position immédiate dans l’être (notamment en tant qu’il peut distinguer l’être et le devoir-être et même produire une connaissance objective du monde, selon les modalités exposées dans la première partie de mon texte), est non seulement en mesure d’apprécier ces fins non humaines et non conscientes dans l’être, il peut constater que leur existence est préférable à leur non-existence, que de telles entités dotées de « fins propres » constituent une « valeur » supérieure dans l’être comparativement à un monde dans lequel elles n’existeraient pas (si, en ce sens, ces entités se trouvent investies d’une dignité propre, il en est de même pour l’être humain qui peut s’élever à cette compréhension[40]).

C’est dans ce contexte théorique que Jonas a recours à deux procédés argumentatifs qui s’inspirent (implicitement) du pragmatisme transcendantal, tel que le définit Apel. D’abord, il est bien entendu évident qu’une description de la position de l’être humain dans le monde, telle que celle que je viens d’exposer suivant Jonas, entre en conflit avec la compréhension de l’être humain véhiculée par une certaine philosophie moderne, ce qui nous ramène d’ailleurs à notre question de départ quant à l’accusation du paralogisme naturaliste. Jonas distingue deux « dogmes » de cette pensée moderne : 1) qu’il ne peut pas y avoir de passage de l’être au devoir-être et 2) qu’il n’y a pas de vérités métaphysiques[41]. Or, soutient-il, toute personne qui affirme que ces deux énoncés sont vrais, se retrouve dans une contradiction performative. D’un côté, si j’affirme qu’il ne peut y avoir de passage de l’être au devoir-être, il faut donc que je délimite une sphère de l’être (pour la distinguer du devoir-être) et je dois donc être en mesure, minimalement, d’établir certaines vérités de base sur l’être (ce qui est précisément une vérité métaphysique). De l’autre côté, s’il ne peut y avoir de vérités métaphysiques, sur quelle base pourrais-je établir une distinction fondamentale entre être et devoir-être ? Comme Jonas le souligne, cette objection n’est pas suffisante en elle-même pour établir un lien entre être et devoir-être, mais elle est certainement suffisante pour mettre en doute la compatibilité de ces deux « dogmes » de la pensée moderne, du moins d’une certaine modernité[42]. La clé pour établir le lien entre être et devoir-être est justement l’interprétation philosophique du vivant proposée par Jonas. Bien qu’elle jouisse d’une autonomie en ce sens que les obligations morales effectives qui s’adressent à l’être humain ne peuvent très certainement pas être déterminées à partir de l’état de fait des règles qui régissent les relations sociales des individus d’une époque donnée x, c’est-à-dire que la philosophie morale n’est pas une science empirique — je ne cherche pas du tout à remettre en question cette proposition, pas plus que ne cherche à le faire Jonas —, la sphère du devoir-être reste somme toute le fruit de l’apparition des « fins » liées à la présence du vivant dans l’être et du développement de l’être humain et de ses capacités à apprécier de telles fins. C’est en ce sens que, lorsque la poursuite même de l’aventure humaine est mise en jeu par nos capacités d’action, comme c’est le cas actuellement, la méthode rationnelle de détermination des règles de la vie commune entre êtres humains n’est plus suffisante pour conclure qu’il doit y avoir une humanité, et qu’il faut ainsi recourir à une argumentation comme celle de Jonas, pour établir la « valeur » objective de cette aventure. Ceci est d’autant plus intéressant que Jonas, dans la description des exigences liées à la fondation de son éthique, a encore ici recours à un argument de type pragmatico-transcendantal. Il avance que notre faculté de responsabilité, c’est-à-dire notre faculté de fournir (ou d’obtenir, ou de demander) des réponses pour rendre compte de nos actions (ou de nos omissions), que la première responsabilité de cette faculté de responsabilité est qu’il y ait de la responsabilité dans l’avenir, c’est-à-dire qu’il y ait une humanité à qui il soit possible de « rendre compte » de nos actions, ou de nos décisions[43]. Jusqu’à un certain point, j’avancerais même que cette idée pourrait être avantageusement complétée de celle de « communauté illimitée de communication » défendue par Apel. Il me semble toutefois qu’une fois comprise de cette façon, une limite importante du principe d’Apel est évitée, à savoir son trop grand formalisme. Nous avons ainsi affaire à ce que j’appellerais une « communauté illimitée de communication substantielle ».

Une théorie éthique satisfaisante doit donc inclure à la fois ces deux versants de la fondation de nos obligations morales, du moins si elle espère rendre compte de manière satisfaisante de ce que je nommerais ces deux types d’obligations morales. Nous avons des obligations liées à notre appartenance de fait, et toujours présupposée et réactualisée, à une « communauté réelle de communication » qui nous revoie elle-même constamment à une « communauté illimitée de communication », la démonstration d’Apel à ce sujet est, je le souligne encore, très convaincante. Ce premier type d’obligations morales qui pourrait être suffisant dans un monde où nos capacités d’action seraient limitées (comme dans les sociétés préindustrielles), doit aujourd’hui être complété d’un deuxième type d’obligations qui, bien qu’elles soient peu adaptées pour penser les relations interpersonnelles (et donc le premier type d’obligations), sont néanmoins nécessaires pour penser les questions portant sur l’essence et la valeur de l’existence de l’humanité dans le monde et qui sont devenues des problèmes de philosophie pratique, étant donné les capacités démesurées de l’être humain depuis la révolution industrielle. Il est bien entendu qu’il faudrait ensuite introduire des distinctions dans chacun de ces ensembles entre des obligations fortes, des interdictions et des objectifs asymptotiques (pensons respectivement aux obligations liées au droit de participer aux discussions publiques, aux interdictions liées aux capacités de destruction de l’humanité et aux objectifs asymptotiques que sont le développement et le maintien des facultés cognitives des individus, notamment par l’éducation et la santé). Une telle théorie éthique devrait par ailleurs s’appuyer sur les réflexions actuelles quant au cadre institutionnel nécessaire à l’efficacité de ces principes, à leur application (Habermas[44]) et à la place des rôles sociaux et des pratiques dans une telle théorie (MacIntyre[45]). L’importance du langage dans le tableau que je viens d’esquisser, suggère également un dialogue profitable avec les approches éthiques issues de la tradition herméneutique (Ricoeur[46]). Je tiens toutefois à souligner que toutes ces questions n’interfèrent pas avec la validité des principes mis au jour par la lecture conjointe d’Apel et Jonas que je propose ici. C’est d’ailleurs en ce sens que l’approche de Jonas ne me semble pas être pré-moderne (ou pré-kantienne), comme on la décrit si souvent. Apel lui-même défend à de nombreuses reprises l’option qu’il nomme « quasi-aristotélicienne[47] » de Jonas face à cette accusation, et il avance que cette option n’est pas du tout incompatible avec une fondation rationnelle de l’éthique (et surtout qu’elle ne cherche pas à s’y opposer). C’est rationnellement que nous pouvons saisir tant la place de l’être humain dans le monde (et les obligations morales qui en découlent), que les obligations morales transcendantales (et objectivement valides), telles qu’elles sont établies par l’éthique de la discussion.

Élaborer un tel système, c’est-à-dire une théorie éthique qui articulerait en même temps les deux versants que je n’ai pu qu’exposer rapidement ici, voilà quelle est la tâche de la pensée éthique actuelle. Inutile de préciser que le travail est colossal. Pour dire quelques mots à ce propos, parce que l’espace commence à me manquer, je pense que, pour y arriver, un réexamen des thèses de l’« idéalisme objectif [48] » est nécessaire. Si Platon en est un des plus grands représentants, je pense plus spécifiquement à l’autre grand représentant de cette option, à savoir Hegel, ce penseur que je qualifierais de « quasi-aristotélicien et toutefois de part en part moderne ». Bien que la terminologie hégélienne, souvent difficile à approcher, peut paraître loin des considérations actuelles en éthique, il me semble, d’une part, que plusieurs idées avancées par l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit peuvent être d’un grand secours dans l’entreprise décrite plus haut et que, d’autre part, certains travaux contemporains — je pense ici notamment au dernier ouvrage de Robert B. Pippin[49] — peuvent contribuer à atténuer ces difficultés de forme. Par ailleurs, d’autres auteurs de la tradition de l’« idéalisme objectif », notamment Josiah Royce le « Platon américain[50] », et même, jusqu’à un certain point, Peirce (surtout dans ces derniers écrits), peuvent apporter un éclairage nouveau sur les expressions hégéliennes qui sont bien souvent, et malheureusement, galvaudées par des interprétations discutables. C’est d’ailleurs en ce sens que je déplorais le peu de place accordée par Apel aux écrits de Peirce sur l’évolution et la métaphysique[51]. Les travaux récents de Vittorio Hösle constituent très certainement une contribution de premier plan à un tel travail[52]. Ce n’est qu’à de telles conditions, c’est-à-dire celles mises en lumière par la lecture conjointe que j’ai proposée dans ce texte des travaux de Jonas et Apel, que nous pourrons définir une éthique à la hauteur des exigences de la situation dans laquelle notre civilisation technologique est plongée.