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Répondons par avance aux réserves qu’un tel intitulé pourrait susciter. Est-il loisible de parler d’esthétique chez celui qui renonça à une carrière de rhéteur bien engagée, dénonça le théâtre comme une « pitoyable folie » suscitant par ses fictions des douleurs qui « chatouillent en quelque sorte l’épiderme », se défia du charme des suaves cantilènes[1] et compta les peintures et les sculptures « parmi les institutions superflues des hommes[2] » ? Partant de là, on pourrait croire que la réflexion sur les arts du futur évêque d’Hippone relève principalement de ses premiers écrits, d’obédience platonicienne au sens très large de l’époque. Ils empruntent d’ailleurs le mode d’exposition du dialogue socratique et développent une théorie du beau, normé par l’ordre et la mesure, propédeutique pour appréhender une plus haute réalité. En conséquence, ses premiers textes ne développeraient guère une « esthétique » au sens moderne du terme, moins encore ses textes ultérieurs.

L’affirmation, un peu brutale, du titre proposé veut pourtant attirer l’attention sur la singularité puissante d’une pensée qui, dans ce contexte de l’Antiquité tardive, anticipe de manière tout à fait anachronique « l’esthétique ». Elle esquisse en effet une réflexion non seulement sur le beau sensible et sur l’art, mais sur la plénitude de cette expérience subjective qui met en jeu le corps et l’âme, la sensibilité et la raison. Aussi dessine-t-elle une interrogation sur la place du plaisir, de la quête qu’il engendre, de l’attention réceptive et quasi co-créative qu’il sollicite. Pour mieux le montrer, on se centrera ici sur la seule question de la musique.

Augustin ne rejette ni l’art, s’il a une fonction anagogique, ni le beau sensible[3] même s’il se méfie de ses attraits pour l’âme faible. Il le défend même par une fable : la soeur de Philosophie, Philocalie « rabattue loin de son ciel par le gluau de la sensualité et enfermée dans la cage du commun, a conservé pourtant une affinité de nom pour avertir l’oiseleur de ne pas la mépriser. Sa soeur, qui vole librement, la reconnaît souvent sans plumes, souillée, nécessiteuse[4] ». Sous le pennage de la fable, le passage exhorte à une conversion quasi platonicienne : « Contempler avec des yeux guéris la vraie beauté » pour s’envoler hors de la cage du sensible. Pour Augustin cependant, la dualité des deux beautés est plutôt une gémellité qu’il ne faut pas mésestimer (« affinité de nom », reconnaissance possible d’une soeur par l’autre, refus du mépris[5]).

Sa réflexion sur la musique relève de ce souci. Doit-on redouter dans le plaisir des mélodies le « gluau poisseux de la sensualité » ou faire l’effort, sans céder à la facilité du mépris, de reconnaître ce jumeau inférieur qu’il faudrait éduquer ? Son propos prend au sérieux l’alternative tout en la dépassant, car cette gémellité explique l’attrait ambivalent des beautés inférieures et du beau artistique : il peut mettre en cage qui en use mal mais libérera celui qui, reconnaissant la parenté des soeurs, désirera voler comme Philosophie et dépasser les plaisirs premiers et grossiers.

Ceci ne saurait laisser indifférent lorsqu’il s’agit des plaisirs musicaux, puisqu’on sait la valeur très particulière de « l’écoute » pour l’auteur des Confessions[6]. S’il veut se détacher des plaisirs sensibles et des beautés inférieures et trop extérieures, c’est pour mieux tendre l’oreille (de manière encore toute plotinienne[7] vers une autre mélodie, intérieure. « J’avais environ 26 ou 27 ans, quand j’écrivis ce volume » écrit-il à propos du De pulchro et apto « roulant dans ma pensée ces imaginations matérialistes qui bourdonnaient aux oreilles de mon coeur. Ces oreilles, je les tendais pourtant, ô douce Vérité, à votre mélodie intérieure, alors que je méditais sur le Beau et le Convenable […] mais j’étais entraîné hors de moi par les voix de l’erreur et poussé à l’abîme par le poids de mon orgueil » [Conf., IV, 15]). Par la même tension entre extérieur et intérieur, entre bas et haut, entre le faussement séduisant et le réellement désirable, il exprime un peu plus loin l’inanité du plaisir pris aux beautés naturelles et rend grâce à Dieu d’avoir crevé sa surdité (vocasti et clamasti et rupisti surditatem meam, ibid., X, 27). Enfin rappelons que c’est une voix chantante (cum cantu dicendis) qui interrompt ses larmes dans le jardin de Milan et décide de sa conversion (ibid., VIII, 12).

L’hospitalité d’une écoute attentive ne va donc pas de soi, tout en étant décisive. Cela seul suffirait à justifier l’intérêt du De musica, dialogue composé de six livres entre un maître et un disciple, dont l’enjeu central est d’apprendre à mieux écouter. Contrairement au De pulchro et apto, il n’a été ni perdu ni renié par son auteur, ce n’est plus non plus tout à fait un texte de jeunesse (il sera rédigé pour partie dans l’attente du baptême et terminé au retour en Afrique en 389[8]) ; enfin, loin d’être un travail isolé, il poursuit le projet élaboré à Cassiciacum. Selon le De ordine rédigé alors, le beau est fondé sur des rapports numériques dont la Raison divine a laissé des traces dans les réalités sensibles. Une remontée par la voie hiérarchique des nombres, du sensible au céleste, est donc proposée pour instruire l’intelligence par une gradation des disciplines[9]. Poésie et musique, rassemblées dans leur unité, y occupent une position médiatrice et décisive. L’âme y passe du plan de la parole (in dicendo) à celui qui se rapporte au plaisir motivant la recherche (in delectando, II, 35[10]) ; il faut cependant discriminer parmi nos plaisirs sensibles, celui qui sollicite la raison. « C’est celui qui comporte quelque proportion ou rythme » et non le « son limpide et pur que produit le frappement de la corde » (II, 33). Le plaisir esthétique ne se réduit donc ni au simple agrément sensoriel ni à la seule raison. Les paragraphes 40 à 42 du IIe livre donnent alors une dignité à un art qui participe des sens et de l’intelligence. Trois traits remarquables y sont relevés. C’est d’abord dans la musique que l’on peut saisir au mieux les nombres par la « variation mesurée de l’aigu et du grave » et par le « rythme ruthmos qui en latin ne peut se dire autrement que par nombre numerus » (II, 42 — je n’hésiterai pas à conserver en conséquence le mot « rythme » pour traduire numerus dans le De ordine et le De musica). Ensuite, la musique serait par excellence le domaine du rythme puisqu’elle est le lieu où ce dernier se détache « de la matière corporelle des mots ». Enfin ce détachement, qui dessine la spécificité du musical, permet à l’âme de découvrir l’autonomie des nombres « divins et éternels ». Car le rythme réalise un compromis entre l’évanescence du son, qui requiert la mémoire, et les nombres, vus par l’esprit, qui sont toujours présents et immortels. « De là vient que cette science disciplina qui participe des sens et de l’intelligence, a reçu le nom de musique », car les Muses sont « filles de Jupiter et de mémoire ».

Par la nécessaire intervention de la mémoire et par la place d’un plaisir qui dynamise la quête, le De ordine s’éloigne déjà partiellement de la théorie d’un Beau objectif, normé par la mesure et la proportion. Le De musica va plus loin encore en opérant une inflexion majeure qui mène du souci d’instruire au travail de l’écoute, d’une gradation extérieure des disciplines à une quête du plaisir. Pour mieux dégager son originalité, il importe d’abord de saisir la cohérence de l’ensemble du dialogue[11].

Au livre I, la musique est définie comme une science qui apprend à bien moduler, scientia bene modulandi, c’est-à-dire, à régler les mouvements d’après les rapports de temps et de mesure (modus), à leur imposer un rythme, ou encore à moduler dans les hauteurs (I, 1 à 3) — ce devait être l’objet de six autres livres non écrits sur la mélodie. Appliquée aux mots, elle s’occupe de la manière dont ils portent l’accent et s’organisent en rythme, par l’ordre des longues et des brèves. Mais elle ne se limite pas à eux et est aussi scientia bene movendi mesurant le mouvement libre, « recherché pour lui-même et qui charme par lui-même » (I, 3 à 4).

La musique est donc bien appréhendée sur un plan qu’on pourrait qualifier d’esthétique. C’est une activité libre qui procure un plaisir spécifique. Pour autant, c’est une « science » c’est-à-dire une oeuvre de raison (I, 5). Elle se distingue ainsi de l’instinct qui pousse à danser et chanter — prendre du plaisir ce n’est pas encore pratiquer la musique ; l’homme seul en est capable qui peut connaître les rythmes qui le gouvernent à la différence des animaux[12]. Mais elle se distingue encore de la virtuosité acquise par l’exercice et l’imitation chez ceux qui ne possèdent pas l’intelligence de leur art (I, 6 à 9). Si Augustin lui confère ainsi la dignité d’un art libéral, il souligne aussi à la fois combien une telle « science » requiert l’usage du corps, un usage qui exerce et affûte l’intelligence requise, et combien elle s’ancre dans le plaisir qu’elle purifie et réfléchit. À partir des nombres qui régissent les rythmes, on peut espérer remonter jusqu’aux racines de l’ordre en Dieu et convertir le plaisir des sens en contemplation pure (VI, 56). Une telle position originale détermine l’acception des nombres dans le texte. Augustin ne les examine pas selon les mesures pythagoriciennes du monocorde en vue du repérage des consonances fondamentales mais afin d’en déduire les bases de la rythmique (l’unité, la division, la symétrie) à partir desquelles se comprendront toutes les variations — ce sera l’objet de toute la fin du premier livre. Mais il se soucie aussi de faire évaluer par l’oreille et le corps, les « nombres » (qu’il vaut alors mieux traduire par rythme comme on l’a indiqué plus haut).

Après ce premier livre qui définit la musique et son rapport au nombre, les livres II à V exposent les lois fondamentales du rythme prosodique et de ses éléments, en procédant du plus simple au plus complexe, et du plus ample au plus délimité — le rythme en général, les mètres, et les vers — enfin l’imposant livre VI (presque un tiers de l’ouvrage) incitera à passer du plan corporel à l’appréhension du divin.

On remarquera qu’une bonne part du dialogue (les livres II à V) ne concerne pas ce que nous appelons actuellement « musique » (mélodie et harmonie) mais le rythme de la prosodie, ce qui est conforme à l’Antiquité tardive et témoigne aussi de l’inachèvement du projet d’Augustin — puisqu’il devait écrire six autres livres sur la mélodie. Il demeure que cet écart vis-à-vis de nos habitudes culturelles a influencé de manière dommageable la réception du texte. On le scinde en effet souvent en deux parties fort inégales : sur un versant que beaucoup aimeraient survoler de loin, les cinq premiers livres, « simple traité de métrique comme tant de professeurs de grammaire en ont compilé pendant l’Antiquité, et tout spécialement à l’époque d’Augustin » selon H.-I. Marrou[13] ; sur l’autre, le majestueux dernier livre, avec lequel « le ton change brusquement, nous sommes introduits en pleine métaphysique[14] ». L’historien n’est pas seul à opérer cette césure ; spontanément, le lecteur (voire l’éditeur[15]) incline à faire de même pour trois raisons. La première est la réelle aridité de ces premiers livres, pleins d’une culture du vers et de la prosodie latine que l’on ne possède plus ; la deuxième est le soulagement éprouvé a contrario en retrouvant, dans la dynamique anagogique du dernier livre, des problématiques plus familières ; la troisième est surtout l’aveu même de l’auteur qui écrit au début du livre VI : « Trop longtemps en vérité, et d’une façon vraiment puérile, nous nous sommes attardés pendant cinq livres à des recherches sur les rythmes appartenant aux espaces temporels ».

Il semble ainsi autoriser la dissociation effectuée par ses lecteurs à venir. Il faut pourtant s’en garder car il poursuit : « […] peut-être les lecteurs bienveillants nous pardonneront-ils facilement cette frivolité [des cinq premiers livres] en raison de l’utilité de notre travail ». Il n’est donc pas question de se dispenser de lire, mais de lire avec bienveillance et de pardonner, car cette lecture « frivole » était nécessaire. Loin d’être un déni des cinq premiers livres, la remarque souligne en fait leur valeur propédeutique. La vraie frivolité est une mauvaise impatience. « Peut-être estimes-tu que nous jouons ou que nous détournons notre esprit des choses sérieuses par de petites questions puériles, dit ailleurs Augustin[16] […]. Tu me pardonneras donc, si je commence en jouant avec toi non pour jouer, mais pour exercer les forces et l’acuité de l’esprit, qui nous permettent non seulement de soutenir mais aussi d’aimer la chaleur et la lumière de cette région où la vie est heureuse ». La puérilité apparente se révèle exercitatio animi.

Le travail salvateur ne peut se mener qu’avec la patience requise car la question de la musique engage celle de l’âme engluée dans la sensualité, de son rapport au corps, et aux habitudes, les cinq premiers livres sont ce long et méthodique entraînement de l’âme. « Si nous avons entrepris ce travail » continue Augustin au livre VI du De musica, « c’est uniquement dans le but d’aider les adolescents ou même les hommes de tout âge, doués par Dieu d’une bonne intelligence, à s’arracher, sous la conduite de la raison, sans hâte et comme par degrés, des sens corporels et des littératures charnelles auxquelles il leur est difficile de ne pas s’attacher ; et cela pour que, par amour de l’immuable vérité, ils se fixent en Dieu, seul maître de toutes choses ».

Les cinq premiers livres ne sont donc pas un simple traité de métrique. Le travail sur la prosodie (plus facile parce que l’on est encore dans la matière corporelle des mots comme le disait le De ordine) a une fonction d’assouplissement nécessaire. S’il faut procéder sans hâte et par degrés puisqu’il est « difficile de ne pas s’attacher » « aux sens corporels et aux littératures charnelles », c’est parce que l’attachement envers le sensible est reconnu, admis, pensé et réfléchi. C’est donc bien à partir d’une esthétique (au sens quasi étymologique ici) qu’une valorisation de la musique est possible et qu’elle pourra devenir une voie anagogique. Bien plus, c’est elle qui explique l’aridité de lecture des cinq premiers livres. Dans la Lettre à l’évêque Memorius[17] qui annonce l’envoi prochain du dialogue et donne des renseignements sur la genèse du texte, sur le statut particulier du dernier livre (qui a suscité un traitement à part), sur la cohérence de l’ensemble, tout en confirmant que l’évêque ne renie pas cette oeuvre antérieure d’une vingtaine d’années, on trouve une indication éclairante.

Il est fort malaisé de comprendre les cinq premiers livres, s’il n’y a personne non seulement pour distinguer les interlocuteurs, mais encore pour donner dans la prononciation leur durée aux syllabes, de manière à rendre et à faire sentir à l’oreille les diverses sortes de rythmes, d’autant plus que dans certains il s’introduit des intervalles mesurés de silence qui ne peuvent nullement être sentis sans une déclamation qui en donne l’impression à l’auditeur. Quant au sixième livre que j’ai trouvé corrigé, il contient tout le fruit des autres livres.

La difficulté de lecture des premiers livres témoigne donc, par défaut, d’un double impératif esthétique. D’une part, la musique ne peut se goûter que dans l’audition, il s’agit de sentir et de faire sentir un rythme effectivement produit, il y a donc une dimension sensible de la musique prosodique que la seule lecture ne peut procurer. D’autre part, la musique, qu’elle soit ou non liée au mot, ne se réduit pas au son mais à une suite ordonnée de sons qui nécessite des silences. Comme le vide dans le plein de l’architecture, le silence doit être goûté dans l’ordre global. Ce qui implique sa production active et une écoute intelligente et participative de l’auditeur. Les cinq premiers livres y préparent effectivement en donnant l’occasion d’assouplir l’esprit par des exercices prosodiques : ils développent un affinement de l’écoute.

On perçoit alors leur valeur et leur originalité. Ils développent moins une théorie quantitative de la proportion normée et mesurée par la rationalité, qu’une mise en oeuvre de l’appréciation esthétique du rythme, ce qui est tout autre chose. Le plaisir, le corps et l’oreille sont juges dans une écoute effective. La fin du livre IV (37) le souligne : « Quant aux exemples cités par nous et à tous les autres exemples possibles, un poète aurait beau les approuver dans son oeuvre et le bon sens naturel aimer à les entendre, si un musicien exercé ne les prononce et ne les fait valoir à l’oreille, pourvu encore que l’oreille de l’auditeur ne soit pas plus paresseuse que ne le permet la culture de l’esprit, on ne peut reconnaître la vérité de ce que nous avançons ». Loin de mépriser l’oreille, le De musica s’attache à combattre la paresse qui la rend dépendante de ce qui chatouille agréablement notre sensualité. À l’inverse, exercée et guidée par la raison, elle mènera à des plaisirs de plus en plus subtils et exigeants ; il convient donc d’étudier la musique « avec l’oreille comme messagère et la raison pour guide » (V, 2). Mais réciproquement, cette intelligence n’est pas celle d’une théorie abstraite ou d’un calcul intellectuel, elle s’ancre dans l’acte du musicien exercé, ou dans l’acte de l’auditeur exercé lui aussi. Ce n’est pas par une pure appréhension mathématique que l’auditeur peut discriminer la convenance d’un rythme mais par la qualité du plaisir pris, en se fiant à l’oreille[18]. Il arrive cependant que l’oreille hésite ou se trouve en désaccord avec l’intelligence. Augustin recommande alors à maintes reprises le recours au rythme corporel du battement, nécessaire pour « éviter les confusions conceptuelles », soit par la battue (plausus), par le levé et posé (levatio positio) ou encore par la percussio qui peut se faire en claquant éventuellement des doigts[19]. Bien goûter, c’est encore savoir produire la musique ; et l’oreille est à nouveau requise pour parfaire le rythme ou enchaîner heureusement les mètres entre eux en introduisant les silences dont la lettre à Mémorius évoquait la nécessité, qui doivent n’être ni trop brefs ni trop courts, tout en étant eux-mêmes estimés dans le rapport à l’unité initiale (III, 16 à 18). Une partie du livre III et tout le livre IV développent leur utilité et même la marge créative qu’ils induisent, car si certains sont indispensables, d’autres sont facultatifs (IV, 27 à 29). Ce qui permet d’envisager une riche variété de combinatoires dont l’oreille seule jugera, non l’autorité ou la tradition (V, 10).

L’insistance d’Augustin sur la fonction du silence est remarquable et, semble-t-il, singulière, si l’on en juge par ce qui nous reste des auteurs anciens qui le mentionnent à peine. De fait, l’enjeu est décisif : elle contribue à dégager progressivement la conception d’un art musical construit en accord avec l’oreille et la pulsation rythmique du corps, d’un art musical qui dépasse à la fois le seul son et le seul accompagnement des mots — le rythme ne les scande pas seulement, il les organise et déploie par-delà eux une unité tissée de silences —, d’un art musical enfin qui requiert toute l’attention de l’âme et la force de la mémoire pour faire de ce vide sonore du silence un plein musical et pour saisir le rythme au-delà de l’évanescence des sons.

Les cinq premiers livres sollicitent seulement en la donnant à vivre par des exercices répétés, cette articulation du corps et de l’âme, de la temporalité du sonore et de la présence éternelle et naturelle en nous de ce qui permet d’en juger. Le livre VI dans son ampleur et sa difficulté va chercher à l’approfondir et à l’étayer. Il montre, dira ultérieurement Augustin[20], « comment à partir des nombres corporels et même spirituels, mais encore changeants, on parvient aux nombres immuables qui appartiennent à l’immuable vérité, de sorte que, par eux, les perfections invisibles de Dieu se révèlent à nous en s’imprimant dans les choses créées ».

L’auditeur doit apprendre à se détacher progressivement du matériau sonore dans une gradation qui le mène du niveau élémentaire des numeri corporels à leur perception de plus en plus spirituelle, et ce par une progressive mémorisation et intériorisation, jusqu’au jugement sur eux. Les rythmes sonores, numeri sonantes, relèvent encore du seul ordre physique, mais les rythmes de mémoire, recordabiles, entendus, occursores, et enfin proférés, progressores, supposent un travail spirituel qui leur donne sens[21], car ni réelle audition ni a fortiori musique ne peuvent exister pour le seul corps, pénétré fugacement par des sons qui s’évanouissent successivement. Au terme de cette élévation indissociablement spirituelle et musicale se découvre intérieurement la présence de rythmes de jugement, judiciales, qui, dans le désordre des bruits, permettent de reconnaître, de discriminer et de goûter l’harmonie qui préside aux rythmes. Ce dernier niveau laisse deviner le divin et permet peut-être de « se fixer en Dieu ». En cela, la musique est bien une voie anagogique. En effet, dans ces jugements, l’âme pressent dans la mélodie fluide l’éternité de la raison, dans l’horizontalité sonore la verticalité d’une présence stable. La musique offre à la fois la possibilité de stimuler l’intelligence, de fixer l’attention, de vivifier l’activité de la mémoire et de saisir ainsi ce « schème » du rythme qui ordonne et dépasse à la fois la durée — j’emprunte le terme à l’analyse éclairante de Raymond Court qui suggère que le numerus constitue chez Augustin un « schème » articulant le temps et l’éternité, le psychologique et l’ontologique[22].

L’ordre proposé dans le de Musica permet de remonter de l’inférieur au supérieur, de la passivité du corps à la profération active, mais aussi de l’audition instantanée du son isolé à la compréhension du mouvement global d’un rythme et, par-delà, à l’appréhension de l’harmonie divine. Dans l’évocation de cette harmonieuse progression vers le divin, le lecteur se heurte pourtant à deux embarras textuels qu’il faut examiner attentivement car ils touchent à des questions majeures.

Le premier concerne la place assignée à ces numeri recordabiles, de mémoire. Selon les occurrences du texte, la présentation de l’ordre varie, sauf sur les degrés extrêmes : le plus grossier est toujours celui du sonore (numeri sonantes) qui n’appartient presque pas à la musique et en constitue plutôt le seuil indispensable, le plus élevé est invariablement celui des numeri judiciales. Entre les deux, le disciple a d’abord proposé l’ordre ascendant des rythmes sonores, entendus, proférés, de mémoire, et de jugement (VI, 5) ; après discussion, le maître propose de classer les rythmes selon l’ordre descendant suivant : rythmes de jugements, proférés, entendus, mémorisés et sonores (Vocentur ergo primi judiciales, secundi progressores, tertii occursores, quarti recordabiles, quinti sonantes [VI, 16]). L’embarras évoqué ne tient pas à l’inversion de l’ordre — elle s’explique aisément par la logique même de la discussion et de la causalité (VI, 7) en mettant tour à tour l’accent sur le processus naturel, ou sur la prééminence de l’âme sur le corps — mais au fait que les deux ordres donnés ne soient pas exactement inversés puisque dans la deuxième présentation, descendante, la mémoire se situe juste avant les numeri sonantes.

À ma connaissance les commentateurs ne relèvent pas ce déplacement qui fait glisser la mémoire dans la contiguïté du corporel[23]. C’est pourtant l’indice d’une double difficulté. La première est l’impossibilité de se satisfaire trop vite d’une définition de la mémoire. En effet, si la mémoire est simple conservation du son, elle ne mérite pas d’être hissée plus haut que le deuxième rang, c’est ce qu’objecte le maître au disciple, ce pourquoi il rectifie l’ordre. Cependant, il admet en même temps que la mémoire ne se réduit pas à cette fonction et qu’elle occupe une place centrale et complexe dans l’appréhension du rythme (car elle est « la lumière des intervalles de durée » [VI, 21]). Et c’est là une seconde difficulté : pour qui comprend bien son rôle, la mémoire ne saurait être réduite à un degré. Elle est en effet requise pour le passage du son brut à l’audition (« Pour entendre même la plus brève syllabe, il nous faut l’aide de la mémoire ; pour que, au moment où résonne, non plus le début, mais la fin de la syllabe, le mouvement produit dans l’âme par le début persiste ; sinon nous pouvons dire que nous n’avons rien entendu » [ibid.]). Mais elle permet aussi de produire les rythmes, parce qu’elle retient le début de la phrase sonore tout en anticipant la suite. Le texte des Confessions semble se souvenir de cette analyse lorsqu’il mobilise, pour exemple de la distension de l’âme et de sa puissance d’attention, l’activité même du chanteur (XI, 28)[24]. La mémoire permet non seulement d’entendre mais aussi de chanter et de proférer une suite ordonnée de sons. L’ordre d’exposition du De musica trahit donc la complexité du travail temporel qui s’effectue (il faut tout ensemble mémoriser ce que l’on a entendu, mais pour l’avoir entendu il faut que la mémoire ait été active). Aussi plus loin, le maître reviendra-t-il sur la linéarité chronologique d’une telle gradation. Car au regard des nombres de jugement, les nombres entendus et mémorisés se prêtent mutuellement secours (VI, 22).

Cette nécessaire intervention de la mémoire pour entendre et proférer de la musique a un triple enjeu.

Philosophique d’abord, ce qui est ici appréhendé dans l’acte vif de l’auditeur et du chanteur, sera repris dans les Confessions, on l’a dit, et l’exemple du chanteur sera même étendu à la vie tout entière. On peut donc se demander si le De musica, dans son entier, n’est pas au fondement de cette théorisation d’une temporalité dont Augustin avoue si souvent le caractère mystérieux et qui s’éprouverait ici dans le vif et l’unité du plaisir. Ce qui montrerait toute l’importance philosophique du souci esthétique.

C’est le deuxième enjeu. Ce rôle complexe de la mémoire indique que l’âme travaille le matériau sensible dès le plus bas niveau de l’acte esthétique, et, réciproquement, il n’y a de plaisir et d’acte esthétique que grâce à l’attention spirituelle d’une mémoire qui construit la musique. Enfin, elle ne se déploie pas dans la seule horizontalité du rythme à constituer, mais elle ouvre un mouvement de transcendance dans l’écoute puisqu’elle propose ce que l’on entend à l’appréciation des nombres de jugements, elle entrouvre ainsi une appréhension verticale dans une résonance intérieure.

Cette ouverture esquisse la possibilité d’une appréhension du divin ; le troisième enjeu est donc théologique. Dans l’écoute attentive, se découvrent les potentialités d’une mémoire en laquelle l’être immuable habite — « vous subsistez au-dessus de toutes ces choses, et vous avez daigné habiter dans ma mémoire » (Conf., X, XXV, 36). La mémoire est encore précieuse parce qu’elle est vigilance et attention, elle permet donc de lutter contre la dispersion. Pour entendre une mélodie, il faut savoir retenir ce qui importe et faire abstraction du bruit de fond sur lequel elle s’enlève ; en ce sens la mémoire permet d’ordonner le sensible et de dominer le corporel. On comprend alors le privilège de la musique qui constitue une expérience ontologique essentielle parce qu’elle requiert absolument l’action de l’âme, affirme sa prééminence sur le corps, et l’oblige elle-même à se rassembler pour saisir l’immuable dans le muable (De mus., VI, 57 à 58).

Mais ce privilège repose en partie sur l’appréhension de ces numeri judiciales. Or ils sont fort difficiles à définir. C’est le second embarras textuel évoqué plus haut.

Le texte affirme explicitement qu’ils opèrent en jugeant, mais ce jugement ne saurait être ramené ni au rationnel, ni non plus à un jugement réflexif distancié et a posteriori. C’est une « aptitude innée », qui exerce sur nos gestes, nos pas, et nos lignes mélodiques une « influence secrète » (VI, 20). On juge « comme par un droit naturel » (quasi quodam naturali jure) (VI, 5). Ces numeri judiciales permettent d’articuler la naturalité du « plaisir sensible de l’âme qui s’attribuait le rôle de juge » et la reconnaissance raisonnable d’un ordre (VI, 24 et 28), ils sont temporels mais ne sont pas soumis à l’oubli et sont naturellement toujours présents en nous (VI, 18), ils inclinent vers le corps et le guident dans ses mouvements spontanés (grâce à eux et à notre insu, nous marchons de manière harmonieuse [VI, 20]), mais ils élèvent vers l’exigence verticale d’un ordre supérieur et divin.

À leur égard, on lit donc à la fois un embarras terminologique, marqué par Augustin dans le texte par des formules interrogatives, des négations alternatives (VI, 18 : « je ne puis dire ni… ni… »), des aveux d’impuissance (VI, 20 : « c’est précisément je ne sais quel jugement »), et une double certitude répétée — leur absolue suprématie sur les autres numeri, et le fait que leur degré supérieur dans l’ordre est à son tour médiateur puisqu’ils permettent d’entrevoir les harmonies éternelles qui ont leur source en Dieu[25]. L’embarras désigne en creux leur place mystérieuse et essentielle, et dessine l’originalité de la proposition augustinienne sur une telle aptitude à juger, « naturelle » mais invitant à appréhender le divin, permettant et révélant l’expérience d’un plaisir exigeant qui ordonne une quête (VI, 5). Si l’on reprend alors le double cheminement ascendant et descendant qui orchestrait la hiérarchie des numeri (VI, 5 et VI, 16), on voit comment cette aptitude qualifie aussi le pouvoir des artistes, qui savent dominer et organiser les sons entendus, en les comparant à l’exigence d’harmonie qui norme leur écoute intérieure[26].

On espère avoir montré que ces opacités ne sont pas des faiblesses ; elles témoignent de la complexité de ce qu’Augustin cherche à penser et de la difficulté de la parole linéaire à déployer dans la discursivité temporelle ce qui se vit comme évidence dans l’acte même de l’appréhension esthétique.

Aussi voudrait-on souligner de manière conclusive que, si le De musica offre une voie anagogique que son auteur n’a jamais reniée — et s’il convient de l’étudier en conséquence —, son intérêt n’est pas seulement de proposer une telle voie, mais de la proposer en offrant une puissante réflexion sur cette expérience complète et répétée que chacun effectue dans l’audition, la perception et le jugement musical.

Cette réflexion indissociablement philosophique et esthétique paraît à plus d’un titre remarquable. Elle permet d’abord d’articuler la passivité du corps et l’activité de l’âme (sans prétendre la résoudre), mais en la saisissant dans le vif de nos plaisirs spontanés. En effet, « ce phénomène, impossible peut-être à explorer ou à expliquer » (VI, 8), chacun doit le constater dans l’écoute ou l’acte musical. Il n’y a de musique que pour celui qui peut percevoir spirituellement une ligne mélodique, une structure harmonique, juger du numerus qui ordonne les sons évanescents. Cela permet aussi de comprendre concrètement la puissance de la mémoire, ce qui explique que la musique puisse être un exemple privilégié. Affirmation qu’il convient sans doute de nuancer, la musique est un exemple seulement car elle ne peut être réduite à une pure intellection. Cette limite constitue en fait le troisième intérêt de ce dialogue. Cette articulation du corps et de l’âme oblige en effet à penser la musique dans son mouvement effectif, gestuel et corporel ; elle transcende le corps, sans être désincarnée. L’acte du chanteur, l’acte de la profération, sont interrogés avec la même attention que l’audition, expérience spirituelle qui requiert la sensibilité.

Pour toutes ces raisons, Augustin s’éloigne singulièrement d’une théorie du Beau (objectif, normatif) et d’une conception pythagoricienne et néoplatonicienne de la musique à laquelle Boèce reviendra après lui. Il entre dans la réalité d’une esthétique au sens plus moderne du terme, par la reconnaissance de la production active de la musique et de l’écoute —, il faut savoir entendre le silence, animer et ponctuer une mélodie, il faut savoir la constituer spirituellement pour qu’elle existe. Il esquisse ainsi une théorie de la réception par un travail de tension spirituelle et par une sorte de « jugement naturel » de goût. Le plaisir a toujours un sens qui mène plus loin que lui. Se dessine encore ainsi la reconnaissance d’une pratique constitutive, exigeante et progressive de l’art, et par là une pédagogie de l’appréciation esthétique. Elle requiert du temps pour lutter sans violence contre le pouvoir des habitudes[27]. Le plaisir se dégoûte des premières jouissances (gaudium), il s’élève vers plus d’exigence et s’approfondit, entraînant l’âme dans une quête délectable « car la jouissance (delectatio) est comme le poids de l’âme ; la jouissance donc oriente l’âme » (VI, 29).

L’esthétique n’est donc pas un curieux supplément dans le De musica. À l’inverse, c’est à partir de cette riche « esthétique » qu’on peut comprendre toute la dimension anagogique du projet augustinien. C’est le poids délicieux du plaisir, qui leste l’âme et l’arrache aux facilités du sensible, l’extérieur conduit au plus intime, le poids élève vers le plus haut, vers ce Dieu qui convertit la profondeur en cime[28]. Réciproquement la jouissance ineffable s’exprime dans les vocalises de l’alléluia, et la musique s’épanouit dans ce « cri de bonheur » de la jubilation où l’on ne prononce plus de paroles mais où la joie s’exprime par des sons inarticulés, dans les transports de l’allégresse[29].

Pour autant, il reste sans doute une tension entre deux lectures possibles. La première, plus répandue, souligne la dimension quasi mystique de l’entreprise, et célèbre la puissance anagogique de la musique, voie vers le divin où les silences prennent encore de la valeur, espaces de résonance pour une parole plus haute. La musique n’est alors qu’une médiation, même si c’en est une magnifique[30]. La seconde est la reconnaissance du pouvoir vivifiant de la pratique musicale, qui spécifie, rassemble et unifie les dimensions humaines tout en distinguant l’homme de l’animal, et en l’obligeant, par l’exigence même d’un plaisir qui s’affine, à assumer et réaliser la plénitude humaine dans l’acte effectif d’une oreille intelligente et d’une spiritualité incarnée. Dans cette perspective, la musique ne serait plus une médiation, mais vaudrait en elle-même et pour la plénitude humaine qui s’y réalise. Ces lectures, poussées chacune à leur terme, ne sont sans doute pas compatibles et, historiquement, on doit admettre que la seconde reste simplement dessinée dans les creux de la première. Pourtant, on souhaite avoir suggéré ici que la force du De musica, à l’insu peut-être de son auteur[31], est d’avoir nourri cette riche virtualité.