Corps de l’article

Dans son séminaire de 1972-1973 sur « Les incidences de la philosophie d’Éric Weil sur la théologie chrétienne », Henri Bouillard (1908-1981) rappelle que la théologie fondamentale a pour tâche d’établir une correspondance entre la culture sécularisée de son époque et le message chrétien : « […] il s’agit de manifester une correspondance entre la logique interne du christianisme et la logique de l’expérience humaine. On se trouve ainsi au point de rencontre entre christianisme et philosophie, si l’on entend par philosophie, non pas un exercice scolaire, mais la compréhension du sens de la vie humaine[1]. » Or, Éric Weil (1904-1977) lui paraît être un bon témoin de cette culture séculière : « […] ici, l’élément spirituel de la réalité humaine est expressément reconnu, mais il a cessé d’être le Tout-Autre ; la vérité qu’a portée le christianisme est, en un sens, conservée, mais à l’écart de la confession chrétienne. Ainsi, cette philosophie post-chrétienne présente, sous une forme particulièrement élaborée, une attitude ou une tendance assez commune aujourd’hui et qui tente même des chrétiens[2]. » Aussi le théologien trouve-t-il dans le philosophe un partenaire privilégié pour mettre en oeuvre sa théologie fondamentale. Il aborde notamment les rapports entre l’infini de la pensée weilienne et le Dieu de la révélation chrétienne.

Dans son séminaire de 1974-1975 sur « Dieu dans le discours de la philosophie et dans la parole de la foi », il précise l’enjeu de cette réflexion : à l’ère scientifique et technique, un discours philosophique peut-il encore donner au mot « Dieu » un sens et une référence ? Dans l’affirmative, quel est le rapport entre l’infini du philosophe et le Dieu du chrétien ? « Comment concevoir ce rapport, si l’on veut éviter aussi bien la confusion des langages que l’isolement de la foi dans une particularité arbitraire[3] ? »

Dans cet article, nous voudrions montrer que pour lui comme pour Weil, il y a une transcendance philosophique distincte de la transcendance religieuse, que la théologie naturelle dépend partiellement de la religion, et que la transcendance philosophique laisse place à l’expérience religieuse. Auparavant, nous évoquerons le contexte de cette réflexion, d’une part, le théisme philosophique et le théisme traditionnel ou chrétien, d’autre part, la contestation du Dieu de la philosophie et du Dieu de la théologie traditionnelle. En conclusion, nous indiquerons que la convergence entre le théologien et le philosophe masque, en fait, une divergence fondamentale, et que celui-ci conforte celui-là à ne pas relever le défi des voies nouvelles ouvertes à la question de Dieu.

I. Le théisme philosophique et le théisme traditionnel ou chrétien

Du temps de Bouillard, fleurit ce qu’on appelle le théisme. Ce mot, explique le théologien dans son cours de 1976 intitulé « Philosophie de la religion », désigne à la fois le Dieu de la théologie naturelle et celui du christianisme traditionnel. Cela s’explique par le fait que dans la théologie chrétienne classique, catholique et protestante, le traité De Deo uno établit rationnellement l’existence de Dieu, ses attributs, ses rapports avec le monde — création, providence, gouvernement divin —, et il montre que ces éléments rationnels correspondent à l’enseignement de la Bible et de la tradition chrétienne : il conjoint donc une théologie naturelle et une théologie révélée. Et Bouillard de citer Jürgen Moltmann : « […] par théisme on entend ici d’abord cette connaissance de Dieu qui est reçue dans la tradition catholique et protestante dans l’article “De Deo uno”, puis d’une manière plus générale la philosophie monothéiste dans sa signification politique, morale ou cosmologique[4]. » J. Moltmann renvoie lui-même à Alfred North Whitehead : « […] dans la grande période de formation de la philosophie théiste, qui prit fin avec l’apparition du mahométisme, après avoir duré aussi longtemps que la civilisation, trois efforts de pensée émergent, qui, parmi de nombreuses variations de détail, façonnent Dieu à l’image d’un chef d’empire, Dieu à l’image d’une personnification de l’énergie morale, Dieu à l’image d’un principe philosophique dernier[5] ». Le théisme philosophique, poursuit Bouillard, désigne la théologie naturelle, le théisme traditionnel ou chrétien, le mixte de théologie naturelle et de théologie chrétienne. Dans les deux cas, Dieu est « un Être suprême, Personne transcendante, Créateur du monde, Maître de toutes choses, souverain législateur[6] ».

En établissant une corrélation entre le Dieu de la philosophie et celui de la religion biblique, le théisme n’évite pas ce que le théologien appelle « la confusion des langages », ce que manifeste sa contestation.

II. La contestation du Dieu de la philosophie et du Dieu de la théologie traditionnelle

À l’époque où Bouillard rencontre Weil[7], on assiste à une contestation du Dieu de la philosophie et du Dieu de la théologie traditionnelle, au profit du Dieu de la Bible, ainsi qu’il appert dans les nouvelles christologies[8]. Selon le théologien, cette contestation procède de la critique du théisme philosophique et du théisme chrétien qui prétendent affirmer Dieu rationnellement, par la philosophie du langage et par l’histoire de la philosophie et celle des religions, qui manifestent que l’affirmation rationnelle de Dieu est toujours tributaire de la religion ; toute cette contestation semble disqualifier le Dieu de la philosophie : « […] sous l’influence conjuguée de la philosophie du langage, d’une meilleure connaissance aussi de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des religions, le théisme philosophique apparaît aux yeux de beaucoup spéculation vaine[9] ».

Dans plusieurs articles de l’époque, Claude Geffré partage ce point de vue, tout en le précisant. Selon lui, la contestation du Dieu de la philosophie et du Dieu de la théologie traditionnelle procède d’abord de notre nouvelle image d’un monde autonome et d’un homme libre, inconciliable avec celle d’un Dieu interventionniste : l’autogenèse de l’homme semble « difficilement conciliable avec celle d’un Dieu Tout-Puissant et Provident[10] ». Cette contestation procède ensuite de la crise des fondements métaphysiques de la théologie, en particulier de la critique heideggérienne de la métaphysique comme onto-théologie, c’est-à-dire comme explication de la totalité du réel à partir d’un fondement transcendant : « […] grâce à Heidegger et à sa critique de l’onto-théologie, nous savons mieux que cette mort du Dieu de la métaphysique est inscrite dans le destin même de la métaphysique depuis son origine[11] ». Cette contestation procède aussi de causes sociales et politiques, en particulier de la critique marxiste des idéologies, qui manifeste que le théisme a pour fonction essentielle de justifier les inégalités dans la société : « […] une des fonctions sociales les plus importantes du théisme est d’expliquer les inégalités de puissance et de privilèges qui existent dans la société[12] ». Cette contestation procède enfin de la philosophie analytique du langage, en particulier de Ludwig Wittgenstein, pour qui, dans un premier temps, les affirmations sur Dieu sont insensées, parce qu’elles sont invérifiables empiriquement, mais pour qui, dans un second temps, elles deviennent sensées, parce qu’elles ressortissent à l’activité religieuse : « […] il y a différents “jeux de langage” qui ne peuvent être réduits à une forme unique. Le “jeu de langage” auquel appartient le mot “Dieu” est la religion[13] ».

En préconisant l’abandon du Dieu de la théologie naturelle et le retour au Dieu de la Bible, la contestation n’évite pas, cette fois, ce que Bouillard appelle « l’isolement de la foi dans une particularité arbitraire », d’où sa référence à Weil pour justifier l’existence d’une transcendance philosophique.

III. La transcendance philosophique

Pour le théologien, en effet, « il y a une transcendance philosophique, distincte de la transcendance religieuse ; car, même déliée de toute croyance au Dieu d’une religion, la philosophie, dans la mesure où elle n’abdique pas devant le scientisme ou le positivisme, ne vit que par l’idée d’une transcendance, quel que soit le nom qu’elle lui donne : Être, Infini, Inconditionné, Absolu, etc.[14] ». La pensée de Weil en constitue un exemple typique.

Pour présenter l’idée weilienne de Dieu, Bouillard suggère deux voies : la première consiste à examiner deux chapitres des Problèmes kantiens ainsi que l’article sur la métaphysique aristotélicienne, la seconde à entrer dans la Logique de la philosophie pour y suivre le destin de l’idée de Dieu[15].

1. Dieu dans les Problèmes kantiens et dans l’article sur la métaphysique aristotélicienne

1.1. « Penser et Connaître, la Foi et la chose-en-soi »

Dans ce premier essai des Problèmes kantiens, Weil interprète Kant en traitant de la chose-en-soi. Pour celui-ci, dit-il, la raison, en tant que théorique, ne peut pas connaître, mais elle peut penser un être suprême comme cause suprême du monde sensible pour rendre compte de l’unité de celui-ci ; et, en tant que pratique, elle peut adhérer à cette pensée. Dieu devient ainsi la cause inconnaissable qui permet à l’homme de se penser dans le monde, à la fois libre et déterminé. En tant que fini, en effet, l’homme ne se comprend que comme créature et image de Dieu. Comme son existence ne se suffit pas à elle-même, sa raison remonte vers l’inconditionné sans lequel le monde et l’homme seraient inconcevables. Si sa raison théorique ne peut pas affirmer qu’à son idée correspond une réalité, sa raison pratique, s’appuyant sur sa conscience immédiate de la loi morale, affirme l’existence d’un être qui fonde sa propre existence, le monde et l’homme. L’homme ne sait rien de cet être et ne peut rien en dire ; mais comme il ne se comprend que comme image de Dieu, il peut transférer à Dieu, analogiquement, ses qualités intérieures et ses facultés actives. Et comme sa liberté ne se fonde pas elle-même, sa raison finie pense un maître du monde, à la fois fondement de la réalité et garant du sens de la vie humaine. Dieu est ainsi cause de soi et de tout ; mais il n’est affirmé que par l’homme : « […] l’homme n’est homme que par Dieu, mais […] Dieu n’existe que pour l’homme, en ce sens que même la question positivement résolue de l’existence en soi de Dieu, sans rapport à l’homme, est une question posée par l’homme[16] ». Celui-ci ne peut agir que dans un monde cohérent et structuré ; aussi doit-il affirmer Dieu comme fondement de ce monde et garant de son sens : c’est la réflexion de l’homme sur son agir qui l’amène à parler de Dieu, ce n’est pas Dieu qui l’amène à réfléchir sur son agir pour le conformer à la volonté divine. Kant pose, en fait, la question du sens du monde pour l’homme.

1.2. « Sens et fait »

Dans ce second essai des Problèmes kantiens, Weil poursuit son interprétation de Kant en traitant du sens de l’existence et de l’existence du sens. Pour Kant, dit-il, Dieu garantit à la pensée l’interpénétration des règnes de la nature et des fins, mais le monde reçoit son sens de nous. Reste qu’il pourrait ne pas s’y prêter… En fait, l’adéquation du monde à l’homme ne relève pas de Dieu, mais du hasard, sinon le monde n’est pas autonome dans son fonctionnement, et l’homme n’est pas libre d’en donner le sens. Elle se rencontre dans l’universalité du jugement esthétique, qui implique que la nature dote l’humanité d’une commune structure. Elle se rencontre aussi dans le vivant, dont chaque partie n’existe que pour et par les autres : cela implique, non pas que cette finalité existe, mais que, vu la structure de notre esprit, nous ne pouvons comprendre le vivant que selon le principe de finalité. Cependant, en tant qu’êtres finis, nous ne pouvons nous comprendre que par l’idée de l’infini. Le monde éveille en nous l’idée de finalité dans la nature, il ne la crée pas, elle vient de la raison qui vise et pense la totalité. Mais, alors que pour les deux premières Critiques, l’homme vise le sens du monde, qui est objet de foi et d’espérance pour l’être moral, pour la troisième, il est le sens du monde : il n’est pas seulement la fin dernière de la nature, sinon il n’en est que l’animal le plus habile, mais il est sa fin ultime, parce qu’il est le seul à en proposer un sens. La téléologie naturelle l’amène à se poser la question du sens. Mais, alors que pour les deux premières Critiques, Dieu garantit l’accord entre le mérite et le bonheur, pour la troisième, l’homme moral et raisonnable fonde tout, y compris la téléologie naturelle : en effet, pour que l’homme puisse se poser la question du sens et découvrir que le monde attend ce sens de lui, il faut que ce monde soit structuré et orienté. La raison pratique permet de tout comprendre, y compris la science, mais, activité de l’être fini, elle s’exerce dans un monde qui s’y prête et s’avère créé dans ce but. Dieu seul est incréé et indépendant, mais il n’apparaît ainsi qu’à l’homme, créé et dépendant. Kant insiste sur notre condition de créatures, parce que c’est elle qui nous donne la maîtrise du sens. En fait, nous sommes créés, dépendants, mais c’est nous qui nous comprenons comme créés et dépendants de Dieu. Seul l’homme donne sens à ce qui est.

S’il découvre […] l’existence de fait, et donc fortuite, d’une harmonie naturelle et pense un créateur de cette harmonie, il ne doit pas oublier que c’est lui-même qui le pense, et qu’il pense ce qui ne saurait jamais être de la nature du donné : il pense Dieu, mais il pense aussi l’inconnaissable, ce dont la manière d’être et le mode d’action ne sont conçus qu’analogiquement et par la raison pratique, non connus à l’aide de concepts adéquats à leur objet et par la raison spéculative[17].

Kant découvre que la réalité naturelle et historique constitue un tout sensé pour l’homme et par l’homme, mais il n’ose pas le dire : il passe implicitement d’une philosophie de l’être à une philosophie du sens.

1.3. « Quelques remarques sur le sens et l’intention de la métaphysique aristotélicienne »

Dans cet article, Weil interprète Aristote en essayant de voir de quoi il s’agit dans la Métaphysique. Pour celui-ci, dit-il, d’une part, n’existent que les substances sensibles individuelles, d’autre part, il n’y a de science que du général. Aussi Aristote décompose-t-il les choses en puissance et acte, en matière et forme. La forme est ce qui fait que les choses sont en acte, qu’elles existent et qu’elles sont ce qu’elles sont ; nous pouvons la saisir. La matière est ce qui fait que les choses sont en puissance, qu’elles peuvent exister et être ce qu’elles sont : nous ne pouvons pas la saisir, mais nous devons l’envisager pour rendre compte de l’existence des choses, de leur passage de la puissance à l’acte. Celles-ci ne sont pas composées d’une matière existant à part et d’une forme qui lui est imposée, comme dans l’activité artistique : la nature, en effet, ne délibère pas, elle ne prend pas de décisions, c’est nous qui l’interprétons. Par ailleurs, la permanence de l’existence des choses, leur passage permanent de la puissance à l’acte, appelle un moteur immobile, un acte pur, un acte qui ne soit pas l’acte d’une puissance, pour les maintenir dans l’existence, pour les maintenir en acte, sinon elles s’anéantiraient. La forme et la matière, le moteur immobile, l’acte pur, ne sont pas accessibles à l’expérience, mais à la seule pensée ; nous savons qu’ils existent, mais nous ne les connaissons pas. Par ailleurs, nous devons concevoir un premier moteur immobile si nous voulons comprendre l’unité et l’éternité de la nature. Ce premier moteur de la nature et le principe activant de l’intelligence sont accessibles à la pensée dans une vue immédiate qui constitue le sommet de l’existence humaine. Une telle théologie n’a rien à voir avec celle des religions : « […] un Dieu qui ne se soucie ni du monde ni des hommes, qui n’est pas en relation avec eux, dont l’existence n’est démontrée que par la physique (et, peut-être, par la “psychologie” de la pensée), un tel Dieu (mieux vaudrait dire, au neutre : un tel Divin) ne se montre qu’au plan de la recherche scientifique et prendra une valeur vécue tout au plus pour le philosophe, aux rares moments sur-humains de sa vie, et ne signifie rien pour le commun[18] ». La nature, en effet, ne s’explique pas par une volonté divine, mais elle a en elle-même son mouvement formateur.

Dans ses essais sur Kant, Weil affirme que Dieu est une idée de l’homme, que le monde et l’homme ne viennent pas de Dieu, mais qu’ils sont autonomes, et que leur sens ne vient pas de Dieu, mais de l’homme. Dans son article sur Aristote, il retient de celui-ci que la nature ne procède pas d’une volonté divine, mais que nous devons concevoir un premier moteur immobile pour comprendre l’unité et l’éternité de la nature, et que ce premier moteur n’a rien à voir avec le Dieu des religions, mais qu’il est accessible au seul philosophe à certains moments privilégiés. En somme, pour Weil, Dieu est une idée de l’homme, accessible au seul philosophe à certains moments privilégiés.

2. Dieu dans la Logique de la philosophie

Selon l’interprétation de Bouillard dans son étude intitulée « Philosophie et religion dans l’oeuvre d’Éric Weil », la Logique de la philosophie identifie Dieu, non pas à l’Être qui existe par lui-même, mais au sens que l’homme donne au monde et à lui-même ; autrement dit, l’ouvrage développe, non pas une théologie naturelle, mais une herméneutique de l’existence humaine. Le théologien saisit d’abord à quel titre l’idée de Dieu entre dans l’ouvrage ; il examine ensuite ce qu’elle devient ; il situe enfin le sens que le philosophe lui reconnaît.

2.1. L’entrée de l’idée de Dieu dans la Logique de la philosophie

L’idée de Dieu entre dans la Logique de la philosophie par l’attitude de la foi biblique, et comme une catégorie qui permet à l’homme de se comprendre lui-même[19] : « Dieu n’y intervient pas comme être, comme Être suprême à reconnaître (et qu’on pourrait éventuellement adorer) ; il y entre comme concept organisateur d’un discours, comme catégorie, l’une des catégories dont l’ensemble permet à l’homme de comprendre ce qu’il est lui-même et ce qu’est son monde[20] ». L’idée de Dieu a donc une origine religieuse, et ne procède pas d’une théologie naturelle.

Soutenir que la catégorie de Dieu est appelée par celle du moi, ou par la conscience que la catégorie du moi prend d’elle-même, c’est lui assigner une origine philosophique, et la faire dériver d’une théologie naturelle ; en fait, la catégorie de Dieu consiste pour l’homme à se comprendre comme créature de Dieu, et l’attitude de foi relève du sentiment.

Mais en se comprenant par Dieu, le croyant se comprend par quelqu’un qui lui est extérieur ; à la différence du philosophe, il ne voit pas qu’en se comprenant ainsi, il se comprend en fait par quelque chose qui lui est intérieur. Pour le croyant, Dieu est extérieur à l’homme. Pour le philosophe, « ce que l’homme voit en Dieu, c’est lui-même[21] ». Pour lui, « le croyant voit le principe en Dieu, non en lui-même[22] ».

Et la reprise[23] de la catégorie de Dieu sous celle de l’objet engendre la théologie naturelle qui cherche à connaître Dieu rationnellement, et s’avère par conséquent « un mixte de sentiment et de raison[24] ».

2.2. Le devenir de l’idée de Dieu dans la Logique de la philosophie

Dans son histoire, l’homme se comprend lui-même par d’autres catégories que celle de Dieu, qui finit par lui apparaître insuffisante ; mais comme chaque catégorie est présupposée par les suivantes qui se définissent par rapport à elle, Bouillard peut examiner ce que devient l’idée de Dieu dans la Logique de la philosophie : il privilégie les catégories de condition, de conscience, de personnalité, de l’Absolu et de l’action.

L’homme de la condition privilégie son travail de transformation de la nature par la science et la technique. Il ne se considère plus comme créature de Dieu, ce qui est inadmissible pour la science, mais il ne supprime pas complètement les croyances pour ne pas détruire l’ordre social. Avec l’homme de la condition, Dieu devient le garant de l’ordre social.

L’homme de la conscience privilégie sa liberté. Il reconnaît le sérieux de la foi et du travail, mais il les justifie par la loi morale. Avec l’homme de la conscience, Dieu devient le garant de la loi morale.

La personnalité s’impose aux autres de manière conflictuelle. Historiquement, elle commence par se comprendre comme image de la personnalité divine, donnant ainsi naissance au christianisme. Ultérieurement, la personnalité se comprend comme personnalité autonome, engendrant ainsi la sécularisation du christianisme. Avec la personnalité, le Dieu transcendant disparaît.

L’homme de l’absolu comprend la totalité de ce qui est. Dès lors, Dieu n’est plus l’autre de ce qui est, car si l’infini est l’autre de ce qui est, il est limité par celui-ci et n’est donc plus infini ; mais il devient la totalité de ce qui est. Autrement dit, il devient immanent au monde, il ne se révèle plus dans l’histoire, mais devient la totalité de l’histoire, et la pensée humaine prend la place de Dieu. Avec l’homme de l’absolu, Dieu devient immanent au monde.

L’homme d’action agit pour transformer la société, il ne se contente plus de la comprendre. Pour lui, Dieu devient le sens de l’histoire, il n’est plus la totalité de celle-ci. Avec l’homme d’action, Dieu devient le sens de l’histoire.

2.3. Le sens de l’idée de Dieu dans la Logique de la philosophie

Pour situer le sens de l’idée de Dieu dans la Logique de la philosophie, Bouillard constate que l’homme d’action n’agit pas pour agir, mais pour parvenir au bonheur raisonnable de soi-même et de tous, à la présence comme dit Weil ; car l’homme est fondamentalement poète, c’est-à-dire créateur de sens concret, notamment par la religion.

Dans cette perspective, la philosophie ne consiste plus pour lui à tout comprendre, mais à réaliser progressivement sa liberté, en choisissant librement de passer de la violence à la raison ; elle n’est plus, comme pour Hegel, une philosophie de l’Être, possédant le savoir absolu, mais, comme pour Kant, une philosophie du sens, jamais achevée.

Cependant, elle n’a pas sa fin en elle-même, mais dans la sagesse qui consiste pour l’homme à vivre le sens qu’il crée. Cette sagesse existe donc dans toutes les attitudes, y compris celle de la foi ; elle n’est plus, comme pour Hegel, possession de l’infini[25], ni, comme pour Kant, résignation devant l’Être inatteignable, mais elle consiste à vivre le sens.

L’action politique prépare au bonheur raisonnable qui consiste en la vue du sens, la réflexion morale s’épanouit dans la philosophie et dans la présence ; mais la vue du sens et la vie dans ce sens ne sont pas accessibles qu’au philosophe, elles sont accessibles à tous dans l’expérience esthétique, artistique, religieuse, amoureuse, qui constituent autant d’expériences du désintéressement et de la gratuité.

La vue du sens, la présence, n’est plus saisie du Bien transcendant au monde comme pour Platon, mais saisie de la transcendance dans le monde ; elle n’est plus saisie de Dieu comme pour Aristote, mais saisie de la totalité. L’éternité ne disparaît pas, mais elle est immanente au temps. La sagesse n’est plus, comme l’union mystique, vie en Dieu, mais vie dans le monde. La présence n’est plus possédée dans le savoir absolu comme pour Hegel, mais l’éternité de la présence n’existe que dans le temps de l’histoire ; cette éternité de la présence prend la place de Dieu qui n’est plus possédé dans le savoir absolu, mais qui est « la présence de l’éternel dans le temps de l’histoire[26] ».

Cette présence n’est pas la source de l’histoire, l’Absolu ou le Dieu dont l’homme émerge, bref l’Être : elle est ce que l’homme vise et voit dans l’histoire, bref le sens. Les Problèmes kantiens ne développent pas davantage une théologie naturelle qui établit l’altérité de Dieu : dans cet ouvrage, le fini n’est pensé que du point de vue de l’infini qui s’identifie à la totalité sensée, et l’altérité de Dieu est niée. Pour Weil, Dieu est immanent au monde ; il s’identifie au sens et à la sagesse auxquels conduit la pensée cohérente de la réalité.

Dans les Problèmes kantiens et dans l’article sur la métaphysique aristotélicienne, Dieu est une idée de l’homme, accessible au seul philosophe à certains moments privilégiés ; dans la Logique de la philosophie, il s’identifie finalement au sens que l’homme donne au monde et à lui-même à un moment de l’histoire. Bref, chez Weil, on peut parler de Dieu-sens.

Bouillard retient de la pensée weilienne « une philosophie du sens, qui trouve, au fond et au point d’aboutissement de tout discours humain, une éternité de la présence, laquelle n’existe que dans le temps de l’histoire, un inconditionnel, mais qui ne se montre qu’à celui qui se sait conditionné : une présence où revit, après dépassement de la notion biblique et de la notion théiste de Dieu, le sur-être indicible de la tradition philosophique[27] ». Telle est la transcendance philosophique : qu’en est-il alors de la théologie naturelle ?

IV. La critique de la théologie naturelle

Pour Bouillard comme pour Weil, la théologie naturelle dépend en partie de la religion.

Pour le philosophe, l’idée de Dieu est d’origine religieuse, et la religion est affaire de sentiment ; la théologie naturelle qui cherche à connaître Dieu rationnellement est donc un mélange de sentiment et de raison, elle dépend par conséquent partiellement de la religion.

Pour le théologien, tout discours s’enracine dans une tradition langagière que nous recevons de la société, car l’individu n’invente pas le langage, il le reçoit. Le discours sur Dieu en particulier s’enracine dans une tradition religieuse ; l’idée de Dieu n’est pas une idée innée ou construite par l’individu, mais elle surgit à un moment de l’histoire. Comme Weil, Bouillard considère l’idée de Dieu comme une idée poétique. Dans cette perspective, le discours philosophique sur Dieu s’enracine, pour une part, dans celui de la religion. La théologie naturelle classique notamment dépend partiellement de la religion, et son Dieu reste celui de la tradition chrétienne. Comme Weil, Bouillard estime que la théologie naturelle est un mélange de vécu religieux et de savoir rationnel, même si pour lui, ce vécu n’est pas seulement, comme chez le philosophe, sentiment d’une relation immédiate à Dieu, mais jugement d’adhésion à des dogmes : « […] toute voie rationnelle vers le Dieu de la Bible et des croyants est soutenue par une tradition religieuse et par un vécu religieux, et […] la théologie naturelle de la période dite classique est en réalité un décalque sécularisé de la théologie chrétienne[28] ». Un homme ne peut concevoir de lui-même l’idée de Dieu et la certitude de son existence en réfléchissant sur le monde, car la pensée suppose le langage ; nous recevons l’idée de Dieu d’une tradition langagière qui est religieuse avant d’être philosophique. La position de Bouillard est, on le voit, gouvernée par deux présupposés — l’individu n’invente pas le langage, il le reçoit ; la pensée ne précède pas le langage, elle le suppose — qui manifestent l’inscription de l’homme dans le langage, et le caractère poétique de celui-ci : ils correspondent à une opinion répandue à l’époque[29].

Il existe une transcendance philosophique, la théologie naturelle dépend partiellement de la religion : qu’en est-il alors du rapport entre transcendance philosophique et transcendance religieuse ?

V. Transcendance philosophique et transcendance religieuse

Pour Bouillard, la transcendance philosophique weilienne laisse place à l’expérience religieuse chrétienne. Philosophie weilienne et religion sont, en effet, compatibles pour le croyant en tant que poésie et sagesse. Certes, dans la Logique de la philosophie, le Dieu biblique correspond à une catégorie, c’est-à-dire à une manière pour l’homme de se comprendre lui-même ; cette catégorie est ensuite dépassée par d’autres ; finalement, Dieu s’identifie au sens que l’homme crée, à la présence de l’éternel dans le temps de l’histoire, à la totalité sensée. Mais Weil estime que la Logique de la philosophie et la foi sont compatibles pour le croyant : pour celui-ci, philosophie et foi sont distinctes, la foi est un don de Dieu, et la philosophie ne peut ni la démontrer ni la réfuter ; pour le croyant, le Dieu en qui il vit est le sens de tout. La Logique de la philosophie et la foi s’accordent, parce que pour Weil, d’une part, philosophie et religion sont toutes deux poésie, c’est-à-dire créatrices de sens, et sagesse, c’est-à-dire vie dans le sens créé : « […] sous la catégorie du sens […], écrit Bouillard, le discours cohérent de la philosophie, à la fin de son parcours, ramène au langage spontané, à la poésie fondamentale, où il découvre son origine ; il constate que “l’homme est poète avant d’être philosophe, et après l’avoir été[30]”. Or, la religion (non point la théologie ou le dogme !) est poésie, au sens où ce mot désigne l’invention de mondes sensés[31] » ; d’autre part, la philosophie n’est plus, comme chez Hegel, supérieure à la religion. Par contre, Weil est d’avis que la théologie ou le dogme ne relèvent pas de la poésie, car ils ne sont pas créateurs de sens, mais intelligence du sens déjà créé ; autrement dit, ils constituent un langage, non pas spontané, mais réflexif.

Il y a une similitude entre les conceptions weilienne et ricoeurienne de la poésie en tant que proposition de sens : Weil estime que la religion est poésie et sagesse, c’est-à-dire créatrice de sens et vie dans le sens créé ; Paul Ricoeur, de son côté, est d’avis que les textes bibliques sont des textes poétiques, c’est-à-dire suggérant à l’imagination une nouvelle manière de vivre dans la réalité quotidienne, et que la révélation biblique tient essentiellement en cette suggestion, autrement dit, que les textes bibliques sont essentiellement créateurs d’existence[32].

Mais la philosophie et la religion sont différentes : la première cherche à comprendre la réalité, la seconde à ouvrir à une expérience religieuse ; pour la première, Dieu est principe d’intelligence de la réalité, pour la seconde, il est sujet de relation.

La connaissance naturelle de Dieu est, en réalité, de nature religieuse. Elle existe dans le judaïsme et le christianisme, dans le paganisme antique, et dans toutes les religions, comme première connaissance de Dieu à partir de la considération de la nature ; elle n’est donc pas une connaissance philosophique, mais religieuse. Le premier concile du Vatican appelle raison toute connaissance de Dieu acquise en dehors de la foi chrétienne explicite, et fait par conséquent de la connaissance naturelle de Dieu une connaissance philosophique : en fait, il faut distinguer compréhension philosophique et connaissance religieuse de Dieu, et considérer la connaissance naturelle de Dieu comme une connaissance religieuse.

La foi chrétienne, quant à elle, s’enracine dans une expérience théologale : toute croyance en Dieu provient d’une expérience, et la foi chrétienne en particulier dérive d’une expérience suscitée par l’écoute des témoignages bibliques ; toute connaissance de Dieu résulte d’une appropriation d’une tradition religieuse, et la connaissance chrétienne de Dieu en particulier s’ensuit d’une expérience de Dieu lui-même par la médiation de l’Église du Christ.

Par ailleurs, le langage religieux est un langage poétique, et Dieu n’est pas une réalité particulière. Le langage religieux biblique et liturgique n’est pas un langage philosophique ou théologique, mais un langage poétique qui suggère une nouvelle manière de vivre dans la réalité quotidienne. Dieu n’est pas une réalité particulière, séparée de l’homme et du monde, mais la dimension transcendante de la réalité. La plupart des théologiens de l’époque conviennent qu’il n’est pas une réalité particulière. Si c’était le cas, dit Paul Tillich, il serait fini : en fait, il est le pouvoir inhérent à tout être d’émerger du non-être et de lui résister, et à ce titre, il transcende tout être ; autrement dit, il est créateur et abyssal[33]. Faire de lui une réalité particulière, dit Karl Rahner, n’est qu’une représentation : en fait, il est le fond et l’abîme du monde[34]. Le concevoir comme une réalité particulière, dit Hans Urs von Balthasar, est un anthropomorphisme : en fait, il est le non-autre[35].

Finalement, la transcendance philosophique weilienne peut être le lieu de l’expérience religieuse chrétienne. Weil estime, en effet, que la philosophie pose la question du sens de l’existence humaine, et que la religion peut éventuellement le donner ; pour lui, philosophie et religion sont toutes deux poésie, c’est-à-dire créatrices de sens, et sagesse, c’est-à-dire vie dans le sens ainsi créé, mais la première n’est pas supérieure à la seconde. Aussi la philosophie weilienne permet-elle au chrétien de poser la question du sens de son existence humaine, et d’envisager son expérience croyante comme réponse à cette question ; « le chemin qui conduit le philosophe au sens, à l’éternité de la présence dans le temps de l’histoire, peut devenir un lieu où saisir, par la foi et l’expérience théologale, le sens concret du poème de la Bible : la présence de Dieu qui se révèle en Jésus-Christ[36] ».

La théologie fondamentale bouillardienne doit nécessairement se référer à une philosophie, attendu qu’elle montre comment le message chrétien donne sens à la vie humaine dont l’intelligence relève de la philosophie. Or, le théisme, en établissant une corrélation entre le Dieu de la philosophie et celui de la religion biblique, confond les langages. Et la contestation du Dieu de la philosophie et de celui de la théologie traditionnelle, en préconisant l’abandon du Dieu de la théologie naturelle et le retour au Dieu de la Bible, isole la foi. Aussi Bouillard se réfère-t-il à Weil, pour établir qu’il y a une transcendance philosophique, que la théologie naturelle dépend pour une part de la religion, et que la philosophie et la religion sont compatibles pour le croyant en tant que poésie et sagesse, proposition de sens et vie dans celui-ci.

Cependant, quand le théologien remarque la similitude entre les conceptions weilienne et ricoeurienne de la poésie comme proposition de sens, il ne signale pas leur différence majeure : pour Weil, la poésie est création de sens par l’homme, pour Ricoeur, elle est accueil d’un sens qui nous précède. Par ailleurs, quand il s’appuie sur Weil pour soutenir que Dieu n’est pas une réalité particulière, il ne mentionne pas que, pour le philosophe, Dieu est une idée de l’homme. De même, quand il affirme que la philosophie weilienne et la foi sont compatibles pour le croyant, il n’envisage pas leur compatibilité pour le philosophe : or pour celui-ci, Dieu s’identifie au sens que l’homme crée. Ces omissions de Bouillard concourent à affirmer l’immanence de Dieu à l’homme ; elles contreviennent à sa conception de Dieu qui, pour lui, est transcendant au monde.

Par ailleurs, Weil conforte Bouillard à ne pas relever le défi des voies nouvelles ouvertes à la question de Dieu. Le philosophe voit en celui-ci le sens que le croyant donne au monde et à lui-même. Le théologien approuve, même si pour lui, Dieu transcende le monde. Aussi se montre-t-il peu sensible aux nouvelles manières de poser la question de Dieu, principalement parce qu’elles font fi de la transcendance philosophique. Cette insensibilité et son motif ne sont pas partagés par les théologiens qui, à l’époque, cherchent à ouvrir des voies nouvelles à la question de Dieu. Ainsi pour Antoine Delzant, les sciences humaines, en l’occurrence celles du langage, posent la question de Dieu autrement que la philosophie ; celle-ci la pose à partir de l’être : elle cherche sa cause, son origine, sa fin, et elle la trouve dans un étant suprême, Dieu, qui s’avère dès lors utile pour dominer l’être ; les sciences du langage posent la même question à partir du langage : de même que celui-ci nous est donné gratuitement et que nous nous réalisons en lui et par lui, de même le mot « Dieu » est un don gratuit qui nous permet de nous réaliser nous-mêmes ; « la question de Dieu se lève, non parce qu’elle apporte quelque solution aux problèmes que nous reconnaissons être les nôtres. Nous n’avons aucun besoin de Dieu pour résoudre nos problèmes. Mais elle se lève comme le mouvement même du désir, dans la gratuité de l’Amour, dans le sans appui d’un don qui échappe aux appuis de notre raison efficace[37] ». Ces réflexions d’A. Delzant nous donnent à penser que, certes, Bouillard ne considère pas Dieu comme un étant, mais qu’en l’envisageant comme le sens que le croyant donne au monde et à lui-même, il le maintient dans la sphère de l’utilité ; s’il avait essayé de relever le défi des nouvelles manières de poser la question de Dieu, il aurait probablement valorisé la gratuité de Dieu.

En somme, en récusant le Dieu du théisme et sa contestation au profit de celui de la Bible, Bouillard s’oppose à une approche dogmatique de Dieu ; en se référant à Weil pour affirmer l’existence d’une transcendance philosophique laissant place à l’expérience religieuse, il met en oeuvre une approche herméneutique conforme à sa conception de la théologie fondamentale ; en n’empruntant pas les voies nouvelles ouvertes par les sciences humaines, il rejette une approche généalogique qui lui aurait permis de manifester que Dieu est « par-delà utile et inutile ».