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I. L’étrange manière du dire mystique

En 1578 dans le cachot d’un monastère de Tolède où il était retenu prisonnier, un jeune carme de 36 ans vit une expérience spirituelle majeure. Toujours en captivité, il compose un poème de huit strophes qui demeure, aujourd’hui encore, une oeuvre sommet, à la fois spirituelle, mystique et poétique, qui range son auteur parmi les plus grands poètes[1] de tous les temps.

Par la suite, dans la Montée du Carmel et dans la Nuit obscure[2], Jean de la Croix entreprendra un commentaire du poème, sorte d’exposé didactique à la fois théologique et spirituel mais il ne commentera pas la totalité du poème. Il écrivait : « Ce serait ignorance de penser que les dits de l’Amour en intelligence mystique se puissent bien expliquer[3]. » Il en parle comme de ces « choses ineffables que l’homme ne saurait redire[4] ». Comment dire l’indicible en le maintenant indicible et néanmoins en le disant ? Jean de la Croix répond en ces termes : « Tout ce que j’ai à dire repose sur ces strophes… La poésie constitue l’expression la plus parfaite de ma pensée. »

Même si les mystiques s’épuisent d’abord, en paroles liminaires, à rappeler l’impossible tâche de dire l’ineffable[5], le verbe surgit, inattendu.

La langue elle-même semble être convertie, torturée jusqu’à ce que, par on ne sait quelle alchimie du verbe[6], elle produise quelques pépites d’or pur, des diamants disait un commentateur des mystiques du Carmel. Nul concept ; des images, des cascades d’images, des transgressions et des syncopes syntaxiques, des oxymores à foison : le logos devenu apparemment fou, mais d’une folie féconde.

À l’évidence, pour Jean de la Croix, le dire mystique est un dit poétique qui semble s’imposer à lui comme la seule manière possible pour porter une telle matière. Cela est vrai pour le mystique espagnol comme pour la quasi-totalité des mystiques-poètes chrétiens, en comprenant ici le poétique au sens large comme activité de création artistique. Que l’on pense aux aphorismes d’Angelus Silesius, aux poésies chantées de Thérèse de Lisieux, aux images mêmes qui tissent la correspondance de Marie de l’Incarnation[7] ou de Catherine de Sienne, aux fulgurances ciselées comme un joyau du Mémorial de Pascal[8], ou aux pages sublimes des sermons de Maître Eckhart, à l’architecture rhétorique puissante et séduisante. Tous apparaissent comme les héritiers de ces autres chefs-d’oeuvre littéraires que sont le Cantique des cantiques et le Prologue de l’évangile de Jean.

Pourtant, peu de ces mystiques étaient écrivains de profession. Avec J. Beaude, il convient de reconnaître que « la mystique rend écrivains ceux qu’elle pousse à devoir dire[9] ». Ainsi, le dire mystique est un dire poétique. Et il ne l’est pas accidentellement, encore moins accessoirement[10]. Les affirmations de Jean de la Croix suffisent à le montrer.

Alors une question se pose : quelles sont donc cette puissance et cette force qui poussent le poétique à s’imposer comme dire mystique au point même qu’aux yeux de certains poètes le poétique trouve dans la parole mystique comme un accomplissement naturel ? La question est d’importance non seulement pour ceux qui s’intéressent aux arcanes du langage, non seulement pour ceux qui se passionnent pour les écrits mystiques mais aussi pour les théologiens eux-mêmes, puisque ce langage porte, de l’aveu même des mystiques, une certaine intelligence du Dieu de la foi, ou du moins de la foi en Dieu qui est l’objet propre de la théologie. Tenter de répondre à cette question conduira donc notre réflexion jusqu’au point critique où la théologie, dans sa forme spéculative, sera interrogée par le dire mystique, cet autre savoir théologique à l’étrange manière.

La question du langage poétique sera d’abord abordée de biais grâce à une incursion du côté des poètes du xxe siècle, parmi les plus grands, et en prenant soin de s’arrêter à ceux qui ont plutôt professé incroyance ou agnosticisme.

En quels termes ces poètes parlent-ils de leur art et de la création artistique en général ?

II. L’acte poétique : une certaine connaissance

Lorsqu’ils sont amenés à s’exprimer à propos d’un domaine qui est le lieu propre de leur création, ces poètes contemporains s’évertuent d’abord à dire ce qu’il n’est pas.

Lors de la remise en 1960 du prix Nobel de littérature qui lui était attribué, Saint-John Perse affirmait en parlant de la création poétique : « Elle n’est point art d’embaumeur ni de décorateur ; elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d’emblèmes et d’aucune fête musicale elle ne saurait se contenter[11]. »

Si la poésie n’est pas instrument de présentation ou de représentation ; si elle n’est même pas purement esthétique, comment ces poètes définissent-ils la raison d’être de la création poétique ?

1. La poésie, connaissance de l’être

La réponse est claire. Pour Saint-John Perse, comme pour d’autres poètes contemporains, la poésie est à la fois de l’ordre de la connaissance et de l’ordre de l’action[12]. C’est d’abord la poésie comme connaissance qui nous intéresse ici ; l’acte poétique comme acte de connaissance : connaissance des choses, connaissance de soi, et même connaissance de l’Être[13]. Sous des formes différentes, nombreux sont les poètes qui affirment que la poésie est convoitise du réel et, plus encore, qu’elle est cette recherche « de la limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même[14] ». Et Léon-Paul Fargue d’ajouter : « Nous sentions venir à nous, tournoyant comme un vertige une science parfaite au cryptogramme enfantin[15]. » Ou encore René Char, qui invite le poète à « produire ce que la connaissance veut garder secret[16] ».

2. La poésie, une connaissance issue d’une expérience vitale

Pour certains poètes contemporains, il faut aller plus loin. Certes, c’est bien de vérité qu’il s’agit dans l’acte poétique. D’ailleurs ne lit-on pas chez Heidegger dont la philosophie est si redevable à l’inspiration artistique, que « c’est l’avènement de la vérité qui est à l’oeuvre dans l’oeuvre d’art […]. La vérité se mettant en oeuvre elle-même[17] ».

Mais cette vérité n’est pas celle dont la science se saisit dans les concepts. Elle appartient à un autre ordre de réalité. Elle est justement ce que la rationalité scientifique veut garder secret ou ne peut qu’ignorer, ou encore ne peut enclore dans des concepts. Saint-John Perse n’hésite pas à écrire : « Le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science[18]. » La source comme le but de l’acte poétique en sont la cause. Il écrit encore : « Parce qu’elle naît, parole vraie, d’une expérience vitale, la sincérité poétique, confondue à l’innocence du poème, s’ouvre plus loin les voies de l’ineffable[19]. »

Cette « expérience vitale » est, pour l’agnostique Saint-John Perse, la part irréductible de l’homme, là où se joue « la recherche en toute chose du divin qui », dit-il dans une confidence épistolaire à Claudel, « a été la tension secrète de toute sa vie païenne[20] ». Aussi peut-il aller jusqu’à dire que « par la grâce poétique l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain » ; et cette parole quasi pythique : « quand les mythologies s’effondrent c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais[21] ».

Poésie, science d’un divin toujours présent dans son absence même qui est celle de l’Autre absolu, infiniment Autre et incessamment présent dans l’altérité même de l’être humain, au plus près de sa réalité native et de son refus de la limitation. Poésie, science d’une trace. Et Yves Bonnefoy de poser inlassablement la question : « y a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit[22] ? »

N’est-ce pas cette trace que tout l’art moderne exprime en creux, ne pouvant que crier l’inadéquation, la brèche ouverte par l’altérité radicale d’où nul sens peut surgir ; et l’art, par désespérance plus que par dérision, ne peut qu’ânonner l’in-sensé. Mais au bout de l’inventaire de l’absence, commence à surgir l’urgence « d’écouter ce silence » comme ose l’avouer la poétesse québécoise H. Dorion[23]. Écouter le silence, peut-être pour y entendre le bruit du pas venant dans la nuit !

La poésie, ou plutôt l’acte poétique, serait donc acte de connaissance, à même l’expérience vitale de l’être humain. On s’est complu, depuis P. Claudel, dans l’étymologie suggestive du mot connaissance que le poète écrivait « co-naissance » dans un fameux traité. Cette orthographe montre à sa manière comment la véritable connaissance qu’est le dire poétique est acte de délivrance. Né d’une expérience vitale qui a fécondé l’inspiration du poète, le poème en est comme la délivrance nécessaire, au sens où les anciens utilisaient le mot délivrance pour parler d’accouchement. Par l’acte poétique, une réalité secrète, tenue scellée jusque-là, est comme délivrée et en même temps exposée.

Si telle est la force de la parole poétique, nul doute alors qu’elle puisse trouver dans l’écriture mystique un accomplissement inattendu, comme quelques poètes n’hésitent pas à l’affirmer. Mais alors, on peut comprendre en quel sens la manière poétique ne serait pas, pour eux, un accident mais une forme quasi naturelle du dire mystique et de ce dire en tant que connaissance. Selon la perspective des poètes évoqués ci-dessus, il faudrait reconnaître dans l’expérience mystique la délivrance d’une expérience spirituelle vitale, d’un événement spirituel majeur. On peut alors se demander de quelle réalité le dit mystique est ainsi investi. S’il est connaissance, en quel sens l’est-il et de quelle réalité ? Enfin, peut-on aller jusqu’à parler de connaissance théologique ?

III. Le dire et le dit mystique

Au commencement est l’événement mystique et la double nécessité qui le lie à la parole : la parole est un des moments nécessaires par lequel l’événement se transforme en expérience et, inversement, il n’y aurait pas de parole mystique sans la force spécifique de quelque événement particulier qui « rend écrivains ceux qui le vivent ».

Il y a là une dynamique de vie, liée à l’événement originel, qui transforme l’être au point de lui faire transgresser le silence que semblent d’abord imposer la nature et la force de l’événement[24]. L’ineffable doit être dit et il est déjà dit quand il est dit ineffable.

En ce sens, la parole mystique est aussi un acte de re-connaissance, reconnaissance de l’événement-rencontre comme connaissance. Cet événement est intime, personnel s’il en est, et fait surgir une parole à la première personne : parole-confidence, en apparence du moins, dans laquelle le sujet est totalement investi. En même temps, ce qui est reconnu et doit être dit relève de l’indicible.

Nous avons vu, dans la première partie, comment cet indicible se réalise en fait dans un langage poétique dont l’auteur mystique exploite tous les possibles. Or l’événement-expérience que porte le langage mystique est essentiellement une rencontre avec Dieu et/ou le divin. L’événement réalisé comme expérience de Dieu grâce à la parole, est ainsi porté au rang de connaissance de Dieu.

En tant que connaissance de Dieu, cette parole serait de nature théologique. Et pourtant, comme elle est loin des discours théologiques souvent austères, parfois sévères, toujours logiquement rigoureux. Comment serait-il possible de repérer, dans la parole mystique, l’effort de la raison pour comprendre quelque chose de la réalité divine ou pour pénétrer plus avant dans l’intelligence de la foi, ou encore pour interpréter le plus objectivement possible le donné révélé ? Car c’est bien en ces termes que, depuis des siècles et souvent avec bonheur, s’est engagée l’entreprise théologique. La forme ou la manière théologiques, au fil des siècles, se sont peu à peu confondues avec les manières des sciences profanes ; dialectique philosophique, analyses psychologiques et sociologiques, études du langage et autres herméneutiques. Autant de modes de la rationalité des temps modernes, nés dans le creuset des philosophies grecques puis post-cartésiennes et néokantiennes et, enfin, dans les méthodes des sciences humaines. On a parfois l’impression que c’est au prix d’une sorte d’inféodation que les écrits théologiques se sont maintenus sur les autoroutes d’un savoir reconnu académiquement, universitairement et… médiatiquement : un même air de famille !

Selon de tels critères, il est insolite et même insolent de parler de la parole mystique comme d’un dire théologique : la manière n’y est pas. La métaphore vive, selon la belle expression de P. Ricoeur, fait désordre dans l’ordre du logos enchaîné de la modernité. Et pourtant[25]

En quel sens est-il donc possible de dire qu’un poème de Jean de la Croix, une page de Marie de l’Incarnation ou le Mémorial de Pascal sont des dits théologiques ?

On serait d’abord tenté de répondre : ils le sont dans la mesure où ils véhiculent une théologie sous-jacente inavouée, consciente ou inconsciente, connue ou inconnue de l’auteur ; il s’agirait généralement de la théologie admise à l’époque. Une analyse critique des textes ferait alors surgir des pré-requis théologiques dans lesquels il serait possible de reconnaître telle ou telle doctrine théologique repérable, telle ou telle conception de la grâce, de la Trinité, de la souffrance ou du péché, etc. Certes, mais cela peut se dire de tout texte à résonance religieuse.

On pourrait dire encore que les poèmes mystiques sont théologiques, en un sens plus large, parce qu’ils parlent de Dieu et de son rapport aux êtres humains, parce qu’ils parlent d’une expérience religieuse. C’est à ce titre que certains de ces textes ont pu faire l’objet d’études théologiques.

Ce que nous avons vu dans la deuxième partie nous oblige à aborder autrement la question et à renverser notre perspective, non sans quelque audace. Au lieu d’apprécier le caractère théologique de la parole mystique à partir de ce qu’il est convenu d’appeler théologie (très souvent aujourd’hui encore, la théologie est comprise comme théologie spéculative), il est intéressant d’émettre l’hypothèse selon laquelle la parole mystique est effectivement théologique[26] et, par l’étude de cet étrange savoir, de redécouvrir la théologie comme acte théologique.

1. Une étrange connaissance

Dans sa manière (poétique), comme dans sa matière, la parole mystique est un dire théologique autrement rationnel. Dans un de ses plus célèbres poèmes, Jean de la Croix écrit :

[…] Celui qui pour de bon parvient là

Se voit défaillir à soi

Tout ce qu’il connaissait autrefois

Lui paraît chose si basse.

Et tant s’accroît en lui la science

Qu’il demeure sans plus rien savoir,

Transcendant toute science.

[…] Et que si vous le voulez ouïr

Cette science suprême

Réside en un sublime sentir

De l’essence de Dieu même.

Et c’est bien l’oeuvre de sa clémence

Que l’on demeure sans rien entendre

Transcendant toute science[27].

« Cette science suprême réside en un sublime sentir de l’essence de Dieu même. » À l’origine de la parole mystique, il s’agit donc bien d’une connaissance mais d’une connaissance paradoxale, si l’on considère les critères de scientificité déjà reconnus à l’époque du mystique. Connaissance paradoxale en amont : « un savoir issu du non savoir » ; connaissance paradoxale dans sa nature : « transcendant toute science » ; et paradoxale en aval par l’ouverture à l’autre à partir de la plus extrême intériorité. Ce triple paradoxe ne tient pas à la fantaisie du sujet connaissant mais à l’objet même de la connaissance : « l’essence de Dieu même ». Or, à la lettre, cet objet est aussi celui de la théologie spéculative. Resterait donc à chercher l’originalité de ce savoir plutôt du côté de la méthode qui permettrait de parvenir à cette connaissance.

Or, ici, la méthode n’est pas évoquée explicitement comme méthode cognitive. Ce qui précède le savoir importe peu, semble-t-il. Le mystique est introduit dans cette connaissance. Le plus important n’est pas ici de savoir comment (de toute évidence ce n’est pas par ses seules forces) mais d’en apprécier la caractéristique essentielle et les effets produits.

De cette science, Jean de la Croix dit qu’elle est un « sublime sentir » ; Marie de l’Incarnation parle « d’impression en un instant ». Marie de l’Incarnation dira que, lors de l’événement spirituel qu’elle tente de porter au niveau de la parole, toutes ses facultés mentales propres à l’activité cognitive ont été comme suspendues afin qu’elle puisse naître à Dieu dans une union sans confusion. Car l’essence divine n’est pas révélée à ces mystiques comme un ensemble de prédicats conceptualisables mais comme l’Amour lui-même.

2. Une science d’expérience à communiquer

Expérience vitale d’une rencontre avec la vie même, qui est « certitude. Joie. Pleurs de joie », dira Pascal. Connaissance directe de Dieu, non selon la logique cognitive de la compréhension ou de la saisie objective, mais selon la logique amoureuse du don total, réciproque et transformant. Et la transformation est telle que le mystique ne pourra pas ne pas manifester cette transformation ; le dire mystique est une de ces manifestations. La réception de l’infini dans le fini conduit inévitablement à un débordement, à une excédence, pourvu que les facultés finies soient maintenues dans une posture réceptrice. L’infini Amour ne peut que déborder en don, en communication. Tel est, entre autres, l’acte de la parole mystique.

Dire et dit mystique sont tout un. Le dit mystique invite à comprendre le dire mystique qui est acte commun du connaissant et du connu dans lequel le connu déborde le connaissant. Parce que, à la lettre, le connaissant ne peut pas comprendre (contenir) Celui qu’il connaît, il lui devient possible, dans l’acte même de cette dépossession, ou plutôt de cette désappropriation de toute intention prédatrice, d’exposer l’être à connaître, et, par là, de rendre possible à d’autres l’espérance de cette connaissance, à la fois étrange et vitale.

C’est bien ce qu’intuitivement le poète Léon-Paul Fargue avait saisi lorsqu’il affirmait de manière elliptique que « savoir c’est communier[28] ». De manière elliptique et insolente, il conseillait encore au poète : « que rien de raisonneur ne vienne infecter ton flair de Dieu[29] », comme un écho, apparemment profane, de la parole de Jean de la Croix déjà citée : « ce serait ignorance de penser que les dits de l’Amour en intelligence mystique se puissent bien expliquer ».

3. La parole mystique comme acte théologique et acte théologal

On pourrait dire que la parole mystique est un acte théologique dans la mesure où il prend son origine dans la vérité même de Dieu qui, en se révélant dans sa vérité de Dieu-Amour, ne peut que se donner en surabondance. Et l’acte poétique du mystique est un des effets de cette surabondance. C’est donc à la fois un acte théologique, issu de la vérité même de Dieu, accueillie dans un sujet qui la connaît comme Vérité donnée, la réfléchit[30] et l’expose[31] dans un langage communicable, et un acte théologal issu de la libre alliance de Dieu avec un être humain. L’oeuvre de l’amour-agapè est au commencement et à la fin de l’acte mystique. Dieu se donne comme Dieu-Amour, et l’effet de ce don sera d’être livré, donné aux autres dans le dire mystique.

Ainsi l’acte de parole est bien oeuvre du mystique mais il est aussi effet de l’oeuvre de Dieu dans le mystique, effet à la fois cognitif (il s’agit bien d’une connaissance), esthétique (les mots et la manière poétiques qui portent ce savoir-expérience) et éthique (cette connaissance et ce langage sont pour-autrui).

Alors la parole mystique crée un espace-temps spécifique qui relève de l’espace-temps de l’Alliance. Cet espace-temps est le lieu possible de l’espérance d’une rencontre parce qu’il est celui dans lequel et par lequel l’expérience vitale avait été rendue possible. En ce sens, la parole mystique est aussi théologale dans la mesure où la mémoire qu’elle fait d’un événement passé n’est pas le souvenir d’un fait révolu, trépassé. Au contraire, il s’agit en quelque sorte d’une mémoire convertie. La mémoire est ici signe d’espérance : oui, Dieu fait encore alliance aujourd’hui avec son peuple. Le poème porte en son noyau incandescent la double signature de cette alliance à nouveau scellée ; le poème comme co-création qui participe de l’incarnation continuée. Comment la parole mystique pourrait-elle être autre que poétique !

L’espace-temps de la parole mystique est non seulement celui d’un mémorial — comme délivrance d’un événement-rencontre —, mais, par l’effet de conversion de la mémoire, bien connu des spirituels, cet espace-temps devient invitation à l’espérance. Michel de Certeau a bien développé cette vertu du dire mystique qui ouvre un espace-temps possible au conversar[32]. Un tel langage fait naître à une réalité qui ne saurait être définie mais véritablement « exposée » dans l’oeuvre même qu’elle accomplit dans le mystique.

IV. La vie spirituelle au coeur du théologique

Il paraît possible d’affirmer maintenant que le dire et le dit mystiques sont particulièrement précieux comme parole théologique « de première main », dans le sens où ils portent vive la trace de ce qui leur permet d’être une parole théologique vraie, la trace de ce qui les fait advenir comme connaissance théologique.

Dans cette perspective, la parole mystique rappellerait d’abord une évidence qu’il arrive aux théologiens d’oublier parfois : il n’y a pas d’acte théologique sans théologien. Le dire mystique forcerait, en quelque sorte, à reconnaître que le théologien n’est pas d’abord théologien parce qu’il produit un discours spéculatif sur Dieu, mais qu’il peut être appelé tel grâce à sa fidélité à ce creuset incandescent en lui qui lui fait désirer, rechercher, rencontrer, contempler, goûter Dieu.

C’est cette dynamique de vie qui donne vie, souplesse, liberté, grâce et vérité à son oeuvre. C’est cette même dynamique d’alliance qui fera de son oeuvre une invitation à l’autre.

Sans ce noyau incandescent du désir de l’Autre qui irradie l’acte théologique, qu’il soit spéculatif, esthétique ou éthique, le dire théologique ne produit que des lettres mortes. Mais cette dynamique spirituelle crée dans le texte même une certaine ordonnance, une forme de rationalité plus archaïque que les rationalités spéculatives et éthiques, qu’il est aisé de mettre au jour dans les grands textes de la tradition théologique. C’est cette rationalité amoureuse qui, en définitive, porte et justifie tout acte théologique : il suffirait, pour nous en convaincre, de relire les textes sources de saint Augustin ou des Pères grecs.

Ces quelques propos rejoignent le rêve de H.U. von Balthasar lorsqu’il appelait de tous ses voeux à une « incorporation du spirituel dans le centre le plus intime de l’activité théologique[33] ». En renversant cette affirmation, on pourrait dire, non sans quelque audace, que le centre le plus intime de l’activité théologique est spirituel ou bien ne pourra pas être théologique.

En d’autres termes, cette approche de la parole mystique en tant qu’acte poético-théologique rappelle qu’il n’y a pas de connaissance possible de Dieu en dehors d’une dynamique d’Alliance qui est la vie même de la geste humano-divine. L’acte théologique s’origine et s’accomplit dans ce lien spirituel, essentiellement théologal.

Pour le dire encore autrement : l’Autre désiré, rencontré, accueilli et donné est au commencement et à la fin de tout acte théologique. On pourrait même dire qu’il le justifie et l’anime, qu’il en est la dynamique de vie. Cette vie proprement théologale peut conduire à des ordonnances différentes de notre rapport intelligent au réel, qu’on appelle proprement rationalité. Cette ordonnance peut être plus spéculative et discursive ; elle peut être plus pratique et éthique ; ou encore davantage esthétique, évocatrice et invocatrice. Dans tous les cas, une même sève théologale habite l’acte par lequel se réalise une certaine connaissance de Dieu, et qu’on peut vraiment appeler théologique. Cet acte crée le site, l’espace-temps, le lieu à partir duquel un conversar, une rencontre spirituelle devient possible. En ce sens, l’acte théologique vise toujours la parole heureuse ou encore la communication, acte fondamentalement ouvert à l’autre et à d’autres expériences par la force de son origine même : le Tout-Autre rencontré qui se donne et donc s’expose.

Ultime paradoxe de cette étrange rationalité théologique : c’est au coeur même de la subjectivité la plus intérieure que naît l’objectivité théologique. Parce que l’objectivité visée par la modernité est en fait une hypersubjectivité, celle d’un cogito néocartésien ou néokantien, son discours tend à enfermer l’être humain dans la clôture d’une raison autosuffisante. La théologie inféodée ou contaminée par l’obsession de cette forme d’objectivité s’est peu à peu engagée dans un processus d’aliénation. Elle n’avait plus rien à dire sinon le discours circulaire que l’intelligence parlant d’elle-même est capable de produire.

V. En guise de conclusion

L’existence même de la parole mystique dans sa manière, comme dans sa matière, dans sa double ouverture en amont et en aval, interpelle le théologien dans son exigence propre et apparemment paradoxale : ce n’est que dans la mesure où l’acte d’intelligence du théologien est mémorial d’un désir spirituel qu’il sera objectif, c’est-à-dire accueillant à son objet en tant que réalité qu’il sait irréductible à tout discours, et qu’il deviendra lieu de sens. Le voeu d’objectivité, propre à toute connaissance, se réalise paradoxalement à même le terreau de la subjectivité, celle du théologien aux prises avec son désir le plus intime de vivre une alliance inouïe : celle d’un être humain et de Dieu. Lorsque le désir tarit, l’acte théologique cesse d’être parole vive ; il devient pur discours.

La force de l’acte théologique ne lui vient pas d’une rationalité empruntée mais, comme pour l’acte poétique, d’une expérience vitale qui anime le théologien. Alors, si cette expérience parle encore dans le concept, elle le transfigure en parole pour l’autre.

Pour que le dire théologique ne souffre pas « d’anémie pernicieuse[34] », il ne faut pas que le concept étouffe le verbe ni que l’intelligence n’y ait affaire qu’à elle-même car, alors, dit le poète, elle n’est qu’une « pepsine qui se digère elle-même ». Pour que le dire théologique soit une parole vive, pour que le concept y soit transfiguré, il faut que l’intelligence garde à vif « la trace du pas venu dans la nuit » ou de la nuit même en attente d’un pas. Alors le discours théologique, fût-il spéculatif, sera ré-envisagé. Il laissera deviner le visage du Désiré, cet Autre qui pousse toujours plus loin les limites de la finitude humaine.

Au lieu d’être clos sur lui-même dans le confort illusoire des systèmes ou même dans l’inquiétude entretenue de la critique analytique, le dire théologique, blessé à vie et non à mort par l’espérance de l’Aimé, pourra être invocation ou évocation, provocation ou convocation, mais toujours invitation au repas de noces de l’Époux.