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Ce livre du professeur John Milbank est paru initialement en Angleterre en 1990[1]. Ce théologien chrétien anglican, professeur de philosophie et d’éthique à l’Université de Nottingham (Grande-Bretagne) est considéré comme un des fondateurs du mouvement Radical Orthodoxy, qui prône un retour en force de la théologie dans tous les aspects de la vie sociale, dans l’espace public et même dans les théories sociales, comme il l’explique dans son Introduction : « J’ai choisi de combattre ce positionnement séculier de la théologie sur un point particulier : celui des théories sociales » (p. 50). Utilisant une approche critique, John Milbank veut examiner les dimensions scientifique et humaniste de la théorie sociale issue du xixe siècle, à partir des travaux de Marx, Nietzsche, et Max Weber (p. 51). À plusieurs endroits, Milbank réaffirmera que « l’institution du “séculier” procède paradoxalement d’un changement à l’intérieur de la théologie et non d’une émancipation par rapport à la théologie » (p. 91). Autrement dit, l’auteur avance que la sécularisation n’a fait que d’affaiblir la théologie sans pour autant dynamiser ou rendre plus rigoureuses les théories sociales[2].

Ouvrage dense et exigeant, Théologie et théorie sociale au-delà de la raison séculière est éminemment riche en idées audacieuses, en hypothèses originales et en ouvertures interdisciplinaires. L’ouvrage se subdivise en quatre parties touchant les rapports entre « Théologie et libéralisme », « Théologie et positivisme », « Théologie et dialectique », et enfin « Théologie et différence ». En raison de leur haut degré d’approfondissement, chacune de ces quatre parties constituerait presque un livre autonome en soi ; Milbank les identifie plutôt à des « sous-traités, correspondant chacun à une variante distincte de la raison séculière » (p. 53).

Règle générale, une « préface à la deuxième édition » est un document intéressant et privilégié : avec le recul, celle-ci permet habituellement à un auteur de mieux préciser sa pensée, de réagir à la critique, de rectifier des interprétations erronées, de faire des déclarations que l’édition initiale ne contenait pas, et d’énoncer autrement le but de son ouvrage. Les critiques apportées à la première édition anglaise de ce livre par des penseurs comme Gavin Hyman permettent désormais à John Milbank de se situer et d’insister sur plusieurs points (p. 26). Ainsi, John Milbank affirme s’inscrire dans la mouvance de la « nouvelle théologie » qui reste ancrée dans le christianisme catholique (p. 30). Dans sa « préface à la deuxième édition », Milbank écrit pour préciser sa position qu’il se voit comme un « libéral », entendu au sens britannique de ce terme (qui demeure ambigu au Québec) : « Si je recommande positivement le christianisme catholique comme seule vérité finale et définitive, j’envisage très clairement le catholicisme en termes “libéraux” si, par “libéral”, on entend généreux, ouvert et récapitulatif » (p. 30). Pour se définir et se situer, John Milbank se considérera comme étant « radicalement traditionnel en termes catholiques, bien davantage que comme un orthodoxe conservateur ou un libéral conventionnel » (p. 41).

Dans ce livre fait de méandres, John Milbank s’intéresse particulièrement à certains concepts inusités dans la tradition française, comme la mise en récit et aux métarécits inspirés de plusieurs philosophes, dont saint Augustin (l’un des auteurs les plus cités de ce livre) et Nietzsche, c’est-à-dire à la manière de réinscrire un récit historique dans un autre récit — fictif — là où l’histoire en tant que telle est réorganisée : « Il ne s’agit que d’une “fiction”, dans le sens d’une doublure réfléchie de la “fiction vécue” (la fabrication humaine ; la fabrication de l’humanité) qui compose et met en oeuvre l’histoire elle-même » (p. 27).

Pour schématiser la méthode qu’il préconise tout au long de son livre, John Milbank élabore habituellement ses argumentations par des oppositions entre deux concepts ou deux idées qu’il articulera sous toutes leurs formes et selon presque toutes les possibilités d’interface. Beaucoup d’auteurs influents des sciences sociales seront ici critiqués. Ainsi, pour mieux comprendre le positivisme, il compare Malebranche à Émile Durkheim pour montrer leurs oppositions et leurs convergences. Plus loin, passant de la pensée française à la culture germanique, il opposera de la même manière Kant à Max Weber. Dans la deuxième partie, John Milbank opposera la religion positive d’Auguste Comte aux religions primitives, axées sur « un attachement fétichiste à l’immédiat environnement naturel et social » (p. 139). Aussitôt, Milbank considère et déconstruit la religion positive d’Auguste Comte qu’il définit d’emblée comme « une sorte de fétichisme démystifié » (p. 139). Au cinquième chapitre, John Milbank opérera une critique de la sociologie de la religion à partir d’auteurs contemporains comme Peter Berger et Bryan Turner, examinant la question de la religion conçue comme une idéologie (p. 199).

Ailleurs, à propos de la philosophie de la science, Milbank convoque et critique des auteurs aussi variés que Descartes, Kant, Whewell, Mill, Popper et Lakatos qui selon lui n’ont pas réussi à « fonder la science sur un récit du savoir humain » (p. 451). Dès lors, Milbank propose une autre avenue : « Le récit, par conséquent, est impliqué dans l’investigation scientifique de deux manières : premièrement, la science n’a jamais cessé et continue d’être fertilisée par des histoires naturelles spéculatives et “préscientifiques”. Deuxièmement, les théories et les expériences scientifiques sont, elles-mêmes, des récits reproductibles » (p. 451). Toute cette réflexion sur les récits et la narration (à ne pas confondre avec la narratologie) sont typiques des études culturelles et de la philosophie des sciences venues de Grande-Bretagne, et sont relativement peu utilisées en France[3].

Sur sa lancée, Milbank critique plusieurs autres penseurs. Sa critique de la sociologie de la religion, comprise comme « un métadiscours fallacieux », s’appuie sur une longue démonstration où la connaissance de l’auteur pour les fondateurs de la sociologie et du positivisme (Comte, Durkheim, Weber) semble indéniable (p. 203). Plus loin, à propos de Marx, John Milbank dira rejeter son « mysticisme naturaliste impossible, à la fois anarchique et technocratiquement totalitariste », mais il en appréciera du même souffle son analyse du capitalisme « en tant que logique séculière » (p. 354). On comprend que Milbank a besoin de Marx pour condamner irrévocablement le capitalisme tout comme le libéralisme économique et le néo-libéralisme ; une fois la chose faite, Milbank se référera à d’autres penseurs plus près de notre époque pour disqualifier définitivement le postmodernisme tout comme la « raison séculière » pour enfin légitimer (dans les derniers chapitres) la vision catholique perçue comme étant triomphante.

Très riches, les cent dernières pages de Théologie et théorie sociale tiennent lieu de conclusion sans toutefois en porter l’intitulé. L’auteur affirme que « l’Église est déjà, nécessairement et en vertu de son institution, une “lecture” des autres sociétés humaines » ; il ira même jusqu’à « considérer l’ecclésiologie comme étant également une sociologie » (p. 620). En somme, Milbank rejette nettement la « raison séculière » (p. 699) et critique beaucoup de « nouveaux philosophes » (Deleuze, Derrida, et les postmodernes) pour réaffirmer son attachement aux philosophes « classiques » : en particulier à saint Augustin, Platon et Aristote : « Quelque imparfaite qu’ait été la contribution grecque, elle demeure pourtant partie prenante de ce qui reste, malgré tout, une unique histoire occidentale de l’éthique ; l’imagination du bien comme une alternative au pouvoir » (p. 533). Sans qu’il soit nommément mentionné ici par John Milbank, cette opposition entre les philosophes « anciens » et les « postmodernes » était déjà suggérée dans le célèbre ouvrage d’Allan Bloom, L’âme désarmée : essai sur le déclin de la culture générale[4].

Pour John Milbank, les sciences sociales basées sur « la raison séculière » à partir du xixe siècle (depuis Marx et jusqu’aux postmodernes) n’auraient pas saisi leur chance de dépasser ou de surpasser la théologie, tant sur le plan conceptuel que théorique. En conséquence, Milbank se demande même si on ne peut pas parler désormais de « sociologie chrétienne » ou de « théologie en tant que science sociale » : deux propositions qui lui semblent tout aussi valables que le nihilisme ambiant de la philosophie postmoderne qu’il rejette (p. 620). Au terme de sa démonstration, Milbank conclut que la vision catholique reste précisément « la seule alternative au nihilisme » (p. 709). C’est pourquoi John Milbank se situe résolument dans le courant de la Nouvelle Théologie et de ce qu’il nomme l’orthodoxie radicale (p. 30). On comprend qu’à lui seul, ce livre ait créé lors de sa sortie initiale une sorte d’engouement chez les théologiens anglo-saxons, en voulant remettre la théologie à l’avant-plan des humanités et dans le milieu universitaire[5].

Que l’on soit entièrement d’accord ou non avec les positions et la démonstration de l’auteur, il est incontestable que son propos et son style sont souvent éblouissants. En fait, tout cet ouvrage étoffé est échafaudé comme une progression logique qu’il serait difficile de suivre dans le désordre ou partiellement. Ajoutons enfin que la traduction faite par Pascale Robin est limpide, en dépit de la difficulté du texte, en particulier dans les chapitres de la quatrième partie. Elle réussit à bien rendre dans notre langue le style vivide de l’auteur, qui écrit passionnément mais posément et doctement. On regrette seulement que plusieurs des références bibliographiques contenues dans les notes en bas de page rédigées par John Milbank renvoient encore à des éditions de langue anglaise pour des traductions anglaises de nombreux penseurs français comme Marcel Mauss, Auguste Comte, Émile Durkheim, Louis Dumont, Paul Veyne, Maurice Blondel, Jean-François Lyotard, Michel Foucault, et non aux versions françaises d’origine (voir les notes, p. 27, 138, 142, 173, 194, 195, 362, 459, 480). En conséquence, le lecteur intéressé par ces citations d’auteurs français devra donc parcourir les éditions anglaises des ouvrages mentionnés par John Milbank pour localiser intégralement une référence particulière. Une seule coquille subsiste dans ces 719 pages : on lit « Max » au lieu de « Marx » (p. 417).

En plus de ses qualités déjà énumérées, Théologie et théorie sociale au-delà de la raison séculière pourra certainement servir aux universitaires et aux théologiens à la recherche d’une critique chrétienne du postmodernisme, qui est surtout formulée dans la deuxième moitié. Jusqu’à la dernière page, John Milbank fait preuve d’une vaste érudition et d’une certaine audace dans ce livre interdisciplinaire, déjà considéré comme un « classique » en Angleterre depuis sa réédition en 2006, qui scrute autant l’histoire des idées, la sociologie, la philosophie, la théologie, les études religieuses, les études sur la narration, les théories sociales et plusieurs de leurs correspondances.