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I. Introduction

Le statut et la portée de l’éthique théologique ne vont plus autant de soi, en ce début de troisième millénaire, que cela pouvait sembler être le cas dans la deuxième moitié du xxe siècle. Le projet d’une éthique séculière entièrement libérée de toute influence religieuse est souvent considéré comme le seul capable de résoudre les dilemmes moraux de notre temps. Or cela témoigne, à notre sens, d’un rétrécissement culturel lié à une conception déficiente des discours et des pratiques religieuses, ainsi que des théologies qui essaient d’en rendre compte.

Notre question de départ présuppose le constat élémentaire suivant : la théologie comme acte discursif et synthétique est actuellement en crise d’identité. L’éthique théologique et la bioéthique chrétienne ne peuvent en conséquence échapper au défi qui en résulte.

L’énoncé est certes formulé de manière trop globale et trop péremptoire pour qu’il soit possible d’en délimiter et d’en vérifier la portée avec précision. Nous nous contenterons d’indiquer deux indices extrêmes qui paraissent justifier un tel diagnostic. D’un côté, la théologie opère un retour en force puissant, ce qui semble contredire notre constat. Mais il faut prêter attention au caractère paradoxal de ce retour en force. La théologie ne se voit pas reconnue spécifiquement, dans l’espace public et médiatique, comme pensée critique, réflexive et systématique[1] ; c’est par exemple sous couvert de spiritualité qu’elle s’insinue, et d’une spiritualité d’autant plus parlante et séduisante qu’elle se construit souvent contre la rationalité cartésienne des modernes et contre la discursivité académique. D’un autre côté, la théologie est menacée d’exclusion du monde académique, les sciences de la religion et l’anthropologie culturelle et sociale se substituant souvent à elle pour fournir des schèmes d’explication scientifiques ou objectifs de l’expérience religieuse, à distance souhaitée ou supposée du vécu et des pratiques des acteurs religieux comme tels.

Ces deux indices ne nous paraissent constituer que les deux faces d’une même transformation culturelle très radicale. L’excès anti-intellectualiste de spiritualité et l’exclusion de la théologie hors du champ de la rationalité scientifique ne sont en effet que les formes inversées d’un même préjugé, que nous pourrions désigner comme le préjugé supranaturaliste ou fidéiste par excellence du rationalisme moderne. La volonté de retour nostalgique et réactionnaire au spirituel pur et dur correspond en tout point, y compris dans son attitude autoritaire et sectaire, à l’attitude des dogmatismes laïcistes ou sécularistes. Malheureusement, des théologiens tombent dans ce piège, par exemple au nom d’un retour sauvage à l’Écriture, lue de manière immédiate, hors d’une véritable élaboration systématique, adaptée aux conditions plurielles de la modernité finissante. De ce côté-là, on observe alors une ignorance quasi totale des défis posés par les philosophies et les courants de pensée contemporains radicalement agnostiques et critiques, en particulier envers le christianisme[2].

C’est pourquoi il n’est guère étonnant de voir des philosophes hyper-rationalistes basculer tout soudain dans un dogmatisme religieux intransigeant ou, à l’inverse, des théologiens, surfant sur le succès de la spiritualité, se laisser prendre au piège de la maîtrise, cette maîtrise qu’ils sont les premiers à dénoncer dans l’univers académique ou laïc, mais qu’ils s’empressent d’assumer à leur propre compte sous couvert de maîtrise spirituelle. Après le temps des maîtres-penseurs et des éthiciens au pouvoir adviendrait celui des nouveaux convertis à la bioéthique vraiment chrétienne ou des maîtres spirituels captant la liberté de leurs disciples.

À l’arrière-fond de cette volonté de puissance, dont bioéthiciens et théologiens peuvent devenir les otages inconscients ou consentants, il n’est pas interdit de deviner une très profonde quête de sens, plus ou moins détournée de sa vérité authentique, et portant sur les sources même de motivation et de légitimation du sujet moderne déboussolé. C’est ainsi que l’enquête généalogique et historique sur les sources du soi ou sur les racines de la subjectivité peut à notre avis être comprise, par delà ses aspects techniques et scientifiques. Que la théologie et l’éthique soient interpellées et revendiquées par cette enquête nous paraît évident.

Nous nous proposons de développer l’hypothèse selon laquelle cette crise à la fois sociale et personnelle ne pourra être surmontée qu’au prix d’un puissant redéploiement d’une dialectique analogique, réconciliant la logique de l’immanence et de la transcendance, à travers le processus d’une reconstruction généalogique, historique et culturelle.

Nous le ferons en sympathie critique avec Charles Taylor, ce qui nous conduira notamment à marquer nos distances par rapport aux velléités restauratrices de H. Tristram Engelhardt.

Le niveau de conscience théologique contemporain semble ne pas avoir dépassé l’opposition traditionnelle, héritée du xixe siècle, entre le supranaturalisme et le rationalisme, et cela, malgré les contributions imposantes d’un Tillich, d’un Ebeling, d’un Jüngel, d’un Moltmann, d’un Pannenberg ou d’un Rahner (pour citer quelques-uns des plus importants auteurs du xxe siècle).

La reconstruction généalogique et critique de la modernité, telle que nous avons pu l’esquisser à propos de l’éthique protestante[3], n’est pas encore parvenue à sa maturité et n’a pas encore produit en conséquence tous les effets qu’on peut légitimement en attendre.

Un des efforts philosophiques les plus importants pour dégager un rapport original entre les potentialités de l’identité moderne et la religion est sans conteste celle de Charles Taylor, dans Les sources du soi[4]. Pour cet auteur, comme l’indique Anne Fortin, « le religieux est une dimension intrinsèque de l’identité moderne, en tant qu’espace permettant à l’humain de se relier au Bien[5] ».

Une lecture attentive des Sources du soi nous a conduit pour notre part à mettre le doigt sur le noyau dur de l’argumentation taylorienne. Nous pensons en effet que la problématique centrale de l’ouvrage tourne autour de l’opposition et de la relation entre l’extériorité et l’intériorité, ou, formulé davantage en direction du langage théologique et sur mode explicitement ternaire et non plus binaire, entre l’intériorité, l’expression et la transcendance. Pour rendre compte d’une telle dialectique, nous renverrons notamment au langage classique de la théologie protestante, quand elle distingue, à la suite de Luther, l’extra nos, l’in nobis et le pro nobis[6]. Mais nous ne le ferons pas en nous contentant de répéter un lieu théologique aussi classique. Nous le resituerons bien plutôt dans le contexte et dans l’optique d’un radical changement de paradigme culturel.

II. L’extra nos réduit à l’état de pure extériorité (extrinsécisme)

Taylor ne cesse de dénoncer, en termes hégéliens, la séparation (Trennung) entre l’intérieur et l’extérieur. Toute son analyse de l’inarticulation nous semble tourner autour de cette question. La modernité représente une sorte de jeu de bascule faisant passer le sujet de l’extériorité (la nature, la raison) à l’intériorité (la conscience, la bienveillance, etc.).

Le tournant représenté par Augustin est à cet égard décisif. Augustin cherche Dieu à l’intérieur de l’homme et subvertit ainsi la tendance platonicienne au supranaturalisme et à l’extrinsécisme. Les différentes formes de la modernité, du moi ponctuel et désengagé de Locke à l’autonomie morale de Kant, tendent à opposer et à déchirer ce qu’Augustin avait essayé de penser comme une unité dynamique. La sécularisation typique des temps modernes s’accompagne ainsi d’un profond anthropocentrisme. C’est précisément cette conjonction de l’anthropocentrisme et du supranaturalisme que Taylor discute à la suite de Hegel. Kant est resté pour lui un homme des Lumières, malgré son sens aigu du mal radical et ses racines chrétiennes profondes. Faire de la nature une source n’est pas autre chose que de radicaliser les Lumières. Dans ce télescopage, c’est la médiation même du langage et de l’expressivité qui est manquée, rendant impossible toute véritable dialectique de l’immanence et de la transcendance.

La visée de Taylor est dès lors assez claire : vivement conscient des apories de la modernité, il tente de renouer avec la diversité et la complexité des sources religieuses de la morale, afin de faire place à une nouvelle dynamique, postromantique et postcritique, où le dialogue de l’homme et de Dieu, de la raison et de la foi, de l’histoire et de l’esthétique, soit rendu à nouveau possible et fécond, par le déploiement de nouveaux moyens d’expression et de communication.

Chez Augustin, il y avait un passage possible de l’intériorité à la transcendance, alors que le radicalisme des Lumières se contente d’inverser le mouvement en autonomisant le moi et la nature au détriment de la théonomie. La nature-source des modernes a replié le sujet sur soi, le privant de ce qui aurait pu encore le ressourcer et le transformer.

Il ne fait pas de doute, à nos yeux, que le projet de Taylor, même s’il demeure sélectif dans son organisation des sources religieuses de la morale (Augustin et Calvin y sont plus présents que Paul et Luther, diront certains), ouvre la voie à une reprise à la fois critique et méta-moderne des rapports entre l’autonomie et la théonomie, bien plus féconde que la plupart des essais contemporains de penser les rapports pluriels et conflictuels de l’éthique et du religieux[7].

Comme théologien, nous voyons un parallèle entre cet effort de surmonter la séparation et le refus de tout supranaturalisme et du fidéisme, refus attesté dans la théologie protestante moderne, en particulier dans la ligne qui conduit de Schleiermacher à Tillich.

Nous rejoignons ainsi l’appréciation globalement positive d’Anne Fortin dans sa discussion théologique de Taylor. Cependant, nous ne pensons pas que Taylor en soit resté à une sorte de combinaison du paradigme de la conscience et de celui du langage. Nous pensons plutôt que sa reconstruction des sources du soi éthique met en lumière l’indispensable nécessité de relier la dynamique du soi et de la conscience avec son expressivité langagière et que dans une telle dialectique à trois termes (immanence, expression, transcendance), le sujet rationnel et sensible découvre des balises propices à un agir juste et responsable, c’est-à-dire à un agir capable de répondre d’autrui et de se situer face à une transcendance qui ne soit plus de pure extériorité. Loin d’épouser les contours tranquilles d’une théodicée orientée sur le Bien au détriment du Juste, Taylor essaie de traverser les contradictions et les conflits de la modernité. Cela le conduit non pas à régresser vers un Bien antérieur au Juste, mais à tenter de désigner le Bien comme l’horizon indépassable et inaccessible de nos quêtes pratiques du juste. Ce dont il est question, en définitive, c’est de l’ancrage théonomique de l’agir juste. C’est au fond cette piste que nous allons tenter d’expérimenter à la suite de Taylor.

III. L’in nobis replié sur le subjectivisme

La critique taylorienne décidée du naturalisme (notamment de sa version sociobiologique contemporaine) trouve son clair pendant dans son refus radical du subjectivisme.

Certes, Taylor souligne avec force que le soi, pour redécouvrir ses sources, a besoin de les situer de plus en plus « en nous », in nobis (302 ; 385). La sécularisation s’accompagne d’une intériorisation des sources spirituelles et des normes morales. Mais ce processus d’intériorisation, pour échapper au radicalisme des Lumières et en particulier aux écueils matérialistes de l’utilitarisme, ne peut rejoindre l’affirmation de la vie ordinaire que par le truchement du sentiment et de l’expression langagière. Le parcours du sujet le met aux prises avec des médiations, ce qui l’éloigne et le protège de tout subjectivisme.

Ainsi, en éthique, la Loi morale ne correspondra plus à une Nature extérieure, mais s’intériorisera dans une voix de la conscience, dans une loi qui vient du dedans et qui n’est plus sanctionnée par un ordre extérieur et objectif (364 ; 457).

Il existe des parallèles assez saisissants entre ce mouvement d’intériorisation, écartelé ou pour le moins hésitant entre sa tentation subjectiviste et son expression médiatisée, et le destin occidental de la théologie chrétienne. En modernité, le protestantisme a pu illustrer de façon assez paradigmatique le rejet de toute extériorité, tant institutionnelle que théologique, au nom d’une concentration radicale de l’extra nos sur le in nobis et sur sa figure sotériologique, traduite par le thème du pro nobis. La transcendance de Dieu n’a de valeur et de portée, dans cette perspective, qu’à la condition de faire l’objet d’une expérience intérieure axée sur le salut ou, dans les termes de la spiritualité contemporaine, sur la guérison spirituelle. Cette réduction radicale a pu s’appuyer sur la célèbre formule du réformateur Philip Melanchthon : « Connaître le Christ, c’est connaître ses bienfaits. » Cette formule a connu des fortunes diverses, étant reprise aussi bien par les courants piétistes du protestantisme moderne que par des tenants d’une interprétation existentiale-existentielle (Rudolf Bultmann en tête).

La théologie protestante de la deuxième partie du xxe siècle s’est dès lors notamment focalisée sur la question du dépassement de deux types symétriques de transcendance, la transcendance objective (Karl Barth) et la transcendance subjective (Bultmann). Des auteurs comme Moltmann, Pannenberg et Tillich se sont efforcés de surmonter la scission entre l’objectivisme et le subjectivisme, correspondant à l’antagonisme du supranaturalisme et du fidéisme.

Avec une reconstruction des sources du soi comme celle proposée par Taylor, nous assistons à la reprise, au plan culturel et philosophique large, des questions que les théologiens avaient tenté de penser à l’intérieur du discours théologique. Notre tâche actuelle sera de faire se réunir ces deux types d’approches, afin de redynamiser l’interrogation et la fécondité réciproques des langages de la foi et des mouvements culturels.

Les instances théologales respectives de l’extra nos, de l’in nobis et du pro nobis sont dès lors appelées à se nouer dans une dialectique plus différenciée, non seulement dans la pensée interne de la théologie, mais aussi dans l’entrecroisement de la culture et de la foi. Cela nous conduit à reprendre d’abord la signification anthropologique et langagière du pro nobis. Notre première question est la suivante : Comment passer au pro nobis à partir de l’imagination ? Comment relier la visée d’une transcendance à sa portée sotériologique ou téléologique ?

IV. L’expressivité comme imagination créatrice et comme interprétation : passage au pro nobis

Dans son livre, Taylor distingue trois sources de l’identité morale : le théisme, le rationalisme et l’expressivisme romantique, sources qui permettent de réinterpréter selon des géométries variables les trois thèmes centraux que sont l’intériorité, l’affirmation de la vie ordinaire et la nature. Sur le fond, nous aurions ainsi affaire à trois couples binaires : Dieu et l’intériorité, la raison du sujet désengagé et l’affirmation de la vie ordinaire, la voix de la nature et l’expression de soi.

Le tournant expressiviste, nous l’avons vu, est capital. C’est lui qui nous permet en effet de surmonter les écueils symétriques de l’extrinsécisme et du subjectivisme. Car l’expression, en même temps qu’elle nous rattache à la médiation du langage, nous lie à la densité du monde et de l’histoire.

Une des difficultés de l’approche taylorienne peut être vue dans sa propension à réduire l’expressivisme à sa version romantique. Cela tient sans doute, comme l’a relevé Paul Ricoeur, à une certaine confusion, chez Taylor, entre le fondamental et l’historique[8]. D’une certaine manière, Taylor reste prisonnier de l’historicisme spéculatif de Hegel, un auteur auquel il a consacré deux ouvrages et de nombreuses études par ailleurs.

Nous proposons de dégager l’expressivité de sa configuration romantique contingente et d’en élaborer la fonction dans la foulée d’une philosophie du langage et de la communication dialogique, de manière à mettre en évidence le caractère foncièrement intermédiaire ou médiateur de l’expression dans la dynamique religieuse opérant le passage de l’immanence à la transcendance ou de l’intériorité à l’idée de Dieu.

Cela nous permettra de vérifier l’hypothèse selon laquelle la proposition systématique centrale de Taylor tient dans une articulation de la transcendance et de l’immanence, capable de surmonter l’opposition mortifère de l’extrinsécisme et du subjectivisme.

C’est également cette manière de voir qui nous poussera à refuser la conception anti-intellectuelle d’Engelhardt, lorsqu’il interprétera la connaissance de Dieu en termes de noèse directe, court-circuitant le moment de l’expressivité.

V. Pro nobis. La personne comme trace de la transcendance et le trépied de la passivité

1. Sens de la transcendance

D’abord, il nous faut justifier un peu plus précisément l’emploi du terme de transcendance, un terme que Paul Ricoeur, on le sait, n’aime guère, échaudé sans doute par l’ambiguïté des « chiffres de la transcendance » chers à Karl Jaspers. D’autres auteurs ont tenté de redonner ses lettres de noblesse à la notion de transcendance. Un des efforts les plus remarquables nous paraît être celui du philosophe italien Luigi Pareyson[9]. Après avoir passé en revue différents lieux de manifestation d’une forme de transcendance (la nature, la loi morale, le passé, le futur, l’inconscient, la mémoire, etc.), cet auteur se concentre sur l’expérience religieuse comme expérience centrale et singulière de la transcendance. La philosophie, selon Pareyson, a pour tâche de relier le mouvement d’auto-transcendance de l’être humain (où s’atteste la liberté comme liberté précédée) à ce qui tout à la fois fonde et dépasse un tel mouvement, et qui mérite à bon droit — d’un simple point de vue logique — de s’appeler transcendance. Pareyson accomplit un pas supplémentaire en soutenant la thèse selon laquelle la philosophie ne peut saisir le religieux que de manière indirecte, via les symboles concrets proposés dans les religions positives, et par le truchement d’une herméneutique. Il ne croit donc pas en la possibilité d’une philosophie de la religion susceptible de se baser sur une conception abstraite et directe de la transcendance. Nous ne discuterons pas ce dernier point. Car ce qui nous intéresse au premier chef, c’est de noter que l’articulation de l’auto-transcendance de l’être humain et de ce qui la transcende peut être considérée comme un thème proprement philosophique, en amont de toute reprise théologique.

2. Critique de la rethéologisation massive

Nous nous distinguons sans ambages, dès lors, des perspectives de rethéologisation de la philosophie ou de l’éthique[10] dont le théologien Stanley Hauerwas et, de manière plus systématique et plus provocante, le philosophe H. Tristram Engelhardt se sont faits récemment les ardents et ambigus défenseurs. Nous nous arrêterons ici au débat philosophique, et donc au seul Engelhardt.

Le projet central d’Engelhardt[11] semble vouloir relier une « prise au sérieux » de l’immanence avec une ouverture sur une transcendance s’inscrivant au coeur de la guerre des cultures. Or une lecture attentive montre qu’il n’en est rien. Les chapitres III et IV de son livre, loin de proposer une dialectique de la bioéthique comme projet humain et la bioéthique théologique ouverte sur la transcendance, comme nous avions pu l’espérer, constituent au contraire une opposition frontale, une véritable « diastase » qui n’est pas sans rappeler le geste initial de la première théologie dialectique, dans les deux premières décennies du siècle précédent[12].

Qu’est-ce qui est en effet en jeu dans le geste proposé par Engelhardt, en dialogue critique avec la modernité séculière ? Engelhardt reconnaît que c’est bien le propre de la bioéthique chrétienne que de chercher le transcendant au coeur de l’immanent (127). Mais cet apparent aval donné à une transcendance-dans-l’immanence se retourne très vite, chez Engelhardt, en une critique violente et radicale des errements de l’Occident chrétien, médiéval et moderne. Le projet d’Engelhardt vise en fait, de manière totalement explicite et consciente, un retour au christianisme du premier millénaire. Cette posture accompagne la conversion d’Engelhardt à une vision orthodoxe et patristique du christianisme[13]. Le monde moderne cosmopolitique apparaît à Engelhardt comme un monde essentiellement sourd à Dieu (134). En s’adaptant sans autre forme de procès au libéralisme cosmopolitique, la bioéthique chrétienne est devenue et ne peut que demeurer une bioéthique sans transcendance (144). Le discours d’Engelhardt est, en substance, le même que celui du protestant anti-libéral Hauerwas et que celui du pape Jean-Paul II. Sous couvert de critiquer l’unanimisme oecuménique et libéral de la nouvelle Cosmopolis, Engelhardt et ses amis de la revue Christian Bioethics — ce journal qui se prétend fièrement non oecuménique ! — roulent en fait pour une alliance conservatrice trans-confessionnelle, et donc pour un oecuménisme de droite.

Le type de transcendance auquel Engelhardt fait appel pour reconsidérer la bioéthique sous un angle vraiment chrétien porte les marques d’une attitude « ascétique, liturgique, noétique [au sens de non discursif], empirique et pratique » (211). Le philosophe texan en appelle à une transition radicale de la raison discursive au changement spirituel (162). Voilà qui va plaire, sans conteste, à beaucoup de chrétiens lassés par l’intellectualisme réel ou supposé de la théologie académique.

La démarche d’Engelhardt, si séduisante et touchante puisse-t-elle paraître à bien des égards, nous semble intellectuellement, théologiquement et spirituellement peu convaincante.

Elle revient, au plan intellectuel et philosophique, à un sacrifice de l’intelligence. La raison humaine est si massivement identifiée à une raison séculière et athée que plus aucune chance ne lui est accordée d’opérer elle-même un mouvement d’auto-transcendance. La fuite en avant dans le changement spirituel apparaît comme une trahison de la raison, comme si l’exercice bien compris de la rationalité portait de manière fatale à une négation de la vie spirituelle.

La démarche d’Engelhardt n’est pas moins contestable pour la conception de la théologie. Sommée d’opter pour une transcendance purement extrinsèque et totalement absolue, sans portée réelle pour la transformation de l’immanence — de l’histoire, de la politique, du monde —, la théologie en devient une pure prolongation immédiate d’une foi désincarnée. Le coeur même de la foi chrétienne, le dogme de l’incarnation, en est ainsi invalidé, comme si le mystère pascal, en sa transcendance pure, en venait à déshistoriciser l’histoire du salut.

Nous contestons, enfin, la pertinence du propos d’Engelhardt en ce qui touche le changement spirituel lui-même. La tradition biblique comprend l’Esprit Saint comme un renouvellement de l’intelligence (Rm 12,1-2) et jamais comme une négation de la raison. Rien ne dit, par ailleurs, qu’il faille restreindre le « noûs » (intelligence) paulinien à une perception noétique directe de Dieu, comme Engelhardt incline à nous le faire penser avec son usage unilatéral du concept de noétique.

3. La critique de la rethéologisation atteint une certaine manière de faire de la théologie

Les remarques critiques que nous venons d’émettre ci-dessus nous donnent l’occasion de préciser ce qui est en jeu dans la notion même de rethéologisation. On l’aura compris, la critique de la rethéologisation n’est pas une critique du travail théologique en sa spécificité. Tout au contraire. Comme le préfixe re- l’indique, la re-théologisation consiste à vouloir deux choses :

  1. ou bien, redonner à la théologie un sens et une portée que l’évolution historique et sociale peine à lui reconnaître ;

  2. ou bien, substituer le théologique à une autre instance, par exemple l’instance philosophique, supposée arrivée à une impasse.

Il y aurait donc une re-théologisation au sens sociologique (retour à une époque révolue) et une re-théologisation au sens systématique (remplacement d’une instance de rationalité par une autre).

De toute évidence, Engelhardt succombe à une double rethéologisation. Non seulement il en appelle à un retour épochal au christianisme du premier millénaire mais, de plus, il procède à une rethéologisation systématique massive de la philosophie, en subordonnant toute rationalité philosophique à une compréhension chrétienne extrinsèque de la transcendance.

Même Karl Barth au faîte de sa gloire n’était jamais allé si loin dans la séparation de la physicité et de la transcendance, pour parler comme Luigi Pareyson ! On se souviendra, en tout cas, que Barth a dû finalement reconnaître la nécessité d’affirmer « l’humanité de Dieu » (1956) comme corollaire de sa transcendance.

Ceci nous permet d’en revenir à notre intention de départ. La thèse défendue par Charles Taylor et reprise par Thomas Kreuzer nous apparaît en effet infiniment plus raisonnable et plus féconde que celle proposée par Engelhardt.

Seule une articulation dialectique de la transcendance et de l’immanence est de nature à rendre possible un dialogue entre les différents protagonistes du débat éthique contemporain.

Une telle hypothèse rend en effet mieux compte non seulement des finalités spécifiques du travail philosophique, mais aussi des finalités spécifiques et de la profondeur du travail théologique, y compris dans ses perspectives spirituelles.

VI. L’agir comme possibilité de sens

Une des principales lacunes de l’éthique théologique contemporaine, notamment dans sa version protestante et francophone, réside à nos yeux dans son insuffisante prise en considération de la catégorie de l’action et de l’agir[14]. Une des tâches centrales sera ici de déployer les potentialités offertes dans les oeuvres de Hannah Arendt et de Paul Ricoeur.

La réflexion philosophique contemporaine[15] nous oblige à distinguer ici action et agir. L’action représente un objet et à certains égards un pur état. Quel est donc le statut ontologique de l’action ?

À la différence de l’agir, l’action a une consistance ontologique. Les actions sont des objets ou des choses. Comme le dit Ricoeur, elles ont une autonomie en tant qu’objets. « En se détachant de son agent, l’action acquiert une autonomie semblable à l’autonomie sémantique d’un texte ; elle laisse une trace, une marque ; elle s’inscrit dans le cours des choses et devient archive et document[16]. »

On distingue les actions immanentes (croire, entendre) et les actions transitives (brûler, couper, déplacer, tuer). Les actions immanentes et les actions transitives ont en commun de traduire à une intentionnalité.

L’intentionnalité de l’action conduit l’éthique à s’intéresser, en amont, à la motivation, mais risque de lui faire oublier, en aval, les conséquences de l’action.

Une action s’inscrit en effet dans une chaîne ou une suite d’actions. C’est cela qui a conduit Donald Davidson à distinguer l’action de l’événement, et c’est sans doute cela aussi qui poussera Alain Badiou, dans un mouvement inverse, à privilégier l’événement par rapport à l’ontologie de l’action jugée statique. Or l’action bien comprise a une fonction performative et transformatrice quand elle rompt l’enchaînement des actions et fait événement.

Prenons l’exemple tragique proposé par Ogien : un propriétaire irascible tire sur un jeune homme qui touche à sa voiture. Or il se fait que ce jeune homme est son fils. Ce propriétaire qui a tué un jeune homme est aussi un père qui a tué son fils. On pense à OEdipe tuant Jocaste et épousant sa mère. Le propriétaire ou OEdipe agissant dans l’inconscient est le sujet d’une action consistant à tuer un autre (un jeune homme, une femme). On est au niveau de l’action objective. Le père qui de fait a tué son fils ou OEdipe qui a tué sa mère relèvent de l’événement : on est au niveau de ce qui leur arrive, du destin. Ce n’est pas la même chose de dire : j’ai tué X ou j’ai tué mon fils/ma mère. Dans le premier cas, le sujet tue intentionnellement X, dans le second cas (qui est le même mais vu sous l’angle de l’événement ou du destin), nous n’avons pas affaire à une action intentionnelle.

On peut donc distinguer ce que nous faisons de ce qui nous arrive. C’est une distinction philosophique, mais dont la portée théologique s’annonce considérable.

Pierre Livet souligne d’autre part que le lien entre l’action individuelle et l’action collective se fait par la médiation de l’agir communicationnel au sens de Habermas[17].

L’agent peut-il être mis entre parenthèses, que ce soit à propos de l’action individuelle ou de l’action collective ? On voit bien que non. Il faut éviter aussi bien l’idéalisme motivationnel tirant l’action des sciences humaines et de la seule liberté que le réalisme causal isolant l’action du sujet.

Il n’y a de réflexion sur l’action libre, dans sa consistance, et sur l’agir juste, comme événement, qu’ouverte sur l’histoire et les institutions. Agir librement, c’est assumer le retour du destin sur la volonté. C’est accepter que l’irruption de l’acte a un effet à la fois transformateur et fidélisant (au sens de Badiou) sur l’être de l’acteur et sur le statut de son action comme réalité constituée en objectivité mémorable ou tout au moins mémorisable.

VII. De la philosophie morale à la théologie libérante

Cela nous conduit à l’élucidation théologique du thème de l’agir juste.

Agir justement, c’est ajuster sa liberté et sa volonté au bien commun et non pas faire rejaillir la justesse de l’agir sur la justice de l’être. L’agir juste n’est pas source de justification mais seulement réponse de la liberté, traduction de l’indicatif de la grâce en impératif de la liberté.

La vertu individuelle n’est pas sans la valeur de référence, mais la valeur de référence suppose le respect de nos préférences.

La justification par la foi seule, thème central des Réformateurs (Calvin y insiste tout autant que Luther), libère l’autonomie de l’agir et délivre des illusions d’une ontologie totalisante de l’action juste : l’action est libérée du poids de la causalité mais elle renvoie au cours des choses, à l’épaisseur du monde hérité et assumé ; elle n’est pas un pur produit de la connaissance ou de la volonté, mais un mélange d’agir et de pâtir. L’expérience déconstructive du pâtir nous fait quitter les fantasmes illusoires de la maîtrise pour nous faire entrevoir les possibles contingents de l’agir singulier et d’une justice qui pourrait, le cas échéant, lui advenir. Au coeur de cette dialectique de l’agir juste et de sa justification, nous retrouvons le paradoxe mentionné au début de cette étude et qui nous paraît affleurer pour ainsi à son insu dans le propos de Taylor : l’intériorisation de l’agir découle d’une extériorité libératrice, si bien que les véritables sources du soi le font se découvrir en excès d’altérité.

L’éthique chrétienne ne saurait donc se contenter de justifier ce qu’est une action juste. Elle doit aussi s’intéresser à la pertinence et à la signification de l’affrontement de ce qui nous arrive. En même temps, ce qui nous arrive n’est pas équivalent automatiquement à ce que Dieu nous offre. Il n’y a pas, comme au contraire chez Heidegger, de coïncidence entre l’ontologie de l’événement et le divin. Nous devons nous tenir à égale distance critique de l’immanence heideggérienne et de l’extrinsécisme fidéiste et supranaturaliste.

L’agent n’est pas simplement le sujet causal de l’action et le lieu de l’agir, il est d’abord le sujet d’une promesse qui le décentre. L’agir suppose la justice passive alors que l’action suppose l’oeuvre héritée et assumée.

L’action ne dérive jamais de manière simplement causale des événements mentaux ou de l’intentionnalité. De même, l’action chrétienne ne dérive pas de la foi mais son sens ou son non-sens s’éclaire dans la lumière que procure la foi et dans la perspective d’une histoire et d’une promesse. La qualification théologale et éthique de l’agir comme juste demeure de l’ordre de la surprise et du don. Elle ne peut jamais se refermer sur le silence de la possession, de la certitude et de la maîtrise. Dans cette optique, il n’existe pas non plus de saints ou de justes en soi ; être saint ou être juste, c’est se laisser saisir par la possibilité de la justice de Dieu advenant à mon agir incertain, traversé d’incorrection et d’in-justice.

Cette méditation, avouons-le, nous lègue bien des questions.

  • Qu’est-ce que la foi peut faire des actions posées dans le monde par les hommes ?

  • Qu’est-ce que la foi peut faire des événements qui nous arrivent ?

  • La foi libère-t-elle l’homme de la fatalité des enchaînements d’actions ?

  • Comment la foi libère-t-elle pour des agirs singuliers, c’est-à-dire libres ?

  • Comment la foi nous renvoie-t-elle à la coexistence des actions reçues et de l’agir libre ?

La foi est interprétation de la coïncidence (du hasard ou du destin) en termes de brèche ou de résurrection, faisant irruption dans le temps (chronos) pour le transformer (kairos). Or la conception téléologique de l’action, dont nous parle Charles Taylor, n’est pas causale mais aporétique et énigmatique. L’homme croyant ne dispose pas du sens du telos visé par son action, mais reconnaît que le sens de ce qu’il fait dépend de ce qui mystérieusement lui arrive. La clef du but de l’action est l’avènement du mystère que le sens de ce qu’il fait dépend de ce qui mystérieusement lui arrive. La clef du but de l’action est l’avènement du mystère de Dieu. L’amour n’est pas l’intentionnalité de l’agir mais l’horizon d’espérance de la foi comme agir.

Il faut surmonter le dilemme du contrôle des fins de l’agir et de l’arbitraire de la responsabilité. L’homme croyant reconnaît avoir perdu la maîtrise des fins de son action mais il accepte avec courage de recevoir un sens de son action comme texte de sa foi. On ne peut pas dire a priori pourquoi et comment il faut agir juste, mais seulement, a posteriori, pour qui la justice de Dieu s’est incarnée dans une action juste, c’est-à-dire ajustée, dans l’entre-deux d’un Dieu juste et de la sollicitation de l’autre[18].

La foi chrétienne est peut-être l’ascription de la responsabilité à un sujet passé au crible de la kénose. Seule la théologie de la croix renverse la maîtrise en démaîtrise et la démaîtrise en acceptation de la responsabilité. Je me reconnais a posteriori responsable de ce qui m’arrive et c’est pourquoi je puis humblement assumer ce que j’ai fait.

L’agent n’est donc ni une source causale de maîtrise ni une fiction imaginaire, mais un lieu de résonance et de dissonance de l’autre et du monde devant Dieu.

« À la manière d’un texte, dont la signification s’arrache aux conditions initiales de sa production, l’action humaine a un poids qui ne se réduit pas à son importance dans la situation initiale de son apparition, mais permet la réinscription de son sens dans de nouveaux contextes[19]. » Par delà la définition aristotélicienne de l’éthique, on rejoint la conception aristotélicienne de la poétique comme action innovatrice. L’homme se découvre agissant ou en acte.

L’homme croyant au bénéfice de l’agir juste est la figure de l’homme en acte devenant événement de justice passive.

De même que le domaine de la philosophie morale excède celui de la philosophie de l’action, le domaine de l’éthique théologique excède la philosophie morale quand cette dernière prétend régler l’action par une théorie externe de la justice.

VIII. Tragique, pathétique et pragmatique, le trépied du changement

Dans cette méditation, nous avons soutenu qu’une véritable éthique théologique se présentera comme une critique de l’immanence, du moins de l’immanence séparée artificiellement de la transcendance. Chez Taylor, comme l’a très bien montré Kreuzer[20], la critique de l’immanence, faisant suite à la critique de l’atomisme et à la critique de la liberté négative, débouche sur la dimension du spirituel, mais c’est d’un spirituel ancré dans une historicité et travaillant, de manière différenciée, à littéralement ressourcer le soi. Nous sommes fort éloignés ici de la rethéologisation directe et massive telle que nous l’avons observée chez un Engelhardt ou de la spiritualisation immédiate et enthousiaste des nouveaux maîtres spirituels des temps postmodernes. La fonction du spirituel, chez Taylor, est de soutenir une expression intégrative de l’être et de l’agir afin d’éviter le déchirement de l’éthique. Ainsi, les questions morales, faisant appel à une dimension spirituelle sans se dissoudre en elle, sont-elles ouvertes sur le religieux[21].

Cependant, il nous est apparu que le dépassement du subjectivisme qui est à la base de la séparation entre le fidéisme et le sécularisme ne peut pas s’opérer simplement à travers l’auto-transcendance de l’immanence, car le sujet tend à rester incurvé dans une telle immanence. De ce point de vue, le ressourcement du soi n’atteint pas sa radicalité si l’on en reste, comme Taylor, à une simple dialectique de l’expression et du théisme.

Chez Taylor, le théisme fonctionne comme « force intégrante de la modernité[22] ». Le vis-à-vis du théisme et de l’expressivisme demeure limité à la croisée du romantisme et de la modernité. Le romantisme semble être la seule instance capable de transcender la modernité. Cela explique aussi pourquoi, chez Taylor, l’accent demeure finalement placé sur le Bien, dans une préférence lointaine pour le point de vue platonicien (nous rejoignons la critique d’Anne Fortin, de ce point de vue, mais pour une raison proprement théologique). Le déplacement radical sur le juste n’est pas seulement le résultat de la critique kantienne. Dans notre perspective, c’est bien davantage encore le fruit de la radicalisation théologique à partir du thème de la justification par la foi. Le thème de l’agir juste renvoie à la justification de l’agir, qui, par cascade, renvoie à son tour à l’extériorité justificatrice de Dieu comme événement imprévisible et comme décentrement de l’illusion de maîtrise. Le théisme a peut-être une force intégrative dans la modernité, mais il n’est pas à la hauteur de la puissance déconstructive et reconstructive du thème de la justice de Dieu. Dans le théisme, il y a place pour une théodicée, mais pas pour la provocation radicale de la justification par la foi en un Dieu libérateur. Le Dieu qui justifie n’est pas d’abord un Dieu qui est juste mais un Dieu qui aime juste.

L’accent théologique se déplace lui aussi. Chez Taylor, comme l’a noté Kreuzer, le thème dominant est le thème d’origine augustinienne de l’intériorisation des sources du soi[23]. Il y manque, en quelque sorte, la radicalité du thème paulinien de la justification imméritée du soi[24]. On pourrait dire, dans le sillage des analyses de Kreuzer : le théisme sert de motivation et de puissance d’affirmation, mais il échoue à penser la décentration du sujet. Il est à la hauteur typiquement moderne de l’agir, mais il peine à penser la dialectique de l’agir et du pâtir. Le théisme intègre le Bien, mais manque le Juste, en tant que la problématique du Juste est un aiguillon critique permanent contre l’illusion de la Bonté et de la Justesse de l’agir.

Subjectivement, on pourra certes tenter, comme Thomas Kreuzer dans la conclusion de son livre sur Taylor, d’ancrer la problématique des sources du soi dans la pneumatologie. Mais nous croyons qu’il faut oser aller plus loin et penser le lien de cette pneumatologie avec une théorie théologique de la justice. L’enjeu n’est pas seulement : comment puis-je trouver le Bien en me plaçant sous la force de l’Esprit, mais comment puis-je agir juste sans succomber aux illusions symétriques d’une théodicée séculière ou d’une spiritualisation enthousiaste ? On le voit : une véritable reprise théologique de la question de l’agir juste devra affronter les nouvelles formes séculières de la théodicée. C’est pourquoi on peut penser qu’il est indispensable, pour toute éthique crédible et plausible de notre époque, de regarder en face la réalité incontournable du tragique.

Une éthique ancrée dans l’immanence et ouverte sur la transcendance n’échappera pas au trépied fondamental de la tragédie, de la passion et de l’action.

La tragédie n’est certes pas le fondement ni le moteur de l’éthique, mais elle en constitue l’arrière-fond, le soupçon et la menace permanents.

La passion détient sa fonction de sa double signification : tout en rappelant l’homme agissant et souffrant à sa fondamentale précédence, à sa passivité constitutive, elle l’oriente sur une action non seulement pathétique, mais également passionnée.

L’agir juste doit toujours se régler, logiquement et sémantiquement, sur une certaine conception de la justice. Mais l’éthique n’atteint pas le coeur de la radicalité du mal. La religion est le « fondement » plus profond de l’éthique, ou, pour le moins, on dira qu’il n’y a pas d’éthique immanente à elle-même, sans l’amont et l’aval d’une transcendance à même de décentrer la prétention normative de toute éthique. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas lieu de parler d’une action juste ; mais la passion de l’agir juste demeure à tout jamais suspendue à la passivité de l’Autre et à l’équivocité du Soi.