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Dans un nombre assez importants de romans qui ont été publiés ces dernières années au Québec, le destin du héros se confond explicitement avec celui de Jésus. Voici quelques exemples. Dans Incarnations (Boréal, 1990), Emmanuel Aquin imagine un personnage vivant au xxe siècle qui se réincarne dans Jésus. Aquin reprendra ce personnage dans Désincarnations (Boréal, 1991) et Réincarnations (Boréal, 1992). Le héros de La croix du nord (XYZ, 1991) d’André Brochu est un « crucifié de naissance » que tourmente le rapport sexuel à l’aune de la question religieuse. L’ogre de grand remous (Seuil, 1992) de Robert Lalonde recourt abondamment à l’intertexte biblique pour construire la figure du héros-Sauveur, dont le patronyme est par ailleurs significatif de la posture symbolique qu’il endosse : Julien Messier. Il en va de même chez Louis Hamelin, dont Cowboy (XYZ, 1992) intègre de nombreuses références bibliques, de Salomé à Marie-Madeleine, outre le héros, Gilles Deschênes, qui se définit comme « le rédempteur d’une trinité assassine[1] ». L’Immaculée conception (Laterna magica, 1994) de Gaétan Soucy propose un personnage dont le parcours interpelle la biographie du Christ : il est né d’un père charpentier et d’une mère qui, devenue folle, se dira « enceinte du Christ », et il meurt à l’âge de 33 ans. Le personnage de L’acquittement (Boréal, 1997), le deuxième roman de Soucy, sera grosso modo une réplique du héros de L’Immaculée conception. Dans Le Messie de Belém (Les Herbes rouges, 1996), Pierre Samson propose une vision hallucinée d’un christ moderne. L’homme de paille (Boréal, 1998), de Daniel Poliquin, est traversé d’un bout à l’autre par une isotopie christique, qui va du personnage du Capitan, qui interprète le Christ dans une représentation théâtrale de la Passion, à la figure de Benjamin Saint-Ours, qui ressuscitera après avoir dormi pendant sept ans. Enfin, un dernier exemple (puisqu’il faut bien qu’il y ait une fin) : dans le roman de Sylvain Trudel, Du mercure sous la langue (Les Allusifs, 2001), le héros endosse une posture christique dont il s’autorise pour en faire la critique.

La liste pourrait facilement être allongée, sans compter que j’ai exclu tous les romans qui, pour construire la figure symbolique du personnage, introduisent massivement des références religieuses sans qu’il s’agisse d’épisodes issus des Évangiles ; c’est le cas par exemple d’Opération Rimbaud (Seuil, 1997) de Jacques Godbout, dont l’intrigue est construite autour d’un personnage chargé de retrouver les Tables de la Loi, et de Première jeunesse (Leméac, 1999) de Jean Larose, qui interpelle avec insistance le mythe du paradis perdu. Que Jacques Godbout, l’un des intellectuels anticléricaux les plus virulents de la Révolution tranquille, écrive 30 ans après Un couteau sur la table et Salut Galarneau ! un roman où la figure de Moïse est centrale, fût-ce sous le mode de la dérision (l’important étant ici qu’il y ait mise en scène d’un imaginaire qui interpelle la référence religieuse), il y a de quoi s’interroger. Cet événement en soi déjà suffirait à soupçonner un curieux retour du religieux dans la fiction, si ce n’était déjà là un matériau de prédilection pour la nouvelle génération littéraire, puisque, en effet, la plupart des romanciers susmentionnés sont nés autour de 1960, voire 1970 (dans le cas d’Emmanuel Aquin).

Il est impossible ici de traiter à la fois de tous ces romans, aussi en ai-je retenu deux qui permettent des recoupements suffisamment étroits pour assurer à cette étude une unité et une cohérence dans le traitement de la question de la métaphore christique : Le Messie de Belém de Pierre Samson et Du mercure sous la langue de Sylvain Trudel. Je parle de « métaphore christique », on l’aura compris, dans la mesure où le roman construit la figure du personnage à partir d’éléments qui évoquent la vie du Christ, sans qu’il s’agisse toujours pour autant de « fragments » au sens étroit du terme, par exemple sous le mode de la citation. Tout texte narratif — selon l’hypothèse de Bakhtine dans ses thèses sur le dialogisme[2] — est constitué de fragments de textes ou de discours culturels antérieurs (texte biblique dans le cas qui nous intéresse). Depuis Bakhtine, les théories de l’intertextualité nous ont appris que non seulement tout texte intègre des fragments de discours (écrit ou verbal) antérieurs, mais que du coup il transforme l’intertexte qu’il introduit dans son propre discours, qu’il introduit au profit d’un nouveau discours. Mais cette transformation est double, car poser la signification d’un texte, c’est obligatoirement poser la question de sa réception : d’une part, le texte transforme le matériau intertextuel, le texte agit comme une force productive, il produit du sens à partir d’éléments d’emprunt ; d’autre part, le texte interpelle le lecteur, dont le rôle est de saisir comment l’intégration de tel intertexte construit le texte et sa signifiance. Bref, tandis que la fragmentation est du côté de l’auteur, puisque le texte intègre librement des fragments dans un souci de construction, la reconstruction est principalement du côté du lecteur, car c’est ce dernier seul qui finalement cautionne le sens de tout ce « bricolage ». Le lecteur parachève le sens.

Le fragment principal qui est au centre des deux romans dont je vais traiter est le discours de Jésus sur l’amour des ennemis, qui figure dans les évangiles de Matthieu et de Luc[3]. Cela n’exclut pas la présence d’autres fragments dans ces textes ; mais le fragment précité me semblait ici fondamental pour la compréhension des romans en soi, d’une part, et l’un par rapport à l’autre, d’autre part.

I. Le Messie de Belém ou le sens de la souffrance

Le roman raconte la vie brève de Jadson Caldeira. Jadson est un bâtard né à Bahia au Brésil. Il a dans la vingtaine quand il fait la rencontre de Raul, un petit truand qui a des antécédents judiciaires. Jadson en devient automatiquement et inconditionnellement amoureux. Malgré lui complice de Raul lors d’une tentative de vol et d’assassinat, Jadson est arrêté. La police, reconnaissant que Jadson n’est pour rien dans ce crime, est prête à le relâcher. Or, Jadson préfère se déclarer coupable afin d’être solidaire de Raul, c’est-à‑dire afin d’être fidèle au sentiment amoureux qui l’habite. Comme le dira le juge Revel, Jadson a choisi de se déclarer « coupable d’amour ». À la suite d’une tentative avortée d’évasion, Jadson est battu à mort par le chef du pénitencier. Mais avant de mourir, Jadson trouve la force de murmurer à son bourreau : « je vous aime ».

Cette histoire est condensée dans un bref premier chapitre intitulé « La Passion ». À la lumière de cet incipit, nous comprenons que l’auteur fait de son personnage un nouveau messie (les initiales du héros sont d’ailleurs J.C.) à partir de deux éléments du discours évangélique : 1) la souffrance excessive du héros torturé, qui rappelle le Christ sur la croix, et 2) la phrase que prononce ce héros avant d’expirer, et qui renvoie au discours du Christ sur l’amour qu’il faut porter à ses ennemis. Les autres chapitres du roman rendront compte, essentiellement, du contexte dans lequel prend forme la légende du messie de Belém.

Ce que le roman cherche d’emblée à dire, et qui est plus complexe qu’il n’y paraît, c’est que l’amour des ennemis est indissociable de l’amour que nous portons à ceux qui représentent pour nous le bien et que nous aimons vraiment d’amour. Il y a là un lien qui est le suivant : pour pouvoir aimer ses ennemis, il faut d’abord avoir passionnément et inconditionnellement aimé quelqu’un. Pour Jadson, ce quelqu’un se trouve ici être un homme (Raul), mais cela aurait pu tout aussi bien être une femme. Ce qui importe, c’est la logique du lien d’amour : pour aimer tous les autres, il faut d’abord n’avoir aimé qu’un seul être. Et cet amour unique fait que l’on peut aimer tous les autres au-delà de la haine, cet amour court-circuite tout sentiment de haine, qu’il transforme en reconnaissance.

Mais ce rapport entre deux termes (l’amour de Jadson pour un être et l’amour des ennemis) nécessite en fait la présence d’un troisième terme, sans lequel la logique décrite reste inachevée : l’amour que quelqu’un d’autre aura antérieurement porté à Jadson. Jadson peut aimer parce qu’il a été lui-même aimé, dynamique qui autorise l’amour de tous les autres. À vrai dire, cette logique à trois termes ne semble opérante que si l’amour en question est inaliénable et absolu ; cette mesure, ou plutôt cette démesure amoureuse, le texte en rend compte par l’exaltation de la souffrance par les personnages. Le roman aurait pu se contenter de mettre en scène le rapport amoureux entre Jadson et Raul, sans pour autant condamner le héros à la torture. Mais le roman le fait, et mieux, il fait de la souffrance comme un achèvement de la question de l’amour des autres. En effet, si Jadson doit aimer les autres jusque dans la souffrance la plus grande, c’est pour la raison suivante : simplement parce qu’il a lui-même été aimé dans la souffrance autant que lui-même peut aimer dans la souffrance. C’est ce que donne à comprendre la « Lettre de Santraga au pestiféré », qui raconte l’amour que le professeur Santraga portait à Jadson. Un amour si fort qu’il condamne à la souffrance et à la haine : « Je te haïssais d’amour[4] », écrit Santraga à Jadson. Une souffrance morale en l’occurrence, mais qui va culminer en souffrance physique en quelque sorte, puisque face au rejet que lui fera subir Jadson en mettant un terme à leur relation, Santraga se suicidera. C’est encore cette logique sur laquelle le professeur de danse de Jadson, Schmitt, attire l’attention du docteur de Passos, qui est chargé d’enquêter sur la légende du messie de Belém. Schmitt raconte à de Passos comment, en effet, Jadson en était venu à se soumettre aux exercices corporels les plus exigeants, sorte d’auto-crucifixion[5], afin de recueillir d’autrui « un soupçon d’intérêt, un éclair d’approbation » (MB, 159), bref de l’amour.

Lions ainsi les trois termes entre eux : 1) quelqu’un (Santraga) aime Jadson jusqu’à la souffrance ; 2) parce que quelqu’un (Santraga) a aimé Jadson jusqu’à la souffrance, celui-ci peut à son tour en aimer un autre (Raul) jusqu’à la souffrance ; 3) parce que Jadson a aimé quelqu’un d’autre (Raul) jusqu’à la souffrance, il peut aimer son ennemi (le tortionnaire du pénitencier). À partir de là, nous revenons au point 1 : parce qu’il aime son ennemi dans la souffrance, celui-ci pourra à son tour aimer quelqu’un de façon absolue. De fait, c’est comme cela que commencera la légende du messie de Belém : le premier à la colporter sera le bourreau converti de Jadson.

Pierre Samson s’inspire donc essentiellement de fragments christiques bien spécifiques (le discours sur l’amour des ennemis et la crucifixion) pour rendre compte d’un mécanisme psychologique extrêmement complexe. Mais on voit aussi comment il reconstruit l’intertexte biblique. Car du coup, il se trouve à suggérer qu’il y a des cases vides dans le discours évangélique, que ce discours est incomplet pour saisir le mécanisme psychologique que sous-entend l’attitude du Christ. Jadson est devenu un Christ parce qu’il a aimé physiquement au-delà de toute folie et parce qu’il a lui-même été pareillement aimé. Or, Jésus a connu la souffrance physique, il a pu dire qu’il fallait aimer ses ennemis, mais il n’a jamais aimé physiquement. La case vide, c’est celle-là : la chasteté de Jésus. Dans Le Messie de Belém, qui convoque la vie du Christ comme intertexte, la chasteté paraît invraisemblable, non pas dans une perspective purement physiologique, mais d’un point de vue carrément psychologique.

II.  Du mercure sous la langue ou la condamnation du Père

Cette « case vide » remplit de son absence tout le roman Du mercure sous la langue. Ici aussi, nous le verrons, le discours sur l’amour des ennemis est central, mais au sein d’un récit qui est radicalement différent du précédent. Le titre du roman renvoie banalement au thermomètre que le malade place sous sa langue pour connaître le degré de sa fièvre. Il faut pourtant y entendre une portée symbolique, en l’occurrence spirituelle, dont la citation suivante, tirée de Guerre et Paix de Tolstoï, peut rendre compte : « Le mercure, en tant que liquide et volatil, est l’essence spirituelle, le Christ, l’esprit-Saint, Lui ». Suivant cette précision rhétorique, on le devine, le héros du roman, Frédéric, est une sorte de christ, lui aussi marqué par la souffrance excessive : rongé par le cancer, il ne lui reste que quelques semaines à vivre. Dès l’incipit, il affirme être « né les mains trouées, comme une dépouille de crucifié[6] ». C’est ainsi que Frédéric compare sa maladie à un calvaire (ML, 14) et se plaint de sa solitude qu’il porte « comme l’ombre d’une croix » (ML, 33). La souffrance est donc déterminante une fois de plus, c’est par elle que prend d’abord forme la métaphore christique. Sur son lit d’hôpital, Frédéric souffre autant que le Christ sur sa croix. Et cette métaphore, comme dans Le Messie de Belém, inclut un rapport voluptueux à l’amour.

Sauf que ce rapport amoureux, si le héros le désire ardemment, il n’a malheureusement aucun espoir de le vivre : en effet, il est condamné à mourir chaste à 15 ans. En revanche, il s’emploie à faire la théorie de ce qui lui fait défaut, donc ce qui manquait au Christ, à partir de son propre imaginaire amoureux. Il se trouve ainsi à définir une nouvelle posture christique, que résumerait la formule suivante : « il n’y a plus d’amoureux du martyre, il n’y a que des martyrs de l’amour » (ML, 8). Martyr non pas parce qu’il aurait vécu l’amour jusque dans la souffrance, comme Jadson Caldeira, mais au contraire parce qu’il souffre de devoir mourir sans avoir connu l’amour. Jadson est un christ symboliquement crucifié par un excès d’amour. Frédéric est un christ symboliquement crucifié par le manque d’amour.

Commentant Incarnations d’Emmanuel Aquin, autre roman qui revisite la vie du Christ en interrogeant lui aussi la question de la chasteté de Jésus —, le narrateur de Désincarnations (il est un lecteur, dans la fiction, d’Incarnations) formule l’hypothèse selon laquelle le vrai calvaire du Christ n’aurait pas été la crucifixion, mais d’avoir résisté à la tentation ; car Incarnations, note-t‑il, fait de Jésus « un homme possédé par le sexe, par les besoins corporels[7] ». Nous pourrions dire ni plus ni moins la même chose à propos de Du mercure sous la langue, où le calvaire du héros serait de ne pas avoir pu connaître ce qu’offre la tentation. Par exemple, le désir que Frédéric éprouve pour sa psychothérapeute lui fait dire : « je vois toujours un peu les seins de Maryse en secret dans l’ouverture de ses blouses et c’est un vrai commencement de bible capable de me rendre croyant » (ML, 30). La formule : l’amour serait comme un commencement de bible, est essentielle, car c’est par cette formule que nous pourrons comprendre pourquoi l’amour est impossible. Ici, amour et foi sont liés. Si Frédéric connaissait l’amour, il aurait la foi ; s’il avait la foi, il aurait connu l’amour. Mais les deux termes ne font pas bon ménage : Frédéric est « un petit athée de naissance » (ML, 7) et il n’a jamais connu l’amour. Est-ce à dire que s’il avait été « un croyant de naissance », il ne serait pas mort sans avoir connu l’amour — et donc il ne serait pas mort à 15 ans, comme un homme atrophié ? C’est ce que le texte suggère, et ce, par le biais d’une certaine représentation de la figure paternelle, tant il est vrai qu’il s’agit toujours d’aimer et de croire au nom du Père. La psychanalyse, nous le savons, est claire à ce sujet : croire au nom du Père, c’est pour le fils s’identifier symboliquement au lieu du Père, afin de pouvoir à son tour prendre femme et se faire père. Le roman place ainsi la métaphore christique sous l’éclairage de la question oedipienne.

De façon plus précise, le roman propose une condamnation systématique de toute figure paternelle, aussi bien Dieu que le père biologique, en vertu du fait, comme le disait Lacan, que le signifiant paternel est « le support de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps symboliques, identifie [l]a personne [du père] à la figure de la loi[8] ». Pour Frédéric, le plus grand péché, c’est la création des hommes par Dieu ; car si Dieu avait été vraiment bon et puissant, il aurait eu « la force surhumaine de vivre sans être aimé », c’est-à‑dire « le courage d’engendrer un homme qui ne lui aurait pas du tout ressemblé » (ML, 62). C’est par cette contestation que le roman introduit une critique de la figure du père même de Frédéric. Frédéric n’a jamais eu d’admiration pour son père, en qui il voit un homme sans ambition et sans envergure, « un homme fatigué en camisole, effondré sur le sofa du salon, le soir, la face éclaboussée de la froideur bleue du téléviseur » (ML, 15). Il parodie la relation à son père, adoptant pour l’occasion le ton d’« un prophète biblique » : « En vérité je te le dis, je t’ai dit la vérité : j’ai toujours cru en toi et j’ai toujours cherché ta lumière jusqu’au fond des garde-robe, ta chaleur jusque dans l’enfonçure de ton lit, te croyant partout et nulle part comme un esprit saint, et je ne me trompais pas : quand je te parle, j’ai l’impression de prier Dieu tellement tu es lointain et irréel, tellement tu sembles inatteignable, mais secoue-toi donc, papa, s’il te plaît ; j’ai peur que tu restes à jamais l’esclave de la peur natale qui t’étouffe, cette peur qui est ton blé, ton pain quotidien, ta pauvre hostie » (ML, 17). Le héros associe explicitement son père et Dieu ; et de la même manière qu’il a reproché à Dieu d’avoir engendré un fils qui lui ressemble, il reprochera à son père l’ingratitude vaniteuse de celui qui n’engendre que par intérêt : « Tu m’as conçu par vengeance et cette vengeance n’a pas été inutile : aujourd’hui tu n’es plus seul à trembler devant la mort » (ML, 123). Autrement dit, le fils meurt pour le père, à la place du père, du moins retarde par sa propre mort celle du père, consolant en attendant celui-ci de sa propre mort. Le fils mort est celui qui est condamné par le père à ne pas connaître l’amour ; ce père qui, en ce qui le concerne, aura connu l’amour, ne serait-ce que parce qu’il a égoïstement engendré un fils. Selon Frédéric, cette condamnation du Père est l’attitude propre à toute paternité : tout père, par vanité, interdit l’amour au fils et par conséquent le condamne à la mort. Frédéric illustre ce principe en se référant à Joseph, le père de Jésus : « Pense donc que saint Joseph avait lui-même charpenté la croix de son fils, parce que c’est ça, le vrai métier de tous les pères, l’héritage caché de l’homme dans la nuit des temps » (ML, 123). Le discours est sans équivoque et sans appel : le père-Dieu est accusé de la mort du fils, lequel est une sorte de christ sans amour, un christ qui n’a pas la foi parce qu’il n’aura jamais pu aimer la femme. L’amour est impossible, parce que le père-Dieu condamne le fils à la souffrance et à la mort.

Le roman ne semble donc pas offrir d’avenir possible, comme dans Le Messie de Belém. À la fin de Du mercuresous la langue, le héros énonce la vérité suivante, qu’il articule sur le modèle du discours de Jésus sur l’amour des ennemis, et donc par laquelle il rejoint le « je vous aime » de Jadson Caldeira : « C’est fou, mais ça me fait délirer comme les prophètes, cette histoire-là, et je suis le premier surpris : oui, c’est à mon tour de dire sans rire qu’il faut aimer tout le monde, les meurtriers, les lépreux, les violeurs, les athées, les héroïnomanes, les nazis, les prostituées… Ou alors il faut n’aimer personne, sinon c’est une humanité ni chair ni poisson qu’on a dans le ventre ; c’est une moitié de soleil qui éclaire mal les hommes égarés, un demi-firmament constellé de métastases » (ML, 125). Toutefois, cette vision, qui prend corps dans la légende du messie de Belém, ne débouche sur rien ici. Ce monde exprime une vision idéale de l’humanité, ce que celle-ci devrait être, si Dieu avait été juste au lieu d’être vaniteux et si le fils avait pu aimer la femme et admirer son père au lieu de devoir le mépriser. Du mercure sous la langue joue donc la logique du Messie de Belém à rebours en quelque sorte, inversant les termes de l’équation du lien amoureux : 1) il faudrait aimer tout le monde, autant les meurtriers que les prostituées, 2) pour autant que l’on puisse soi-même aimer quelqu’un (telle femme), 3) et que quelqu’un (telle femme) nous aime. Mais comment une femme pourrait-elle aimer tel homme, si précisément la faute du Père-Dieu est d’avoir engendré un homme pour être aimé et respecté, un homme qui lui ressemble. La ressemblance au Père ne peut être une fin en soi, elle doit être dépassée vers l’indépendance du lien symbolique, pour que le fils advienne à son tour à l’amour et à la paternité symbolique. Par le détour de l’intertexte christique, le roman expose ainsi l’impasse psychologique dans laquelle se trouve le héros « en quête de ».

Le roman est donc obligé de jouer la logique du rapport amoureux à rebours, parce que le constat est celui d’une défaite, alors que dans le Messie de Belém, il est celui d’une réussite. Le discours sur l’amour du prochain est le terme d’arrivée d’une logique amoureuse chez Pierre Samson, et c’est dans cette optique que le « je vous aime » de Jadson est la parole qui clôt le chapitre initial du roman. Dans Du mercure sous la langue, ce même discours incarne un espoir, l’espoir d’un monde meilleur, peut-être à venir mais certainement renouvelé, et c’est bien pourquoi ce discours se situe dans les toutes dernières pages du roman : le discours de l’amour du prochain pourrait seulement faire l’objet d’un autre roman, à l’image de cet autre monde souhaité par Frédéric. Le christ du Messie de Belém a été aimé et a aimé, il peut donc aimer ses ennemis. L’« antéchrist » du Mercure sous la langue (il se définit ainsi pour souligner sa défaite) n’a jamais été aimé, il ne peut donc que faire la théorie de l’amour, déduire de l’amour théorique du prochain l’amour particulier de la femme, qui est dès lors condamnée à n’être, pour Frédéric, qu’une « femme promise » (ML, 31) — comme on dit « la terre promise ». LeMessie de Belém reconstruisait la métaphore christique en vue de proposer un nouvel espoir ; dans l’épilogue de son enquête, le docteur de Passos, narrateur de la partie centrale du roman intitulée « Pentateuque d’un converti », conclut : « je me couchai, convaincu, plus que jamais, que ce pays, et moi-même, avions un urgent besoin d’un messie » (MB, 191). Au contraire, Du mercure sous la langue ne fait que déconstruire la métaphore christique, impuissant à proposer quoi que ce soit de constructif. La mort de l’anti-héros, qui est la conclusion du roman, est une condamnation sans appel : « Le poète Métastase est parti se coucher. Dieu hait son âme ».

Conclusion

Les romans sont donc assez différents, et pourtant étonnamment proches l’un de l’autre. Ils s’entendent pour traiter la vie du Christ à partir d’un élément fondamental commun : le rapport à l’amour. Mais le traitement diffère radicalement d’un roman à l’autre : le rapport amoureux est fondateur d’un nouvel espoir messianique dans Le Messie, espoir qui est celui des hommes libres[9] ; en revanche, le rapport amoureux est voué à l’inexistence dans Du mercure, il oblige l’individu à un repli sur soi, à un enfermement en soi — et sans doute n’y a-t‑il pas d’image plus efficace pour rendre compte de cela que la représentation d’un personnage cloué par le cancer sur un lit d’hôpital. Par conséquent, le sens qu’acquiert chacun des textes en intégrant le matériau religieux n’est pas le même, je pense l’avoir suffisamment démontré.

Par ailleurs, il est évident que ces écrivains ne cherchent pas, par le biais de la fiction, à renouveler une quelconque vision que nous aurions de la vie du Christ ; c’est l’inverse : ils prennent prétexte de la vie du Christ pour alimenter les questions qui les préoccupent, dans ce cas-ci la question du rapport amoureux. Dans cette optique, il faudrait par conséquent formuler une dernière question, que j’ai en quelque sorte déjà posée ailleurs en tentant d’y apporter certains éléments de réponses[10]. Cette question, c’est celle-ci : pourquoi ces écrivains recourent-ils à la métaphore christique pour développer un certain discours sur l’amour ? N’auraient-ils pas pu le faire sans passer par la référence religieuse ? Bref, qu’est-ce qui fait qu’un écrivain des années 1990-2000 peut être amené à écrire une telle fiction, à reconstruire du sens à partir de la vie du Christ ? Sans doute cela tient-il en partie à notre héritage culturel, à cet extraordinaire réservoir de mythes que constitue le matériau biblique. Mais cette réponse ne me convainc qu’à moitié, car la nécessité de l’intégration de la référence religieuse est visiblement au-delà, ne serait-ce que parce que le mythe, après tout, n’est pas exclusif à la Bible. C’est Robert Chartrand qui, par exemple, écrivait ceci dans une recension du Mercure sous la langue : « Il faut que le personnage de Sylvain Trudel ait grandi dans un climat profondément religieux, qu’il ait acquis très jeune une culture du sacré pour tenir un tel discours, ce qui paraît à tout le moins surprenant quand on pense qu’il a dû naître dans les années 80, dans un Québec bien peu préoccupé de ces questions… Bref, si on est sensible à la vraisemblance, on trouvera ce garçon trop mûr pour l’âge qu’on lui prête, ou né vingt ans trop tard[11] ». Le commentaire est juste, il nous fait comprendre peut-être que ce qui importe ici, dans l’intégration de la référence religieuse, ce n’est pas tant la référence en soi que justement sa dimension religieuse. C’est le halo sacré autour de la référence qui compte, qui intéresse Sylvain Trudel, Pierre Samson et d’autres. C’est pourquoi, pour ma part, je vois aussi dans ces fictions, dans les marges de ce que l’auteur raconte ou croit raconter, en deçà de l’évidence de l’intertexte, le symptôme d’une crise de la conscience postmoderne. À l’ère postmoderne des machines, des techno-sciences, d’un effritement évident des valeurs et de la responsabilité civique, où, selon la formule substantielle de Paul Chamberland, « [d]es milliards d’écrans disent le refus de Dieu[12] », la référence religieuse s’imposerait naturellement, dans la littérature actuelle, à la fois comme mécanisme de défense et comme l’expression tourmentée d’un désarroi certain.