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Présenté par son éditeur parisien comme étant « philosophe (hégélien), psychanalyste (lacanien) et engagé dans la politique (communiste) », Slavoj Žižek est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont seulement une douzaine de titres sont à ce jour traduits en français[1]. De ce nombre, nous ne retiendrons pour la présente note critique que deux parutions récentes de Slavoj Žižek et une monographie lui étant consacrée ; prises ensemble, ces trois publications donneront un aperçu très partiel de son propos philosophique sans prétendre le résumer entièrement.

I. Sur la violence

Originaire de Slovénie mais formé à l’Université de Paris durant les années 1970, Slavoj Žižek est souvent cité pour sa critique mordante du capitalisme et du néolibéralisme ambiant[2]. D’ailleurs, sur sa couverture, le livre Violence. Six réflexions transversales porte cette déclaration péremptoire : « La violence n’est pas un accident de nos systèmes, elle en est la fondation ». Cette formule éloquente sous forme de coup de poing est reproduite en grosses lettres et occupe toute la couverture du livre. Comme le laisse entendre son sous-titre, l’auteur veut éviter ce qu’il considère comme la mystification inhérente à la représentation de la violence, car « l’horreur et la compassion suscitées en nous par les actes de violence opèrent comme un charme puissant qui nous empêche de réfléchir » (Violence, p. 10). Or, sans l’ignorer complètement, Slavoj Žižek choisit d’éviter l’évocation de toute forme de traumatisme individuel dans son étude de la violence afin d’en analyser les origines et le fonctionnement en procédant par une forme de distanciation ou de détachement apparent envers les victimes. Ainsi, citant l’exemple de la spirale d’émeutes interethniques survenues dans les banlieues françaises en 2005, Žižek avance que « le plus difficile à accepter, c’est précisément l’absence de signification de ces émeutes » (p. 106). Comparant la situation des banlieues parisiennes aux événements de Mai 68, Žižek ajoute que « là où la révolte de 1968 était animée par une vision utopique, celle de 2005 s’apparente au contraire à une flambée de violence dénuée de toute vision » (p. 104). De manière plus générale, tout ce livre de Slavoj Žižek cherche à identifier les paradoxes qui seraient à l’origine de la violence dans ce qu’il nomme « le paysage idéologique actuel » (p. 35). Ailleurs, l’exemple de la philanthropie des personnalités richissimes de ce monde permettrait d’effacer la férocité des plus puissants (et les inégalités inhérentes au néolibéralisme) sous l’apparence de l’abnégation et de la compassion envers les plus démunis (p. 36). En d’autres mots, le capitalisme doit constamment se justifier par ses élans de générosité affichée : « […] il a besoin de l’humanitaire extra-économique pour entretenir le cycle de la reproduction sociale » (p. 38).

Tout au long de ses démonstrations, Slavoj Žižek cite abondamment Hegel et Kant (p. 145), puis il reprend les écrits de Walter Benjamin sur « la violence divine » (p. 262). Mais Žižek évoque surtout Nietzsche, qui aurait « été réinventé à plusieurs reprises tout au long du xxe siècle : le Nietzsche conservateur héroïque protofasciste est devenu le Nietzsche français, puis le Nietzsche des cultural studies » (p. 208). Étonnamment, Slavoj Žižek affirme même trouver plus de vraisemblance dans les relectures de Nietzsche faites par ses continuateurs et voit « davantage de vérité dans le Nietzsche français “décontextualisé” de Deleuze ou Foucault que dans le Nietzsche historique » (p. 208). Ultimement, le lecteur risque peut-être de se sentir décontenancé après la lecture de ces Six réflexions transversales, non seulement par le ton radical de son auteur mais aussi par ce condensé de violences exposées, de l’Holocauste aux purges staliniennes des années 1930, sans oublier les attentats du 11 septembre 2001 (p. 279). Citant L’Opéra de quat’sous (1928) de Bertolt Brecht, Slavoj Žižek conclut que c’est le système en soi qui demeure constamment fondé sur une forme de violence, et non les mouvements d’opposition qui en contestent la légitimité : « Qu’est-ce que le braquage d’une banque, comparé à la fondation d’une banque ? » (Brecht, cité par Žižek, p. 277).

II. Sur la culture de masse

Dans son livre L’intraitable. Psychanalyse, politique et culture de masse, Slavoj Žižek annonce que « l’enjeu fondamental de cet ouvrage est d’ordre éthique » (p. 16). Sa démonstration est illustrée par un constat résumé dans la nouvelle préface datée de 2013 : depuis quelques décennies, beaucoup de personnes s’exposent librement en public, affichent leurs images les plus intimes sur Internet ou se confessent littéralement à la télévision ; pour Žižek, ces symptômes témoignent non pas de la disparition de la vie privée, mais au contraire de la diminution de l’espace public qui est devenu envahi par l’irruption de la vie privée de quelques individus (p. 13). Dans L’intraitable, toute l’argumentation repose sur trois pivots théoriques : une relecture de la dialectique selon Hegel, des démonstrations sur la pertinence de la psychanalyse selon Lacan, et une critique des fondements de l’idéologie capitaliste. Dans sa nouvelle préface, Slavoj Žižek dit s’inspirer de Hegel et de Walter Benjamin pour réfléchir sur l’aspect destructeur inhérent à l’homme capitaliste : « […] un véritable capitaliste n’est pas un égoïste hédoniste ; il est, au contraire, fanatiquement dévoué à sa tâche d’accroître sa richesse, prêt à négliger sa santé et son bonheur, sans parler de la prospérité de sa famille et du bien-être de l’environnement » (p. 10). Autrement dit, Žižek soutient que le capitaliste détruirait tout sur son passage, mais qu’il prend quelquefois des dehors de bienfaisance pour dissimuler ou parfois légitimer son action éminemment destructrice. Tout le texte de Žižek se base sur des écrits philosophiques pour les appliquer à la culture de masse, notamment à des films du xxe siècle (de Roberto Rossellini, Alfred Hitchcock, mais aussi Alien de Ridley Scott). Mais les passages traitant de philosophie sont sans doute les plus inspirés ; par exemple à propos de Kierkegaard pour qui « toute philosophie, de Platon à Hegel, est “païenne”, c’est-àdire prise dans la logique païenne (préchrétienne) du savoir et de la réminiscence » (p. 82). Fondant une partie de son argumentation sur la psychanalyse, Žižek avance que « la thèse fondamentale de Lacan est que le maître est par définition un imposteur » (p. 91). Ce point de départ permet à Žižek de critiquer non seulement les dirigeants, mais aussi ce qu’il désigne comme « le rêve du nationalisme » véhiculé dans nos sociétés actuelles (p. 148), et de dénoncer le sentiment d’attachement à la nation, qu’il considère comme une sorte de compromission. Contre toute attente, Žižek rejette également la théorie de la « personnalité autoritaire » propre à l’École de Francfort (p. 144). Dans ce contexte, Žižek conclut que le citoyen est incité par son entourage à aimer sa nation (ou sa patrie), à se conformer aux autorités et à se soumettre à son idéologie, en dépit de ses doutes sur l’intégrité du système en place, ce qui conduit inévitablement au cynisme généralisé, « la distance cynique qui est partie intégrante de la notion même des Lumières, et qui semble aujourd’hui avoir atteint son apogée : bien qu’officiellement sapée, dévalorisée, l’autorité revient par la petite porte — “Je sais qu’il n’y a aucune vérité dans l’autorité, néanmoins je continue de jouer son jeu et de lui obéir, afin de ne pas déranger le cours normal des choses” » (p. 150). Enfin, L’intraitable rappelle la capacité du système à exclure et à marginaliser les opposants face aux dominants en citant l’exemple des écologistes souvent représentés comme des empêcheurs de tourner en rond ou des personnes désorganisées (p. 144).

III. À propos de Slavoj Žižek

Professeur de philosophie au Cégep de Sherbrooke, Louis Desmeules est probablement le premier chercheur québécois à consacrer une analyse substantielle partant de l’oeuvre de Slavoj Žižek (p. 57). C’est tout à son honneur compte tenu de la qualité du résultat. Pour son deuxième livre, intitulé Žižek et le capitalisme agonisant, Louis Desmeules veut « montrer, commenter et isoler le volet philosophique » de cet univers fourmillant centré sur la critique du capitalisme actuel (p. 13). Plusieurs philosophes sont ici convoqués afin de situer la pensée de Slavoj Žižek : Kant, Hegel, Marx et Engels, mais aussi Herbert Marcuse et Ernst Bloch (p. 15). L’ouvrage de Louis Desmeules impressionne par sa capacité de synthétiser le meilleur de la pensée de Slavoj Žižek dans un style clair et élégant, en expliquant que ce dernier « a raison de considérer, comme Marx l’a toujours fait, le capitalisme telle une religion » (p. 16). Plus loin, Louis Desmeules précise que Žižek veut se démarquer de Marcuse tout en restant critique envers le capitalisme, mais « sans faire beaucoup confiance aux mouvements sociaux » (p. 57). Cependant, Louis Desmeules n’hésite pas à prendre parfois ses distances quant aux positions de Žižek lorsqu’il en reconnaît le « ton apocalyptique » (p. 13) et ses « provocations toujours inattendues » (p. 114), ou lorsqu’il écrit : « Nous croyons, contrairement à Žižek, qu’il est possible de penser à une transformation du monde en nous dégageant complètement de la philosophie de Hegel » (p. 46). Mais surtout, ce sont les prolongements et certaines des comparaisons proposés par Louis Desmeules qui font de lui un analyste sensible et intuitif, par exemple lorsqu’il rapproche la position philosophique de Slavoj Žižek à celles de Herbert Marcuse et d’Ernst Bloch, avec toutefois cette différence que « le recours aux thèses de Bloch aurait forcé Žižek à abandonner son appareillage lacanien » (p. 63). En fin de volume, Louis Desmeules ose même appliquer à la société québécoise actuelle certaines thèses de Slavoj Žižek afin de comprendre la vie intellectuelle durant la Révolution tranquille (en citant les revues Cité libre et Possibles), en évoquant au passage les mouvements contestataires du « Printemps érable » de 2012 (p. 96). Évidemment, Louis Desmeules admet que Žižek n’a pourtant jamais écrit sur le Québec, mais les prolongements et les transpositions de la pensée de Žižek autour des essais de Pierre Vallières sont ici tout à fait plausibles (p. 100). En outre, un lexique contenant des noms des penseurs cités (Adorno, Althusser, Alain Badiou, Étienne Balibar mais aussi Hubert Aquin, Marcel Rioux, Pierre Vallières) et définissant des concepts philosophiques (Aufklärung, idéalisme, idéologie, etc.) complète utilement cet ensemble (p. 115-124).

En lisant ce Žižek et le capitalisme agonisant de Louis Desmeules, je me suis même demandé s’il ne s’agissait pas de l’introduction idéale à l’oeuvre de Slavoj Žižek, avec ses nuances et son caractère pédagogique, loin des envolées inattendues et des provocations du philosophe slovène.

Conclusion

Les ouvrages de Slavoj Žižek serviront les étudiants et les chercheurs voulant fonder leur critique du capitalisme sur des écrits théoriques contemporains, en évitant le recours à des références devenues classiques mais relativement plus anciennes (Marx, Marcuse, Adorno, Althusser). Éminemment plus proche de notre époque, Slavoj Žižek réactualise les discours théoriques de ces philosophes des xixe et xxe siècles à partir d’exemples récents et graves (comme le scandale de la prison d’Abou Ghraib en Irak en 2004 ou encore la crise des banques et des subprimes aux États-Unis en 2008). Il le fait dans un style indéniablement percutant, qui ne laissera personne indifférent[3]. De plus, Žižek n’hésite pas à relier deux mondes apparemment incompatibles en appliquant à des écrits philosophiques classiques des exemples qu’il a tirés de la culture de masse, en citant avec audace des séquences de certains films commerciaux ou en insérant dans ses propos des anecdotes, des boutades, des digressions ou des plaisanteries en guise d’illustrations par l’absurde. On reste parfois dérouté devant une telle érudition appliquée à des cas ou des exemples aussi inattendus qui risquent de désamorcer la démonstration. Mais cette attitude éclectique qui nie volontairement la frontière entre la haute culture et la basse culture fait partie du style et du propos même de Slavoj Žižek[4].

On a parfois l’impression que Slavoj Žižek s’aventure hors des sentiers battus, dans des domaines peu fréquentés par la philosophie politique telle que nous la concevons, mais on ne saurait le lui reprocher, car rien n’est gratuit dans son argumentation. Pour la résumer, sa critique de notre civilisation occidentale se fonde sur une volonté affirmée de dissocier le capitalisme et la démocratie, trop longtemps considérés comme allant de pair, mais ici présentés comme étant antagonistes. Ses livres foisonnants sont la démonstration fulgurante de ce projet ambitieux. En ce sens, on peut dire que Slavoj Žižek pousse sa critique du capitalisme au-delà de ce que formulait Louis Althusser, souvent considéré comme le dernier grand théoricien français de l’idéologie dominante — ce qui n’est pas peu dire[5].