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Affirmer de Jean-Luc Nancy qu’il est hégélien n’a rien d’une provocation. Lui-même affirme : « Hegel a toujours été mon auteur de prédilection[1] ». Pour un penseur de sa génération, cela peut surprendre. Susanna Lindberg a raison d’écrire : « À l’époque du premier livre de Nancy sur Hegel, La Remarque spéculative, en 1973, cet amour [que Nancy éprouve pour Hegel] fut quasiment provocateur, car l’époque était plutôt au rejet de Hegel […]. C’est par cet amour du coupable que Nancy détient sa place originale dans l’histoire tumultueuse des interprétations françaises de Hegel au xxe siècle[2] ». Dès lors, des penseurs, encore peu nombreux[3], ont entrepris d’étudier les rapports entre les deux philosophes.

Pour ma part, les travaux présentés ici se rapprochent du geste de Jean-François Kervégan qui, dans un recueil de textes publié en hommage à Nancy, écrivait : « Je voudrais simplement montrer que Hegel, lu d’une certaine manière, peut nous aider à penser ce que Nancy nous invite à penser[4] ». Dans cet article, je montrerai, dans un premier temps, le rôle joué par la passivité et la paresse dans la philosophie du droit de Hegel. Cela permettra, dans un deuxième temps, de mieux comprendre la « philosophie première[5] » de Jean-Luc Nancy, celle qui s’intéresse à l’être singulier pluriel et qui s’est élaborée, à ses débuts, dans un rapport à la passivité chez Hegel. Enfin, parce que paresse et activité sont toujours intrinsèquement liées, la première étant une lenteur à accomplir la deuxième, je terminerai ce parcours par un retour critique sur ce que Nancy propose comme action dans une analyse d’un de ses plus récents ouvrages justement intitulé Que faire ?

I. La passivité du prince et la paresse de la populace dans la philosophie du droit de Hegel

Pour comprendre le rôle joué par la passivité et la paresse dans la philosophie du droit de Hegel, il faut d’abord rappeler ce qu’est l’éthicité, concept central de ses Principes de la philosophie du droit. Ceux-ci commencent par une affirmation forte de la rationalité du droit : « La science philosophique du droit a pour ob-jet l’idée du droit[6] » qui est aussi bien « la liberté en tant qu’idée[7] » que « l’idée pensée du Bien[8] ». En langage hégélien, une idée est l’unité de la forme et du contenu. Ainsi, pour que le droit en arrive à être liberté et Bien, il doit conquérir une forme supérieure. Cette forme supérieure, c’est l’éthicité qui culmine elle-même dans l’État « dont le droit est le plus élevé[9] » après être passée par la famille et la société civile.

Cet État n’est pas qu’une construction humaine secondaire ; il est le monde éthique qui nous a formés et dans lequel nous évoluons. Hegel peut ainsi affirmer dans sa préface que tous « vivent dans cette effectivité de l’État[10] », qu’on le veuille ou non, qu’on soit critique ou non à son égard. On peut bien vouloir abolir l’État, c’est encore lui qui nous a donné un espace de liberté nécessaire à l’énonciation de notre désir. L’État nous précède toujours. Hegel peut ainsi affirmer : « […] l’élément-éthique a un contenu stable [… :] les lois et institutions qui sont en et pour soi[11] ». Gans, qui s’inspire dans ses additions de cahiers d’élèves ayant suivi le cours de Hegel, peut ainsi résumer le tout par cette expression aux accents freudiens : « […] l’être humain éthique est inconscient de soi[12] ». Hegel, quant à lui, identifie l’éthicité à la « coutume éthique » et à une « seconde nature[13] » qui, sans qu’on s’en rende compte, forme l’homme et lui donne les balises de son action. Il affirme même qu’elle est d’abord une « identité dépourvue de rapport[14] ». L’éthicité est donc un monde unitaire qui, dans un premier temps, n’est pas constitué par un rapport avec lui, mais constitue plutôt une deuxième nature inconsciente qui guide l’action des hommes après les avoir formés. C’est ainsi que Hegel affirme que « les puissances éthiques […] gouvernent la vie des individus » et que ces derniers « sont leurs accidents[15] ». En d’autres mots, il ne s’agit pas de prendre conscience de l’éthicité pour qu’elle soit active ; elle est plutôt formatrice de la conscience et guide de celle-ci. Ce premier aspect de l’éthicité pourrait être appelé l’éthicité passive.

Cet aspect passif de l’éthicité ne dit pas tout sur elle. En effet, si l’éthicité est une « identité dépourvue de rapport », elle a son existence adéquate dans la subjectivité[16] définie comme « autodétermination abstraite et pure[17] ». S’il pouvait sembler que l’être humain demeurait dans une position d’hétéronomie, il n’en est rien. Hegel insiste sur le fait que le lieu naturel, si l’on peut dire, de l’éthicité est la subjectivité. Cette dernière n’est pas définie en termes de sujétion, mais bien comme autodétermination. On pourrait ainsi dire que la politique a pour principe l’autonomie d’un sujet.

Comment arriver à concilier ces deux aspects de l’éthicité ? C’est que, pour Hegel, si l’éthicité est d’abord une « identité dépourvue de rapport », il peut s’établir avec elle un rapport. C’est ce que doit faire le sujet autonome : il doit établir un rapport avec l’éthicité. Ce rapport doit en être un de connaissance. Il faut se situer dans le « concept pensant[18] ». Par conséquent, cela demande un effort et du travail. C’est pourquoi l’éthicité est, pour Hegel, une vertu, c’est-à-dire « quelque chose qui est à produire dans l’individu moyennant l’activité propre de celui-ci[19] ». L’éthicité est une seconde nature qu’on doit s’approprier par la connaissance. Gans peut ainsi affirmer qu’il faut développer une « virtuosité éthique[20] ». Il y a donc un travail à faire. Pour être parfaite, l’éthicité ne peut pas en rester à l’état inconscient : elle doit atteindre la conscience d’une subjectivité qui peut la connaître moyennant quelques efforts. Hegel affirme en outre qu’il doit d’abord s’intéresser à la subjectivité travaillante « d’une famille et d’un peuple[21] » et non pas procéder « de manière atomistique[22] ». La subjectivité mise de l’avant par Hegel n’est pas d’abord celle d’individus.

L’éthicité de Hegel fait donc retour sur elle-même : si elle est formatrice des sujets, ceux-ci doivent se l’approprier par la connaissance. Dans son commentaire sur les Principes de la philosophie du droit, Kervégan résume ainsi : « […] les “structures” de l’esprit objectif n’ont de validité — d’efficace institutionnelle et normative — que si elles sont habitées par des dispositions subjectives qu’elles contribuent d’ailleurs à engendrer en suscitant des habitudes, des coutumes-éthiques qui orientent les subjectivités dans leur agir[23] ». Si l’éthicité est d’abord inconsciente, elle devient transparente pour le sujet. Ce deuxième aspect de l’éthicité pourrait être appelé l’éthicité connue.

La subjectivité qui intéresse Hegel est d’abord celle de la famille et du peuple. Attardons-nous au peuple qui, pour être bien compris, doit être situé par rapport à l’origine de l’État. Pour trouver ce que Hegel en dit, il faut s’intéresser au texte qu’il publie en 1801, soit une vingtaine d’années avant ses Principes. Ce texte s’intitule Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel ; de sa place dans la philosophie pratique et de son rapport aux sciences positives du droit. Hegel se penche, entre autres choses, sur l’état de nature. On le sait, dans ses Leçons sur l’Histoire de la Philosophie, Hegel crédite Hobbes d’avoir conçu correctement l’état de nature[24]. Celui-ci est exprimé en termes de chaos et de « guerre de chacun contre chacun[25] ». Pour Hegel, bien que ce soit une conception exacte, cet état de nature est une fiction nécessaire que l’empirisme a mise de l’avant afin d’expliquer la naissance de l’État. Si Hegel accorde du crédit à cette conception, ce n’est pas tant à cause des vérités historiques qu’elle contiendrait (Hegel la considère comme une fiction) que de l’intuition d’un des principes de l’État qu’elle souligne sans s’en rendre compte : le « pressentiment trouble d’une unité originaire et absolue[26] ». Au fondement de l’État, il y a bel et bien une origine-une. La politique s’est construite dans le but d’unifier le divers considéré comme chaotique et destiné à l’errance perpétuelle.

C’est ainsi que le peuple ne peut être pensé que comme totalité : « Dans un peuple […] que l’on pense […] comme une totalité véritablement organique, développée au-dedans de soi, la souveraineté est en tant que personnalité du tout, et celle-ci est, dans sa réalité conforme à son concept, en tant que personne du monarque[27] ». Le peuple est ramené en dernière instance à un individu ou un tout singulier : le monarque. Celui-ci est même identifié comme « le sommet et le commencement du tout » qu’est l’État. En lui, les pouvoirs gouvernemental et législatif « sont rassemblés en une unité individuelle[28] ».

1. La passivité du prince

Cependant, le monarque hégélien possède une caractéristique bien particulière : il ne travaille pas beaucoup. Hegel le place dans un état de passivité presque totale. On peut bien accorder à Hegel sa clairvoyance par rapport à nos monarchies constitutionnelles contemporaines, il n’en reste pas moins que cet attribut est surprenant. Le monarque ne fait pas rien. Hegel lui fait jouer un rôle dans les rapports de l’État avec l’extérieur. Il doit « exercer le commandement sur la force armée », « entretenir les rapports avec les autres États grâce à des ambassadeurs, etc. » et « conclure la guerre et la paix, ainsi que d’autres traités[29] ». Cependant, dans ses rapports à l’État interne, le prince ne fait rien, ou si peu. Celui-ci « interrompt la pesée des raisons et des contre-raisons entre lesquelles on peut toujours hésiter et tourner en rond », il « décide par un : Je veux[30] ». Dans ses additions, Gans précise ce que veut dire ce Je veux : « Ce qui est plus difficile, c’est de concevoir ce “Je veux” en tant que personne. On ne doit pas [vouloir] dire par là que le monarque aurait le droit d’agir arbitrairement : il est bien plutôt tenu par le contenu concret des délibérations et, si la constitution est solide, il n’a souvent rien de plus à faire que de signer son nom ». Plus loin, il ajoute : « Dans le cas d’une organisation parachevée, on n’a affaire [avec le monarque] qu’au sommet de l’acte formel de décider et on n’a besoin comme monarque que d’un être humain qui dit “oui” et met le point sur le i[31] ». On sait que le roi de Prusse fut fort irrité par cette nouvelle définition de tâche. Quoi qu’il en soit, suivant Hegel, le prince n’a qu’à ajouter à ce que les autres instances ont décidé un « Je veux » subjectif et individuel. Il n’a plus rien à faire d’autre.

Il est surprenant de voir accordé au monarque si peu de travail, d’abord, parce que Hegel tient en piètre estime les paresseux. Le travail est pour lui « une libération supérieure[32] » et ceux qui s’y refusent, tels les pauvres qui ont une « disposition-d’esprit orientée vers la fainéantise[33] », se retrouvent en marge de l’éthicité. Cependant, le plus surprenant est que pour Hegel, l’éthicité, on l’a vu plus haut, est une vertu. Il faut établir avec elle un rapport de connaissance qui demande effort et travail. Avec le monarque, tout se passe comme si les citoyens avaient à user de discipline pour arriver à prendre connaissance de l’éthicité, alors que le monarque, lui, « sommet et commencement », ne fait pas d’effort, ne travaille pas. On pourrait dire que la relève dialectique, quoi qu’elle soit supposée accomplir, ne fonctionne pas bien. Le passage de la personnalité à la subjectivité puis à l’éthicité, malgré tout le travail qu’il demande et exige, aboutit à un individu qui est resté sauf du labeur accompli. Le prince veut ce qu’il n’a pas décidé tout comme si l’éthicité en restait, chez lui, à son aspect passif. Comme il est prince par naissance, il n’a pas vécu le passage par la société civile, passage qui, pour Hegel, permet aux individus de quitter leur famille, de développer leur particularité et leur volonté propre et ainsi de s’approprier l’éthicité passive. La passivité du prince montre que l’éthicité peut demeurer opaque et qu’il se peut qu’il ne soit pas possible de se l’approprier par la connaissance. Pour que cette hypothèse se confirme, il faudrait montrer que cette incapacité à devenir sujet — le prince n’est pas sujet, c’est une évidence — ne touche pas seulement un individu, d’où la pertinence de s’intéresser à la populace.

2. La paresse de la populace

On s’en souvient, le peuple est, pour Hegel, une « totalité organique ». Cependant, Hegel admet que ce n’est pas si simple. En effet, dans sa section sur la société civile (qui est l’intermédiaire individualiste entre la famille et l’État), il affirme que la gestion de la vie économique doit atténuer les effets négatifs de cette vie par différentes mesures, mais il précise que tout cela doit se faire en veillant constamment à ce que ne soit pas formée une populace, puisque celle-ci procède de la « paresse[34] ». Hegel ne veut pas qu’un groupe de paresseux se forme. D’autant plus que la populace ne peut que s’opposer au peuple. Gans, dans ses additions, en donne une description : « […] celle-ci est définie d’abord par la disposition-d’esprit qui se rattache à la pauvreté, par la rébellion intérieure contre les riches, la société, le gouvernement, etc. Est ensuite lié à [cette situation] le fait que l’homme qui est livré à la contingence devient insouciant et fainéant[35] ». Si une populace apparaissait, c’en serait fini du peuple comme « tout organique ».

Pourtant, Hegel avoue lui-même que la société civile ne peut pas empêcher la formation d’une populace. Bien conscient des effets pervers de l’économie de marché en plein essor, il écrit : « Il apparaît clairement […] que, malgré l’excès de fortune, la société civile n’est pas assez fortunée, c’est-à-dire qu’elle ne possède pas suffisamment, en la richesse qu’elle a en propre, pour remédier à l’excès de pauvreté et à l’engendrement de la populace[36] ». Cette admission de Hegel n’est pas développée dans la suite du texte. Toutefois, on voit bien qu’il se produit ainsi un clivage dans la totalité du peuple. Bien que la construction politique hégélienne se fonde sur une origine-une, de toute évidence, les divisions sociales ne peuvent pas être aussi facilement recouvertes. Elles persistent et demeurent. Pas étonnant que Hegel voie dans la société civile « le résidu de l’état de nature[37] », état de nature qui, rappelons-le, est conçu, à la suite de Hobbes, comme chaos.

En résumé, la populace paresseuse ne veut pas vouloir. Elle subit, comme le prince, les puissances éthiques : elle en reste à l’éthicité passive. Qui plus est, rien ne peut empêcher sa formation. Il y a une résistance : la subjectivité autonome qui s’approprie son éthicité par la connaissance ne jaillit pas automatiquement. L’éthicité peut rester opaque. Cet aspect fondamental que Hegel ne conceptualise pas ne serait-il pas ce que Nancy tente de penser comme philosophie première ?

II. La passivité de l’hypnose et la philosophie première de Jean-Luc Nancy

De 1980 à 1985, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe fondaient, animaient et dissolvaient le Centre de recherche philosophique sur le politique. C’est à cette époque que Nancy commença à publier ses ouvrages politiques importants. Comme Hegel occupe une place importante dans sa pensée, il n’est pas surprenant que l’un des premiers textes que Nancy publie sur la politique (« Identité et tremblement », en 1984) soit consacré au philosophe allemand, plus spécifiquement à un passage de l’Encyclopédie. Sur quoi porte-t-il exactement ? « Nous n’avons donc rien cherché de plus qu’à repérer l’émergence obstinée, ou mieux : l’affleurement insistant, à travers la pensée moderne — au sens historique du mot — de la question de la passivité. À cette question, l’hypnose fournit une figure plus fascinante que d’autres, mais qui ne l’épuise pas[38]. » Cette conjonction de la politique et de la passivité sous la figure de l’hypnose chez Hegel est un bon point de départ pour notre réflexion.

1. L’hypnose chez Hegel, lue par Nancy

Nancy, dans son texte, s’appuie sur le vocabulaire hégélien, à commencer par le concept d’âme. « L’âme est l’esprit immédiatement propre, sans processus d’appropriation pour soi, et ainsi posé dans l’élément du sentir (lequel est commun à l’homme et à l’animal)[39]. » Il n’y a pas de pour soi de l’âme. Toutefois, c’est à partir d’elle que s’éveille la conscience qui peut accueillir la manifestation de l’esprit et faire jaillir un pour soi véritable. L’âme se met ainsi à distance d’elle-même. Que nous révèle l’hypnose, selon Hegel, de cette constitution intérieure ? « L’hypnose, sous la forme de ce que Hegel nomme selon son époque, le “somnambulisme magnétique”, définit le premier stade, ou le moment immédiat, de l’âme dans l’élément du sentiment — avant qu’en un second moment ce sentiment ne soit sentiment-de-soi[40] ». L’hypnose est un révélateur de l’âme et lui permet de trouver ses attributs. Toutefois, Nancy voit dans le texte hégélien une faille révélée par l’hypnose. L’âme révèle, selon lui, une hétéronomie asubjective irrelevable.

La liberté serait-elle, comme le sommeil magnétique, donnée par un autre ? L’esprit spéculatif ne veut ni ne peut le penser. Il désigne dans l’hétéronomie la pathologie. Mais dans la pathologie, c’est une insurmontable — et peut-être constitutive — affection de sa propre liberté qui le déroute, et qui le fascine. […] L’état de la passivité offre ce caractère remarquable de ne plus être, ou d’être à peine, à la limite seulement, un état du sujet[41].

Ce qui pour Hegel est pathologique et seulement premier dans un processus de constitution du sujet devient pour Nancy, hypothétiquement, constitutif de la liberté. Celle-ci pourrait, à l’origine, ne pas être autonome. Ou encore, pour être autonome, il aurait d’abord fallu accueillir une hétéronomie. Qu’est-ce à dire ?

Nancy poursuit son analyse en abordant le parallèle que Hegel fait entre hypnose et gestation : « L’hypnose n’est que la forme visible de l’invisible état de la gestation, dans lequel se trouve déposée la vérité de l’âme en tant que sentiment[42]. » Quelle est cette vérité ? « Mais la “propriété” de cette intériorité est de ne pas être elle-même à l’intérieur d’elle-même, et d’être au contraire extérieure à elle. Son soi “est un sujet différent” d’elle, mais de telle manière que cette différence n’est pas une différence interne du sujet. Elle est la différence dans le sujet qui n’est pas la différence du sujet, et de cette façon elle pose ou elle impose hors de lui ce qui est “proprement” son “intérieur”[43]. » Il y aurait donc, à l’origine du sujet, non pas une identité, mais une extériorité ou une différence. Un peu comme chez Hegel l’éthicité passive est première par rapport à l’éthicité connue par le sujet autonome. Encore ici, on retrouve la preuve, selon Nancy, d’une irréductibilité de l’hétéronomie et de la passivité à toute tentative de les résorber dans une subjectivité autonome.

Est-ce que ces deux aspects ont des résonances politiques ? Nancy l’affirme :

La mère et l’enfant fourniront le paradigme immédiat — et « matriciel » — d’une altérité générale, constitutive de l’âme en général. L’autre individu peut être l’autre de la communauté humaine. Il peut être l’autre de l’amour. Ce que l’âme affective met en jeu n’est pas proprement ni exclusivement la maternité […], mais à travers elle, et plus « maternelles » qu’elle, ou plus archaïques qu’aucune gestation et qu’aucune genèse, une socialité et une érotique, archi-originaires et indissociables[44].

Il y va du commun dans cette conception de la passivité, d’où sa consonance avec l’éthicité entendue comme « puissances éthiques » ou comme « seconde nature » de Hegel. Cette éthicité passive fut peu conceptualisée pour elle-même par le philosophe allemand. Elle n’était que la substance transparente qui pouvait être connue par le sujet. Nancy, quant à lui, prend au sérieux cette éthicité inconsciente et tente de la penser, d’où ses prises de distance avec les pensées du sujet.

2. La philosophie première de Nancy

À ce point, la question est de savoir comment Nancy conçoit cette passivité du commun. Son texte de 1984 est publié dans un collectif de trois auteurs qui est précédé d’une introduction non signée. On ne sait pas qui en est l’auteur (ou s’il a été écrit collectivement). Il y est écrit : « La passivité ne relève pas de la technique, ni du pouvoir, mais de l’être[45] ». Est-ce que les travaux subséquents de Nancy vont dans ce sens ? À l’évidence, oui.

Le premier ouvrage majeur de Nancy portant sur les questions du commun est La Communauté désoeuvrée. L’altérité constitutive de l’âme abordée dans le texte sur l’hypnose prend la forme du concept de communauté. Celle-ci est toujours déjà là. Ce qui fait écrire à Nancy : « La communauté nous est donnée avec l’être et comme l’être, bien en deçà de tous nos projets, volontés et entreprises. Au fond, il nous est impossible de la perdre. La société peut être aussi peu communautaire que possible, il ne se peut faire que dans le désert social il n’y ait pas, infime, inaccessible même, de la communauté[46] ». La communauté n’est donc pas à construire, elle n’est pas de l’ordre du projet. La communauté, comme la passivité dans « Identité et tremblement », relève de l’être. Ce passage du concept de passivité à celui de communauté ne sera pas le seul déplacement conceptuel de Nancy. Au sujet de la communauté, il affirme : « […] j’ai préféré lui substituer peu à peu les expressions disgracieuses d’“être-ensemble”, d’“être-en-commun” et finalement d’“être-avec”[47] ». En 1991, dans La comparution, un autre concept vient se joindre à la pensée de la communauté : le concept de sens. Pourquoi ? Parce que l’un ne va pas sans l’autre : « […] s’il y a du commun, quoi que ce soit, le sens en est aussi indétachable, inaliénable, que l’est en général un revers d’un avers[48] ». Cette réflexion culminera dans l’ouvrage majeur de la pensée de Nancy : Être singulier pluriel. L’être n’est plus défini comme communauté, mais comme sens. Nancy écrit : « […] l’être lui-même nous est donné comme le sens. L’être n’a pas de sens, mais l’être lui-même, le phénomène de l’être, c’est le sens, qui est à son tour sa propre circulation — et nous sommes cette circulation[49] ». Si l’être apparaît comme sens, il garde quelque chose de la communauté puisque nous sommes la circulation du sens. D’ailleurs, Nancy le dit explicitement : « […] “le sens” […] est devenu le nom dénudé de notre être-les-uns-avec-les-autres. Nous n’“avons” plus de sens parce que nous sommes nous-mêmes le sens, entièrement, sans réserve, infiniment, sans autre sens que “nous”[50] ». Bref, Nancy évoque l’être-sens plutôt que l’être-communauté, même si le premier garde les traits du second.

Ce rapide aperçu du développement conceptuel de la passivité dans la pensée de Nancy vise à mettre en lumière ce qu’il tente de dire de l’éthicité passive. D’abord, il y a chez Nancy une séparation nette et franche de l’éthicité passive et de l’éthicité connue. Cette dernière, lieu de formation de la plus haute sphère de l’éthicité, soit l’État, est l’espace de la politique. Nancy ne s’y intéresse pas, ou si peu (nous y reviendrons en conclusion). Ce qu’il conceptualise, c’est le commun qui « est en défaut et en excès sur la politique[51] ». L’éthicité passive (le commun), comme ce qu’indiquait la populace chez Hegel, ne peut être relevée par l’éthicité connue (la politique). Elle demeure, irréductible, opaque, sans prise pour le sujet.

À cette séparation nette entre l’éthicité passive et la politique, s’ajoute une délimitation nouvelle du lieu du sens. « Que la politique — l’institution et le régime d’existence de la cité — ne soit plus la condition ni le lieu de l’exercice du sens d’être […], nous le savons depuis longtemps. » Plus loin, il cite Heidegger, avec lequel il est d’accord, « tout n’est pas politique[52] ». Si, pour Hegel, s’approprier par la connaissance l’éthicité passive donnait le sens de la vie, pour Nancy, le sens relève du commun, de cette passivité première qui déborde la politique, de cette éthicité passive irréductible à toute appropriation politique. Si, pour Hegel, l’État était l’idée de la liberté, pour Nancy, la liberté « est d’accéder à une hétéronomie du sens : d’être délivré de soi pour entrer dans l’intelligence et dans la sensibilité de l’inconnaissable, de l’indéterminable, de l’innommable même — mais c’est parce que c’est à une telle ouverture que le sens s’expose[53] ». On reconnaît bien ici l’éthicité passive de Hegel dans sa dimension hétéronome à laquelle s’ajoute la prise de conscience de sa non-transparence, d’où son caractère inconnaissable. N’existe-t-il pas alors un risque d’aliénation du sens ? Il y a certes un danger, mais Nancy répond : « Il est infiniment juste que tous et chacun puissent non pas produire un sens propre mais exister dans une circulation de sens qu’il ne soit question ni de maîtriser ni de subir[54] ». Il était acquis que l’éthicité passive n’était pas transparente pour le sujet, d’où l’impossibilité dans laquelle il se trouve de la maîtriser. Il s’agit maintenant de s’assurer que la circulation du sens ne soit pas aliénante.

Comment y arriver ? Cette manière de comprendre le commun et le sens restreint de la politique dans ses prétentions au sens et à la gestion du commun. Elle doit se contenter de permettre le sens. Pour Nancy, « elle ne peut qu’ouvrir vers ce sens et vers ses divers modes d’être et de faire[55] ». Quels sont ces modes ? La politique « a pour tâche de permettre l’ouverture des sphères qui lui sont en droit étrangères […] : celles que désignent plus ou moins bien les noms de l’“art”, de la “pensée”, de l’“amour”, du “désir”[56] ». Ne nous y trompons pas : même si Nancy semble définir une tâche de la politique, cette définition est en fait toute négative : la politique ne doit pas faire ce qui regarde les autres sphères, permettant ainsi au sens et au commun de rester immaîtrisables.

III. La philosophie première de Jean-Luc Nancy et l’action

Cette explicitation de la philosophie première de Nancy à partir de la philosophie politique de Hegel suscite une question. Si Nancy sépare l’éthicité passive (le commun) et l’éthicité connue (la politique) — là où Hegel fait de la première une substance préalable à la deuxième —, il n’élimine pas pour autant cette dernière. Nancy n’est pas Marx : il ne propose pas simplement d’abolir l’État. De plus, il ne veut pas non plus rester dans la passivité du sens. Il est par conséquent légitime de se questionner sur sa conception de l’action, d’autant plus que, récemment, en 2016, Nancy a publié un livre au titre évocateur : Que faire[57] ?

Dans le chapitre éponyme du livre, Nancy retrace l’histoire des significations de faire. Il relate trois moments phares. Le premier est le moment kantien où la question du faire est formulée de la manière suivante : que dois-je faire ? La réponse de Kant est bien connue : « […] il s’agit de faire comme si un but universel pouvait être présenté ». Pour Nancy, cette réponse entraîne déjà une scission au sein du faire : « Admettre le caractère fictif […] de la fin recherchée implique une dissociation entre le faire de l’action et le but qui devrait être le sien[58] ». Cette première séparation s’accentue avec le deuxième moment dont la figure éminente est Lénine. La question devient alors : comment faire ? et l’insistance est plutôt mise sur les moyens. « Nous n’avons pas encore aujourd’hui fini d’évaluer […] dans quelle mesure le but lui-même aura été représenté et visé d’une manière qui le vouait à reculer toujours plus loin dans une fiction qui perdait toute espèce de fonction régulatrice[59]. » Cet éloignement du but conduit au troisième moment de cette histoire, notre moment, où la question devient simplement qu’est-ce que faire ? Évidemment, c’est une interrogation sur la praxis qui est ici mise de l’avant, « ce faire non transitif qui en faisant se fait plutôt qu’il ne fait quelque chose », dans « un certain flottement de sa signification par rapport à sa détermination aristotélicienne[60] ». Pour bien comprendre cette notion, Nancy recourt aux travaux de trois penseurs : Arendt, Adorno et Derrida. Je ne retiendrai, pour mon propos, que ce qu’il dit d’Arendt.

Nancy évoque le constat qu’elle fait du bouleversement des rapports entre théorie et pratique. Il ne s’agit plus que la première soit le guide de la seconde et il ne s’agit plus que la praxis soit affaire seulement d’action : elle prend de plus en plus la valeur de production, de réalisation et d’exécution. Qu’est-ce que Nancy retient des analyses arendtiennes[61] ? « Sans s’attarder ici sur le traitement propre à Arendt de cette question, on ne peut éviter de considérer l’équivoque qui s’est introduite dans le faire dès lors qu’il s’est entendu à la fois comme transitif et comme intransitif, ou bien à l’inverse l’univocité réductrice créée par l’entière absorption de l’intransitif dans le transitif [62]. » Arendt serait donc le témoin de l’aspect problématique du faire dans le monde contemporain et de sa tendance à être ramené à la production de quelque chose, ce qui serait une propension malsaine. Celle-ci s’explique de deux manières. Premièrement, « la déhiscence initiale entre théorie et pratique s’est transformée en une très forte dénivellation ou bien s’est aggravée en discrépance, en distorsion ou encore en une refonte tendancielle du couple de notions[63] ». Deuxièmement, la pensée contemporaine est travaillée par « l’aveu d’une carence de la pensée au sujet de l’action ». Cet aveu prend la forme, chez Arendt, de « la déploration de ce “grand fléau de l’histoire occidentale” que constitue pour elle la séparation, après le siècle de Périclès et jusqu’à nous, entre l’action et la pensée[64] ». Bref, il y a une difficulté contemporaine à bien concevoir les rapports de plus en plus problématiques entre théorie et pratique.

Comment se situe Nancy par rapport à la position d’Arendt ? Déplore-t-il comme elle la séparation des deux sphères ? En fait, il en arrive au même constat qu’elle, mais il ne regrette pas cette situation. En des termes hégéliens, il affirme : « En un sens toute l’histoire du que faire n’a cessé de rejouer l’alternance de ses propres désaveux. Et pourtant la même histoire aura d’autant mieux souligné et mis en relief le trait d’effectivité qui est la plus propre marque du faire. Pour cette raison, l’exigence d’une effectivité ni projective ni tyrannique s’est manifestée dans la pensée contemporaine[65]. » La théorie n’arrive pas à saisir la pratique, mais c’est qu’elle veut aller trop vite, si l’on peut dire. En effet, le faire est dans l’effectivité. Chez Hegel, celle-ci se produit réellement dans l’auto-différenciation de l’être et de l’essence, mais elle n’est pas à la hauteur du concept. Dans sa préface aux Principes de la philosophie du droit, Hegel affirme bien que « ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel[66] », mais c’est le travail de la philosophie de conceptualiser cet effectif. Pour Nancy, nous n’en sommes qu’au début. Il est trop tôt pour présenter le concept. En d’autres mots, l’éthicité passive n’est pas encore assez transparente.

C’est pour cette raison que Nancy tente d’être le plus sensible possible à ce qui se joue dans le monde actuel et à notre éthicité. L’effectivité du faire est « moins un devoir à remplir qu’une exposition toujours déjà donnée à l’extériorité réelle, mondaine, matérielle. Moins le domaine d’une pratique en tant qu’ordre spécifique et distinct (moral, politique, pragmatique) que l’identité même de ladite “raison”, sa rationalité en acte, son ethos en tant que conduite ordinaire aussi bien qu’en tant que site ou séjour[67] ». Ainsi, Nancy veut rester exposé au monde, non pas le conceptualiser. Il veut se laisser atteindre par la « rationalité en acte » de l’éthicité[68], mais il s’agit bel et bien de l’éthicité passive puisqu’il la définit comme « conduite ordinaire » (« coutume éthique » dirait Hegel) aussi bien que comme « site ou séjour » (proche de l’éthicité comme « seconde nature » chez Hegel). Pourquoi en rester à cette contemplation ou à cette adoration[69] ? « Il s’agit en vérité, écrit Nancy, de comprendre à quel point quelque chose se fait : quelle mutation profonde est en train (sic), quelle métamorphose décisive de l’histoire du monde[70] ». Le monde n’est pas en crise[71] ; il vit une « mutation » qu’on ne peut pas saisir clairement.

Que faire alors ? La réponse, de prime abord, est hégélienne : « […] la pratique d’un travail de pensée qui est action, qui est même l’action dont nous avons le besoin le plus urgent[72] ». Il faut donc conceptualiser ce qui se passe, ce qui nous arrive. Toutefois, Nancy semble déjà annoncer la faillite de cette intention. La conceptualisation n’aboutira pas. Nancy écrit :

[Cela] veut dire s’exposer à l’incommensurabilité du sens. Jamais le sens n’est adéquat à un objet ni à un projet ni à un effet. C’est cette inadéquation qu’il s’agit de faire jouer. Si la civilisation est entrée en mutation, c’est qu’elle a commencé à le comprendre en comprenant l’inanité de son projet réglé par la seule effectuation. Que faire donc ? nous avons à penser le faire dans sa dénivellation, dans son décrochage même du projet, de l’intention et de la question. Que faire de la question en général ? penser l’affirmation qui la précède tant en arrière qu’en avant : l’affirmation de l’exister dans son exposition à l’infinité qu’il est mais qu’il n’est justement pas comme objet ni projet ni effet. Penser donc le « faire exister » sans principe ni but, sans auteur ni projet, mais où exister s’affirme […][73].

Il n’y aura pas adéquation entre l’effectivité qui est à penser et son concept, puisque celui-ci se meut dans le lieu du sens qui, rappelons-le, est le lieu du commun débordant la politique et que ce lieu est celui de la passivité de l’existence qui met en échec tout projet. Il est d’ailleurs remarquable que le chapitre du livre de Nancy analysé ici se termine par une référence à la mère, comme si Nancy revenait, plus de trente ans après « Identité et tremblement », à son point de départ.

Que doit faire la politique ? Force est de constater que Nancy n’en dit rien. Il affirme même : « L’urgence n’est donc pas, à cet égard, une autre abstraction politique. […] C’est alors une philosophie première qui est nécessaire […]. La philosophie doit re-commencer, se re-commencer à partir d’elle-même contre elle-même, c’est-à-dire contre la philosophie politique[74] ». La pensée de Nancy est toute dans ce « contre ». A-t-il la signification d’une opposition ou celle d’un contact ? On l’a vu, il serait faux de dire que Nancy élimine la sphère de la politique, la déconsidère ou s’y oppose. Il serait plus juste de dire qu’il choisit de n’en rien dire pour penser ce qui se tient à côté de la politique, tout contre elle, au lieu de l’existence, du commun et du sens.

*

Dans sa préface à La crise de la culture, Arendt débute son propos par une référence à René Char et aux résistants français : « L’effondrement de la France, événement pour eux totalement inattendu, avait vidé, du jour au lendemain, la scène politique de leur pays, l’abandonnant à un guignol de coquins ou d’imbéciles, et eux qui, comme de juste, n’avaient jamais participé aux affaires officielles de la IIIe République furent aspirés par la politique comme par la force du vide[75]. » Il est des événements politiques, et notre temps n’y fait pas exception, qui ne peuvent pas ne pas nous concerner. Ceux-ci nous rappellent qu’on ne peut faire l’économie d’une pensée de la politique et surtout de l’action politique.

La pensée de Jean-Luc Nancy a le grand mérite de s’être laissée toucher par la complexité de l’éthicité passive (elle qui fut peu approfondie chez Hegel) et d’avoir su l’aborder avec les outils conceptuels appropriés. Elle permet également de mieux comprendre le problème de l’existence et du sens dans toute sa profondeur. Peut-on lui reprocher de n’avoir pas fait le même travail sur la politique ? Pourquoi ne pas avoir fait comme Arendt et tenter de repenser cette sphère essentielle de la vie en commun[76] ? Nancy contribue-t-il au déni de la politique de la philosophie occidentale[77] ?

Maurice Blanchot fut l’un des premiers à interpeller Nancy sur les rapports qu’entretient sa pensée de la communauté avec la politique. Suite à la première publication de La communauté désoeuvrée de Nancy, Blanchot écrivit La communauté inavouable qui présentait ses réflexions sur les thèmes abordés par le philosophe de Strasbourg. Son texte se termine par une proposition :

Le trop célèbre et trop ressassé précepte de Wittgenstein, « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », indique bien que, puisqu’il n’a pu en l’énonçant s’imposer silence à lui-même, c’est qu’en définitive, pour se taire, il faut parler. Mais de quelle sorte de paroles ? Voilà l’une des questions que ce petit livre confie à d’autres, moins pour qu’ils y répondent que pour qu’ils veuillent bien la porter et peut-être la prolonger. Ainsi trouvera-t-on qu’elle a aussi un sens politique astreignant et qu’elle ne nous permet pas de nous désintéresser du temps présent, lequel, en ouvrant des espaces de libertés inconnus, nous rend responsables de rapports nouveaux, toujours menacés, toujours espérés, entre ce que nous appelons oeuvre et ce que nous appelons désoeuvrement[78].

Blanchot interpelle Nancy sur la nécessité de ne pas négliger chacun des termes des couples parole-silence, politique-communauté, oeuvre-désoeuvrement. Il faut travailler à établir des rapports entre eux et ce travail ne fait que commencer.

Comment Nancy a-t-il reçu cette interpellation ? Ce n’est qu’en 2014 qu’il s’est exprimé plus longuement sur le sujet en publiant La Communauté désavouée. Pour lui, Blanchot recherche une « archipolitique[79] » et tente « de concevoir une oeuvre capable de fonder[80] ». À cela, Nancy s’oppose par des questions qui révèlent sa posture : « […] comment penser en d’autres termes ? comment délaisser l’accomplissement sans se résoudre à l’interminable[81] » ? Il faut être ouvert à la nouveauté, ne pas tenter trop vite de réconcilier les concepts et se tenir dans l’interrogation. Le livre de Nancy se termine sur deux axiomes révélateurs de sa pensée : « Toute ontologie est trop courte, qui avant l’être ne remonte pas au rapport. Et toute politique est trop longue, qui prétend se fonder en ontologie[82] ».

Peut-on lui reprocher cette posture ? Évidemment, il n’y a pas d’admonestations à formuler[83]. Chaque philosophe est libre de choisir ses objets de pensée. D’autant plus que Nancy n’a jamais dénigré la sphère politique. Son oeuvre immense résonne plutôt comme une invitation à se poser la question : quelle serait une politique respectueuse du commun ?