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J’ai été fort impressionné de relire, après plusieurs années, deux écrits de René-Michel Roberge sur la théologie du magistère[1]. Ces textes, qui datent des années 1980 me semblent d’une saisissante actualité. Ils s’inscrivent, en effet, directement dans les nouvelles perspectives de Vatican II, dont il est beaucoup question en ce cinquantième anniversaire du Concile.

I. Le modèle hiérarchique, autoritaire, du magistère

Je m’attarderai plus spécialement ici sur le premier texte, qui attaque de front le point critique de la question. Dès le début, l’essentiel de l’article se trouve clairement résumé, sous la forme d’une thèse qui sera explicitée par la suite :

Le mot Magisterium […] ne s’est imposé que tardivement dans le catholicisme. Son adoption correspond, dans une culture qui s’y prêtait, au développement d’une structure hiérarchique et d’une conception foncièrement autoritaire de la régulation de la foi dans l’Église. Aujourd’hui, les modèles socio-culturels ont bien changé. Ainsi, la culture ne privilégie plus la relation Maître-maîtres-élèves qu’exploite la notion de Magistère. L’Église catholique n’en continue pas moins de fonctionner avec cette catégorie. Serait-ce un indice qu’elle n’a pas vraiment renoncé, même après Vatican II, au mode structurellement hiérarchique et radicalement autoritaire de la communication de la foi[2] ?

René-Michel Roberge montre ensuite comment cette conception hiérarchique de l’Église remonte à l’époque patristique, avec sa vision hiérarchique de l’univers héritée du néo-platonisme. Mais c’est au Moyen Âge féodal, de Grégoire VII à Boniface VIII, qu’elle s’institutionnalise, dans une structure toujours plus centralisatrice. L’opposition des Réformateurs du xvie siècle, loin de faire avancer les choses, est l’occasion d’un durcissement de plus, qui s’exprime dans la Contre-Réforme[3]. Il en va de même avec la modernité. Ce n’est pas un changement culturel qui s’opère alors dans l’Église. « Le climat en est [plutôt] un de réaction au vent de liberté qui balaie l’Europe depuis le siècle des Lumières. L’idéal démocratique est particulièrement en cause avec son bien commun défini d’en bas, par volonté populaire, à l’encontre d’un bien commun défini d’en haut au nom d’un pouvoir sacré[4]. »

Quand on a pris conscience de cette évolution séculaire constante dans le sens d’une structure ecclésiale toujours plus hiérarchisée et autoritaire, on est moins surpris de constater que Vatican II n’ait pas réussi à renverser la tendance. Pourtant, le Concile avait suscité beaucoup d’espoir en ce sens[5]. Avec raison sans doute, car les textes conciliaires comportaient plusieurs éléments allant dans le sens d’un rétablissement de la pyramide sur sa base qu’est la communauté des fidèles[6]. Cela était tout particulièrement vrai de Lumen Gentium, où le chapitre sur « Le peuple de Dieu » précédait celui sur « La constitution hiérarchique de l’Église ». Mais là n’était pas toute l’histoire : « En réalité, la pensée du concile restait tiraillée, pour ne pas dire carrément schizophrénique. […] D’un côté, l’Église est définie comme peuple de Dieu ; de l’autre, la hiérarchie se voit réaffirmée par l’octroi de “responsabilités institutionnelles importantes autant qu’exclusives”[7]. » René-Michel Roberge en concluait : « Le Magistère, au-delà de certains raffinements, a continué à parler “d’en haut” même s’il a autorisé un certain réveil à la base[8]. »

Reste à voir comment la base, la communauté des fidèles réagit actuellement devant ce modèle ecclésial hiérarchique et autoritaire. Là encore René-Michel Roberge me semble avoir le mot juste quand il parle de « désaffection » face à ce type d’autorité, qui a perdu toute crédibilité. Si quelque chose de notablement nouveau est survenu dans l’Église catholique après Vatican II, ce serait cela : « La vraie nouveauté, c’est que le mode de fonctionnement hiérarchique de l’Église s’avère de moins en moins crédible et efficace. Les directives d’en haut ne passent plus[9]. » Quelques pages plus bas, l’auteur enfonce encore le clou : « Elle semble de plus en plus désaffectée cette Église monolithique où tout descendait d’en haut et où la règle première était celle de l’obéissance aveugle[10]. »

II. Le refus des « arguments d’autorité »

Comme nous y invite cette dernière citation, j’aimerais maintenant élargir le débat à la dimension du problème religieux en général face à la modernité. Car la crise du magistère autoritaire que nous vivons depuis Vatican II n’est que la pointe de l’iceberg. C’est la manifestation, dans l’Église, d’une crise plus profonde qui est celle de la religion comme telle en situation de modernité. C’était bien là l’intention des Pères conciliaires, d’ouvrir l’Église à la modernité, mais on n’avait peut-être pas pris toute la mesure du défi que cela représentait. Disons plus précisément qu’on n’avait pas pris pleine conscience de la rupture que comportait la modernité par rapport à la tradition religieuse en vigueur jusque-là. Or le conflit, la crise, porte précisément sur ce point de l’autorité religieuse, d’une autorité de type religieux. Un tel type d’autorité est alors ressenti comme une hétéronomie, comme l’imposition d’une loi étrangère contre laquelle on proteste au nom de l’autonomie humaine, au nom de l’humanisme.

Le philosophe français, Luc Ferry, me semble avoir très bien marqué cette attitude moderne en parlant du « refus des arguments d’autorité[11] ». Un argument est une raison de penser quelque chose ; c’est la motivation d’une opinion, d’une croyance. Ainsi, parler d’un argument d’autorité, c’est dire qu’on adopte telle opinion, telle croyance, parce qu’elle nous est dictée par une autorité. Voilà ce qui répugne foncièrement à la mentalité moderne : « L’idée qu’ils devraient accepter une opinion parce qu’elle serait celle des autorités, quelles qu’elles soient, répugne si essentiellement aux Modernes qu’elle en vient à les définir comme tels[12]. » Cela ne signifie pas qu’on n’acceptera aucune idée venant de quelque autorité, mais on l’acceptera consciemment, librement, en l’ayant d’abord considérée de façon critique, et en l’ayant ainsi faite sienne. Et il en va de même pour la tradition venant du passé, et pour autant antérieure à moi, étrangère à moi : « Le doute cartésien lui-même, qui porte sur les préjugés hérités, n’implique pas que toute tradition soit, en tant que telle, à rejeter. Il exige plutôt que la tradition devienne en quelque façon mienne, et que, pour ce faire, je la soumette à l’examen[13]. »

On voit mieux alors ce qui, dans la religion, répugne à l’esprit moderne. Luc Ferry mentionne ici les textes sacrés de la révélation et les autorités religieuses : « C’est justement parce que la religion prétend s’imposer à moi sous la forme d’une autorité extérieure, texte “révélé” ou dignitaire clérical, c’est-à-dire sur un mode qui semble s’opposer à l’épreuve de ma conscience intime, qu’elle doit être soumise à la critique[14]. » Le problème de l’autorité religieuse apparaît donc en son point critique, précisément dans le cas de la régulation de la foi par un magistère ecclésial. Comment comprendre une telle régulation de la foi ? Est-elle conciliable avec le principe moderne ? Elle ne l’est certainement pas si on la conçoit comme une mesure extérieure, surnaturelle, qui d’en haut s’impose à l’individu. C’est à cela précisément que fait allusion Luc Ferry quand il parle de « texte révélé » et de « dignitaire clérical ». C’est bien là, en effet, la conception commune, populaire, de la révélation et du magistère ecclésial. On s’imagine un Dieu du ciel qui, d’en haut, révèle son mystère et sa volonté à des prophètes, laquelle révélation est reçue, gardée et interprétée par un magistère lui-même sacré, autorisé d’en haut.

III. Le divin : de l’amont à l’aval

D’après ce qui précède, on peut dire que, sur le sol de la modernité, il y a une voie qui se trouve désormais barrée pour la religion. C’est la voie qui conduit de haut en bas, la voie d’une révélation divine surnaturelle qui, à travers une hiérarchie ecclésiale, se transmet au commun des fidèles. Mais en même temps, une autre voie se trouve ouverte, qui va en sens inverse, de bas en haut, de l’humain au divin[15]. Luc Ferry en parle comme d’une divinisation de l’humain[16]. La pensée se porte d’abord sur l’humain pour y découvrir une dimension de transcendance qu’elle peut dès lors exprimer dans les termes d’une symbolique religieuse. Pour Luc Ferry, cette dimension transcendante, au fond de l’esprit humain, est celle du sens, donné avant toute réflexion rationnelle sur la réalité humaine, mais qui est découvert en dernier lieu comme l’horizon spirituel dans lequel baigne l’esprit humain. On retrouve ainsi en aval, par en bas, ce qu’on avait perdu en amont, par en haut :

Voici, je crois, la signification décisive de cette « révolution religieuse » : sans disparaître pour autant, le contenu de la théologie chrétienne ne vient plus avant l’éthique, pour la fonder en vérité, mais après elle, pour lui donner un sens. L’homme n’a donc plus recours à Dieu pour comprendre qu’il lui faut respecter autrui, le traiter comme fin et non seulement comme moyen. L’athéisme et la morale peuvent être ainsi réconciliés. Mais la référence au divin, à cette idée d’un Dieu dont Levinas, ici fidèle à cette tradition des Lumières, dira qu’il « nous vient à l’esprit », ne s’évanouit pas pour autant. Elle subsiste au contraire, pour des raisons de fond. Elle vient pour ainsi dire conférer un sens au fait de respecter la foi, ajouter l’espérance au devoir, l’amour au respect, l’élément chrétien à l’élément juif [17].

Il est intéressant de noter maintenant que cette « révolution religieuse », comme l’appelle Luc Ferry, se trouve déjà au coeur de la pensée théologique de Paul Tillich, telle qu’il la résume dans l’introduction de la troisième partie de sa Théologie systématique. Deux points sont à signaler alors : le refus du supranaturalisme et la notion d’autotranscendance. Ce que Tillich appelle « supranaturalisme », c’est la conception chrétienne non critique, à laquelle adhère le commun des fidèles. Et, dans bien des cas, c’est parce qu’ils rejettent cette conception que beaucoup aujourd’hui se disent incroyants ou athées. Tillich la décrit comme suit :

[La manière supranaturaliste d’interpréter le sens du mot « Dieu »] voit en Dieu un être, l’être suprême, et l’isole de tous les autres êtres ; il existe à côté et au-dessus d’eux. Dans cette situation, à un moment donné du temps […] il a amené à l’être l’univers ; il le gouverne selon un plan ; il le conduit vers une fin ; il interfère dans ses processus ordinaires pour surmonter les résistances et atteindre son but ; il le mènera à son achèvement dans une catastrophe finale. On doit considérer l’ensemble du drame divino-humain dans ce cadre. Il s’agit là, sans doute, d’une forme primaire de supranaturalisme, mais pour la vie religieuse et ses symboles, elle joue un rôle plus déterminant que n’importe laquelle de ses versions théologiques affinées[18].

Quant à la notion d’autotranscendance, elle constitue l’exact opposé du supranaturalisme : « Qualifier Dieu de transcendant n’oblige pas alors à poser un “supermonde” d’objets divins. Cela veut dire qu’à l’intérieur de lui-même, le monde fini renvoie au-delà de lui-même. En d’autres termes, il est autotranscendant[19]. » On aura reconnu là exactement la perspective préconisée par Luc Ferry quand il propose d’inverser de l’amont en l’aval la notion du divin, de considérer la transcendance du divin au coeur même de l’humain.

Il faut bien reconnaître alors que Vatican II, dans ses textes officiels du moins, n’avait pas encore pris conscience de la vraie mesure du problème de Dieu. Il en est question dans trois paragraphes de Gaudium et Spes (29-31), à propos de l’athéisme moderne, sans que soit le moindrement discutée la notion de Dieu en rapport avec celles de transcendance, d’immanence et d’autotranscendance. Or c’est en plein milieu du Concile qu’éclate le problème, avec la parution du best-seller de John A.T. Robinson, Honest to God. L’ouvrage commence précisément avec la question du supranaturalisme d’après Paul Tillich[20]. Et l’auteur précise que son intention n’est pas de substituer une divinité immanente à la transcendante, mais de réhabiliter l’idée de transcendance pour les modernes[21]. Sans doute, le Concile ne pouvait-il pas soulever ce problème avec l’assemblée si bigarrée qui le composait. Cela signifie cependant qu’il a dû oeuvrer avec une conception supranaturaliste de Dieu, de la révélation et du magistère. À la décharge du Concile, notons cependant que — du moins dans la Table analytique dont je dispose — le terme « surnaturel » n’apparaît pas dans les textes officiels, ce qui est déjà un pas dans la bonne direction.

IV. Une conception non supranaturaliste de la tradition

Je reviens maintenant à René-Michel Roberge, et plus particulièrement à un deuxième article datant de 1989, intitulé « La régulation de la foi : une fonction sacramentelle[22] ». Les premières pages portent sur la tradition. Elles contiennent une intuition profonde, qui demeure cependant quelque peu énigmatique dans son expression, qui appelle une interprétation. Celle que je propose ici va dans le sens d’une critique de la conception supranaturaliste de la tradition, car c’est bien cela que j’entrevois dans le texte de notre collègue.

Le renversement de la notion de tradition, de l’amont à l’aval, de la perspective supranaturaliste à l’autotranscendance, me semble effectué dans la critique de ce que j’appellerais l’objectivation doctrinale de la tradition. René-Michel Roberge écrit bien justement à ce propos : « La tentation est toujours de réduire la tradition à ses formes d’expression et/ou aux autorités qui garantissent l’authenticité de ses différentes expressions[23] ». La tradition se trouve alors réduite à un corpus doctrinal, à un dépôt à conserver[24]. Mais ce corpus des auctoritates de la tradition n’est encore que l’objectivation, que la pointe émergente de l’iceberg. La réalité profonde, transcendante, de la tradition doit être reconnue au-delà de ces différentes expressions objectives.

Il faut lire ici avec attention ces deux lignes qui résument l’essentiel du propos de notre collègue : « La tradition en cause, c’est d’abord un dynamisme, voire un Esprit. Elle ne peut être confondue avec le corpus doctrinal qui en témoigne[25] ». En d’autres termes, la tradition, c’est la réalité vivante, spirituelle, dans laquelle baigne la foi chrétienne. Il y a un esprit familial qui se forge au fil des générations. Ainsi en est-il de la foi chrétienne, qui se constitue, qui se forme au cours de l’histoire. René-Michel Roberge écrit encore bien justement à ce propos : « [O]n pourrait dire que la tradition est cette conscience historique qui assure l’identité chrétienne. Par-delà ses formes d’expression particulières, elle est ce processus naturel par lequel le chrétien assume son historicité croyante[26] ». Je dirais encore qu’il en va de la conscience chrétienne comme de la conscience nationale. Celle-ci se forme au cours de l’histoire, au fil des événements, des rencontres, des luttes, des victoires. De même en est-il de la conscience chrétienne, qui se constitue au fil des âges et des cultures qu’elle rencontre. La tradition peut ainsi se définir comme « la conscience historique qui assure [qui constitue] l’identité chrétienne ».

On peut dégager trois caractéristiques de la tradition, telle que définie là dans sa réalité profonde. (1) Son caractère historique d’abord. C’est dans et par l’histoire que s’effectue la révélation chrétienne. La conscience chrétienne se forme elle-même au cours de l’histoire, pour autant qu’elle est plongée, engagée dans l’histoire. La conscience historique devient alors conscience chrétienne pour autant que l’histoire humaine est perçue comme histoire du salut : « Héritier en cela du judaïsme, le christianisme se réclame de la tradition à un titre particulier puisqu’il tient sa foi d’une expérience historique du salut, d’une histoire du salut[27]. »

(2) Deuxièmement, il faut voir que l’histoire du salut, de même toute histoire, ne se poursuit pas comme un fleuve paisible qui va directement à la mer en toute continuité. L’histoire comporte changements et ruptures autant que continuité. Ainsi en est-il de l’histoire du salut et de la tradition qu’elle constitue. Celle-ci comporte aussi des ruptures, comme des moments de grâce (kairoi) et des renouveaux : « Dans la transmission de la foi comme dans la transmission de toutes les valeurs humaines, la tradition est indissociablement un instrument d’héritage et de renouvellement de l’expérience[28]. » D’ailleurs, au coeur de la tradition, l’Évangile est lui-même toujours nouveau, toujours « bonne nouvelle » : « La tradition, c’est l’Évangile vivant, reçu en partage de ses ancêtres dans la foi et sans cesse redécouvert (relu) dans sa nouveauté essentielle. Parce que vécu sous forme de tradition, le christianisme est indissociablement continuité et changement[29]. »

(3) Notons enfin, comme troisième caractéristique, la dimension collective, communautaire de la tradition : « Parce que vécue par mode de tradition, la foi chrétienne est aussi partage ; elle est expérience collective avant d’être expérience individuelle[30]. » Le renversement des perspectives, de l’amont à l’aval, apparaît ici plus manifestement encore. Les deux points de vue dépendent, en effet, de deux façons bien différentes de concevoir la révélation chrétienne. On peut l’entendre comme un enseignement venant directement du Père par la médiation de son Fils, qui le communique lui-même à ses apôtres et à leurs successeurs, les responsables du magistère ecclésial. Mais cette conception doctrinale de la révélation chrétienne est de plus en plus écartée en faveur de la conception historique que nous venons de voir. C’est dans l’histoire que Dieu agit, pour en faire une histoire du salut. Et le caractère divin de cette histoire apparaît, se révèle, dans le Christ Jésus, qui surgit du plus profond de cette histoire. Les croyants, les fidèles, sont alors ceux et celles qui, communautairement, vivent cette histoire, une histoire qui prend tout son sens dans la vie, la mort et la résurrection du Christ Jésus.

V. Magistère et régulation de la foi ecclésiale

Que devient le magistère de l’Église dans cette nouvelle perspective ? D’après ce que nous venons de voir, quel nouveau rapport pouvons-nous concevoir entre la régulation de la foi et le magistère ecclésial ? Par le passé, on s’est habitué à concevoir ce rapport de façon supranaturaliste. La régulation venait d’en haut, des autorités religieuses chargées de définir les vérités de foi contenues dans la révélation divine, elle-même venue du ciel et confiée à la responsabilité du magistère ecclésial. Pour vérifier l’authenticité de sa foi, le fidèle devait donc regarder en haut, au-dessus de lui, où se trouvait la mesure de sa foi. C’est ce mode de régulation de la foi qui ne va plus, qui subit les assauts du « refus des arguments d’autorité ». La rupture du protestantisme naissant en était déjà un signe précurseur. Ainsi, quand les protestants revendiquent l’accès direct du croyant à Dieu, sans l’intermédiaire de l’Église, c’est contre ce type de magistère ecclésial qu’ils protestent.

Mais un autre type de régulation de la foi se fait jour actuellement en catholicisme. Comme on a vu dans ce qui précède, il se distingue par son caractère non supranaturaliste. Pour vérifier l’authenticité de sa foi, le fidèle ne porte plus le regard d’abord en direction (verticale) de l’autorité religieuse, mais en direction (horizontale) de la communauté chrétienne. Sans doute, je n’ai pas besoin du magistère pour entrer en relation avec Dieu, pour obtenir mon « mot de passe », ma « clé d’accès » auprès de lui. Mais la foi n’est pas qu’une relation individuelle avec son Dieu. Il n’y a pas de foi sans communauté de foi, comme on a vu en parlant de la tradition et de l’historicité de la foi chrétienne. Vérifier l’authenticité de sa foi signifie alors vérifier sa communion de foi, vérifier son insertion, son appartenance à la communauté de foi.

La fonction du magistère de l’Église prend dès lors une tout autre signification. Il ne s’agit plus d’indiquer d’en haut ce que chaque fidèle doit penser de Dieu, du Christ et de l’Église. La fonction magistérielle consiste plutôt à assurer et à maintenir la communauté de foi, plus précisément, à assurer et à maintenir la vitalité de la foi commune de l’Église. Or cela ne peut se faire en imposant d’en haut une règle précise de foi chrétienne, à laquelle tous doivent se conformer. Il n’y a pas de moyen plus sûr de tuer la foi que de tenter de la baliser ainsi dans un étroit corridor doctrinal. Pour que la communauté de foi demeure vivante, il faut qu’elle puisse intégrer les tensions qui sont essentielles à toute vie, sans toutefois que ces tensions éclatent en ruptures. Voilà bien, il me semble, la tâche primordiale du magistère ecclésial, qui prend ainsi le caractère d’un magistère pastoral. Je ne puis que me réjouir alors de rejoindre par là, en fin de course, la pensée de notre collègue René-Michel Roberge, dans un paragraphe lumineux qu’il me faut citer en entier :

La fonction spécifique du magistère ecclésiastique est de type pastoral. Comme tel, le magistère est une mise en oeuvre particulière du ministère de convocation et d’animation de la communauté chrétienne, et par là de tout être humain de bonne volonté. Le magistère ecclésiastique est d’abord un service de communion. Comme rassembleur, il doit veiller à l’unité des chrétiens dans le respect de la diversité de leurs charismes et de leurs options évangéliques. Il doit ici résister à la tentation du raccourci de l’uniformisation. Comme animateur, il doit présider au partage intégral de la foi entre les communautés chrétiennes et les aider à refaire sans cesse le point sur leur identité commune. Il doit ici se garder de la tentation de prendre la parole à la place de l’Église ou pire encore de s’emparer de la responsabilité évangélique première de chacun des chrétiens. Puisqu’il s’agit aussi d’assurer la communion entre les chrétiens d’hier et d’aujourd’hui, il est normal que le magistère ait un profond souci de la mémoire chrétienne. La prise de conscience de l’appartenance aux mêmes racines est d’ailleurs indispensable à l’affirmation et au maintien du projet d’unité d’une Église vraiment ouverte à la diversité des fidélités au même Évangile[31].

Ce texte se passe de tout commentaire. J’aimerais cependant, pour terminer, ajouter un double corollaire concernant Vatican II, qu’on peut considérer comme un cas type d’exercice du magistère à notre époque. Certains catholiques conservateurs ont voulu dévaluer le Concile en disant que ce n’était qu’un concile pastoral, puisqu’il était dépourvu de toute définition dogmatique (et de toute excommunication). Mais c’est précisément ainsi, il me semble, que le Concile s’est montré à la hauteur de la situation contemporaine. Quant aux catholiques progressistes, ils expriment souvent le regret de voir que les textes du Concile ne soient pas plus précis, pas plus unidirectionnels, conservant plusieurs éléments de théologie conservatrice. Cette ambiguïté des textes a pour conséquence que chaque faction dans l’Église peut actuellement se réclamer de Vatican II. Loin de m’en désoler, je m’en réjouis plutôt personnellement. Tout en étant moi-même fortement orienté dans le sens d’un christianisme libéral, je me réjouis de voir que l’Église est suffisamment solide, suffisamment en santé, pour maintenir en son sein les deux courants, ce que je considère comme une tension essentielle à la vie. La parole de l’Écriture prend alors pour moi tout son sens : « Ainsi donc, tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13,52).