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Cet article vise à explorer la signification des substantifs forme: 5030079n.jpg et forme: 5030080n.jpg dans les logia 49 et 50 de l’Évangile selon Thomas (l’EvTh)[1] dans une perspective synchronique et intratextuelle[2]. Ces deux logia présentent les « solitaires » et « élus » comme des étrangers venus du Royaume et de la lumière, qui un jour retourneront à leur lieu d’origine[3]. Pour l’auteur de l’EvTh, la figure de Jésus est la lumière même de la plénitude divine (EvTh 77) ; il est l’origine de toutes choses[4]. Les « solitaires » sont étrangers par le fait même qu’ils sont comme leur maître, Jésus (EvTh 108)[5] et n’appartiennent pas à ce monde[6], car ils possèdent en eux l’essence de la lumière. Les « solitaires » sont particulièrement caractérisées comme étrangers dans les logia 49-50 de l’EvTh. Il importe de faire une lecture des textes en question afin de mieux en apprécier le sens[7] :

(49) 1 Jésus dit : Heureux (forme: 5030081n.jpg) les solitaires (forme: 5030082n.jpg) et élus (forme: 5030083n.jpg), car vous trouverez le Royaume, 2 car vous êtes issus de lui, (et) vous y retournerez.

(50) 1 Jésus dit : S’ils vous disent « D’où venez-vous ? », dites-leur : « Nous sommes venus de la lumière, le lieu où la lumière est venue d’elle-même et s’est tenue debout, et elle est apparue parmi leurs images ». 2 S’ils vous disent : « Est-ce vous ? », dites-leur : « Nous sommes ses fils et nous sommes les élus (forme: 5030084n.jpg) du Père vivant ». 3 S’ils vous demandent : « Quel est le signe de votre Père qui est en vous ? », dites-leur : « C’est un mouvement et un repos ».

I. À la recherche du sens de forme: 5030085n.jpg : des solutions trop rapides

Le substantif gréco-copte forme: 5030086n.jpg, traduit ici par « solitaire », a fait l’objet de plusieurs analyses philologiques et de commentaires[7]. La plupart des recherches ont tenté de retracer l’origine du terme dans ses rapports avec le monachisme des premiers siècles de l’ère chrétienne[9]. Plusieurs spécialistes ont d’ailleurs fait un rapprochement entre forme: 5030087n.jpg et le vocable forme: 5030088n.jpg (īḥīdāyā), un terme technique qu’on retrouve chez les écrivains syriaque au 4e siècle. R. Murray résume les significations possibles de forme: 5030089n.jpg dans les courants syriaques, où le mot désigne successivement : (1) quelqu’un consacré au célibat ; (2) quelqu’un d’entier — le contraire du δίψυχος, celui qui possède une âme double[10] ; (3) quelqu’un bénéficiant d’une relation spéciale avec le Christ, l’Unique engendré (μονογενής) — les ascètes devaient en effet se « revêtir » du Christ[11]. Pour ce qui est du rapport entre forme: 5030090n.jpg et l’EvTh, le lien avec la tradition syriaque est une avenue que certains privilégient. On reconnaît généralement que l’apôtre Thomas ou Thomas Didyme, dans les évangiles canoniques, est appelé Jude Thomas par les auteurs syriaques. Nous savons que l’auteur implicite de l’EvTh est désigné comme étant forme: 5030091n.jpg (le jumeau). Certains autres textes de la tradition thomasienne présentent Judas comme le « jumeau » du Seigneur[12]. Cette mention du jumeau de Jésus laisse croire que l’EvTh proviendrait possiblement d’Édesse (Syrie), lieu privilégié où circulait une telle tradition[13]. Plusieurs estiment en effet que le texte final de l’EvTh aurait été composé en syriaque vers 140 de notre ère. Par la suite, l’évangile aurait été traduit en grec et en copte. Le texte complet est d’ailleurs en copte et date du milieu du 4e siècle (vers 350). Or, il n’est pas surprenant que certains chercheurs estiment que forme: 5030092n.jpg est un mot grec calqué du substantif syriaque forme: 5030093n.jpg. Si tel est le cas, il faudrait comprendre forme: 5030094n.jpg comme le terme technique qui désigne les moines au 4e et 5e siècle. Ce vocable serait alors la seule évidence ou équivalence de forme: 5030095n.jpg avant le 4e siècle[14]. Mais nous n’avons pour l’instant aucune preuve matérielle de l’existence d’un original syriaque de Thomas. Ce que nous avons de l’EvTh avant le 4e siècle sont les Papyri d’Oxyrhynque (P.Oxy) 1, 654 et 655 — ils correspondent à environ 20 logia de l’EvTh en grec. Ces fragments ne font malheureusement pas état de l’utilisation du terme grec μοναχός ; nous sommes par conséquent réduits à spéculer sur son emploi possible dans la version grecque. Le plus ancien exemple documenté de l’utilisation du substantif grec μοναχός provient d’un papyrus grec portant la date du 6 juin 324[15]. Le P.Coll. Youtie 77 parle d’un moine (μοναχός) du nom d’Isaac. L’ascète y est présenté comme vivant seul, près d’une église, sans toutefois appartenir à une communauté cénobitique, ni vivre en ermitage. Ici, μοναχός désigne simplement quelqu’un qui est consacré et qui vit seul[16]. Cette définition ressemble quelque peu à celle que propose Murray. En effet, dans l’Église syriaque, le forme: 5030096n.jpg était célibataire (homme ou femme) et comptait parmi les « fils de l’alliance », les forme: 5030097n.jpg (bnay qyāmâ)[17]. Les premières mentions de forme: 5030098n.jpg se retrouvent au 4e siècle dans les Démonstrations d’Aphraate et dans les Homélies d’Éphrem le Syrien[18]. Nous sommes tout de même loin de 140 de notre ère, date approximative d’un original de Thomas. Il n’est donc pas étonnant que certains chercheurs ont traduit forme: 5030099n.jpg par célibataire[19]. Quispel suivi de DeConick optent pour une interprétation encratique du terme[20]. Les forme: 5030100n.jpg seraient des célibataires possédant une vision négative du mariage. Le Royaume serait donc strictement réservé à ceux qui s’abstiennent de sexualité. Mais doit-on automatiquement conclure que forme: 5030101n.jpg signifie célibataire en raison de son sens au 4e siècle ? N’est-il pas préférable de tenter de comprendre forme: 5030102n.jpg dans le contexte de l’EvTh ? Il n’est pas rare que l’auteur donne un nouveau sens aux traditions qui se rapprochent des synoptiques. Il ne serait donc pas surprenant qu’il en aille de même pour l’expression forme: 5030103n.jpg. J’estime que l’hypothèse selon laquelle l’EvTh est un texte destiné seulement à un groupe de célibataires ne prend pas suffisamment en compte l’incipit de l’EvTh (EvTh 1), où la vie éternelle est promise à ceux qui trouvent l’interprétation des dits cachés. Il n’est pas question ici de forme: 5030104n.jpg en tant que célibataires. Nous faisons certainement fausse route en cherchant à interpréter forme: 5030105n.jpg littéralement[21] ! N’oublions pas que le texte présente des paroles cachées forme: 5030438n.jpg dont le sens n’est pas obvie.

Cela étant dit, l’EvTh invite le lecteur à déchiffrer son contenu. Il importe donc de chercher à comprendre la signification de forme: 5030107n.jpg dans le texte de l’EvTh, en prenant garde de ne pas imposer un sens venant d’ailleurs. Nous savons bien que la signification d’une parole peut changer dépendamment du contexte où elle se retrouve. Il en est de même pour un vocable. Le texte fournit ses propres référents, ses propres clés herméneutiques.

L’approche que je privilégie dans cet article est intratextuelle, selon laquelle un texte témoigne d’une sorte de mémoire interne. Sur le plan littéraire, l’emploi reconnu des mots-crochet entre les différents logia par le compilateur de l’EvTh appuie en quelque sorte cette idée ; ils servent avant tout d’aide-mémoire[22]. Mais la construction des références intratextuelles du texte se fait aussi par le lecteur[23]. Il s’agit d’une démarche où tous les renvois intratextuels sont arbitraires et dépendent de la sensibilité du lecteur[24]. Selon Piégay-Gros, ce processus de lecture s’effectue lorsque « la mémoire est alertée par un mot, une impression, un thème […] comme un souvenir circulaire[25] ». La reconnaissance intratextuelle est donc déclenchée à la lecture du texte en question. C’est ici qu’il faut avouer que toute interprétation d’un texte, aussi savante qu’elle se veuille ou croie l’être, est teintée de subjectivité[26]. Le sens se construit toujours à partir des liens effectués par l’interprète.

II. Les forme: 5030108n.jpg, les élus et le Royaume (logion 49)

Le logion 49 contient une des dix béatitudes de l’EvTh[27]. On remarque également que les forme: 5030203n.jpg sont mentionnés de pair avec les forme: 5030109n.jpg (les élus). Est-il question ici de deux classes d’individus ? R. Valantasis estime pour sa part qu’il s’agit de deux groupes différents : les « solitaires » et les « élus »[28]. Dans son commentaire sur le Dialogue du Sauveur, P. Létourneau traite quelque peu des logia 49-50 de l’EvTh et avance l’idée que « les termes forme: 5030112n.jpg et forme: 5030113n.jpg pourraient faire référence à deux aspects complémentaires du salut, soit l’origine pléromatique des élus et la nature androgynique des solitaires[29] ». Mais il n’est pas nécessaire de comprendre ces deux expressions comme deux aspects du salut. Dans l’EvTh, ces deux termes désignent plutôt la même chose. En ce qui a trait à la mention des élus, le logion 23[30] parle de la condition spirituelle de ceux qui seront « choisis » (forme: 5030114n.jpg) par Jésus. Elle est comparable à celle des forme: 5030115n.jpg (les « uns et seuls »). Les élus sont décrits comme « étant debout » forme: 5030439n.jpg, ce qui, dans l’EvTh, s’apparente à l’entrée dans le Royaume. R. Charron précise que cette idée exprime « la condition de celui qui atteint le salut », et appartient au « vocabulaire de la transcendance, elle correspond au grec ἑστάναι[31] ». L’état de transcendance des élus (logion 23) correspond parfaitement à celui des forme: 5030117n.jpg du logion 49 où « solitaires » et « élus » sont issus du Royaume et y retourneront. De plus, même si le logion 50 ne fait pas référence au terme forme: 5030118n.jpg, les élus sont présentés comme étant issus de la lumière — une référence certaine au Royaume. Encore une fois, à l’instar du logion 49, les élus du logion 50 sont des forme: 5030119n.jpg, puisqu’ils proviennent eux aussi du Royaume[32]. Il est donc plus avantageux, à l’instar de Plisch, dans son récent commentaire sur l’EvTh, de reconnaître la fonction epexégétique ou explicative de la conjonction forme: 5030120n.jpg[33]. De plus, W.-P. Funk signale que forme: 5030121n.jpg sans relatif précédant (forme: 5030122n.jpg) et suivant un groupe nominal sans attribut est employé pour qualifier le groupe nominal[34]. Tous les exemples fournis par Funk montrent qu’il s’agit toujours d’une seule entité à laquelle on adjoint une description[35]. Selon Funk, il serait donc erroné de traduire « Heureux les solitaires et les élus », car cela donnerait la fausse impression qu’il s’agit de deux groupes de personnes. La meilleure façon de traduire le début du logion 49 est : « Heureux les solitaires et élus[36] ».

Il est intéressant de constater le passage de la 3e personne à la 2e personne du pluriel (forme: 5030123n.jpg) dans la deuxième partie du logion[37]. Le changement de pronom, ainsi que la répétition du substantif forme: 5030124n.jpg permet d’établir un lien clair avec le logion 50 qui suit (ce qui n’est jamais automatique). Par l’interpellation à la 2e personne, le texte façonne l’identité des lecteurs/auditeurs, les forçant en quelque sorte à s’identifier ou à se percevoir comme les solitaires–élus[38]. La fin du logion 49 parle du Royaume forme: 5030440n.jpg comme l’origine et la destination finale des solitaires–élus. On peut relever la même thématique d’un retour à l’origine comme accès au Royaume dans certains d’autres logia de l’EvTh. Par exemple, au logion 18[39], après l’interrogation des disciples au sujet de leur fin, Jésus s’étonne de leur questionnement et établit un lien étroit entre le commencement et la fin :

(18) 1Les disciples dirent à Jésus : Dis-nous comment adviendra notre fin forme: 5030441n.jpg ? 2 Jésus dit : Avez-vous donc découvert le commencement forme: 5030454n.jpg pour que vous cherchiez la fin ? Car là où est le commencement forme: 5030453n.jpg, là sera la fin. 3 Heureux (forme: 5030129n.jpg) celui qui se tiendra forme: 5030442n.jpg dans le commencement, et il connaîtra (forme: 5030131n.jpg) la fin et il ne goûtera pas la mort (forme: 5030132n.jpg).

À l’instar du logion 49, EvTh 18 contient une béatitude : « Heureux celui qui se tient au commencement, puisqu’il connaîtra aussi la fin et ne goûtera pas la mort (forme: 5030133n.jpg) ». Notons le rapport qui existe entre la connaissance (forme: 5030134n.jpg) et l’expérience de « ne pas goûter la mort » (forme: 5030135n.jpg). Dans le logion 18, les disciples veulent connaître la façon dont adviendra leur fin (forme: 5030136n.jpg). Jésus rétorque en reliant le commencement (forme: 5030137n.jpg) et la fin forme: 5030443n.jpg en un seul lieu ou moment. Être dans le commencement ouvre sur la connaissance de la fin et sur l’expérience de ne pas goûter la mort. En cherchant l’forme: 5030139n.jpg, le disciple obtient donc la connaissance et l’immortalité. Mais comment peut-il prendre place dans le commencement ? En reliant le commencement à l’acquisition de la connaissance, on peut certes comprendre l’forme: 5030140n.jpg comme le lieu de la manifestation du salut[40]. Cela s’accorde précisément avec le programme de lecture énoncé dans le logion 1. Le disciple est dans le commencement lorsqu’il trouve l’interprétation des paroles cachées[41]. Et c’est bien au moyen de cette connaissance qu’il en arrive à ne pas goûter la mort (EvTh 1).

Des thèmes identiques se retrouvent également dans le logion 4 de l’EvTh[42] où il est question du vieillard, du petit enfant et du lieu de la vie[43] :

(4) 1 Jésus a dit : L’homme vieux dans ses jours forme: 5030444n.jpg n’hésitera pas à interroger un tout petit enfant (forme: 5030142n.jpg) de sept jours concernant le lieu de la vie forme: 5030445n.jpg, et il vivra 2 car il y a beaucoup de premiers qui seront derniers, et ils deviendront uns et seuls (forme: 5030144n.jpg)[44].

Plutôt que de chercher à expliquer le sens de ce logion, les commentateurs se contentent généralement de dresser une liste de références parallèles hors texte[45]. Mais comment comprendre cette parole énigmatique ? On remarque d’abord l’opposition entre l’homme vieux dans ses jours forme: 5030446n.jpg et le tout petit enfant de sept jours forme: 5030447n.jpg. On constate d’ailleurs le renversement de ce qui pourrait constituer un comportement habituel. Ce n’est pas le petit enfant qui interroge le vieillard, mais bien le contraire. On n’est pas sans savoir que toute la tradition biblique estime qu’il faut miser sur l’âge en ce qui a trait à la sagesse et l’expérience de vie[46]. Mais ici, c’est le forme: 5030147n.jpg qui est garant de la connaissance du lieu de vie forme: 5030448n.jpg. Le logion se termine de façon inusitée : les premiers seront les derniers[47]. Pour mieux comprendre le sens de cette idée, il faut tenir compte du rapport temporel entre le vieillard et le tout petit enfant. Le vieillard est le premier à entrer dans ce monde, le tout petit enfant est le dernier. L’homme âgé qui interroge l’enfant cherche la réponse que possède le dernier. La connaissance du lieu de la vie provient du dernier. Il y a ici une correspondance avec le logion 18 où il est question de se tenir dans le commencement pour connaître la fin et ne pas goûter la mort. En EvTh 4, l’expérience même de la vie (forme: 5030149n.jpg) est synonyme du fait de « ne pas goûter la mort » en EvTh 18, ainsi que de l’entrée dans le Royaume en EvTh 49. Il y a un renversement de perspective. Au logion 4, l’enfant est le dernier par rapport au vieillard, mais en EvTh 18, il est le commencement par rapport à la fin. En revanche, sur le plan de la temporalité, l’homme âgé est le premier en comparaison au tout petit enfant du logion 4. Mais il est situé à la fin, lorsqu’il vient après le commencement, en EvTh 18.

On notera l’importance de la formule uns et seuls (forme: 5030150n.jpg) à la fin du logion 4. Après que les premiers seront devenus derniers, ils seront uns et seuls. En copte, forme: 5030151n.jpg équivaut au grec εἷς, tandis que forme: 5030152n.jpg signifie seul et peut correspondre à μόνος. Nous sommes devant une espèce d’« Unité-Solitude », où ceux qui obtiendront la connaissance et l’expérience du lieu de la vie deviennent uns et seuls. Il s’agit clairement d’un état de transcendance semblable à ce que constituerait l’entrée dans le Royaume ou l’expérience de « ne pas goûter la mort[48] ». De toute évidence, la figure du vieillard qui interroge l’enfant représente la quête conduisant au salut. Cette recherche est celle qui est énoncée dans l’incipit et les premières lignes de Thomas : trouver l’interprétation des paroles cachées afin de ne pas goûter la mort. En somme on peut facilement voir que lesforme: 5030153n.jpg sont ceux qui ont trouvé le lieu de la vie (EvTh 4), ceux qui se tiennent dans le commencement (EvTh 18), et ceux qui sont issus du Royaume et qui y retourneront (EvTh 49). Les uns et seuls semblent clairement identifiables aux forme: 5030154n.jpg du logion 49.

On note également la mention des forme: 5030155n.jpg dans le logion 75 de l’EvTh[49], où on rapporte que les solitaires entreront dans la chambre nuptiale :

(75) Jésus a dit : Il y en a beaucoup debout à la porte, mais les solitaires forme: 5030449n.jpg rentreront dans la chambre nuptiale (forme: 5030157n.jpg).

Seuls les forme: 5030158n.jpg entreront dans la chambre nuptiale forme: 5030450n.jpg. Dans l’EvTh, la chambre nuptiale n’est pas un concept qui s’apparente à ce qu’on retrouve dans la gnose valentinienne (cf. l’Évangile selon Philippe), c’est-àdire, à ce que certains ont compris comme un sacrement ou un rite d’initiation[50]. À l’instar de plusieurs chercheurs, je suis plutôt d’avis qu’il faut comprendre ce lieu comme une métaphore du Royaume[51] ; or, accéder à la chambre nuptiale équivaut à entrer dans le Royaume[52]. Cela correspond clairement à ce qui est dit des solitaires dans le logion 49. Ceux qui sont solitaires sont élus, car contrairement à ceux qui se tiennent debout à la porte (EvTh 75), seuls les forme: 5030160n.jpg entrent dans la chambre nuptiale. Le principe s’apparente quelque peu à ce qu’on retrouve dans l’Évangile selon Matthieu : il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus[53].

III. Les forme: 5030161n.jpg, étrangers issus de la lumière (logion 50)

Le logion 50 offre au lecteur un peu plus de précision sur l’origine des solitaires–élus : ils sont issus de la lumière. On peut constater l’emploi continu de la 2e personne du pluriel. Jésus interpelle les lecteurs/auditeurs, les forçant à nouveau à s’identifier aux solitaires–élus. Il n’y a pas d’indice sur l’identité de ceux qui questionnent les élus[54]. Les interrogateurs doivent être compris comme des opposants. Mais ce qui est d’un intérêt certain est l’identité des élus, qui tirent leur origine de la lumière. C’est d’ailleurs en ce sens que les forme: 5030162n.jpg sont étrangers en ce monde. Il y a trois éléments significatifs dans ce logion. Premièrement, il faut chercher à comprendre ce qu’est la lumière. EvTh 77,1 nous offre une réponse très précise à ce sujet :

(77) 1 Jésus dit : Je suis la lumière (forme: 5030163n.jpg) qui est au-dessus de tous ; je suis tout (forme: 5030164n.jpg). Tout est issu de moi, et tout est venu vers moi.

Cette auto-affirmation de Jésus n’est pas étrangère à la tradition biblique. Dans le quatrième évangile, Jésus est présenté comme la lumière du monde (Jn 8,12 ; 9,5 ; 12,46). Selon Thomas, Jésus serait donc l’origine et l’aboutissement de tout. Cela est en assonance, certes, avec le commencement et la fin du logion 18, le premier et le dernier du logion 4, et l’origine et la destinée des solitaires–élus dans les logia 49 et 50.

Deuxièmement, EvTh 50 affirme que la lumière est apparue parmi leurs images. Que signifie cet énoncé cryptique ? Une réponse se trouve peut-être du côté du logion 28 de l’EvTh :

(28) 1 Jésus dit : Je me suis tenu debout (forme: 5030165n.jpg) au milieu du monde, et dans la chair je leur suis apparu (forme: 5030166n.jpg). 2 Je les ai tous trouvés ivres, nul d’entre eux je n’ai trouvé ayant soif. 3 Et mon âme a souffert pour les fils des hommes, parce qu’ils sont aveugles dans leur coeur et ne peuvent voir ; car vides, ils sont venus dans le monde, et vides ils cherchent à quitter le monde. 4 Mais maintenant ils sont ivres, lorsqu’ils auront rejeté leur vin, alors ils se repentiront.

Il est intéressant de constater que la formule copte forme: 5030167n.jpg (se tenir debout) est employée pour qualifier la venue de la lumière (EvTh 50,1), ainsi que la venue de Jésus dans le monde (EvTh 28,1). On remarque aussi l’utilisation du verbe forme: 5030168n.jpg (apparaître)[55]. La lumière est apparue parmi leurs images et Jésus est apparu aux fils des hommes. Les deux logia traitent en quelque sorte de l’incarnation ; nous sommes ici bien loin du rejet du monde matériel prôné par les gnostiques.

Troisièmement, les élus sont désignés de trois manières : (1) fils de la lumière ; (2) élus du Père vivant ; (3) fils du Père. En réponse à la question : « est-ce vous ? », les solitaires–élus affirment être « ses fils » forme: 5030451n.jpg, c’est-à-dire « fils de la lumière ». L’antécédent du pronom possessif masculin forme: 5030170n.jpg (ses) semble bien être le substantif forme: 5030171n.jpg (lumière), qui est, en copte, au masculin. Mais ne sont-ils pas appelés aussi les fils du Père ? Et de quel Père s’agit-il exactement ? Il serait normal de faire un lien avec ce qui précède, c’est-àdire le Père vivant (forme: 5030172n.jpg). En tant qu’élus du Père vivant, les forme: 5030173n.jpg semblent à la fois fils de la lumière et fils du Père vivant. Mais peut-on réconcilier l’idée qu’ils soient fils de Jésus (la lumière), ainsi que fils du Père vivant ? Il est peut-être possible d’obtenir une certaine réponse à cette énigme en regardant du côté du logion 15 :

(15) Jésus dit : Lorsque vous verrez celui qui n’est pas né d’une femme, prosternez-vous et adorez-le ; celui-là est votre Père forme: 5030452n.jpg.

Ce qui n’est pas engendré naturellement dans l’EvTh, c’est la lumière (la lumière est venue d’elle-même = forme: 5030175n.jpg ; EvTh 50). Jésus, en tant que lumière, ne serait pas né de la femme. Si tel est le cas, l’EvTh établirait une correspondance entre la lumière, Jésus et le Père vivant. Notons que Jésus est aussi désigné comme étant le vivant (forme: 5030176n.jpg) dans l’incipit de cet évangile. On peut voir une certaine progression dans ces deux logia : Royaume → lumière (Jésus) → Père. Il serait, certes, intéressant d’examiner davantage la christologie de l’EvTh ; on pourrait certainement y voir des affinités avec plusieurs énoncés du quatrième évangile.

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En conclusion, qui sont donc les forme: 5030177n.jpg ? Ils sont d’abord des élus, les seuls à pouvoir accéder au Royaume ou à la chambre nuptiale. Les logia 49-50 traitent clairement de l’origine des solitaires–élus : ils viennent du Royaume et y retourneront (EvTh 49). Ils sont aussi issus de la lumière (Jésus) et appelés les fils du Père vivant (EvTh 50). Le retour aux origines correspond au retour au commencement (EvTh 18), à la connaissance du lieu de la vie (EvTh 4), et à l’état d’« Unité-Solitude » exprimé par l’expression forme: 5030178n.jpg, qui à son tour s’apparente au terme forme: 5030179n.jpg. Cet état de transcendance est réalisé au moyen de la quête du sens des paroles cachées de Jésus (EvTh 1) ; c’est d’ailleurs cela qui conduit le disciple à « ne pas goûter la mort ». Si l’EvTh parle d’ascèse, c’est précisément en ce sens : la quête de la sagesse et de la connaissance des paroles cachées exige un dévouement complet.

En terminant, on pourrait se demander ce qui fait des forme: 5030180n.jpg des étrangers. Ils sont issus du Royaume et de la lumière qui est au-dessus de tous. Ils sont comme Jésus ; ils viennent d’ailleurs. Comme la lumière, ils sont maintenant dans le monde, au milieu des hommes (cf. EvTh 28). Mais à travers leur quête du sens des paroles de Jésus le vivant, ils sont aussi sur la route du retour vers le Royaume. C’est ce mouvement qui est le signe de leur Père en eux, un retour au lieu de repos[56].