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Peterson fut-il bien au cours du xxe siècle « le liquidateur de la théologie politique » ? L’expression est due à Carl Schmitt[1] qui l’utilise ironiquement contre ceux[2] qui, depuis la parution du Monothéisme comme problème politique en 1935[3], se sont appuyés sur cette référence pour séparer définitivement théologie et politique dans le christianisme. Par-delà l’intérêt personnel de Carl Schmitt à régler ses comptes avec Peterson[4], cette formule correspond-elle de quelque façon aux intentions du théologien ? On pourrait effectivement l’admettre si l’on s’en tient à ce qu’écrit Peterson dans la dernière page de son livre : le dogme trinitaire et l’eschatologie augustinienne y sont présentés comme ce qui a permis au christianisme de rompre « avec toute théologie politique qui détourne la proclamation de l’Évangile au profit de la justification d’une situation politique[5] » particulière. En effet, selon l’argument trinitaire, aucune figure terrestre ne peut imiter le Dieu chrétien pour une raison d’essence ; selon l’argument eschatologique, aucune paix terrestre ne peut se prévaloir de réaliser ou de préparer la paix céleste. Par conséquent, à partir du concile de Nicée et de la Cité de Dieu de saint Augustin, il n’est plus possible comme c’était encore le cas sous Constantin de cautionner théologiquement une monarchie ou un empire. Mais c’est surtout la fin de la dernière note du livre de 1935 qui systématise la position du théologien allemand : « Nous avons fait ici la tentative de démontrer, à partir d’un exemple concret, l’impossibilité théologique d’une “théologie politique”[6] ». Ainsi, pour les partisans de la rupture des deux disciplines, Peterson serait parvenu à démontrer que l’idée même d’une théologie politique n’est pas recevable pour le christianisme parce qu’elle repose sur un montage historique illégitime.

Il y a pourtant deux bonnes raisons de ne pas considérer la thèse finale du Monothéisme comme problème politique comme le point de vue définitif de Peterson à l’égard de la théologie politique. La première transparaît à la lecture de trois articles postérieurs à l’essai polémique de 1935. Ces articles, fortement marqués par le contexte historique, semblent justifier à plusieurs reprises une certaine repolitisation de la théologie chrétienne. La seconde est à chercher dans le cheminement personnel de Peterson qui précède la rédaction de l’essai ; plus précisément dans les motivations qui l’ont conduit à critiquer le protestantisme auquel il appartenait avant de se convertir au catholicisme et à défendre l’autonomie politique de l’Église contre les dangereuses séductions du siècle.

I. Trois approfondissements de la théologie politique

1. 1936 : « Le Christ comme Imperator ». Une repolitisation du christianisme ?

Le premier article intéressant la théologie politique est publié en 1936 et s’intitule : « Christus als Imperator[7] ». L’idée principale qui ressort de sa lecture est que le christianisme primitif a proposé une métaphorisation politique très forte de la figure du Christ à tel point que ses traits descriptifs peuvent, le cas échéant, reprendre ceux de l’empereur romain. Ce rapprochement contre-nature, selon l’auteur, entre le Christ et César s’explique par le fait qu’au moment où l’État ne contrôle plus ses institutions et que, simultanément, son chef s’arroge tous les pouvoirs et réclame que le peuple le vénère tel un Dieu, le Christ, le Roi qui doit revenir dans sa splendeur, prend les traits d’un Imperator. Il a comme armée l’Église qui s’oppose au dictateur par le combat des martyrs. Le temporel, explique Peterson, vaut alors pour elle comme un moment d’attente du souverain d’un monde à venir.

Plus précisément, l’article part du constat que l’appellation d’Imperator pour le Christ (et pas seulement de Rex) est présente à maintes reprises dans la littérature patristique (en particulier chez Tertullien et Cyprien). Corrélativement, le Royaume des Cieux est désigné comme imperium, notamment chez saint Augustin[8]. Peterson en déduit que pour l’évêque d’Hippone, « l’imperium du Christ a pris la place de l’imperium païen[9] ». Mais il s’empresse d’ajouter que cette substitution n’a de sens que dans une perspective eschatologique. En effet la première occurrence notable de la représentation du Christ en empereur romain, avec tous ses attributs, remonte à l’Apocalypse de Jean[10].

Il importe toutefois de préciser que cette figuration impressionnante du Christ n’est utilisée que lorsque le contexte est celui d’une lutte politique[11] : « […] la militia Christi que le céleste Imperator appelle au combat mène dans les martyrs une lutte pour la toute-puissance[12] », écrit Peterson mais, comme précédemment, il modère son propos en précisant que « seul le caractère eschatologique de la révélation chrétienne permet de le comprendre[13] ». Reste que cette précision permet de légitimer le combat inévitable qui oppose l’Église et l’État dès lors que le chef de l’empire, rassemblant sur sa personne l’auctoritas et la potestas, revendique sa propre déification. Ainsi contre le culte de César, le Christ Imperator lance sa propre armée qui est celle de ses témoins, lesquels, à leur tour, connaissent le martyre pour l’annonce du Royaume futur.

Si, à deux reprises au cours de l’analyse, Peterson convoque l’argument eschatologique afin de tempérer la dimension proprement politique de son article, l’impression générale reste celle d’une légitimation de l’action contre le pouvoir en place lorsque celui-ci devient trop abusif : plus le règne terrestre se veut sans partage, plus se manifeste contre lui la toute-puissance du Christ. Dépeint sous les traits de l’empereur romain, le Christ évoque alors davantage le Dieu jaloux et vengeur de la tradition vétérotestamentaire qui ne tolère aucune rivalité. Certes, à aucun moment, Peterson ne tente de justifier une quelconque forme de violence[14] sinon peut-être une violence symbolique (celle du sang versé par les martyrs). Mais l’esprit de l’essai de 1935 et de son argument trinitaire contre le monothéisme politique[15] est ici bien loin.

Cet article, clairement influencé par le contexte dramatique de la dictature nazie, relativise donc fortement la thèse contre la théologie politique. Mieux : en soutenant que dans une situation politique extrême, le Christ n’est plus seulement un Rex mais un Imperator, Peterson semble accréditer la célèbre assertion de Schmitt selon laquelle « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle[16] ».

2. 1937 : « Le Royaume sacerdotal du Christ ». Un retour vers la dépolitisation du christianisme ?

Le deuxième article se rapportant à la théologie politique paraît en 1937 et a pour titre : « Le Royaume sacerdotal du Christ ». Contrairement à l’étude précédente qui tendait à rapprocher le Christ de la figure d’un César, cette étude-ci s’efforce jusqu’à un certain point de dépolitiser l’image du Sauveur. À cet effet, Peterson retient tout d’abord trois passages des Évangiles justement réputés pour leur dimension antipolitique.

Il s’agit en premier lieu de la visite des rois mages et du massacre des innocents. L’hymne de la fête de l’épiphanie[17] est interprété par le théologien comme exemplaire de la dimension apolitique de la mission de Jésus, en particulier dans l’extrait suivant : « Cruel Hérode, que crains-tu du Dieu qui vient pour ton royaume ? Ce n’est pas le royaume terrestre qu’Il dérobe mais le royaume céleste qu’Il apporte ». Vient ensuite le passage de Jn 6,15 où Jésus, sollicité par une foule de cinq mille âmes qui veut l’introniser, préfère se retirer seul dans la montagne pour prier. Enfin, Peterson analyse le procès de Jésus en soulignant ce qui fait de ce moment tragique la dernière et la plus claire affirmation chrétienne d’un rejet du politique : d’une part Jésus répond à Pilate qu’il ne connaît pas la vérité[18] et que son royaume à lui, Jésus, n’est pas de ce monde ; d’autre part, les Juifs, en voulant que Barabas, le rebelle, soit relâché, sont présentés comme le peuple qui, à la différence des chrétiens, cherche un libérateur politique capable de s’opposer à l’occupation romaine.

À partir de là, Peterson s’attache à montrer en quoi l’attente politique des Juifs tout autant que la conservation du pouvoir par les Romains diffèrent substantiellement de l’espérance chrétienne : « Le Royaume de Jésus, écrit Peterson, n’est pas de ce cosmos parce qu’il n’est pas lié à l’éon présent mais à l’éon futur. On ne peut pas séparer le royaume du Christ du caractère eschatologique des Évangiles[19] ». L’argument eschatologique est à nouveau sollicité. Mais, alors que dans l’étude qu’il consacre au Christ Imperator la référence à l’Apocalypse de Jean était lue dans le sens d’une interprétation politique de la figure du Sauveur, cette fois-ci Peterson retient les passages où le Christ est décrit avec les attributs sacerdotaux (les sept candélabres, la longue robe serrée à la taille par une ceinture en or). Ainsi Royaume de Dieu et prêtrise sont présentés comme des concepts interdépendants et c’est cette vérité, ignorée de Pilate, que connaissent de manière privilégiée les martyrs. C’est pourquoi Peterson écrit : « En première ligne donc les martyrs et après seulement le reste des saints[20] » et plus loin : « […] le Fils de l’homme devient roi dans la mesure où il s’offre lui-même comme victime à son Père dans un sens sacerdotal[21] ». Il s’agit bien ici d’opérer une distinction radicale entre la figure de l’empereur et celle du Christ et de faire de cette distinction un paradigme pour l’histoire. Ainsi, dénonçant la confusion du Regnum et du Sacerdotium chez les empereurs chrétiens du Moyen Âge, Peterson rappelle en conclusion de son étude que les conciles du xixe siècle avaient insisté sur le fait que « c’est seulement dans le Christ que rex et sacerdos ne font qu’un[22] », ce en quoi ils reprenaient la célèbre distinction entre l’auctoritas des papes et la potestas des empereurs proposée par le pape Gélase Ier, distinction à laquelle Peterson renvoie dans la note 42 de Témoins de la vérité.

Mise en parallèle avec l’étude précédente, celle-ci semble servir de contrepoint théologique à ce qui dans la première constituait de toute évidence une accentuation politique dans la réflexion de Peterson. Rapportés au Monothéisme comme problème politique, les deux articles paraissent ainsi montrer que la thèse finale congédie un peu trop rapidement la théologie politique qu’elle dénonce — au risque de laisser impensée la tension qui unit les deux termes et qui explique que Peterson oscille de l’un à l’autre. Il est vrai toutefois que le climat politique de l’Allemagne en 1936 et 1937 est si inquiétant qu’on ne peut s’étonner de voir le théologien allemand hésiter à confirmer ce qu’on pourrait appeler sa thèse antithéologico-politique. C’est pourquoi il est particulièrement instructif d’examiner l’un des derniers articles rédigés sur ce thème : daté de 1951, année de la publication des Theologische Traktate (et donc de la première réédition de l’essai de 1935), il bénéficie d’un environnement plus apaisé ce qui lui donne a priori une valeur plus systématique[23].

3. 1951 : « Le problème du nationalisme dans le christianisme des premiers siècles ». Une neutralisation politique ?

Ce qui frappe à la lecture de ce dernier article[24], c’est la reprise intégrale du cadre d’analyse de l’essai de 1935. La thématique est certes nouvelle : il s’agit de montrer comment évolue l’idée de nationalisme[25] en s’appuyant sur les trois concepts d’ange, de peuple et de langue, concepts quasiment absents (sauf pour celui de peuple utilisé dans l’interprétation de la pensée de Philon et de Celse[26]) du Monothéisme comme problème politique. Mais le progrès de la démonstration obéit à un même schéma : l’idée de nation telle que la comprend la pensée hellénistique est jugée irrecevable par la tradition juive et plus encore, mais pour des motifs différents, par le christianisme commençant. Ce dernier pourtant se divise sur la question quand l’empire devient chrétien : le nationalisme trouve chez certains une forme de justification tandis que d’autres considèrent que la venue du Christ a mis un terme au règne des anges des nations. C’est cette dernière tendance qui finalement l’emporte ; dans une perspective eschatologique, les peuples sont amenés à ne parler qu’une seule langue : celle, spirituelle, des anges.

Plus précisément, ce qui rend impossible l’équivalence entre l’appréhension juive de l’idée de nation et son interprétation païenne hellénistique, c’est que, pour les juifs, « chaque nation est soumise à un ange tandis que seul Israël est la propriété de Dieu[27] ». En revanche, dans la tradition grecque, on trouve l’idée que « les anges des nations remplissent la fonction de satrapes[28] » et qu’ils sont « adjoints, pour l’administration du monde, au Dieu suprême, conçu à la manière du Grand Roi[29] ». D’où l’hypothèse que la théorie hellénistique n’est en fait qu’« une idéologie créée pour juxtaposer, en accordant à toutes une égale valeur, les diverses religions de l’Empire d’Alexandre, et pour aplanir ainsi les oppositions entre nations[30] ». De la mise en évidence de cet antagonisme entre élection juive et égalisation grecque, le théologien allemand déduit qu’« il n’y a pas de neutralité entre le peuple de Dieu et les peuples de l’univers ». Tant que l’on s’en tient là, « on ne peut pas neutraliser le problème de la nation et du nationalisme[31] ». En parlant de neutralisation, comme condition d’accès à l’universel, avant même d’aborder la position chrétienne, Peterson laisse entendre que le débat qui se joue dans les premiers siècles du christianisme devient celui d’un dépassement possible ou pas du politique par le théologique. Or, ce débat était inévitable, car « le problème de la nation et du nationalisme […], du fait du concept chrétien du Messie, devint un problème concret, dans le temps historique, et par là dans l’ordre politique[32] ».

On retrouve alors les arguments vus dans l’essai de 1935 : d’un côté Eusèbe falsifie la dialectique particulière à l’eschatologie chrétienne, sacralise l’Empire romain et juge inutile un second retour du Christ. C’est pourquoi, chez lui, « le problème de la nation et du nationalisme est vu […] d’une façon toute linéaire, et, pourrait-on presque dire, sous la forme d’un progrès historique de l’État national à l’Empire supranational[33] ». D’un autre côté, pour un Jean Chrysostome par exemple, les anges des nations sont remplacés par les anges gardiens personnels des fidèles. On assiste donc à un phénomène de dépolitisation : « La venue du Christ a marqué la fin du règne des anges des nations : telle a été la conviction générale des chrétiens[34] ». Mais cette victoire n’est pas définitivement acquise, car Origène « a parlé aussi de la possibilité qu’un chrétien, malgré la victoire du Seigneur sur les anges des nations, retombe en leur pouvoir, c’est-à-dire succombe à l’esprit de son peuple[35] ».

Dans le troisième temps de son analyse, Peterson fait intervenir la notion de « langue » pour montrer comment le christianisme a dépassé le problème du nationalisme. Expression audible de la division des nations, la pluralité des langues conçue comme un châtiment lors de l’épisode de Babel appelle, dans une perspective eschatologique, son dépassement dans le retour ou l’avènement d’une seule langue parlée par toute l’humanité. Mais alors que pour le judaïsme, cette langue sera nécessairement l’hébreu, dans le christianisme, il ne peut s’agir que d’une langue spiritualisée. S’appuyant sur la pensée d’Origène, Peterson suggère que cette langue qui ne doit pas être conditionnée par l’union de l’âme et du corps, est celle parlée par les anges.

Dans ce dernier article, le théologien allemand resitue donc clairement sa pensée dans une perspective critique à l’égard de la théologie politique. L’argument eschatologique, présent dans les deux précédentes études, revient dans toute sa dimension critique contre les compromissions de l’Église avec le pouvoir national. Toutefois, peut-on ici parler chez Peterson d’une neutralisation du problème du politique par la théologie ? Rien de moins sûr, car l’appel implicite à une spiritualisation plus grande du christianisme ne lui ôte pas pour autant sa responsabilité à l’égard du cours de l’histoire, en particulier quand celle-ci devient convulsive. Ceci explique, comme on l’a vu, le ton particulier de « Christus als Imperator ». Il y a une certaine vigilance dont la théologie chrétienne ne peut pas faire l’économie et qui l’oblige à se tourner vers le politique quand bien même sa dynamique propre serait de s’en éloigner. C’est cette théologisation des situations politiques d’exception qui donne aux trois articles étudiés valeur d’approfondissement par rapport à l’essai de 1935. D’où le soupçon que celui-ci dans son refus de toute théologie politique systématise ce qui ne peut l’être.

II. Une défense de l’autonomie politique de l’Église

Si la thèse de 1935 ne semble pas démentie par les études des années suivantes, elle est toutefois clairement atténuée par le poids du contexte d’écriture. Ce constat invite à passer des oeuvres à l’homme. La seconde raison en effet qui suggère de relativiser la thèse antithéologico-politique de 1935 est davantage biographique. Plus précisément, si l’on veut comprendre le cheminement réflexif de Peterson, il importe de connaître son rapport au protestantisme et cela selon trois perspectives différentes : politique, ecclésiale et dogmatique.

1. Critique contre les compromissions du protestantisme

Au moment où paraît Le monothéisme comme problème politique en 1935, la situation de l’Église protestante en Allemagne est fortement compromise. Tandis que le « mouvement des jeunes réformés » ne parvient pas à convaincre, une grande partie des luthériens a formé le groupe des « Chrétiens allemands » très proche du pouvoir nazi. Son représentant principal, Lüdwig Müller, est le conseiller personnel de Hitler aux affaires protestantes. L’idéologie mise en avant opère une sorte de symbiose entre les notions de « peuple allemand », de « guide » (le Führer est salué comme un nouveau messie) et d’Église évangélique allemande. Un paragraphe, dit paragraphe arien, a été ajouté à la constitution interne de l’Église évangélique[36]. On y lit que seules les personnes de race arienne peuvent prendre part à l’administration de la nouvelle Église. Face à ce qui lui apparaît comme une dangereuse dérive, Peterson décide de réagir en écrivant dans le numéro de la revue catholique Hochland d’octobre-novembre 1933 un article très critique intitulé : « Le nouveau développement de l’Église protestante en Allemagne[37] ». On peut y relever trois arguments très éclairants pour notre analyse.

Peterson dénonce tout d’abord l’inculturation politique de l’Église évangélique, visible dans certaines substitutions sémantiques. Par exemple, Lüdwig Müller parle de « camarade de la foi » là où, selon Peterson, il faut continuer, comme le faisaient les apôtres, à s’appeler mutuellement « frères ». Le théologien allemand s’en prend ensuite à l’idée qui voudrait que le message de Dieu soit compréhensible, comme le soutiennent les « Chrétiens allemands », exclusivement dans une langue que seul un peuple uni par le sol et par le sang serait digne de parler. Peterson rappelle au contraire que la parole de Dieu transcende les langues vernaculaires ou bien s’accommode de leur impureté. Les Romains qui parlaient un mauvais latin, tout comme les Grecs qui pratiquaient un grec médiocre ne furent pas moins concernés par les Évangiles que les autres. Enfin, Peterson souligne que les représentants du protestantisme n’ont pas de légitimité apostolique et qu’ils ne se désignent comme « guides » (Führer) de toute l’Église allemande que par contamination politique puisque désormais le peuple allemand s’est donné un Führer. À cet égard, il reproche aux protestants de transférer directement sans aucune modification des concepts politiques et juridiques dans le domaine propre de l’Église et de rejeter le droit du Siège apostolique sous prétexte que c’est un droit étranger, non allemand.

Si maintenant l’on rapproche ces différents arguments des thèmes abordés dans Le monothéisme comme problème politique, on s’aperçoit que c’est surtout l’inféodation de l’Église au pouvoir en place que Peterson cherche à dénoncer à travers ses enquêtes sémantiques. Cette inféodation, rendue possible par l’artifice d’une théologie politique, conduit à réduire et donc à trahir la portée du message évangélique dès lors que, nécessairement, elle privilégie un peuple au détriment des autres comme destinataire de ce message. Or c’est ce type d’interprétation que le théologien allemand condamne implicitement dans l’essai de 1935. Il critique en particulier l’oeuvre d’Orose[38] qui insiste sur la romanité de Jésus.

Mais pour mieux comprendre les positions de Peterson à l’égard du protestantisme, il n’est pas inutile de remonter aux années qui précèdent sa conversion au catholicisme en 1930 et à la correspondance qu’il entretient en 1928 (puis en 1932, date où il décide de la publier) avec le théologien protestant Adolph von Harnack, acteur important de la querelle moderniste[39], représentant de la théologie libérale, mais surtout spécialiste reconnu de l’Église des premiers siècles auquel Peterson fait souvent référence dans ses études savantes. L’objet de leur échange épistolaire ne concerne pas toutefois l’Église primitive mais le statut de l’Église protestante contemporaine. Peterson se demande comment celle-ci peut rester un corps public si elle se refuse à instituer une autorité d’Église dans son propre domaine. Harnack estime que l’Église protestante doit abandonner l’idée d’organisme public pour se considérer comme une association privée et charismatique. Or Peterson ne croit pas que cette option soit viable. Dès lors il n’y a plus que deux voies possibles qui s’offrent à l’Église protestante pour maintenir sa visibilité. La première consiste à renouer une relation intense avec l’Église primitive, quitte à faire quelques concessions à la tradition apostolique et donc à se rapprocher de l’Église catholique. La seconde revient à choisir de s’appuyer sur l’État et à participer au statut public de celui-ci. C’est cette dernière option que la majorité des luthériens allemands choisira dans les années 1930 tandis que Peterson eut naturellement préféré l’autre voie.

Ce qui, rétrospectivement, est éclairant pour une meilleure compréhension de la thèse défendue dans le Monothéisme comme problème politique, c’est l’idée que, pour son auteur, l’Église ne doit pas se replier sur elle-même, ni se compromettre avec le pouvoir en place[40]. Cela signifie qu’elle ne doit pas démissionner politiquement et c’est ce qui permet d’expliquer pourquoi, dans le liminaire de la première édition de l’essai, l’action politique est maintenue comme possible pour les chrétiens. Mais elle ne doit pas davantage aligner sa politique sur celle du gouvernement actuel et c’est la raison pour laquelle l’essai de Peterson se réclame de saint Augustin qui, comme chacun le sait, sépare nettement les deux règnes, terrestre et céleste, quand il expose sa théorie politique dans la Cité de Dieu.

À cet argument d’ordre ecclésial, on peut ajouter enfin une considération de type dogmatique. Pour cela, il faut remonter plus loin en arrière dans le parcours intellectuel de Peterson, plus précisément en 1925 où paraît l’écrit polémique : Qu’est-ce que la théologie[41] ? Il s’agit à l’époque pour Peterson de se démarquer de la théologie dialectique de Karl Barth et de Rudolph Bultmann. Ces deux auteurs insistent sur la faillibilité de la réponse humaine à la parole de Dieu. Alors que celle-ci est pleinement affirmative et donc non dialectique, celle-là est nécessairement entachée par la finitude humaine. Travaillée de l’intérieur par sa propre négation qui demeure toujours possible, la réponse humaine à la parole de Dieu est donc par essence dialectique. Mais Peterson conteste cette interprétation relativiste dont l’effet immanquable selon lui est d’affaiblir a priori tout discours théologique. Or ce discours ne peut pas être tributaire des polémiques humaines parce qu’il y a entre lui et la parole de Dieu un médiateur qui assure sa véracité : le dogme. Peterson le définit comme « une continuation du discours du Christ sur Dieu […]. C’est l’autorité du Christ qui ici s’exprime[42] ». On voit donc que la théologie dogmatique ainsi défendue a pour but de légitimer l’autorité de l’Église qui ne dépend en droit que d’elle seule.

En tenant compte de ces considérations au cours de la lecture des analyses du Monothéisme comme problème politique, on ne peut s’empêcher de penser que le dogme trinitaire, au nom duquel Peterson rejette comme illégitime toute théologie politique, est en réalité lui-même une option de nature politique puisqu’il permet à l’Église de trouver en elle-même le fondement de sa propre autorité. Schmitt d’ailleurs ne manquera pas de dénoncer cette inconséquence dans la pensée de Peterson. Mais il faut aussitôt ajouter que le contenu trinitaire du dogme reste un mystère qui n’a pas d’équivalent dans le monde terrestre si bien que tout ce qui dans la dogmatique de Peterson peut être perçu comme un ferment d’autoritarisme est d’emblée désamorcé par sa dimension transcendante qui demeure impossible à transposer dans l’histoire.

La richesse du débat avec l’Église protestante, que Peterson dit n’avoir jamais cessé d’aimer, apporte donc un éclairage nouveau sur les motivations d’écriture du Monothéisme comme problème politique et sur la thèse antithéologico-politique qui en clôt l’analyse.

2. Rappel de la vocation du catholicisme

Si les critiques qui précèdent s’expliquent en partie par la préférence que Peterson finit par accorder au catholicisme, il ne faudrait pas en déduire que l’auteur du Monothéisme comme problème politique adhère sans réserve à la confession à laquelle il s’est converti. L’essai de 1935, rappelons-le, visera Carl Schmitt qui est catholique et la Reichstheologie qui touche aussi le catholicisme. S’agissant de ce dernier courant, Peterson a vraisemblablement en vue la pensée de Wilhelm Stapel, cofondateur de la revue Deutsches Volkstum et surtout auteur de L’homme d’État chrétien, livre paru en 1932[43] dans lequel est défendue une véritable théologie du nationalisme, figure nouvelle de la théologie politique, et où est tracée une ligne historique continue entre l’empire romain et l’empire teutonique. On y trouve aussi le théologoumène du synchronisme providentiel entre la naissance du Christ et l’existence de l’empire romain que Peterson s’attachera à dénoncer dans son essai comme une illusion idéologique. Se rattachent également au courant de la Reichstheologie, d’une part, la pensée de Paul Althaus, auteur d’une Théologie de l’ordre parue en 1934 qui se réclame à la fois de Schmitt et de Stapel et, d’autre part, la théologie politique d’Emmanuel Hirsch qui souhaite un rapprochement des catholiques avec les Deutsche Christen protestants.

Il est vrai néanmoins que les critiques de Peterson concernant les catholiques sont moins incisives que celles adressées aux protestants. C’est par allusion seulement qu’est dénoncé le Concordat signé entre le Vatican et Hitler en 1933 et c’est aussi par allusion qu’une théologie « naturelle » (c’est-à-dire qui s’appuierait sur la naturalité ethnique de ses adeptes), théologie nouvelle au sein du catholicisme, est rejetée par Peterson.

Il faut donc s’en tenir à l’article sur l’Église protestante pour saisir indirectement les reproches adressés aux catholiques. D’une manière générale, on peut dire que Peterson leur demande de ne se lier à aucun peuple en particulier, de se souvenir de l’indépendance de l’Église, de sa vocation supranationale, puisque l’Évangile est destiné à tous les hommes. Ainsi, dans l’article de 1933, peut-on lire ce passage sur la notion de « peuple » comme étant clairement adressé aux catholiques : « Nous devons montrer […] pourquoi pour nous le “peuple” (Volk) ne désigne pas seulement ce qui suit un guide (Führer) […]. Non, nous devons aussi montrer que pour nous le peuple est quelque chose qui acquiert sa forme par l’Église — par cette Église qui est d’un autre droit que celui de l’État[44] ».

Ces considérations permettent de mieux comprendre certains arguments du Monothéisme comme problème politique. La notion de peuple y apparaît en effet deux fois et de manière négative : dans l’étude sur Philon et dans celle sur Celse. Les deux auteurs sont compris, d’une part, comme des défenseurs du particularisme ethnique (même si, pour Philon, le peuple d’Israël a vocation à l’universalité tandis que, chez Celse, les peuples sont définis par leur territorialité) et, d’autre part, comme des partisans d’une conception politique des croyances religieuses (certes pour des motifs différents : propagandistes chez Philon, loyalistes chez Celse). Ce serait alors seulement dans une perspective eschatologique que l’idée de peuple pourrait être théologiquement acceptable : c’est par une commune aspiration à prendre part au Royaume de Dieu que les chrétiens, éclairés par la Bonne Nouvelle, constituent un peuple. Or comme ce Royaume n’est pas terrestre, la notion de peuple est dépolitisée. On retrouve ici l’idée qui sera défendue dans l’article de 1951 sur le problème du nationalisme dans l’Église des premiers temps.

Rappelant ainsi aux catholiques la vocation universaliste de leur confession, Peterson utilise habilement sa thèse antithéologico-politique pour les inviter à prendre position contre le pouvoir ultranationaliste. Il semble alors difficile de ne pas voir dans cet usage une option politique au service de l’autonomie de l’Église.

Une critique relative de la théologie politique

De son cheminement personnel tel qu’on peut le reconstituer à travers ses différents articles, peut-on dégager un invariant dans la position de Peterson à l’égard de la théologie politique ? Assurément l’auteur du Monothéisme comme problème politique a voulu mettre son exceptionnelle érudition au service d’une mise en garde contre toute confusion des deux domaines : théologie et politique ne font pas bon ménage et le lien qui les unit est à distendre. Mais il n’est pas à rompre, du moins pas avant la fin des temps, car des circonstances extrêmes peuvent légitimer une certaine résurgence du discours théologico-politique.

Peterson n’est donc pas le liquidateur de la théologie politique comme l’avait très bien compris Carl Schmitt qui ne voulait voir dans cette formule qu’une légende. La thèse finale de l’essai de 1935 doit indéniablement être nuancée. Il n’en reste pas moins que c’est toujours avec une extrême prudence que le théologien a recours par la suite à une lecture plus politique des Écritures. Tel est l’enseignement des articles ultérieurs qui ne se départissent à aucun moment de l’argument eschatologique emprunté à saint Augustin pour annoncer le triomphe final de l’Église sur le mal politique des siècles.