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Qo 2,25 est un verset énigmatique et c’est sans doute pourquoi, dans leur analyse exégétique de Qo 2, certains auteurs omettent simplement de le commenter[1]. Ce v. 25 pose d’abord des problèmes au niveau de son emplacement et donc de la cohérence de la péricope à laquelle il appartient. Puis, du point de vue sémantique, trois mots de ce v. 25 sont plus ou moins problématiques. En effet, dans le texte massorétique, l’expression ḥwṣ mmny, qui est un hapax, pose des problèmes de critique textuelle. Quant au verbe yḥwš, il a été compris de diverses façons, aussi bien par les auteurs des anciennes versions que par les exégètes. Enfin, le sens du verbe ’kl dans ce v. 25 ne semble pas avoir été bien compris. Bien que ce v. 25 ait déjà fait l’objet de deux états de la recherche, l’un par Ellermeier, qui expose de nombreuses interprétations depuis Luther jusqu’au milieu du 20e siècle, et l’autre par De Waard, qui présente quelques travaux dont certains remontent aux années 1970[2], il continue de diviser les exégètes. Qui plus est, depuis la parution de ces deux articles, plusieurs exégètes ont proposé de nouvelles interprétations. C’est pourquoi j’estime que Qo 2,25 mérite d’être à nouveau examiné, et ce, en prenant essentiellement en considération les interprétations qui ont été défendues ces dernières décennies.

Pour cerner la signification de ce verset, j’exposerai les résultats de mon enquête en cinq parties de longueur inégale. Je proposerai d’abord ma traduction de ce verset[3]. Cette traduction sera suivie d’une présentation des anciennes versions, de quelques notes de critique textuelle et d’un état de la recherche récente en ce qui concerne les corrections proposées par les exégètes. Puis, je résumerai les principaux résultats issus des travaux préconisant une approche diachronique. Comme le v. 25 ne peut être compris en dehors de son contexte immédiat, je confronterai par la suite les résultats favorisant une approche diachronique à une critique structurelle. Je terminerai mon enquête par une critique littéraire du texte, c’est-à-dire une analyse philologique et sémantique de chacun des mots de ce v. 25. Le recours à ces diverses méthodes me permettra de valider et d’infirmer certaines interprétations existantes, mais aussi d’en proposer de nouvelles qui sont tantôt complémentaires, tantôt en contradiction avec celles déjà défendues par mes prédécesseurs.

I. Traduction

V. 25 : Car qui festoiera et qui se fera du souci en dehors de lui ?

II. Critique textuelle

Ce v. 25 a été compris de diverses façons par les anciens traducteurs. Le texte édité par Rahlfs et Hanhart se lit comme suit : hoti tis phagetai kai tis pheisetai parex autou[4], « parce que qui mangera et épargnera en dehors de lui ? » Le verbe pheidomai, « épargner », « traiter avec ménagement », ou encore « s’abstenir de », qui est retenu par Rahlfs et Hanhart, provient des versions d’Aquila et de Symmaque dans la version Syro-hexaplaire[5]. Quant à l’expression parex autou, elle peut être traduite par « en dehors de lui » ou « à l’encontre de lui ». Ces versions d’Aquila et de Symmaque ont l’appui de la traduction latine du commentaire de Jérôme : Quis enim comedet et quis parcet sine illo[6] ?, « qui en effet mangera et épargnera sans lui ? »

Sachant que, dans la Septante, le verbe pheidomai correspond à 22 reprises au verbe ḥws, « avoir pitié » (Gn 45,20 ; Dt 7,16 ; 13,9 ; 19,13.21 ; 25,12 ; 1 S 24,11 ; Ne 13,22 [= 2 Esdr 23,22] ; Ps 71[72],13 ; Is 13,18 ; Jr 13,14 ; Ez 5,11 ; 7,4.9 [= 7,6.8] ; 8,18 ; 9,5.10 ; 16,5 ; 20,17 ; Jl 2,17 ; Jon 4,10.11), on peut se demander si les auteurs de ces versions ont lu yḥwś et considéré que cette graphie était équivalente à yḥws, forme qal inaccompli du verbe ḥws, « avoir pitié ». Cette hypothèse émise dans la BHQ est peu probable, car le verbe ḥws, dans la Bible, a pour seule signification celle d’« avoir pitié » ou d’« avoir de la compassion », et un tel verbe ne ferait aucun sens au v. 25. Ne se pourrait-il pas que l’interprétation d’Aquila et de Symmaque, reprise par Jérôme dans son commentaire, soit plutôt une lectio facilitans qui vient de l’incompréhension du verbe yḥwš ? Pour bien répondre à cette question, un examen philologique du verbe yḥwš s’impose et celui-ci sera réalisé dans la dernière partie de l’article.

Par ailleurs, les codices B, S et A de la Septante ont le verbe pietai, « boira » : « qui mangera et qui boira en dehors de lui ? » Ainsi, loin de s’opposer, les deux verbes, phagomai et pinô, sont ici complémentaires. Cette leçon correspond aussi à celle de la Peshitta qui a le verbe nšt’ : mṭl dmnw y’kwl wmnw nšt’ lbr mnh[7], « car qui mangera et qui boira en dehors de lui » ou, si l’on reconnaît que les deux verbes à l’inaccompli peuvent ici exprimer une possibilité : « car qui pourra manger et qui pourra boire en dehors de lui ? »

D’aucuns suivent cette leçon des codices B, S et A et traduisent le verbe yḥwš par le verbe « boira[8] », « boit[9] » ou « peut boire[10] ». Cette option en faveur du verbe « boire » n’est pas nouvelle. C’était déjà celle du Qohélet Rabbah qui avait remplacé le verbe yḥwš par le verbe šth : « Salomon a dit : Qui a mangé comme j’ai mangé ? Qui a bu (šth) comme j’ai bu (št[y]ty)[11] ? » Cet emploi du verbe « boire » est étonnant, car il suppose l’hébreu yšth qui n’est attesté dans aucun des manuscrits hébreux anciens. Par contre, ce choix peut s’expliquer de la façon suivante : faute d’avoir compris le sens du verbe yḥwš, les traducteurs ont réintroduit le couple « manger-boire » déjà présent au v. 24 et commun en Qo (3,13 ; 5,17 et 8,15 ; cf. aussi les racines ’kl et šth qui apparaissent dans la même phrase en 9,7 et 10,17). Il s’agit donc d’une lectio facilitans.

En dehors de la Syro-hexaplaire, il semble que Symmaque propose un verbe qui s’apparente à celui de « manger » : analōsei, « dépensera ». Enfin, dans la Vulgate[12], Jérôme opte aussi pour un terme qui est plutôt synonyme du verbe « manger » : quis ita vorabit et deliciis affluet ut ego, « car qui a mangé et qui a joui plus que moi ? » Ces différentes lectures correspondent-elles au texte massorétique ? Une fois de plus, seule une analyse philologique du verbe yḥwš permettra de répondre à cette question.

Ce v. 25 pose une deuxième difficulté au niveau textuel. En effet, faut-il lire mmny, « de moi », ou mmnw, « de lui » ? La première leçon est celle du texte massorétique. Celui-ci a l’appui de nombreux manuscrits hébreux, de la Vulgate (ut ego) et du targum (br mny). Par contre, quelques manuscrits hébreux ont mmnw. Cette leçon est également attestée dans la Septante (parex autou), la Peshitta (lbr mnh), la Syro-hexaplaire (sṭr mnh) et la traduction du commentaire de Jérôme (sine illo). Bien qu’il ne traite pas de ce problème explicitement, Byargeon laisse croire que la confusion entre le y et le w relève d’une ambiguïté voulue par l’auteur[13]. Avec raison, Fredericks déclare que cette lecture est sans fondement[14]. Par contre, il est vrai que la graphie du y et du w était similaire dans l’Antiquité et que les copistes ont très bien pu prendre le w pour un y[15]. En définitive, du strict point de vue de la critique textuelle, il est difficile de conclure de manière définitive, puisque le choix de l’une ou l’autre de ces deux leçons dépend du sens que l’on donne au verbe yḥwš et de la façon dont on situe le v. 25 dans son contexte immédiat. C’est d’ailleurs ce dernier enjeu qui va maintenant retenir mon attention.

III. De l’approche diachronique à l’hypothèse des citations

Le v. 25 pose non seulement des problèmes de critique textuelle et donc de traduction, mais aussi des problèmes au niveau de la cohérence de la péricope à laquelle il appartient. D’aucuns estiment qu’il faut considérer comme un ajout ultérieur le v. 25[16], les v. 24b-26d[17] ou les v. 24b-26a[18]. En plus de considérer les v. 24b-26a comme un ajout, Lauha restaure l’ordre du texte comme suit : v. 24ab.26bβ.24ba.25.26ab[19]. Rose, qui fait intervenir trois rédacteurs distincts dans le livre de Qo, attribue les v. 22-26 au Théologien-Rédacteur, responsable de la deuxième relecture[20]. Pour sa part, Brandscheidt, qui retrace quatre étapes rédactionnelles dans le livre de Qo, dissocie le v. 24 des v. 25 et 26, puisqu’elle attribue le v. 24 au premier rédacteur et les v. 25-26 au deuxième rédacteur[21].

L’idée que le livre de Qo serait truffé de citations a pris le relais de l’hypothèse des sources. Autrement dit, le mot « ajout » a été remplacé par le mot « citation ». Toutefois, le problème posé par cette nouvelle hypothèse est le même que celui de la critique des sources : c’est le problème de la délimitation des citations. Par exemple, Preuss est d’avis que Qo 2,26 est une glose ou une citation qui ne traduit pas l’opinion de Qo[22]. D’autres identifient plutôt le v. 25 comme une citation[23] ; d’aucuns précisent que cette citation fait entendre la voix de Dieu[24]. Cette interprétation est invraisemblable, car ce serait le seul passage de tout le livre où Qo donnerait la parole à Dieu. Or, contrairement aux prophètes, Qo ne parle jamais au nom de Dieu. Qui plus est, il n’incite guère à parler à Dieu (Qo 5,1). Par ailleurs, Schwienhorst-Schönberger rejette l’interprétation selon laquelle 2,24b-25 serait une citation de la tradition théologique critiquée par Qo en 2,26bβ[25].

Tout autre est l’interprétation de Perry, puisqu’il imagine que le livre de Qo est un dialogue entre, d’une part, Qo, le sage et le roi (2,24ab[’yn-ṭwb… b‘mlw].25.26c [gm-zh hbl wr‘wt rwḥ]) et, d’autre part, son présentateur plus orthodoxe et tolérant (2,24c.26ab)[26]. Cette interprétation est nettement forcée et c’est sans doute pourquoi elle n’a toujours pas été reprise à ce jour.

Force est de constater que l’identification d’une citation et la détermination de sa fonction, comme celles des gloses, se font selon le genre de message que l’on veut bien voir dans ce texte.

IV. Critique structurelle

Pour bien comprendre Qo 2,25, il convient de savoir, d’une part, à quelle péricope ce verset appartient et, d’autre part, s’il se rattache à ce qui précède ou à ce qui suit. Par exemple, Kamano estime que le v. 25 appartient à une unité qui va de 2,24 à 3,1, ce dernier verset étant aussi rattaché à ce qui suit[27]. Pour sa part, Fischer est d’avis que Qo 1.13b et 2.26 forment ensemble une inclusion et que 2,22-26 constitue le résumé de l’enseignement de sagesse ou la conclusion de la fiction royale ; quant à 2.26b, il doit être compris comme le jugement sur l’ensemble de l’expérience royale[28]. Perry, qui imagine que tout le livre de Qo est un dialogue entre deux personnages, rattache plutôt 2,26c à 3,1-8 qui forme une autre unité[29]. D’autres sont plutôt d’avis qu’il faut délimiter la dernière unité de Qo 2 entre les v. 17 et 26[30], les v. 18 et 26[31] ou les v. 24e-26, le v. 24a-d devant être compris comme une première conclusion portant sur ce qui est bon pour l’être humain (v. 20-24d)[32].

À mon avis, Qo 3,1, avec les mots « moment » et « temps », introduit clairement le poème sur le temps qui suit. Par ailleurs, la répétition des mots ṭwb (2,1.3.24 [2x].26[2x]) et śmḥh (2,1-2.26) ainsi que la reprise de la formule r’h + ṭwb (2,1.24) forment une grande inclusion. En outre, le double verdict constitué du mot hbl et de l’expression r‘wt rwḥ (2,11.26) indique que la grande section qui va de 2,1 à 2,26 se subdivise elle-même en deux unités : 2,1-11.12-26. Quant à 2,12a, il annonce le sujet traité aux v. 13-17, tandis que 2,12b annonce le sujet traité aux v. 18-23[33]. Suite à la triple conclusion négative de Qo 2,19.21.23, exprimée à l’aide du mot hbl, les v. 24-26 couronnent donc la fiction salomonienne par une réflexion sur les jouissances simples et concrètes de l’existence, qui ne peuvent être vécues que comme des dons de Dieu (cf. 2,24.26). Or, sachant que les v. 24 et 26 mentionnent explicitement le Dieu qui donne, il est vraisemblable que le v. 25 y fasse lui aussi référence. C’est la raison pour laquelle il convient de retenir la lecture mmnw.

Du point de vue sonore, la paronomase entre ḥwš et ḥwṣ permet de considérer le v. 25 comme un chiasme :

  • A

    • B ḥûš

    • B' ḥûṣ

  • A' mi

Par ailleurs, le v. 25 se présente clairement sous la forme d’un parallélisme :

  • A my

    • B y’kl

    A' my

    • B' ḥwš

La grande question est de savoir si le parallélisme est synonymique ou antithétique. La réponse à cette question dépend du sens que l’on donne au verbe ḥwš qui a suscité, on le verra, de nombreuses traductions. Bien entendu, on ne saurait négliger l’analyse sémantique pour répondre à cette question. Toutefois, la critique structurelle peut également se révéler d’un grand secours pour résoudre le sens énigmatique du verbe ḥwš. Du point de vue de la structure, si le v. 25 se rattache seulement au v. 24 qui évoque le manger et le boire, le parallélisme entre les verbes ’kl et ḥwš peut être synonymique. Par contre, si le v. 25 se rattache plutôt au v. 26, qui évoque la jouissance de celui qui est favorable à Dieu et le souci de celui qui lui est défavorable, le parallélisme doit plutôt être antithétique. Or, du point de vue structurel, le v. 25 se rattache certes au v. 24, mais il est construit en parallèle avec le v. 26. En effet, 2,24-26 est structuré sous la forme d’un chiasme :

  • A gm-zh + myd h’lhym (2,24b)

    • B ky (2,25ab)

    • B' ky (2,26ab)

  • A' gm-zh + hbl wr‘wt rwḥ (2,26c)

Les v. 25-26 se présentent comme deux commentaires, introduits par ky, au sujet de l’affirmation du v. 24 relative à la main Dieu, laquelle évoque le Créateur de qui tout dépend[34]. En ce qui concerne le v. 26, outre le verdict final introduit par gm-zh, il est encadré par le double emploi de la préposition l + pnyw/pny et il est divisé en deux parties qui sont construites avec la même formulation : l + ntn + énumération des dons. D’une part, il s’agit du don fait à celui qui est favorable à Dieu et, d’autre part, du don fait à celui qui ne lui est pas favorable (le raté ou le pécheur). L’inégalité entre les deux destinataires des dons divins est soulignée de deux façons. Primo, le don fait à celui qui plaît à Dieu est répété deux fois, sous la forme d’un chiasme :

  • A ṭwb

    • B ntn

    • B' ntn

  • A' ṭwb

Secundo, le don fait au raté est un don empoisonné, qui est exprimé à l’aide de trois mots : un souci de rassembler et d’amasser (‘nyn l’swp wlknws) pour celui qui est favorable à Dieu. Par contre, celui qui est favorable à Dieu reçoit trois dons positifs : sagesse, connaissance et jouissance (ḥkmh wd‘t wśmḥh).

Reste à souligner le lien entre les v. 25 et 26 qui sont tous deux introduits par ky. En fait, le v. 25, qui a la forme d’une double question, introduit le second commentaire qui a la forme d’une double réponse. Ainsi, le verbe ’kl correspond au mot śmḥh. En effet, les deux termes apparaissent souvent dans le même contexte pour exprimer la joie (3,12-13 ; 5,18 ; 8,15 ; 9,7). Quant au verbe ḥwš, il doit donc correspondre au mot ‘nyn. Lus ainsi, les v. 25-26 sont construits sous la forme d’un parallélisme :

  • A my y’kl

    • B my yḥwš

  • A' ntn + śmḥh

    • B' ntn + ‘nyn

La double réponse donnée au v. 26 indique bien que la double question du v. 25 est une fois de plus purement formelle : elle vise à critiquer ceux qui s’imaginent que Dieu n’y est pour rien dans la vie des gens qui ont une vie heureuse ou malheureuse. Autrement dit, rien n’est possible pour l’être humain sans l’intervention divine (cf. les expressions myd h’lhym et ḥwṣ mmnw aux v. 24-25 et le triple emploi du verbe ntn au v. 26). Telle est la thèse centrale de 2,24-26.

Cette structure confirme non seulement la lecture mmnw, « de lui », le pronom « lui » faisant référence à Dieu, mais aussi le fait que le v. 25, comme le v. 26, est construit sous la forme d’un parallélisme antithétique. Par conséquent, le verbe yḥwš exprime le contraire du verbe y’kl et doit correspondre au mot ‘nyn. C’est ce qu’il ne faudra pas oublier lors de l’analyse sémantique de ce verbe.

V. Critique littéraire

Le temps est venu d’analyser chacun des mots de ce v. 25. Par souci de clarté, je diviserai mon analyse en deux parties de longueur inégale, la première correspondant au v. 25a (ky my y’kl) et la seconde au v. 25b (wmy yḥwš ḥwṣ mmnw).

1. Qo 2,25a

Certains exégètes omettent de traduire le mot ky, qui introduit la double interrogation du v. 25[35]. Fischer ne le traduit pas, mais affirme qu’il est l’équivalent de deux points (« : ») ; autrement dit, il s’agit d’un ky recitativum[36]. Willmes le traduit par « en outre[37] », ce qui ne correspond guère au sens du mot ky en Qo. D’autres lui donnent un sens emphatique (« en vérité[38] ») ou causatif (« car[39] »). Dans le premier cas, le ky indique que le v. 25 renforce l’affirmation du v. 24b. Dans le second cas, le ky indique que le v. 25 commente et justifie l’affirmation du v. 24b. Bien que les deux sens soient semblables, j’opte pour le sens causal ; par contre, j’estime que le ky qui introduit le v. 26 a un sens emphatique, car il introduit en quelque sorte la double réponse à la double question du v. 25.

Qo aime bien poser des questions. Il y a en effet 37 interrogations dans le livre, dont quinze emplois de my, « qui ? » (2,19.25[2x] ; 3,21.22 ; 6,12[2x] ; 7,13.24 ; 8,1[2x].4[ou exclamatif].7 ; 9,4 ; 10,14) et un emploi de lmy, « pour qui ? » (4,8). Le double emploi de my indique que l’interrogation porte sur l’identité d’une personne.

La première question est exprimée à l’aide du verbe ’kl, qui apparaît quinze fois en Qo (2,24.25 ; 3,13 ; 4,5 ; 5,10.11.16.17.18 ; 6,2[2x] ; 8,15 ; 9,7 ; 10,16.17). Ce verbe apparaît à quatre reprises jumelé au verbe šth (2,24 ; 3,13 ; 5,17 et 8,15). En outre, les racines ’kl et šth apparaissent dans la même phrase en 9,7 et 10,17. Dans les quatre cas où le couple ’kl et šth apparaît, les verbes n’ont aucun complément d’objet direct. Manger et boire ne correspondent donc pas aux simples besoins fondamentaux des êtres humains. Le couple manger et boire évoque plutôt la réjouissance (cf. aussi 1 R 4,20 ; Is 22,13 ; 65,13 ; Jr 22,15 ; 1 Chr 29,22 ; Ne 8,10 ; Tb 7,10-11.14 ; 8,1.20 ; etc.), comme l’indique d’ailleurs le mot ṭwb/ṭwbh ou śmwḥ qui l’accompagne (Qo 2,24 ; 3,13 ; 5,17 ; 8,15).

Cette première question est quasi unanimement traduite par « qui mange » ou « qui mangera[40] ». Par contre, sachant qu’un verbe à l’inaccompli peut exprimer l’idée d’une possibilité, d’aucuns traduisent la question comme suit : « qui peut manger » ou « qui pourrait manger[41] ». Bien entendu, ces deux traductions ne sont pas erronées, mais elles ne sont pas les meilleures, car le verbe ’kl, ici sans aucun complément, n’évoque aucunement le simple fait de s’alimenter. La première question du v. 25 gagne en clarté si le verbe ’kl est traduit par « festoyer » ou « banqueter » : « qui festoiera » ou « qui pourra festoyer ». En effet, le même verbe apparaît en 10,16-17 avec ce sens, l’acte de manger incluant la consommation de boissons fortes, comme l’indique le mot šty en 10,17. Cet emploi du verbe ’kl au sens de « festoyer » ou « banqueter » n’est d’ailleurs pas propre à Qo (cf., par exemple, 1 R 4,20 ; 18,42 ; Is 21,5 ; Jr 16,8 ; Am 6,4 ; Jb 1,4).

2. Qo 2,25b

Le verbe ḥwš qui suit la seconde interrogation est nettement plus problématique. En effet, sa signification précise ne fait toujours pas l’unanimité. Les interprétations proposées ces dernières années se sont mêmes multipliées. Celles-ci peuvent être répertoriées en huit groupes, dont certains incluent différentes traductions. En outre, à l’intérieur d’un même groupe, le sens de la seconde question peut également varier selon que les exégètes retiennent la leçon mmny, « de moi » ou mmnw, « de lui ».

Dans le premier groupe figurent les exégètes qui adoptent simplement le sens premier et le plus commun du verbe ḥwš, soit celui de « se hâter », et ce, même si de nombreux exégètes écartent d’entrée de jeu cette signification comme n’ayant guère de sens[42]. Par exemple, telle est la traduction retenue par Faessler : « Car qui mange, et qui se hâte (vers la joie) en dehors de Moi (Dieu)[43] ? » Voici sa paraphrase : « celui qui partage le repas et se hâte vers la joie qu’il en éprouve, ne le fait pas en dehors d’une expérience de la Transcendance même de Dieu[44] ! ». Cette traduction n’est pas nouvelle. En effet, Rashi, qui reprend le verbe « boire » à l’instar du Qo Rabbah, paraphrase le verbe ḥwš à l’aide des verbes « réjouir » et « se dépêcher » : « Pourquoi ne me réjouirais-je pas (l’ ’śmḥ) de ma part en mangeant et en buvant, car qui mérite de dépenser mon labeur et qui peut se dépêcher (ymhr) de le dilapider, à part moi[45] ? » Rashbam donne aussi au verbe ḥwš le sens de se hâter vers la joie : « qui est digne de manger et de s’empresser à jouir (wlmhr lśmwḥ) de ma peine sauf moi[46] ? » Abraham Ibn Ezra et Meṣûdat David proposent des traductions semblables : « c’est comme se hâter de satisfaire ses désirs (ymhr lkl t’wtw)[47] » ; « et se dépêcher d’en profiter (wlmhr lhnwt)[48] ». Bien qu’elle soit déjà attestée chez les anciens commentateurs, cette traduction de Faessler est inadmissible pour une raison fort simple : elle ne fait sens que grâce à un ajout absent du texte hébreu. Pour sa part, De Luca propose la traduction suivante : « Car qui mangera et qui se hâtera, en dehors de moi[49] ? » Pour justifier sa traduction, il signale que le seul autre passage où le verbe ḥwš apparaît avec le verbe manger se trouve en Hab 1,8. En outre, il place tout le v. 25 entre des guillemets, car il estime qu’il s’agit ici de la voix de Dieu et non de celle de Qo. À mon avis, le rapprochement entre Qo 2,25 et Hab 1,8 est peu concluant, car il y a deux différences majeures entre les deux textes. D’une part, en Qo 2,25, le verbe ḥwš n’est pas suivi de la préposition l et du verbe ’kl. D’autre part, en 2,25, les verbes ḥwš et ’kwl sont placés en parallèle, comme l’indique la double interrogation my qui précède chacun des verbes. Enfin, j’ai déjà expliqué au point III pourquoi l’attribution de cette question à Dieu est invraisemblable. Niccacci donne également au verbe yḥwš le sens de « se hâter », mais il est d’avis que les verbes ’kl et ḥwš forment un hendiadys puisqu’ils sont tous deux précédés de l’interrogation my. En outre, à la lumière de Hab 1,8 qui évoque l’aigle se hâtant de manger (ḥš l’kwl), il conclut que la traduction suivante est la plus vraisemblable : « En fait, qui pourrait se dépêcher de manger en dehors de moi[50] ? » Trois raisons m’incitent à rejeter cette interprétation. Premièrement, pour la même raison déjà évoquée ci-dessus, le texte de Hab 1,8 n’éclaire en rien Qo 2,25. Deuxièmement, cette traduction suppose qu’il faut inverser l’ordre des questions. Troisièmement, pour que deux termes puissent former un hendiadys, ceux-ci doivent être des termes synonymes ou complémentaires, comme c’est le cas en 1 Sam 20,38 : mhrh ḥwšh, « hâte-toi, dépêche-toi ». Or, même en admettant que le verbe ḥwš a ici le sens de « se dépêcher », les verbes ’kl et ḥwš ne sont aucunement des verbes synonymiques ou complémentaires. En outre, les deux termes d’un hendiadys sont habituellement reliés par un w et non par un my.

Dans le deuxième groupe se trouvent les exégètes qui traduisent le verbe ḥwš par « sentir » ou « ressentir » : « Car qui peut manger et qui peut ressentir, en dehors de moi ? » ; « Car qui mangera et qui ressentira, sauf moi[51] ? » Il est vrai que le verbe ḥwš a parfois le sens de « sentir » dans les textes rabbiniques, mais il s’agit de sentir de la douleur, comme sentir un mal de tête, un mal de dents, un mal à la main, un mal aux intestins, etc.[52] Cette signification est d’ailleurs déjà attestée dans les inscriptions Nord-Ouest sémitiques où le substantif ḥš signifie « peine », « chagrin » ou « douleur », tandis que la racine ḥšš signifie « peiner », « affliger[53] ». Enfin, cette traduction est problématique dans la mesure où le « moi » fait référence à Qo lui-même. Or, dans la partie portant sur la critique structurelle, j’ai bien mis en évidence que la thèse défendue dans cette unité est de nature théologique (cf. 2,24.26).

Bien qu’il propose de lire yḥyš au lieu de yḥwš — ce qu’aucun témoin ancien ne justifie —, Glasser propose une interprétation qui peut être classée dans ce deuxième groupe : « car qui mangera et qui s’agitera ? » Selon lui, il faut donner au verbe ḥwš le sens qu’il a en Is 28,16, « où le prophète oppose à l’attitude des croyants l’agitation diplomatique et militaire des gouvernants de Jérusalem[54] ». Il est vrai que, dans la Bible, le verbe ḥwš décrit tantôt un mouvement spatial observable (au qal, cf. Nb 32,17 ; 1 S 20,38 ; Hab 1,8 ; Ps 71,12 ; au hiphil, cf. Jg 20,37), tantôt un mouvement intérieur, c’est-à-dire une agitation intérieure (au qal, cf. Jb 20,2 ; 31,5 ; Ps 90,10 ; 119,60 ; au hiphil, cf. Ps 55,9 ; Is 28,16). Toutefois, dans les cas où le verbe décrit une agitation intérieure, celle-ci ne correspond jamais à un simple « ressentir » ou à une vague « agitation » ; l’agitation intérieure s’apparente toujours à de l’impatience (Jb 20,2 ; 31,5 ; Is 28,16) ou à de l’empressement (Ps 55,9 ; 119,60 ; cf. aussi les emplois au hiphil en Is 5,19 et 60,22, où il s’agit de hâter une oeuvre et un événement). Or, ce sentiment d’impatience ou de hâte ne s’intègre aucunement au sujet traité en Qo 2,24-26. En outre, Glasser propose une autre coupure du texte qui n’est pas celle du texte massorétique. Selon lui, la formule « hors de moi » introduit plutôt le verset 26. Par conséquent, il donne au mot ky, qui introduit le v. 26, le sens de « que ». En somme, estimant que l’expression « hors de moi que » sert à indiquer le désaccord de Qo avec l’affirmation du v. 26 qu’il introduit, Glasser propose la traduction suivante : « Il est hors de mon pouvoir de dire qu’à l’homme qui est bon devant lui[55] ». Deux raisons m’incitent à rejeter cette interprétation. Premièrement, elle suppose un nouveau découpage du texte qui n’est confirmé par aucune des anciennes versions. Deuxièmement, en Qo, le mot ky n’a jamais le sens de « que », lequel terme correspond plutôt aux conjonctions ’šr ou š.

Les exégètes classés dans le troisième groupe donnent au verbe ḥwš du v. 25 le sens de « penser » : « qui peut penser sans lui[56] ? » Deux arguments sont avancés en faveur de cette lecture. Le premier est d’ordre philologique : le verbe ḥwš au sens de « penser » ou « méditer » est attesté dans la Mishna et en mandéen. Le second argument est d’ordre contextuel : le verbe ’kl se rattache à la śmḥh, tandis que le verbe ḥwš se rattache à la ḥkmh du v. 26 et vise donc une activité liée à la sagesse. Il est vrai que, parmi les sens possibles du verbe ḥwš, il y a celui de « considérer[57] », qui s’apparente plus ou moins à l’idée de penser, réfléchir ou méditer ; par contre, ce sens ne semble pas très fréquent puisqu’il est absent de certains dictionnaires d’hébreu et d’araméen talmudique[58]. Quoi qu’il en soit, l’idée de rattacher les deux verbes du v. 25 à la seule première affirmation du v. 26, celle qui est relative à celui qui est favorable à Dieu, n’est guère crédible du point de vue structurel. En effet, une telle interprétation isole la suite du v. 26 de ce qui précède alors que tout le v. 26 est en parallèle avec le v. 25 et fait partie intégrante de l’unité qui débute avec le v. 24.

Le quatrième groupe inclut les exégètes qui sont d’avis que le verbe ḥwš a le sens de « subvenir à ses besoins » : « Qui peut manger et subvenir à ses besoins sans lui ? » Pour justifier une telle traduction, on invoque le Ps 141,1[59]. Le problème, c’est que le verbe ḥwš au Ps 141,1 a bel et bien le sens de « se hâter ». En somme, cette interprétation n’est pas plus convaincante que celle de Reider qui, rapprochant le verbe ḥwš de l’arabe ḥawithas, « être plein de nourriture », propose de traduire le v. 25 comme suit : « Car qui mange et se repaît lui-même avec de la nourriture si ce n’est moi[60] ? »

Dans le cinquième groupe figurent de très nombreux exégètes qui traduisent le verbe ḥwš par « jouir », « se réjouir » ou un verbe équivalent. Cette interprétation n’est pas nouvelle. On l’a vu, elle est déjà indirectement défendue par le Qo Rabbah et par Rashi, le premier ayant remplacé le verbe ḥwš par le verbe « boire » et le second ayant résumé l’ensemble du v. 25 à l’aide du verbe « se réjouir ». Cette interprétation est déjà attestée dans la traduction arabe de Sa‘adya Gaon : fa man dha ya’koulou wa man yaḥoussou bi lidhatihi siwaya[61], « qui donc mange, et en éprouve les délices, hormis moi ? » On trouve aussi une telle interprétation chez Isaïe de Trani l’ancien : « pour jouir de son labeur (lśmḥ b‘mlw)[62] ». Pour sa part, Lévi Ben Gershom propose une traduction qui va dans le même sens : « et qui sentira ce plaisir (wmy yrgyš bt‘nwg hhw’)[63] ».

Parmi les exégètes contemporains qui traduisent le verbe ḥwš par « jouir » ou un terme équivalent, nombreux sont ceux qui ne justifient aucunement leur traduction, comme si le sens de ce verbe ne posait aucun problème[64] ! Par ailleurs, contrairement aux anciens commentateurs qui conservent le texte massorétique et lisent le pronom suffixe « moi », les exégètes qui traduisent le verbe ḥwš par « jouir » ou un verbe équivalent optent tantôt pour le texte massorétique[65], tantôt pour la variante mmnw[66]. Qui plus est, ceux qui maintiennent le texte massorétique identifient le « moi » tantôt à Dieu[67], tantôt à Salomon[68]. Dans le premier cas, le v. 25 est identifié comme une citation d’une parole de Dieu. Or, au point III, j’ai bien expliqué pourquoi cette interprétation est invraisemblable. Dans le deuxième cas, le v. 25 témoigne de la grandeur de Salomon et n’évoque d’aucune façon l’agir de Dieu. Or, les v. 24 et 26 indiquent clairement que cette unité ne porte plus sur l’expérience personnelle du roi Qo, mais sur celle de l’être humain (’dm) en général. En outre, lors de la critique structurelle, j’ai bien montré que la thèse centrale de 2,24-26 est de nature théologique : rien n’est possible pour l’être humain sans l’intervention divine.

Quoi qu’il en soit du suffixe qui clôt le v. 25, les arguments avancés par les exégètes pour justifier la traduction du verbe ḥwš par « jouir » ou un terme synonyme sont peu nombreux et surtout peu convaincants. Towner affirme simplement que la traduction par « jouir » repose sur une correction fondée sur la Septante et la Peshitta[69]. Cette justification est erronée, car, comme on l’a déjà vu, ces deux versions supposent plutôt le verbe šth, « boire », et il s’agit là d’une lectio facilitans. Pour sa part, Eaton écrit que le verbe ḥwš au sens de « jouir » est celui qui convient le mieux au contexte ; dans ce cas, précise-t-il, il est une variante de ḥšš[70]. Cette justification est peu crédible, car le verbe ḥšš, qui est absent de la Bible, n’a jamais ce sens dans les textes rabbiniques[71]. En ce qui concerne le contexte, la critique structurelle a permis de voir que le v. 25 se rattache au v. 26 et que celui-ci ne parle pas que de la joie. Pour justifier la traduction du verbe ḥwš par « jouir », Dahood cite un texte ougaritique tiré de la légende de Keret 125,4-5 (ou 16, col. 1,4-5) : uḫštk lntn ‘tq, « ou ta joie tourne au deuil[72] ». Toutefois, cette traduction est contestée. En effet, Gibson propose plutôt la traduction suivante : « ou votre chambre (sera-t-elle transformée) en deuil d’un vieil homme[73] ». On ne peut donc tenter d’éclairer un texte dont le sens est incertain par un autre texte dont le sens semble tout aussi incertain. D’autres citent l’akkadien ḫašāšu au sens de « se réjouir[74] ». À mon avis, cet argument n’est pas incontournable, car la langue de Qo est incontestablement plus proche de celle de la Mishna que de la littérature akkadienne. Or, dans la Mishna, la racine ḥwš n’a jamais le sens de « jouir ».

Les exégètes classés dans le sixième groupe proposent de traduire le verbe ḥwš par « rassembler », « glaner » ou « accumuler » : « qui mangera et qui glanera sans lui[75] ? » Deux arguments sont avancés pour justifier cette traduction : 1) le verbe ḥwš s’apparente à l’arabe ḥâša, qui fait référence à l’acte de collecter de la nourriture ou de thésauriser diverses choses ; 2) le verbe ḥwš est ainsi synonyme des verbes ’sf et kns du v. 26. Si le deuxième argument est intéressant, le premier ne l’est guère, d’une part, parce que les rapprochements avec l’arabe sont nombreux (cf. le quatrième groupe et ce qui suit) et, d’autre part, parce que le verbe ḥwš n’a jamais ce sens, ni en hébreu biblique, ni en hébreu ou en araméen rabbinique.

Au contraire du groupe précédent, les exégètes qui figurent dans le septième groupe proposent de traduire le verbe ḥwš par « s’abstenir », « se priver », « retenir » ou « manquer ». Ainsi, personne ne peut jouir ou être privé de jouissance en dehors de la volonté divine[76]. Pour justifier cette interprétation qui convient bien au contexte, Gordis affirme que le verbe ḥwš s’apparente à la racine arabe hs VI, qui signifie « s’abstenir de », « se retenir ». Toutefois, cette justification est peu convaincante, car elle fait appel à une racine arabe qui est déjà elle-même largement polysémique. Pour sa part, Rose justifie cette traduction en évoquant le verbe pheisetai présent dans les versions d’Aquila et de Symmaque ainsi que le verbe parcere employé par Jérôme dans son commentaire. Toutefois, cette interprétation d’Aquila et de Symmaque, reprise par Jérôme dans son commentaire, s’apparente davantage à une lectio facilitans qui vient de l’incompréhension du verbe yḥwš. En effet, le verbe ḥwš n’a jamais le sens de « s’abstenir » ou de « se priver », ni dans les textes du Proche-Orient ancien, ni dans la Bible, ni à Qumran[77], ni dans le Talmud.

Les exégètes classés dans le huitième groupe optent plutôt pour le verbe « se soucier », « s’inquiéter » ou « se préoccuper[78] ». Dans ce groupe peuvent aussi figurer les commentateurs qui hésitent entre « se soucier » et « jouir[79] » ou qui jugent que les deux traductions sont possibles puisque le v. 25 serait délibérément ambigu[80]. À mon avis, il n’y a pas lieu d’hésiter entre les deux traductions et le v. 25 n’est d’aucune façon volontairement ambigu. Seule l’histoire de la réception témoigne d’une certaine ambiguïté.

Pour justifier la traduction du verbe ḥwš par « se soucier », on cite le parallèle avec l’akkadien ḫâšu qui aurait le même sens. À mon avis, il faut utiliser cet argument philologique avec prudence. En effet, comme on l’a vu, certains exégètes ont déjà fait appel à un autre mot akkadien pour justifier la traduction par « jouir ». Le parallèle avec la langue mishnaïque est beaucoup plus concluant, puisque la langue de Qo s’en rapproche nettement. Or, dans la Mishna, le verbe ḥwš a souvent le sens de « s’inquiéter », « se soucier » ou « être anxieux[81] ». En outre, c’est ainsi que le Targum a compris le verbe ḥwš en 2,25 : « car qui approfondit les paroles de la Loi et quel est l’homme qui se soucie (ḥšš’) du jour du grand jugement qui viendra, en dehors de moi[82] ». À l’instar du Targum, Meṣûdat Ṣion est d’avis que le verbe yḥwš dérive de la racine ḥšš, « s’inquiéter », « se soucier[83] ».

Maussion estime que cette traduction ne s’articule pas bien avec le contexte[84], mais ma critique structurelle montre le contraire. En effet, j’ai bien établi que les v. 25 et 26 sont en parallèle, que chacun de ces deux versets est construit sous la forme d’une antithèse et que le verbe yḥwš exprime le contraire du verbe y’kl et qu’il doit correspondre au mot ‘nyn du v. 26, tandis que le verbe ’kl correspond au mot śmḥh auquel il est souvent associé.

Par ailleurs, la majorité des exégètes qui traduisent le verbe ḥwš par « se soucier » ou un verbe équivalent maintiennent la leçon du texte massorétique, ḥwṣ mmny[85], le « moi » pouvant être l’ultime référence à la fiction royale[86] ou une référence à Dieu[87]. Ayant déjà expliqué pourquoi aucune de ces deux interprétations n’est vraisemblable, je dois conclure que la variante mmnw est préférable et que l’expression ḥwṣ mmnw, qui est un hapax biblique, ne peut être rendue que par « en dehors de lui[88] ». Seule cette traduction permet de comprendre que le propos du v. 25, tout comme celui des v. 24 et 26, est de nature théologique : le Dieu qui donne (cf. le parallèle entre myd h’lhym au v. 24 et ḥwṣ mmnw au v. 25) est également celui qui détermine les conditions de l’existence humaine, aussi bien celles qui sont heureuses et avantageuses (v. 25a et 26a) que celles qui sont malheureuses et désavantageuses (v. 25b.26b). En définitive, la jouissance et le bonheur (2,24.25a.26 ; 3,13 ; 5,18-19 ; 6,2 ; 8,15 ; 9,9) aussi bien que le souci (1,13 ; 2,25b.26 ; 3,10) sont des dons de Dieu.

Conclusion

Durant les trois dernières décennies, Qo 2,25 a suscité de nombreuses traductions et c’est pourquoi un nouvel état de la recherche s’imposait. Celui-ci a permis, d’une part, de montrer que le v. 25 pose de nombreuses difficultés, particulièrement du point de vue textuel, structurel et sémantique, et, d’autre part, d’examiner et de critiquer de nombreuses traductions et interprétations qui ont récemment été proposées. S’il est vrai que la traduction que je propose n’est pas entièrement nouvelle, il n’en va pas de même de l’argumentation qui l’accompagne.

Du point de vue textuel, j’ai montré, d’une part, qu’il n’y avait aucune raison de ne pas retenir le verbe ḥwš et, d’autre part, qu’il était raisonnable de retenir la leçon mmnw, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, cette leçon a l’appui de nombreux témoins : quelques manuscrits hébreux, la Septante, la Peshitta, la Syro-hexaplaire et la traduction du commentaire de Jérôme. Deuxièmement, j’ai rappelé que la confusion entre le y et le w était fréquente dans l’Antiquité. Troisièmement, ma critique structurelle a bien mis en évidence que la leçon mmnw est celle qui correspond le mieux au contexte immédiat : l’expression ḥwṣ mmnw au v. 25 est en parallèle avec l’expression myd h’lhym du v. 24 et ces deux expressions correspondent aux emplois du verbe ntn avec Dieu pour sujet au v. 26. Quatrièmement, la leçon mmny n’autorise que deux interprétations qui sont incompatibles, soit avec le contexte immédiat, soit avec l’ensemble du livre. En effet, si le « moi » fait référence à Qo, le problème est triple : 1) le propos du v. 25 n’est plus théologique, comme c’est le cas dans les v. 24 et 26 ; 2) le v. 25 se trouve d’autant plus isolé que les v. 24 et 26 portent non pas sur le roi Qo mais bien sur la dépendance de l’être humain (’dm) à l’égard de Dieu ; 3) la traduction par « se soucier », qui est la mieux justifiée, ne fait plus aucun sens. Par ailleurs, si le mot « moi » fait référence à Dieu, il faut considérer le v. 25 comme une citation qui fait entendre la voix de Dieu. Bien entendu, cette interprétation est invraisemblable, car ce serait le seul passage de tout le livre où Qo donnerait la parole à Dieu. Or, contrairement aux prophètes, Qo ne parle jamais au nom de Dieu. Qui plus est, il n’incite guère à parler à Dieu (Qo 5,1).

Du point de vue sémantique, j’ai bien montré que le verbe ’kl devait être traduit non pas par le banal « manger », mais plutôt par « festoyer » ou « banqueter ». Par ailleurs, à l’instar de quelques exégètes minoritaires, j’ai choisi de traduire le verbe ḥwš par « se soucier », estimant que ce choix a deux bons arguments en sa faveur. Primo, le verbe ḥwš au sens de « se soucier » est très bien attesté dans les textes de la Mishna. Or, il est évident que la langue du livre de Qo s’apparente davantage à celle de la Mishna qu’aux langues akkadienne, ougaritique, arabe ou mandéenne, qui sont sollicitées par les exégètes qui proposent d’autres traductions. Secundo, cette traduction est confirmée par la critique structurelle. En effet, j’ai bien mis en évidence que le v. 26, qui comprend deux affirmations, l’une positive concernant celui qui est favorable à Dieu et l’autre négative concernant celui qui lui est défavorable, se présente comme la double réponse à la double question du v. 25. Autrement dit, j’ai bien montré que, dans les v. 25 et 26 qui sont construits en parallèle, comme l’indique la reprise du mot ky, la question my y’kl correspond à l’expression ntn + śmḥh, tandis que la question my yḥwš correspond à l’expression ntn + ‘nyn. Par ailleurs, contrairement à la majorité des exégètes qui traduisent le verbe ḥwš par « se soucier », je n’ai pas retenu la leçon mmny, et ce, pour les raisons rappelées ci-dessus.

En somme, ma critique structurelle a permis de justifier un choix textuel, de confirmer une traduction et ainsi de montrer que le propos de la péricope qui conclut la fiction royale est de nature théologique : rien n’est possible pour l’être humain — pas même pour le roi Qohélet ! — sans l’intervention divine (cf. les expressions myd h’lhym et ḥwṣ mmnw qui sont en parallèle aux v. 24-25 et le triple emploi du verbe ntn au v. 26). Bonheur et malheur ne sont pas véritablement du pouvoir des êtres humains. Autrement dit, c’est Dieu qui fait le bonheur et le malheur de l’être humain (Qo 7,14) et c’est lui qui est responsable de la malheureuse condition humaine (Qo 1,15 ; 7,13). Bien entendu, si le pouvoir absolu de Dieu suppose une vision théologique déterministe — en effet, par ses dons à l’être humain, Dieu pré-ordonne son existence —, celle-ci n’exclut pas la reconnaissance d’une liberté et d’une responsabilité des êtres humains. Cette tension entre déterminisme divin et liberté humaine est évidente lorsque l’on compare, par exemple, les passages où la joie est présentée comme un don (2,24-26 ; 3,13 ; 5,19 ; 8,15 et 9,9) et les passages où elle est présentée comme une injonction (9,7-9 ; 11,9-12,1), mais c’est là un autre sujet qui est lui aussi controversé.