Corps de l’article

Pour Pierre Rodrigo, mon Maître en Philosophie.

I. Du Phédon à la République

En Phédon 107d, dans un passage non argumentatif, Socrate déclare ceci : « [En effet,] l’âme en marche vers l’Hadès ne possède rien d’autre que sa παιδεία et ses habitudes, qui sont, d’après ce qu’on dit, ce qui sert ou ce qui nuit le plus à celui dont la vie s’achève, sitôt que débute son voyage vers là-bas[1]. » Sans doute peut-on considérer, dans ce passage, la παιδεία comme un guide de l’âme, tantôt profitable, tantôt non. Mais, dans le Phédon, le terme « παιδεία » n’apparaît qu’en cette seule occurrence, et il ne se fait l’écho d’aucun cheminement païdeutique ou didactique déterminé que Socrate aurait antérieurement précisé. Jamais il n’est question de pédagogie, et les seuls διδάσκαλοι que Platon évoque dans ce dialogue sont, à vrai dire, de ceux qu’il ne faut pas suivre[2]. S’il existe un maître en philosophie, la portée de son enseignement est limitée, et c’est sans doute l’une des leçons qu’il faut tirer de la lecture du Phédon. D’un côté, Socrate — inlassable chercheur en quête de ce que, en chaque cas, les choses sont (τί ἐστιν[3]) — accède à l’Idée dans une intuition solitaire en détournant son regard des choses sensibles et en fuyant le corps[4]. Non seulement une telle θεωρία advient dans l’intimité, mais la méthode de Socrate, « autre façon de procéder » (ἄλλος τρόπος [τῆς μεθόδου], 97b5-6) pour expliquer la causalité physique à partir de l’Idée, est elle-même personnelle, trouvée par tâtonnements et sans l’aide d’aucun maître[5]. D’un autre côté, Socrate — maître par excellence et parangon de sagesse — se trouve bien en peine de transmettre à son tour ce savoir intuitif dont on ne partage pas les frais. En effet, l’εἶδος n’est pas montré par Socrate à ses interlocuteurs, pas plus que sa position ne résulte d’une quelconque démonstration : lorsqu’il s’agit, dans et par le λόγος, de mettre en scène l’Idée, clé de l’épistémologie platonicienne, Socrate se contente d’affirmer son existence, ce qu’il fait à trois reprises[6]. La saisie de l’Idée possède ainsi tous les caractères d’une opération qui n’a été ni apprise d’un maître ni n’est transmissible à un élève[7].

Aussi, à vouloir déterminer l’accès à l’εἶδος comme le fruit d’un processus pédagogique ou bien didactique, c’est dans une enquête (ἱστορία, Phédon, 96a5-7) plus que par un apprentissage qu’un individu peut espérer atteindre « οὐσία καὶ ἀληθεία[8] » ; et probablement que les images métaphoriques, qui sont comme autant de constellations dans le processus dialogique mis en oeuvre dans ses dialogues, représentent pour Platon des moyens candides pour tenter de faire voir à l’autre l’invisible, sinon de baliser le chemin qui y conduit. Certes, Socrate nous avertit bien qu’il faut fuir les données véhiculées par le corps, mais un tel précepte n’est pas un apprentissage ; car prodiguer ce qu’il faut faire n’est pas la même chose qu’enseigner la façon dont il faut s’y prendre. Plus encore, un tel principe ne nous indique en rien comment il est possible de voir l’Idée, étant donné que fermer les yeux ne peut suffire à la conversion du regard et, par suite, à la découverte de l’Idée[9]. Dans le Phédon, le problème de l’éducation et celui de son rapport à l’εἶδος sont par conséquent posés dans toute leur ampleur.

Dans la République, il en va tout autrement. Il ne s’agit plus de convoquer l’Idée en vue de montrer que la mort n’est pas un mal et que les craintes personnelles de chaque individu face à cette fatalité peuvent être partiellement dissipées[10], mais de former un État et un tissu social ordonné en fondant la légitimité du droit de gouverner pour ceux qui possèdent un naturel philosophe[11], lequel s’affirme politiquement en une capacité à conduire les hommes ici-bas en vertu de prescriptions émanant d’en haut. Aussi, puisqu’il faut apprendre à mourir seul mais à vivre ensemble, la nécessité de saisir l’εἶδος se trouve soumise, dans le Phédon et dans la République, à deux impératifs distincts : le premier est personnel et moral tandis que le second est public et politique.

Si la finalité du projet est en chaque cas assurément différente, qu’en est-il de l’objectif à moyen terme dont la réalisation permet d’atteindre l’Idée ? La παιδεία est, de façon très générale, l’art de tourner l’âme « εἰς τὸ ὄν[12] », c’est-à-dire, on le sait, vers τὸ εἶδος[13]. Cette éducation, ni requise ni même envisagée dans le Phédon pour atteindre l’Être, est cependant présentée dans la République comme un moyen possible d’y accéder. Pourtant, à bien y regarder, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit au préalable de séparer au mieux l’âme du corps, à ceci près que, dans le Phédon, une telle séparation prépare à la libération de l’âme au moment de la mort, tandis que dans la République elle se travaille au corps en vue de redescendre dans le monde cavernal des vivants pour « ξυμπονεῖν ἐν τῇ πόλει[14] ». Dans le Phédon, la vision de l’Idée s’annonce comme le produit d’un effort cathartique qui s’accomplit dans la solitude humaine et entretient la séparation de l’âme et du corps ; mais si, dans la République, l’accès à l’Idée semble être le résultat d’une παιδεία précoce[15], celle-ci préconise pourtant exactement la même chose[16], si bien que l’étape à moyen terme entre la condition d’un homme ordinaire et celle d’un philosophe qui a vu l’Idée, est en réalité dans les deux cas identique.

Aussi, la saisie philosophique de l’Idée est, dans le Phédon et dans la République, une entreprise qui accuserait des différences élémentaires. Retenons pour l’heure que : a) la finalité n’est pas la même en ce que le projet dans lequel s’inscrit une telle saisie diffère en chaque cas — bien mourir ou bien gouverner ; b) le moyen — c’est-à-dire la séparation de l’âme et du corps — est identique, bien que c) l’outil pédagogique préconisé en République fasse fondamentalement défaut à la méthode dont Socrate vante les avantages dans le Phédon.

Ainsi, le programme éducatif mis en place dans la République semble être un tout autre visage du cheminement épistémologique de Socrate dans le Phédon[17]. Car tandis que le rejet des sciences empiriques (cf. 95e-100a) et le reniement du corps sont les gages d’une activité philosophique clairement mis en avant dans le Phédon, ils ne sont pas des préceptes éducatifs exprès en République. Peut-on dès lors avancer que les prescriptions du Phédon commandent en quelque façon le choix des sciences qu’il convient d’enseigner ? La méthode en République est-elle tout autre ? Si, dans les deux cas, Platon vise à faire régner un savoir qui possède le pouvoir (δύναμις) de « tourner l’âme du jour ténébreux au vrai jour[18] », c’est-à-dire un savoir « qui tire l’âme de ce qui naît vers l’être[19] », est-il possible d’harmoniser deux procès qui semblent a priori s’opposer, aussi bien du point de vue des fins que du point de vue des outils ? Bref, qu’en est-il alors du rapport triangulaire de l’éducation citoyenne prônée en République, de la conversion solitaire du regard dans le Phédon et de la théorie eidétique en général ? Plus radicalement, tandis que nous gardons à l’esprit les propos épistémologiques d’un Socrate en situation venant tout juste de boire la ciguë, nous devons nous demander si le programme pédagogique auquel les futurs gardiens sont promis et l’instruction scientifique qu’ils doivent recevoir parviendront même à satisfaire — sinon pallier — une intuition eidétique qui s’opérait sans maître dans le Phédon.

Le problème est finalement le suivant. a) Soit nous supposons que la voie socratique du Phédon reste aux yeux de Platon l’unique chemin d’accès à l’Idée, mais alors les sciences païdeutiques propres à la formation des futurs gardiens ne parviennent, en elles-mêmes et par elles-mêmes, ni à préparer ni à provoquer une intuition de l’Idée, et on doit se demander en quel sens une θεωρία eidétique pourrait avoir pour antécédent une certaine éducation. Or, si d’une part, dans le fond, une intuition eidétique peut faire l’économie de toute παιδεία ; et si d’autre part, dans l’expression, aucun rapport de maître à élève ne permet de faire voir l’Idée, quelle valeur — et elles en ont une — accorder aux sciences censées rendre effective la réalisation d’une cité gouvernée par des philosophes ? b) Soit nous admettons que les sciences éducatives présentées au Livre VII de la République annoncent une entreprise permettant de toucher l’Idée du regard, et il convient alors sans doute de s’étonner de l’écart méthodologique qui existe entre les prescriptions du Phédon et celles de la République. Car si une certaine éducation permet in fine à un élève d’atteindre une connaissance eidétique garante de sa légitimité politique future, ou bien les propos de la République annoncent un progrès dans l’acquisition du savoir philosophique par rapport au Phédon — et la méthode du Phédon devient alors caduque[20] —, ou bien le chemin qui conduit à l’Idée est multiple et occasionnellement dicible dans et par un λόγος, auquel cas la formation de futurs gardiens philosophes ne passe pas forcément par la voie païdeutique. À retenir le second terme de cette alternative, et puisque la παιδεία est dite par Platon tourner le regard de l’âme εἰς τὸ ὄν, il existerait alors deux types de conversions philosophiques du regard par essence irréductibles, l’une solitaire, l’autre didactique.

Quelle que soit l’hypothèse que l’on s’autorisera à favoriser, le parallèle strict entre l’accès à l’Idée dans le Phédon et dans la République s’en trouve affecté, et ces deux dialogues qui appartiennent pourtant à la même période de maturité empruntent des chemins épistémologiques extrêmement divergents. La question de savoir si, dans la République et dans ce texte seulement, de telles divergences peuvent se résorber en une conception unitaire de l’accès au savoir retiendra toute notre attention dans ce qui va suivre.

II. Les sciences éducatives et l’ἐπιστήμη

Examinons ce que Platon dit à propos des sciences qu’il passe en revue en République VII. Dès le Livre II, nous sommes assurés que la παιδεία — dont la charge incombe à un maître[21] — s’enracine initialement dans l’apprentissage successif de la musique et de la gymnastique[22]. La μουσική engendre une certaine tempérance (σωφροσύνη) dans les humeurs du musicien[23]. Et, lorsqu’elle est conjuguée à la gymnastique, ces deux arts tempèrent à la fois la sauvagerie vers laquelle tend une éducation gymnastique excessive et la mollesse vers laquelle tend une éducation exclusivement musicale[24]. Par suite, l’enseignement de la musique, véritable supplétif, tempère les ardeurs de l’âme qui se tourne avec force vers ce qui est corporel, et pris dans la génération[25]. Sans purifier de toute sensation l’âme de celui qui s’adonne à la gymnastique, du moins la musique tempère-t-elle ses ardeurs et sa concupiscence[26] en lui évitant de vivre dans l’ignorance et la grossièreté[27], de sorte que son exercice, quand il est lié à celui de la gymnastique, apparaît propédeutique à la séparation de l’âme et du corps. Car, quand bien même leur portée serait limitée, l’étude de la musique et celle de la gymnastique, qui rappellent en un sens la dichotomie de l’âme et du corps et permettent à l’individu de dépasser la confusion psychosomatique mondaine, offrent un double intérêt. D’abord, la maîtrise de deux arts séparés ouvre la perspective d’une activité psychique en propre, celle du λόγος[28], et par conséquent une activité de l’âme indépendante du corps qui, on le sait, tout comme la philosophie vise l’amour du Beau[29]. Ensuite, la tempérance que la musique introduit dans l’exercice gymnastique témoigne de la réelle possibilité d’une maîtrise et d’un impact certain du λόγος sur le geste, d’une action efficace de l’âme sur le corps et, plus encore peut-être, de l’âme sur elle-même[30]. Sans parvenir à s’imposer comme de vrais savoirs qui impliqueraient une intuition eidétique, elles permettent à tout le moins de forger des habitudes (ἔθη[31]).

L’ἀριθμητική et la λογιστική, aux intentions plus nobles encore, servent à tous les arts (τέχναι), aux pensées (διάνοιαι), à la science (ἐπιστήμη) et à la guerre (πολεμική[32]). À la fois utiles aux savoir-faire et aux savoirs théorétiques, elles sont d’une certaine façon au carrefour de la psychosomatique de l’homme éduqué qui organise sa vie pratique et intellectuelle comme le calcul organise les nombres entre eux. Ainsi peuvent-elles profiter à la juste mesure des transactions marchandes, à la juste appréciation d’une entreprise militaire, ou encore servir l’âme qui se replie sur elle-même lorsqu’elle s’exerce à penser les nombres et les rapports qui les régissent[33]. Bien que leur étude autorise l’individu à en tirer quelque bénéfice mondain, leur véritable vertu, cathartique, reste principalement d’ordre épistémologique. Dans la mesure où elles portent « entièrement sur le nombre[34] », l’arithmétique et la logistique conjointes habituent l’âme à exercer son λόγος en marge des fluctuations sensibles, et par conséquent en marge du corps. Plus que de réguler les appétits corporels, ces savoirs s’avèrent utiles au philosophe pour l’affranchir du monde de la génération dans lequel le corps l’ancre[35], même s’il est vrai que, par ailleurs, on peut en musique chercher nombres et rapports numériques via l’oreille plutôt que via la seule intelligence (νοῦς[36]). Mais, dans la stricte perspective épistémologique, l’étude du nombre et l’exercice du calcul éloignent l’âme du corps, « conduisent à la vérité[37] » et permettent à celui qui les pratique d’atteindre l’οὐσία[38], ce qui leur octroie une vertu pédagogique supérieure. Platon résume très bien le rôle de l’enseignement relatif au calcul (τοῦ περὶ τοὺς λογισμοὺς μαθήματος) vis-à-vis de la séparation de l’âme et du corps et vis-à-vis de l’accès à la sphère intelligible : « […] cet enseignement conduit avec force l’âme vers le haut, et l’oblige à entrer en dialogue avec les nombres en eux-mêmes, sans jamais accepter que dans son propre dialogue lui soient proposés des nombres figurés par des corps visibles ou tangibles[39] ».

Il faut attribuer la même vertu aux parties les plus avancées de la γεωμετρική[40], dont l’étude, à l’instar de celle des nombres et du calcul, pousse l’âme à connaître ce qui est toujours[41] en la portant vers les choses d’en haut[42]. Il convient cependant de reconnaître à la géométrie une dignité supérieure à celles des enseignements précédents, car « il y a une différence absolue entre celui qui s’est attaché à la géométrie et celui qui ne s’y est pas attaché[43] ». Il convient de nous arrêter un instant sur le rapport bilatéral que Platon établit entre le calcul arithmétique et la géométrie. Dans le texte de la Ligne, à la fin du Livre VI, cela est dit à deux reprises, λογισμός et γεωμετρία sont placés sur le même piédestal, et tous deux sont conjointement relatifs au troisième segment de la Ligne, celui de la διάνοια : exemplifiant la méthode dianoétique, Platon évoque indifféremment « ceux qui s’occupent de géométrie, de calcul arithmétique et d’autres choses du même genre[44] ». Et s’il arrive ainsi fréquemment à Platon de considérer les vertus des différentes sciences mathématiques avec le même égard, on notera qu’il n’y a pas d’adéquation stricte entre les niveaux de type épistémologique et les niveaux de type pédagogique, le calcul arithmétique et la géométrie étant épistémologiquement égaux mais pédagogiquement hiérarchisés[45]. S’il convient donc de cibler en quoi la géométrie est supérieure à la logistique de type arithmétique, ce n’est assurément pas en considérant les caractéristiques qu’elles ont en partage, à savoir le fait qu’elles réfléchissent sur le nombre lui-même ou sur la surface elle-même et non sur sa représentation[46]. Tout se passe comme si la géométrie, comprise comme science éducative, faisait plus que de conduire l’âme vers l’intelligible, puisque Platon dit qu’elle est la connaissance de ce qui est toujours, et qu’elle et les arts qui lui sont liés (αἱ λοιπαί) « touchent quelque chose de ce qui est[47] » et qu’elle « force à contempler ce qui est substantiel[48] », permettant ainsi à la pensée philosophique de s’accomplir[49].

S’il en va ainsi de la géométrie, celui qui l’étudie est déjà de plain-pied à l’extérieur de la caverne, sorti de la sphère sensible et des opinions qu’elle engendre dans l’âme[50]. Un autre détail paraît confirmer que la géométrie, et même le calcul arithmétique, sont des sciences « de l’extérieur ». Lorsque, après avoir énuméré les sciences propices à la formation des gardiens, Platon statue sur leurs prérogatives, il affirme qu’elles sont des compagnes utiles dans le cheminement dialectique qui tourne l’âme du bourbier sensible vers le haut, bien que le nom de « sciences » (ἐπιστήμαι) leur convienne moins que celui de « techniques » (τέχναι), plus approprié à leur fonction[51]. Et il rappelle qu’auparavant le nom de « διάνοια » leur a été donné[52], les démarquant ainsi de la δόξα, plus obscure qu’elles, ainsi que de l’ἐπιστήμη, plus claire qu’elles[53]. De là, il devrait suivre que le savoir géométrique est le fait d’un prisonnier déjà sorti de la caverne et qu’il est relatif au troisième segment de la Ligne présentée à la fin du Livre VI[54]. Ceci impliquerait que la connaissance géométrique, dont l’apprentissage vise à « faire voir plus facilement l’Idée du Bien[55] », suppose la vision d’un objet intelligible, même si, à l’instar des précédents enseignements, la géométrie peut s’avérer fort utile pour ce qui relève de la guerre (τὰ πολεμικά) et, plus généralement, pour tous les savoirs. Mais il faudrait également admettre que le calcul arithmétique, précisément du fait qu’il porte sur un intelligible, accuse une portée ontologique et suppose, lui aussi, une intuition préalable de l’Idée, matière du raisonnement mathématique. Là encore, force est de remarquer que l’équivalence épistémologique entre les sciences mathématiques en République VI est en dissonance avec leur hiérarchisation pédagogique en République VII et qu’un réel problème interprétatif mérite d’être posé. Surgit alors la question de savoir ce que sont αἱ λοιπαί, ces arts parents de la géométrie et avec lesquels elle constituerait le savoir mathématique en général. Car si Platon insiste sur la supériorité pédagogique du savoir géométrique par rapport à l’arithmétique et à la logistique du fait qu’il touche quelque chose de l’Être, soit les sciences qui lui sont liées ne sont ni l’arithmétique ni la logistique, soit ces dernières saisissent également quelque chose de ce qui est, asseyant ainsi arithmétique, logistique et géométrie face à un objet d’une même nature ontologique, l’en soi. Le problème de la spécificité pédagogique de la géométrie et celui de sa portée ontologique propre sont donc bien réels[56].

Si l’on s’en tient à la description de la géométrie proposée dans la République, cette étude semble permettre la découverte de l’Idée, sans que l’âme ait eu à se replier sur elle-même dans un mouvement ascétique. Quoi qu’il en soit, si les mathématiques en général ont en République une vertu pédagogique, Platon ne les considère pas comme un instrument de la conversion dans le Phédon : ni les nombres et les surfaces géométriques n’y sont un médium ontologique, ni leur étude n’y représente une médiation épistémologique ou pédagogique. Il s’ensuit que la méthode pour atteindre l’Idée en République s’oppose ici très nettement à celle du Phédon : là, l’accès à l’Idée passe par les rouages d’une méthode et d’un apprentissage auprès d’autrui ; ici, elle se découvre seule. Là encore, il semblerait que leur apprentissage suffise à l’intuition de l’Idée — ici mathématique et plus précisément géométrique — et que la conversion du regard ne soit qu’une simple affaire de παιδεία, comme si l’écart qui séparait les propos du Phédon de ceux de la République servait à mesurer le renversement d’une doctrine qui se défie d’une unité comme une anguille des courants[57].

Ainsi, Platon classe en République VII les sciences éducatives de façon hiérarchique. La musique d’abord, qui supplée la gymnastique ; l’arithmétique et la logistique ensuite, puis la géométrie. Passons sur les sciences qui suivent, à savoir la science des solides, l’astronomie, la science de l’harmonie et, enfin, la dialectique (cf. 521c-533c), car il nous suffit de remarquer que a) du point de vue épistémologique (Rép. VI), l’accès à l’Idée adviendrait dès le savoir arithmétique ; b) du point de vue pédagogique (Rép. VII), l’Idée semblerait plutôt accessible par l’étude spécifique de la géométrie.

Cette hiérarchisation figure une élévation progressive de l’âme vers l’intelligible suprême et l’on peut, selon toute apparence, penser avec Victor Goldschmidt qu’il y a une certaine correspondance entre ces différentes sciences et les différents pathèmes de la Ligne, et que « c’est dans son intégralité que la Ligne fournit le cadre à une classification des sciences[58] ». En effet, Platon précise que la pratique des arts passés en revue a le pouvoir (δύναμις) de conduire un prisonnier jusqu’au soleil extérieur[59], comme si la παιδεία avait la force suffisante pour délivrer le prisonnier de ses chaînes, la puissance de le porter vers l’extérieur jusqu’au moment où, par l’apprentissage même de ces sciences, il est porté « πρὸς τὴν τοῦ ἀρίστου ἐν τοῖς οὖσι θέαν[60] ». En aval, si l’étude de la géométrie renvoie au troisième pathème linéaire, communément mis en correspondance avec le moment où le prisonnier contemple les ombres et les reflets à l’extérieur de la caverne, alors la διάνοια instruite des choses géométriques — conformément à la vue parallélisante[61] —, renvoie au troisième moment de l’allégorie, celle du prisonnier libéré qui fait ses premières expériences du monde extérieur. Par conséquent, l’étude intermédiaire majeure entre la géométrie et la dialectique, à savoir l’astronomie, semble au moins correspondre au moment où le prisonnier contemple pendant la nuit les constellations (cf. 516a-b[62]). Or, étant donné que, d’une part, le texte de la Caverne et, avec peut-être moins de fermeté, celui de la Ligne[63], figurent une élévation épistémologique par étapes ; que, d’autre part, la façon dont sont ordonnées les sciences éducatives suppose une progression pédagogique, il est facile d’en conclure que celui qui reçoit une éducation en astronomie marche sur le sol de ses précédentes intuitions, sensibles puis eidétiques, ce qui revient à dire qu’une θεωρία de l’Idée est déjà consommée dès les premiers moments de l’apprentissage de la science astronomique.

Il est aisé de voir que cette mise en rapport littérale contredit la thèse d’un accès à l’Idée par un acte de retraite de l’âme en elle-même : l’entrée de l’âme dans le τόπος νοητός, qui correspond, dans la Ligne, aux segments supérieurs de la διάνοια et de la νόησις, se fait via l’éducation, dont la limite est seulement de ne pas permettre l’accès au Bien lui-même, que seule la dialectique peut atteindre[64]. Créditée d’une telle extension, l’éducation en général — et les mathématiques en particulier — permet d’atteindre la sphère eidétique (et donc de voir l’Idée), à ceci près que l’accès à l’Idée suprême, l’Idée du Bien elle-même et qui est ἐπέκεινα τῆς οὐσίας (VI, 509b9), est refusé à l’élève : seul le dialecticien, philosophe[65], peut parvenir au terme du pèlerinage entrepris.

III. Les sciences éducatives et la δόξα

Aussi, on pourrait conclure à une tension entre les deux moyens pour atteindre l’εἶδος, si certaines considérations présentes dans le dialogue n’obligeaient à quelques sérieuses réserves. Soyons-en assurés, ni l’enseignement de la musique ni celui de la gymnastique ne permettent à l’âme d’atteindre l’Idée. Quand bien même prépareraient-ils l’élève à envisager de séparer pratiquement l’âme et le corps, de tels savoirs restent relatifs au corps et aux discours qui s’y rapportent ; ce sont, fondamentalement, des savoir-faire, des « arts banausiques[66] ». Mais, et c’est ce qui nous importe à présent, l’éloge qui est fait des apprentissages permettant d’atteindre l’ὄν est somme toute très relatif. Nous avons vu que les mathématiques en général supposaient la vision d’un intelligible, mais que le calcul arithmétique offrait plus de résistance quand à la détermination eidétique de son référent. Or, l’inverse vaut également, et il est tout à fait possible de se convaincre que l’apprentissage des mathématiques n’est pas décrit par Platon en faveur d’une interprétation eidétique, mais doxique ; que le calcul arithmétique ne permet pas en soi d’atteindre l’Idée et, plus encore, que la description platonicienne de la géométrie elle-même ne supporte pas une interprétation eidétique de son référent propre.

Tout d’abord, la géométrie et les τέχναι qui lui sont liées saisissent seulement « quelque chose » (τι) de l’Être, et Platon précise qu’elles atteignent l’Être « comme en rêve », mais qu’elles ne le voient absolument pas comme dans un état de veille[67] tant qu’elles ne rendent pas raison de leurs hypothèses. Bien que le nom de « διάνοια » leur ait été donné parce qu’il implique plus de clarté que celui de « δόξα », il reste que l’état de rêve est, dans le dialogue, toujours relatif à l’opinion[68]. En effet, dès République V, Platon affirme que ce qui marque la condition du φιλοθεάμων, qui juge selon l’opinion, est τὸ ὀνειρώττειν[69]. Or « rêver, n’est-ce pas la chose suivante : que ce soit pendant le sommeil, ou éveillé, croire que ce qui est semblable à une chose est, non pas semblable, mais la chose même à quoi cela ressemble[70] ».

Ainsi, celui qui a une opinion et vit comme dans un rêve a pour référent, non pas la chose elle-même, mais son image, ce à quoi elle ressemble, de sorte que le modèle semble exclu du champ objectif de la δόξα. En République V 476c-480a Platon s’efforce par ailleurs de montrer que le référent de la science ne saurait être celui de l’opinion[71], et que l’opposition, récurrente, entre δοξάζειν et γιγνώσκειν interdit de confondre l’opinion et la connaissance, ou ce qui est objet d’opinion et ce qui est connu. D’un côté, il y a celui qui connaît (γιγνώσκοντος), de l’autre, celui qui a une opinion (δοξάζοντος[72]) ; ce qui est connu est ce qui est, ce qui est objet d’opinion est autre[73], et la δόξα est à celui qui a une opinion ce que l’ἐπιστήμη est à celui qui connaît[74]. Bref, τὸ δοξαστόν renvoie clairement à l’opinion, il ne peut être objet de la science. Il s’ensuit que, alors même qu’il est indubitable que la pensée dianoétique relève de la science et porte sur un intelligible dans le texte de la Ligne, le calcul arithmétique et la géométrie, en tant que savoirs païdeutiques spécifiques, rêvent leurs référents et sont, dans cette stricte mesure, des savoirs doxiques. Autrement dit, il est fort possible de convenir que l’accès à l’Idée n’est pas l’une de leurs prérogatives. De là nous pouvons très certainement interroger la pertinence bien entendue du parallèle entre la succession des pathèmes dans le texte de la Ligne, la progression du prisonnier dans le texte de l’allégorie et la hiérarchisation des sciences éducatives en République VII. La question de savoir si le calcul arithmétique et la géométrie sont, considérés comme sciences éducatives, des apprentissages « de l’extérieur » et relatifs au troisième segment linéaire surgit dans toute sa priorité, étant donné que la διάνοια relève du τόπος νοητός de la science et non du τόπος ὁρατός de l’opinion. À vouloir débrouiller tout ceci dans la perspective d’une interprétation du texte de la Ligne, le questionnement fondamental consisterait en ceci : comment les mathématiques peuvent à la fois être des savoirs oniriques relatifs à la δόξα et des savoirs eidétiques propres à l’ἐπιστήμη ? En un mot, que saisissent-elles de l’Être[75] ?

Mais ce n’est pas tout. L’astronomie, pourtant supérieure à ces apprentissages en dignité, a encore pour référent le sensible, car s’il semble qu’elle « oblige l’âme à regarder en haut et, des choses d’ici, à s’élever vers elles[76] », encore faut-il s’accorder sur le sens que Platon entend donner à « ἄνω » et à « ἐνθένδε ». La distinction du haut et du bas peut fort bien s’appliquer stricto sensu à la distinction terre et ciel, de sorte que, quel que soit l’endroit vers lequel se porte le regard, c’est une perception sensible qui est fondamentalement en oeuvre, si bien que le profit judicatif d’une telle observation sera d’ordre doxique. Ainsi, les ornements dans le ciel sont brodés dans le visible[77] et il est vain de penser qu’en élevant son regard vers le ciel et en regardant les choses célestes on regarde du même coup l’intelligible, τὸ ὄν[78]. Il faut donc se garder de confondre l’élévation du regard propre à la δόξα et la conversion spécifiquement épistémique du regard qui assurera à l’âme de toucher être et vérité. Certes, il existe une autre attitude lorsqu’on s’adonne à l’astronomie, qui consiste à se servir des ornements variés du ciel comme paradigmes pour atteindre un savoir relatif à l’invisible, l’ordre présent dans les uns nous rapprochant de l’ordre qui existe dans le monde intelligible. Si l’astronomie permet la fuite du sensible vers l’intelligible et prépare l’âme à la vision de l’Idée intelligible en attirant son attention sur un ordre et sur une certaine régularité dont les sensibles « terrestres » en mouvement sont dépourvus, elle n’a pas pour référent l’εἶδος, mais des objets mathématiques tels que le vrai ἀριθμός, les vrais σχήματα[79]. Sans doute son apprentissage permet-il de penser en plus à des objets dynamiques que l’arithmétique et la géométrie, statiques, ne considèrent pas, à savoir le vrai τάχος et la vraie βραδυτής[80]. Mais, là encore, il n’est jamais question d’intuition eidétique, seulement de calculs mathématiques en général. Aussi, situer l’astronomie sur le segment de la διάνοια ou encore à l’étape du prisonnier qui élève son regard vers le ciel, bref dans le τόπος νοητός quand son référent, astral, est à première vue sensible, semble être une erreur. Les promesses qu’elle peut faire dans la recherche de la vérité ne valent ainsi que pour un prisonnier qui cherche (ζητεῖν) par elle à atteindre la vérité[81], encore hors de sa portée, et non pas pour un élève quelconque. À plus forte raison en va-t-il pareillement pour la géométrie et autres τέχναι, inférieures en dignité[82].

Prévenons ici une objection. Même si Platon accorde une vertu praxéologique à chacune des sciences examinées, il dénonce constamment l’usage que font les praticiens des savoirs pédagogiques. Ainsi, outre sa valeur gnoséologico-pédagogique à proprement parler, chaque savoir est également porteur d’une maîtrise technique : gymnastique, musique, calcul arithmétique, géométrie et astronomie servent par exemple à la guerre[83] tout en constituant pour ceux qui s’en instruisent un moment dans l’élévation vers une connaissance véritable. De là, on pourrait fort bien redistribuer les données du problème selon l’un des deux schémas suivants :

1) En tant qu’ils pensent à une Idée mathématique et qu’ils visent une connaissance pour elle-même, l’activité des mathématiciens et des astronomes trouverait sa place sur la section supérieure de la Ligne. Mais en tant que ces derniers sont, à l’exemple de l’architecte, de l’agriculteur ou du navigateur, tournés vers l’utilité et la pratique, sa place serait le segment de la πίστις, doxique, de la Ligne, sur lequel Platon situe entre autres τὸ σκευαστὸν ὅλον[84]. L’apprentissage des mathématiques et de l’astronomie permettrait bien à l’élève d’avoir une intuition de l’Idée, et ce n’est que l’usage pratique qui, quand il devient prioritaire, détournerait l’élève du savoir théorique. Véritables techniciens, de tels praticiens se serviraient du nombre, de la figure, de la vitesse et de la lenteur, c’est-à-dire d’Idées préalablement saisies mais qu’ils perdraient pour ainsi dire de vue. En ce sens, tout élève en mathématiques a une intuition de l’Idée, mais deux orientations peuvent s’ensuivre : l’une, pratique, qui cantonne le technicien dans le monde visible et onirique de la δόξα ; l’autre, théorique, qui élève véritablement un possible candidat aux rênes de la cité. Un tel positionnement rompt le parallélisme classique en situant conjointement les mathématiques et l’astronomie, à la fois dans le second et dans le troisième segment linéaire, ce qui expliquerait néanmoins leur égalité mathématique[85].

2) L’activité des mathématiciens et des astronomes qui pensent le nombre en soi, la vitesse en soi, etc., mais qui, tournée vers la résolution de problèmes concrets, ne rend pas compte des hypothèses mathématiques, serait celle de la διάνοια. En revanche, apprendre à penser les nombres en soi sans rien admettre de sensible dans le λόγος et, surtout ici, sans se tourner vers lui, renverrait à l’activité noétique. Mais, en distribuant ainsi les mathématiques appliquées dans le champ dianoétique et les sciences « pures » dans le champ noétique, il n’y a plus d’aménagement linéaire possible pour la dialectique, à moins que la dialectique, lorsqu’elle est ascendante, ne soit rien d’autre qu’un cheminement mathématique pur, ce qui est fort douteux.

Sans entrer dans le débat relatif à l’interprétation des segments linéaires, notons que dans nos deux hypothèses, et les textes semblent nous contraindre d’obéir à cette évidence, l’élève en astronomie dont le strict projet didactique est un savoir — et non un savoir-faire — devrait avoir déjà eu accès à l’Idée, mathématique en l’occurrence, étant donné que, selon nos deux hypothèses, son activité est relative soit au troisième (selon l’hypothèse a) soit au quatrième segment (selon l’hypothèse b), c’est-à-dire à l’un de ceux de type intelligible[86]. Aussi, celui qui vit son savoir d’une façon onirique serait dans un rêve doxique ou bien épistémique, et notre argumentation qui consiste à dire du mathématicien — et a fortiori de l’astronome — qu’il est instruit selon l’opinion a les allures d’une véritable gageure.

Il n’empêche. Rappelons que, même si certaines habitudes interprétatives suivent avec plus ou moins de confusion la voie parallélisante en faisant correspondre, terme à terme, les segments linéaires, les étapes allégoriques et les sciences éducatives, les niveaux épistémologiques de la Ligne et les niveaux pédagogiques ne sont pas en parfaite adéquation[87] : ce n’est pas parce que la διάνοια traite de mathématiques qu’il doit a priori s’ensuivre que l’éducation mathématique est nécessairement de type dianoétique ; et, plus clairement encore, ce n’est pas parce que l’intuition de l’Idée mathématique advient dès le moment dianoétique que le calcul arithmétique, la géométrie et l’astronomie sont pour autant des apprentissages qui autorisent l’accès à l’Idée.

Lorsqu’en effet Platon entreprend de caractériser la spécificité de la dialectique dès 531d, c’est par opposition aux autres apprentissages, c’est-à-dire « tous les enseignements » qui ont été exposés méthodiquement[88]. Une véritable dualité est donc instaurée entre, d’une part, la gymnastique, la musique, les mathématiques en général et, d’autre part ἡ διαλεκτική. Pris d’un bloc, les premiers sont un prélude (προοίμιον, 531d8-9), c’est-à-dire, littéralement, des enseignements propaïdeutiques (προπαιδείαι[89]). Le savoir dialectique est ainsi au-dessus (ἐπάνω, 534e3) de l’astronomie et de l’harmonique, non pas comme la géométrie est au-dessus du calcul arithmétique, mais singulièrement au-dessus de toutes les τέχναι éducatives parcourues, à leur couronnement (θριγκός, 534e2). Celui qui use de la dialectique, non seulement le fait « sans l’aide d’aucune sensation » (ἄνευ πασῶν αἰσθήσεων), mais lui seul, « par l’usage du λόγος, tend vers ce qu’est en soi chaque chose » et vers « ce qu’est le Bien en soi[90] », et il parvient au terme de l’intelligible « de la même façon que celui d’alors parvenait au terme du visible ». La dualité topologico-directionnelle entre ἐπ᾿ αὐτῷ γίγνεται τῷ τοῦ νοητοῦ τέλει et ἐπὶ [γίγνεται] τῷ τοῦ ὁρατοῦ [τέλει[91]] renvoie à l’opposition entre les διαλεκτικοί et ἐκεῖνος τότε. Comme le contexte semble l’indiquer « ἐκεῖνος τότε » désigne celui qui, bien qu’éduqué, ne dialectise pas, et non pas celui qui n’a reçu aucune éducation, étant donné que nous sommes dans un passage de transition où Platon montre précisément ce que ne parviennent pas à faire ceux qui ont reçu une solide éducation scientifique. Et, quand Platon écrit que seul le dialecticien tend entre autres choses, à propos de ἕκαστον, vers αὐτὸ ὃ ἔστιν, il est clair que « ἕκαστον » désigne les choses sensibles, tandis que « αὐτὸ ὃ ἔστιν » signifie l’Idée de ces choses. La dialectique, rappelons-le, ne vise pas seulement le Bien en soi, car si elle est de prime abord comprise dans le texte de la Ligne comme la science qui atteint l’Idée du Bien, principe de tout (cf. VI, 511b), Platon élargit néanmoins ses préséances quand il dit du dialecticien qu’il atteint l’οὐσία de chaque chose, laquelle ne se confond pas avec le Bien lui-même, puisqu’il est par-delà l’essence[92]. Si l’Idée est bien l’οὐσία de chaque chose[93], tout porte à croire que c’est plutôt à la dialectique, et non pas aux sciences passées en revues, qu’il incombe de saisir l’Idée. Par conséquent, c’est cela même — l’Idée — que l’homme éduqué ne parvient à atteindre[94].

Par suite, aussi loin qu’aillent ses prérogatives, la παιδεία (ou plus exactement la προ-παιδεία) ne paraît pas remplir les conditions suffisantes pour une θεωρία eidétique. Ni pure ignorance ni véritable ἐπιστήμη, le savoir de l’homme éduqué est δόξα, car c’est bien vers l’opinion et les appétits des hommes que le portent les τέχναι éducatives[95]. À l’écoute du sensible, mais répondant aussi à son appel par l’usage qu’il permet, le savoir acquis dans la pénombre ou dans un reflet visible, à l’exemple de celui de la géométrie et des λοιπαί, ressemble à un rêve (cf. 533b-c), celui auquel est confrontée l’âme incapable de transcender la sphère du τόπος ὁρατός. Bref, c’est maintenant dans le registre de l’opinion qu’il convient de classer les savoirs acquis et propédeutiques à la dialectique, et non plus comme nous l’avons fait plus haut dans celui de la science de l’Être. On pourrait ainsi penser que la dialectique saisit l’intelligible, tandis que les τέχναι, propédeutiques et doxiques, restent attachées au référent sensible, et en conclure que les τέχναι sont à l’intérieur de la caverne ce que la dialectique est à l’extérieur[96].

Mais il y a plus encore : l’effort dialectique lui-même ne porte pas toujours ses fruits. En effet, si le dialecticien « engagé au travers de toutes les réfutations[97] » n’arrive pas à traverser (διαπορεύεσθαι) ces difficultés par un discours infaillible (ἐν ἁπτῶτι τῷ λόγῳ, 534c3-4), ce ne sera qu’une certaine image du Bien qu’il saisira[98]. Cet échec, dialectique, rappelle celui des τέχναι qui ne peuvent atteindre qu’une image de la réalité et qui, rêvant leurs objets, restent cantonnées dans le monde de l’opinion. Concernant la nature doxique et onirique de la faillibilité dialectique, les propos de Platon sont dénués de toute ambiguïté : l’incapacité dialectique à saisir le Bien en soi est celui de la δόξα, pas de la science[99], et le dialecticien au λόγος égaré rêve par conséquent sa vie actuelle[100].

Résumons-nous. D’un côté, on peut penser que la gymnastique et la musique, assurément doxiques, sont des arts — conjointement psychosomatiques — enseignés dans la caverne, et que les autres τέχναι et la dialectique, touchant les êtres immuables, s’appliquent à l’extérieur de la caverne. La pratique des uns préparerait à la séparation de l’âme et du corps, celle des autres en garantirait la réalisation effective. Ainsi réparties, les différentes sciences préconisées pour l’éducation des gardiens se superposeraient adéquatement aux contenus linéaire et allégorique, selon des schémas qui demanderaient encore à être examinés, mais qui supposent tous un parallèle plus ou moins strict entre les segments linéaires, les étapes allégoriques et les moments éducatifs, de sorte que l’allégorie de la Caverne peut être comprise comme une allégorie pédagogique, conformément du reste à ce que le texte annonce[101]. On pourrait, par pur exemple, envisager immédiatement le schéma suivant :

Tableau 1

Sciences éducatives

Pathèmes linéaires

Moments allégoriques

gymnastique

εἰκασία

prisonnier enchaîné

musique

πίστις

prisonnier libéré regardant les originaux des ombres

mathématiques et astronomie

διάνοια

prisonnier libéré regardant les reflets extérieurs

dialectique

νόησις

prisonnier contemplant le ciel[102]

-> Voir la liste des tableaux

Pour revenir à ce qui nous importe ici, l’accès au τόπος νοητός, et donc à l’Idée en général, se fait alors via l’éducation. Mais, d’un autre côté, on constate que cette répartition se trouve rudement mise à l’épreuve par le fait que ni les arts mathématiques ni l’astronomie, lorsqu’ils sont enseignés, n’atteignent l’Idée, dans la mesure où ils relèvent encore de la δόξα. Même la dialectique n’atteint pas nécessairement l’εἶδος et peut relever de l’opinion. La première répartition ne tient donc plus, et il convient à présent de se représenter toutes ces sciences, y compris celle qui est absolument supérieure en dignité, comme des modalités éducatives doxiques. Dans cette perspective, le programme éducatif n’atteint pas l’être intelligible lui-même : l’éducation tout entière concerne le prisonnier dans la caverne[103], elle ne saurait davantage trouver sa place sur la section linéaire de l’intelligible[104], et un rapide examen du texte de la Caverne semble appuyer une telle interprétation. En effet, le texte de l’allégorie commence par la présentation du thème qui l’occupe, savoir la nature humaine selon qu’elle est éclairée par l’éducation ou pas (514a1-2). Viennent ensuite l’image descriptive proprement dite (514a3-515a3), puis les aventures du prisonnier qui viendrait à être libéré (515a3-517a8). Ceci appelle deux remarques. D’abord, si le thème annoncé présente littéralement l’image, il faut en déduire une adéquation stricte entre eux, de telle sorte que l’éducation et le manque d’éducation doivent être deux modalités figurées dans la description : la nature humaine éclairée par l’éducation est nécessairement symbolisée par des éléments de cette image, ce qui implique que la παιδεία renvoie à une étape dans la caverne. L’ἀπαιδευσία est, tout l’indique, représentée par l’étape du prisonnier enchaîné. Par suite, la réalité qui se trouve juste derrière le prisonnier enchaîné devrait figurer le moment éducatif dans son ensemble, et le prisonnier tout juste libéré un citoyen possédant un savoir qui n’est pas accessible à l’homme ordinaire peu éduqué. Si tel n’était pas le cas, le thème ne renverrait pas à la description de l’ἄτοπος εἰκών[105]. Toujours dans l’hypothèse d’un parallèle strict entre les textes, nous obtenons donc à présent le schéma, incomplet, suivant :

Tableau 2

Situations pédagogiques

Pathèmes linéaires

Moments allégoriques

ἀπαιδευσία

εἰκασία

prisonnier enchaîné

παιδεία / τέχναι

πίστις

prisonnier libéré regardant les originaux des ombres

?

διάνοια

prisonnier libéré regardant les reflets extérieurs

?

νόησις

prisonnier contemplant le ciel

-> Voir la liste des tableaux

Une chose est cependant certaine : l’intuition même du Bien, tel qu’il est en lui-même, n’est pas l’affaire de la pédagogie, et peu importe que les sciences éducatives ressortissent de la δόξα ou de l’ἐπιστήμη. Nous voyons là de quoi questionner les limites de toute éducation chez Platon, étant donné que l’atteinte du Bien, c’est-à-dire la condition de toute vue synoptique des objets de pensée en général et par suite la condition de l’accès au pouvoir politique suprême, a tous les caractères d’une saisie métapédagogique. En effet, en République VII 532d-533a, Socrate déclare : « Cher Glaucon, dis-je, tu ne serais plus capable de m’accompagner (ἀκολουθεῖν), et ce n’est cependant pas par un manque de bonne volonté de ma part ; ce n’est plus l’image de ce dont nous parlons que tu verrais, mais le Bien même dans sa vérité, du moins tel qu’il m’apparaît[106]. »

L’emploi du verbe « ἀκολουθεῖν » suggère que la marche dialectique de Socrate est un cheminement personnel : si Glaucon n’est pas à même d’« accompagner » Socrate, c’est parce que celui-ci monte seul jusqu’au Bien. Non seulement il y monte sans maître, mais il n’est pas à même d’y conduire un partisan des Idées par la force d’un λόγος, pédagogique ou non, et de se conduire ainsi comme un maître en philosophie. Il appert donc, à l’issue de notre examen, que les sciences pédagogiques peuvent comme peuvent ne pas conduire à l’Idée, et qu’aucune d’entre elles n’a assez de force pour conduire nécessairement un élève jusqu’au Bien en soi. Au point où nous en sommes et face à l’embarras dans lequel nous sommes plongés, il semblerait précipité de conclure que l’éducation ne joue aucun rôle dans la vision de l’Idée en général, comme il serait spécieux d’avancer qu’elle en est l’instrument par excellence.

IV. L’éducation politique et le naturel philosophe

Comment, donc, démêler un tel imbroglio ? Souvenons-nous de ce que, pour Platon, le plus grand nombre (πλῆθος) n’est pas philosophe, que peu (ὀλίγοι) le sont[107]. Après s’être penchés sur l’objet en général du philosophe et sur celui du philodoxe au Livre V — c’est-à-dire l’ἐπιστήμη et la δόξα —, Socrate et Glaucon entreprennent, dès le début du Livre VI, une enquête sur les qualités psychologiques de l’un et de l’autre[108]. Or, il est d’emblée question de « connaître à fond la nature des philosophes » (τὴν φύσιν αὐτῶν), et Platon semble vouloir marteler l’esprit du lecteur en répétant immédiatement que l’examen qui s’annonce est bien relatif à des natures philosophes (τῶν φιλοσόφων πέρι, 485a10). Cette idée selon laquelle il existe un naturel philosophe — marquée avec force par Monique Dixsaut[109] — réapparaît avec une réelle insistance dans l’ensemble du Livre VI, de façon presque systématique. C’est toujours (ἀεί) que le philosophe désire le savoir (μάθημα) (485a11-b1), car c’est « dans la nature » (ἐν τῇ φύσει) du philosophe de chérir la vérité (485b11-c5), du fait que l’ἔρως philosophique appartient à ceux qui le possèdent par nature (τοῦ φύσει ἔχοντα, 485c8). La possession naturelle d’une telle aptitude à désirer la vérité est pour le reste le critère fondamental que Platon retient pour opposer le véritable (ἀληθῶς) philosophe et celui qui le devient à force de travail (πεπλασμένως, 485d12-13). Car, de même que l’on n’apprend pas à désirer les objets des sens — à philo-doxer —, de même il ne peut être question d’apprendre à désirer les objets du monde intelligible — à philo-sopher —, et tout semble être ici dit : un philosophe modelé n’est pas philosophe par nature, mais un simulateur, sa contrefaçon. L’adverbe grec πεπλασμένως, dont Platon se sert pour qualifier l’autre du philosophe, s’oppose en effet tout autant à ἀληθῶς qu’à πεφυκότως, si bien qu’il ne peut y avoir d’apprentissage véritable, ni par conséquent de formation pédagogique à même de susciter le désir philosophique. Bref, tout façonnement philosophique est ipso facto contre-façonnement, et toute tentative pédagogique visant à réorienter le regard d’un prisonnier ordinaire pris dans la gangue du sensible semble être, dès ses premières lueurs, une entreprise dénuée de sens ; sans lendemains car sans fondement naturel ou dynamique. La suite du dialogue ne fait que confirmer la voie de la naturalité philosophique, et l’enquête conduite par Socrate porte en elle-même la justification et le sens premier de la démarche : non pas comment former des philosophes, mais comment « distinguer les natures philosophes et celles qui ne le sont pas[110] ». Aussi, l’idée d’un naturel philosophe s’oppose et s’impose à celle d’un culturel philosophe, copie aux fausses prétentions et aux discours trompeurs, probablement formée didactiquement par un maître en sophistique[111]. Le philosophe est à son autre ce que le naturel est à l’artificiel ; ce que la façon est à la contrefaçon[112].

Nous sommes ici au seuil d’une redoutable difficulté, et seule sa résolution nous permettrait de décider si, dans la République, l’accès à l’Idée a comme dans le Phédon pour condition un retrait solitaire ou une παιδεία spécifique. En guise de préalable, il semblerait bien que la distinction entre le naturel philosophe et sa contrefaçon suffise pour rendre compte du problème de la portée pédagogique que nous avons tenté de montrer plus haut : chaque savoir serait comme une étape vers la contemplation du Bien — condition de l’accomplissement philosophique comme de la légitimité politique — pour le naturel philosophe, de sorte que l’éducation mathématique, moment clé de la conversion eidétique, ouvrirait les portes de l’intelligible au regard de l’élève naturellement philosophe. En revanche, ceux qui ne sont pas naturellement investis de l’ἔρως philosophique, ne rencontreraient, aussi loin qu’ils aillent dans l’apprentissage des sciences, que des simulacres de connaissances. Les uns, de ce qu’ils ont naturellement la capacité de toucher l’εἶδος du regard[113], remonteraient une chaîne causale eidétique les conduisant au Bien, cause formelle de tout[114] ; les autres, incapables par nature de saisir l’Idée[115], remonteraient une chaîne causale matérielle et/ou efficiente les conduisant à une cause première matérielle et/ou efficiente, c’est-à-dire le soleil que figure le feu dans la caverne. Il y aurait ainsi par exemple une mathématique eidétique réservée aux seuls naturels philosophes, lesquels utilisent nombres et figures sensibles tout en pensant (διανοεῖσθαι) à l’en soi[116] ; et une mathématique empirique réservée aux autres, identique dans son apprentissage comme dans sa pratique à la première, mais dans l’exercice de laquelle l’Idée reste impensée, et l’élève entièrement cantonné dans le monde des représentations sensibles[117]. Du coup, nous comprendrions en quoi la διανοεῖσθαι, tantôt conduit vers le Bien et ouvre la voie de la science eidétique, tantôt cantonne dans le monde sensible et dans la sphère des opinions qui lui est corrélative. Aussi, la παιδεία n’aurait d’efficacité épistémologique que pour un nombre restreint d’individus, et pour fonction première leur repérage. Ceci nous permet déjà de poser que, si certains seulement peuvent accéder à l’être et à la vérité par elle, elle n’est cependant pas une porte d’accès à l’Idée en soi, sans quoi tous ceux qui suivent la voie pédagogique deviendraient des philosophes accomplis. Tenons donc pour assuré que l’éducation n’atteint réellement le but que Platon lui assigne — c’est-à-dire former des gardiens — que lorsqu’elle est prodiguée au seul naturel philosophe[118]. Est-ce à dire que la παιδεία apprendrait à faire voir l’Idée à ce naturel initialement tourné vers le sensible ? C’est la thèse qu’il nous faut à présent examiner.

Bien que ses qualités soient naturelles, on sait que le philosophe peut être corrompu, qu’il y a une altérité possible entre son être et son devenir. Après avoir présenté le naturel philosophe et exposé le lieu commun selon lequel le philosophe, personnage « très étrange » (καὶ πάνυ ἀλλόκοτος, VI, 487d3), voire « totalement vicieux » (παμπόνηρος, d3-4), ne saurait gouverner la cité, Platon aborde la question de la corruption (φθορά — ou διαφθορά) du naturel philosophe[119]. Dans le cercle restreint des hommes doués pour la philosophie, le naturel se gâte chez la plupart et seul un petit nombre y échappe[120]. Paradoxalement, corrompus ou non, ce seront toujours ceux qui possèdent ce naturel qui feront de grands hommes politiques, bienfaiteurs ou malfaiteurs, selon des circonstances qui sont en ce domaine maîtresses. Pour être corruptible, il faut remplir deux conditions : d’abord posséder les qualités du naturel philosophe (cf. 491b7-10), puis soumettre l’âme aux appétits corporels et l’attirer vers les biens matériels (cf. c1-4). La première condition est naturelle et renvoie à l’être du philosophe, la seconde est empirique et renvoie à un devenir possible de la naturalité philosophique qui, au hasard de rencontres circonstancielles, reçoit « une mauvaise éducation » (κακὴ παιδαγωγία, e2). Pire encore : plus cet « heureux naturel, parent des λόγοι[121] » tente de s’affranchir des aléas sensibles, plus il subit la pression d’un entourage qui ni ne lui ressemble ni ne veut renoncer à exploiter en lui des talents qui lui font défaut, retournant ainsi les vertus du naturel philosophe en leur contraire (cf. 492a[122]).

Aussi savons-nous que le naturel philosophe naît dans une société mondaine qui peut corrompre le meilleur naturel excepté ceux qui, à l’exemple de Socrate, sont touchés par une « faveur divine[123] », et tout semblerait indiquer que l’éducation consiste, outre à repérer, à préserver le naturel philosophe de la corruption en l’empêchant de croître en terre étrangère. De là l’idée selon laquelle la παιδεία garantirait l’accès à l’intelligible à celui qui, naturellement disposé à une telle conversion, est en même temps culturellement préservé de l’errance mondaine. Bref, la corruption du regard serait alors au naturel ce qu’une actuation possible est à une puissance, une option qui se mesurerait à l’aune d’un choix pédagogique : convenablement éduqué, le naturel philosophe — et lui seul — verrait effectivement l’Idée ; mais sans éducation ou à la suite d’une mauvaise, il aurait le regard pour ainsi dire gâté et resterait incapable d’avoir une intuition effective de l’Idée. Cette thèse, communément admise et qui semble s’imposer d’elle-même, ne va pourtant pas de soi.

Reprenons l’affirmation par laquelle Platon propose une première caractéristique du naturel philosophe : « […] sont philosophes ceux qui ont la capacité de toucher du regard ce qui existe toujours et est identique à soi[124] ». Le point de départ de tout accomplissement est donc une capacité naturelle à atteindre l’Idée, et le point d’arrivée est la formation effective d’un « gardien idéal » accompli[125]. Que se passe-t-il donc de divertissant entre le moment où adviennent la puissance initiale et l’actuation finale pour que soit motivé un programme éducatif ? En effet, l’ensemble du parcours ne se limite pas à une conversion effective du regard, mais à une formation politique idéale, et il est a priori délicat de décider si l’éducation conduit en elle-même et par elle-même le naturel philosophe à l’Idée, si elle le conduit à l’action politique vertueuse et idéale en général, ou encore aux deux successivement. Pour le dire autrement, et déjà notre difficulté s’annonce, si le terreau propice à la formation politique est celui de la naturalité philosophique, si la vertu politique s’accomplit dans un philosophe, il n’est toutefois pas aisé de voir le type précis de corruption dont la παιδεία entend précisément soustraire, et par suite son rôle exact dans la conversion eidétique.

Comme nous venons de le dire, après avoir dessiné les traits du naturel philosophe au début du Livre VI, Platon entend donc nous montrer les causes de sa corruption. Pour illustrer le processus de la φθορά — ou encore διαφθορά — en général, Platon a recours à une métaphore : toute semence, tout germe qui ne pousse, ni à la bonne saison ni au bon endroit, dans un terreau nourricier adéquat vivra la privation. Sans rien perdre de sa vigueur naturelle quand il en a une, le rejeton pousse ou grandit mal, c’est-à-dire d’une mauvaise manière[126]. Ainsi semble spécifié que, pour tout être mal né et mal cultivé, la génération est d’emblée corruption ; que vivre, c’est vivre corrompu, et que seul un changement pédagogique des circonstances génératives peut convertir une nature pervertie. Une telle description imagée ne nous permet pas d’avoir une compréhension univoque de ce qu’est la corruption. Nous savons, certes, que le monde sensible est celui du devenir, de la génération et de la corruption (γένεσις καὶ φθορά) : là où il n’y a pas de corps sensibles, il n’y a pas de corruption. Mais, sortis de cette assertion très générale, notre embarras commence. En un premier sens, la φθορά est relative aux corps mêmes, aux êtres naturels[127], à tout ce qui naît[128] mais pas à l’âme[129] ni à l’οὐσία des choses[130]. Elle peut alors être simple altération des parties[131] comme du corps entier, organique[132] ou inerte[133] ; destruction progressive des corps entiers[134]. En un second sens, celui qui nous intéresse ici, la φθορά est relative à l’âme des hommes en général[135], parfois à la seule instance rationnelle qui est en elle (λογιστικόν[136]). Par ailleurs, on le sait, l’âme qui est immortelle ne peut être corrompue dans sa nature même : sa corruption est toujours perversion, c’est-à-dire un renversement, souvent lié à une mauvaise παιδαγωγία[137]. Quelque chose de fondamental semble ici poindre : la corruption de l’âme du naturel philosophe n’est pas tant déterminée par le monde sensible du devenir, mais par ce qu’il advient de la ψυχή une fois dans ce monde où se côtoient des hommes. Cette corruption dont il est question dans la République est précisément celle qu’une bonne παιδεία est censé épargner à l’élève ; mais le mouvement corrupteur est toujours en décalage avec l’incarnation de l’âme, il est a posteriori, ce qui revient à dire que les facteurs de la φθορά — véritable négatif de la παιδεία — sont d’ordre ontique, temporels et non natifs. Ainsi, le τύπος de choses corruptrices renvoie d’abord aux « choses qu’on considère être des biens », comme par exemple « la richesse » ou « les grandes alliances politiques[138] ». Ces choses prises pour des biens (τὰ λεγόμενα ἀγαθά) corrompent le naturel philosophe dans la mesure où elles le « détournent d’une certaine manière de son occupation[139] », la meilleure de toutes les activités[140]. Si, donc, la παιδεία de la cité idéale a pour fonction de préserver de la corruption le naturel philosophe, c’est assurément plus d’une errance praxique que d’une errance visuelle[141]. On sait que ce qui gâte le regard de l’âme est pour Platon le corps propre. Mais la φθορά du naturel philosophe que Platon met en avant dans la République, celle-là même qu’une παιδεία adéquate entend neutraliser, a toutes les allures d’une corruption qui trouverait sa source, non pas a prioridans le corps propre de l’homme, mais a posterioridans le corps politique au sein duquel naît l’individu concret : de même qu’en Phédon le corps propre est source de maux de ce qu’il gâte le regard de l’âme contrainte d’errer avec lui dans le monde des fausses perceptions, sensibles, de même en République le corps sociopolitique est source de maux de ce qu’il corrompt l’action de l’âme contrainte d’errer en lui, dans un monde de faux discours, celui d’une cité injuste. Aussi la φθορά psychique en général a-t-elle deux sources formellement distinctes : le corps propre et le discours de l’autre du philosophe — de ses autres ; et tandis que le premier est une porte ouverte sur l’horizon de la sensibilité, exige en vertu des sensations qu’il engendre et gâte le regard, le second persuade du bien-fondé de ces exigences et gâte l’action, égarant ainsi une nature incarnée et perdue dans un dédale d’ombres dont elle cherche naturellement à sortir[142].

Nous ne saurions affirmer que c’est bien la παιδεία qui préserve le philosophe en tant que tel de la corruption, et qui serait comme un mouvement travaillant contre tout mouvement corrupteur ; comme une force neutralisante contre une force altérante, λόγος contre σῶμα. Sans doute faut-il de bon droit établir un dualisme entre une παιδεία qui redresse un naturel et des σοφίσματα qui détournent ce même naturel, entre conversion et perversion, mais dans une dimension politique. Platon réaffirme, en VI 492b, que peu sont dignes de philosopher, puis il se propose de ranger les différents naturels non corrompus sous quatre catégories : a) ceux au naturel bien nourri intellectuellement qui, exilés et faute de corrupteurs, restent fidèles à la philosophie (cf. 496b2-4) ; b) ceux qui se détournent des « affaires de la cité » et les considèrent avec mépris et hauteur (cf. b3-5) ; c) ceux qui, plus rares, passent d’une τέχνη qu’ils viennent à mépriser à la philosophie (cf. b5-6) ; d) ceux qui, à l’exemple de Socrate, sont protégés par un dieu de fortune[143], par leur propre tutélaire divin, leur δαίμων[144]. Il apparaît ici clairement deux choses. D’abord, étant donné que le programme éducatif proposé au Livre VII est celui d’une cité dont la réalisation est encore à venir, ce ne peut être ce même programme qui, dans l’Athènes que Platon connaît, préserve le naturel philosophe, toutes catégories confondues. Sans doute est-ce manifeste dans le cas de Socrate, mais il faut considérer les autres cas avec une même évidence. Ensuite, la véritable corruption que Platon met en avant est fondamentalement d’ordre politique : c’est « par manque de corrupteurs » (ἀπορίᾳ τῶν διαφθερούντων) que l’un est fidèle, par mépris pour « les choses de la cité » (τὰ τῆς πόλεως) qu’un autre l’est, et c’est une opposition vis-à-vis de l’engagement politique que la voix démoniaque de Socrate révèle à son satellite philosophe[145]. En VI 492a-b, ce ne sont plus les richesses matérielles ni les alliances politiques qui sont dites corrompre, mais leurs thuriféraires que sont les Sophistes, aussi bien corrupteurs de la jeunesse que de la vieillesse[146]. Et s’il advenait qu’un fils de chef au naturel philosophe soit naturellement sauvé de la corruption, il y aurait là un fait très exceptionnel, car son environnement social, plus encore que celui de tout autre individu, le corromprait « selon toute nécessité[147] ». Ainsi, comme le rend manifeste le sens que Platon réserve au vocabulaire de la corruption dans la République, les hommes en général et les philosophes en particulier ne naissent pas, à strictement parler, d’emblée corrompus : leur âme se gâte à mesure que l’éducation contrefaite du sophiste oeuvre. Pourtant, les hommes sont d’emblée corruptibles du fait qu’une telle éducation les précède et est déjà à l’oeuvre dans la société qui les voit grandir : ce qu’il advient d’eux, c’est, fondamentalement, ce qu’il peut advenir d’eux. On comprend dès lors en quoi un naturel philosophe perverti est un rejeton mal né et mal cultivé : parce que né dans une société où vivent déjà des corrupteurs pseudo-philosophes qui font autorité, il devient ce que son autre, sa contrefaçon, fait de lui. Pour cette raison, il semble inévitable que la révolution de tout mauvais système éducatif requière au préalable une révolution sociopolitique radicale[148].

Aussi, à chaque fois le risque n’est pas tant épistémologique que politique, puisque c’est précisément de l’errance politique que veulent se préserver de tels naturels. Quand la « belle nature » du philosophe est « ruinée et corrompue », c’est toujours relativement à « la meilleure des activités » (τὸ ἄριστον ἐπιτήδευμα[149]), et non relativement à une intuition eidétique. S’il faut envisager une seconde vertu de la παιδεία — telle que Platon la préconise —, posons qu’elle vise à soustraire le naturel philosophe de la φθορά politique, et que le bâtisseur de la nouvelle cité a le ferme espoir de faire d’un authentique philosophe un politique chevronné en soumettant l’ἔρως philosophique à l’ἦθος politique[150]. C’est en ce sens que nous devons interpréter les propos de Platon quand ce dernier conclut de la nature du philosophe qu’elle « se pervertit et s’altère » (στρέφεσθαί τε καὶ ἀλλοιοῦσθαι αὐτήν[151]) dans une société dont la forme politique n’est pas soumise à un modèle intelligible : il « ne garde pas sa puissance propre » du fait qu’il passe sous l’emprise des désirs du corps social ambiant, et « il dégénère en un autre caractère[152] » en ce sens qu’il n’accomplit pas la visée politique pour laquelle il est naturellement disposé[153].

Il importe ainsi au plus haut point de garder à l’esprit que l’entreprise pédagogique décrite au Livre VII ne vise pas tant la formation d’un philosophe que celle d’un gardien[154] philosophe, et que c’est à l’intention de ce dernier qu’un programme pédagogique est mis en place. « Former des philosophes » ne signifierait donc pas, fondamentalement, apprendre à devenir philosophe, mais apprendre à ceux qui le sont naturellement à devenir de bons politiques. On ne forme donc pas tant des hommes à la philosophie que des philosophes à la politique, et toute la question va consister à savoir de quelle manière sera élevé et éduqué un bon φύλαξ πόλεως[155]. Au Livre VI, nous sommes par exemple avertis de l’importance de l’éducation musicale, non pas en tant qu’elle est philosophiquement formatrice, mais en tant que l’étude de la μουσική permet d’une part de distinguer celui qui a naturellement le goût de la mesure (ἐμμετρία, cf. 486d6-12) et en tant qu’elle représente d’autre part un moment de la παιδεία des futurs gardiens (cf. 487a7-8[156]). Ainsi, en même temps que l’étude de la musique permet aux bâtisseurs de la cité[157] de repérer le naturel philosophe, elle possède une vertu initiatique, celle d’être une tentative initiale invitant l’élève à saisir, dans une première ébauche, une certaine régularité et une certaine permanence dans le sensible, nécessaires à tout bon fonctionnement étatique[158]. Aussi, « ceux qui, chez nous, deviennent philosophes » (τοὺς παρ᾿ ἡμῖν φιλοσόφους γιγνόμενους[159]) de ce qu’ils ont été « mieux éduqués que d’autres et de façon plus achevée[160] » ne peut à tout le moins vouloir dire que la παιδεία permet de former un philosophe en tant que tel, c’est-à-dire de le pousser vers la vérité, démarche qu’il fait d’instinct, érotiquement. Si l’accès à l’εἶδος est relatif au philosophe et si la παιδεία préserve d’une perversion politique, on peut penser que le chemin qui conduit à l’Idée n’est peut-être pas à coup sûr celui des sciences éducatives.

V. L’éducation politique et l’accès à l’Idée

Récapitulons. De prime abord, les sciences éducatives sont, dans le Livre VII, présentées comme un moyen d’accès graduel à l’être et à la vérité, et la vision de l’εἶδος s’opérerait dans et par l’étude des mathématiques. Une telle compréhension du texte se trouve renforcée par les trois images qui le précèdent, à savoir celle du Soleil, celle de la Ligne et l’allégorie de la Caverne : par le biais des mathématiques (Ligne), l’âme se soustrait au τόπος ὁρατός (Soleil) en vertu de sa faculté dianoétique à penser l’Idée (Ligne), se libérant ainsi des ténèbres (Caverne). Cependant, quel que soit son niveau d’étude, rien ne garantit à l’élève de vivre son savoir autrement que comme dans un rêve, c’est-à-dire autrement que comme une connaissance d’opinion. Dans un cas les sciences éducatives font progressivement basculer l’élève de la δόξα dans l’ἐπιστήμη, tandis qu’elles ne le font pas sortir de la δόξα dans l’autre. De là l’idée selon laquelle seul celui qui est naturellement philosophe pourrait, dans et par les sciences éducatives, convertir son regard, accéder à l’Idée et sortir de l’état de corruption politique dans lequel il se trouve. À ce stade, nous pouvons au moins poser que celui qui n’est pas naturellement philosophe, aussi loin qu’il aille, ne peut même frôler l’espoir de sortir de la sphère des opinions au cours de son aventure pédagogique. La même question, insistante, cependant ressurgit : est-ce pour autant à la παιδεία que revient le privilège de provoquer chez l’élève philosophe une vision eidétique par laquelle il franchirait la lisière du monde intelligible ?

Peut-être se sentira-t-on légitimement en droit de nous objecter que, pour avoir voulu jusqu’à présent sillonner le problème pédagogique de l’accès à l’Idée dans le cadre très serré de la dualité entre φθορά et παιδεία, nous avons négligé quelques déclarations de Platon apparemment exemptes de toute ambiguïté, et ainsi défié une certaine évidence textuelle. En effet, juste après avoir exposé sa célèbre allégorie, Platon entend articuler ses intentions pédagogiques avec le vocabulaire de la vision, qui est le vocabulaire épistémologique principal de la Caverne. Ainsi, certes, en VII 518c-d, la τέχνη qu’est l’éducation est clairement dite périagogique, et son pouvoir est celui de tourner le regard de l’âme initialement mal orienté, tel celui du prisonnier enchaîné. De tels propos trouvent leur confirmation en VII 521c-d, où certaines sciences sont dites avoir la δύναμις de rendre effective la περιαγωγή. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, l’enseignement des mathématiques est de ceux qui tournent l’âme vers l’intelligible. Tout indique qu’avant même de préserver le naturel philosophe de toute corruption politique la παιδεία réoriente de façon préliminaire un regard philosophe errant. De la sorte, le projet éducatif ambitionnerait successivement a) le repérage du naturel philosophe, b) la conversion — qui est réorientation — du regard du naturel philosophe, c) la préservation de toute dérive politique.

Gardons-nous de trop vite conclure. En effet, jusque-là dans le dialogue, alors même que l’éducation est promise à tous, c’est au seul naturel philosophe qu’elle réserve l’accomplissement politique, car lui seul possède la capacité de s’élever au Bien et, par suite, de conduire la cité en vertu d’un modèle intelligible sans faille. Quelque chose dès lors devrait, en 518b et suiv., frapper le lecteur : Platon affirme que la capacité (δύναμις) à convertir le regard « est dans l’âme de chacun (ἑκαστοῦ) », tout comme l’organe qui permet une telle conversion, et que la provocation (διαμηχανήσασθαι) de cette περιαγωγή — ou μεταστροφή — « ἐκ τοῦ γιγνομένου … εἰς τὸ ὂν καὶ τοῦ ὄντος τὸ φανότατον (c’est-à-dire τἀγαθόν[161]) » est « plus facilement et plus efficacement » rendue possible par la παιδεία[162]. Après Charybde échouons sur Scylla, car force est de constater que Platon opère un glissement dans son discours : la capacité à contempler ce qui est (τὸ ὂν) ne semble plus être l’apanage du seul naturel philosophe, mais celui de tous. Corrélativement, la corruption n’apparaît plus comme d’ordre strictement politique, elle se pare d’une dimension ontologique, plus fondamentale, qui rappelle volontiers le thème du corps obstacle dans le Phédon. Aussi, il semblerait bien qu’en VII 518 et suiv. — et peut-être même dès le texte de l’analogie solaire en République VI[163] —, Platon reconsidère la spécificité de la corruption, la nature à laquelle elle s’applique, et assigne corrélativement à la παιδεία une fonction sensiblement différente de la première. Ainsi, tout se passe comme si Platon oscillait entre deux vertus possibles de la παιδεία : soit, comme le suggère la lecture globale du dialogue, l’éducation préserve le naturel philosophe de toute corruption politique soit, comme le stipule plus particulièrement 518 et suiv., l’éducation désenclave toute âme humaine — y compris les plus mesquines — d’une corruption ontologique en coupant les liens qui la suspendent et la plombent au monde du devenir[164]. Or, quand bien même ces deux types de corruptions auraient quelque affinité et que la première a pour condition la seconde, préserver d’une errance politique et réorienter le regard sont deux actions fort distinctes, a fortiori si l’une, pratique, est relative au naturel philosophe et l’autre, théorique, à tous. Si, plus simplement, Platon avait posé que l’éducation détourne le regard du sensible vers l’intelligible pour le seul naturel philosophe, la difficulté n’aurait pas manqué d’être facilement levée. Mais voilà, dire que cette δύναμις didactique à saisir l’être se trouve « ἑκάστου … ἐν τῇ ψυχῇ », pose problème ! Si une telle capacité est partagée par tous, en quoi peut donc bien consister la spécificité dynamique du naturel philosophe ?

Il nous faut à présent esquisser une solution au problème. Nous avons montré qu’il existait deux types de corruptions. Le premier, qu’on pourrait qualifier d’ontologique, est relatif au corps de chacun : sitôt incarnée, toute âme se trouve soumise aux perceptions comme aux exigences du corps, et nous pensons pouvoir dire que c’est précisément à cette aliénation somatique que le philosophe, seul et par nature, cherche à se soustraire. Sans cette corruption initiale, l’idée même d’une conversion du regard n’aurait aucun sens, car c’est parce qu’il est enchaîné au sensible que le prisonnier cherche à se libérer, dans l’espoir de voir autrement que par les yeux du corps[165]. Reconnaissons en premier lieu que nous avons pris quelque liberté en signifiant cette aliénation somatique de l’âme comme φθορά ou διαφθορά, étant donné que Platon n’emploie jamais ces termes pour signifier la « corruption » ontologique du regard[166] qui est celle de la condition humaine par nature sentante car incarnée. Et, comme dans la République la παιδεία préserve stricto sensu seulement le naturel philosophe d’une φθορά qui est toujours d’ordre politique, Platon ne nous donne guère l’occasion d’affirmer catégoriquement que la θφορά spécifique au naturel philosophe et dont le remède est d’ordre pédagogique est celle du regard. Il est par suite problématique d’affirmer, dans le cadre strict du rapport παιδεία/φθορά, que la παιδεία est le médiateur obligé entre la perception sensible et l’intuition eidétique. En second lieu, alors même que Platon affirme très clairement que la παιδεία est de nature périagogique, il affirme également que le philosophe est celui qui « en chaque chose s’attache à ce qui est[167] », et lui seul prend plaisir (ἡδονή) à voir ce qui est (ἡ τοῦ ὄντος θέα[168]). L’ἔρως naturel du philosophe a un objet précis, et cet objet est l’être qui est réellement (τὸ ὂν ὄντως[169]), l’être en soi (αὐτόν), c’est-à-dire l’Idée, l’εἶδος ou l’ἰδέα[170]. Plus que d’aimer globalement le savoir[171], il est un véritable φιλομαθές, celui qui, au travers de la multitude sensible apparente, reste « naturellement (πεφυκώς) disposé à lutter de toutes ses forces (ἁμιλλᾶσθαι) pour atteindre l’Être (τὸ ὂν[172]) », « et que loin de s’arrêter sur les nombreux objets particuliers qui n’existent que dans l’opinion, il marche, il ne faiblit pas, il n’a de repos dans son désir avant d’avoir touché l’essence de chaque chose[173] », si bien que ce n’est pas tant de la perdition du regard que de celle de l’action politique que l’éducation devrait pouvoir préserver[174]. Rappelons par ailleurs que l’élan érotique du naturel philosophe vers l’Idée a pour condition la parenté (συγγένεια) qui relie étroitement l’âme philosophique à son objet eidétique, ce que Platon affirme aussi bien dans le Phédon que dans la République[175]. Et de même qu’une telle parenté est indéfectible car naturelle, de même l’élan qu’elle motive ne peut, pour le philosophe encore dans la caverne, se résorber en inertie. Si, comme l’écrit Monique Dixsaut, le philosophe va « d’instinct vers l’Idea[176] », la voie filiale, naturelle, pourrait bien, dans le cadre de l’accès à l’Idée, faire l’économie de la voie pédagogique. Ainsi, même si le naturel philosophe ne voit pas d’emblée l’Idée à cause de sa nature incarnée, véritable obstacle natif ou ontologique à son intuition, il n’a de cesse d’aller vers elle, dans la mesure où elle est simultanément le point d’ancrage de la vérité et, dans son champ d’horizon, la balise de la familiarité[177]. Tout semble dès lors indiquer qu’ἔρως peut, en dehors de tout apprentissage didactique et de façon effective, conduire un naturel philosophe jusqu’à l’εἶδος, dans un acte libérateur qui s’accomplirait dans la solitude dynamique d’une âme d’exception.

Serait-il donc possible d’envisager que, dans la République, une âme puisse avoir une vision eidétique sans passer par les rouages de l’éducation ? Sans aucun doute. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que le naturel philosophe n’est pas le seul à avoir une intuition effective de l’εἶδος, et que le mathématicien, dont la faiblesse est de ne pas rendre raison (οὐδένα λόγον … διδόναι) de ses intuitions, accède lui aussi à l’en soi[178]. Admettons un instant que ce soit en vertu d’un programme éducatif que le mathématicien pense le nombre en soi. Il ne peut cependant en aller de même pour l’artisan qui, lui aussi, accède à la sphère intelligible, en dehors de tout programme éducatif et, plus particulièrement, en dehors de toute éducation mathématique. En effet, en République X 596b6-8, Platon déclare que le menuisier fixe son regard sur l’Idée du Lit ou sur celle de la Table[179]. Si le savoir-faire de l’artisan requiert un savoir qui implique l’intuition d’une Idée, c’est en dehors du programme éducatif que préconise Platon en République VII, et il serait par ailleurs extraordinaire que le philosophe — mais aussi le mathématicien — apprenne à voir l’Idée tandis que l’artisan porte d’emblée son regard sur elle lorsqu’il exerce son art en travaillant la matière[180]. S’il est donc une caractéristique commune au philosophe, au mathématicien et à l’artisan, c’est la possibilité d’un affranchissement solitaire de la « corruption » ontologique du regard propre à la condition humaine.

Finalement, s’il faut admettre que la capacité à s’élever vers l’intelligible est « ἑκάστου … ἐν τῇ ψυχῇ », nous sommes contraints de distinguer la δύναμις périagogique propre au plus grand nombre, la δύναμις propre aux mathématiciens et techniciens, et celle du naturel philosophe. Au point où nous en sommes, nous pouvons conjecturer que la première est une capacité qui ne peut espérer de réalisation effective, car ce n’est pas tant la capacité périagogique que la puissance active d’ἔρως qui fait défaut à la masse[181]. Il s’ensuit qu’une παιδεία, bonne ou mauvaise, ne saurait avoir d’effet sur la conversion du regard du plus grand nombre, qui n’a pas la force suffisante pour se libérer de ses liens et, a fortiori, de se retourner. La seconde, partiellement relative à la διάνοια dans la Ligne, est une δύναμις périagogique active étant donné que, de fait, mathématiciens — du moins ceux qui pensent selon la διάνοια — et artisans ont une intuition eidétique. Mais une telle intuition ne serait que l’étape transitoire d’un mouvement entièrement orienté vers l’action pratique ou vers la démonstration en vue de l’action[182], si bien que le véritable désir qui motive mathématiciens et artisans n’est pas celui de la vérité mais de l’utilité, et ils ont ceci en partage qu’ils se servent de leurs intuitions et sont, en ce sens, comme des prisonniers libérés promptement revenus agir dans la caverne. Si, à la lettre, le texte nous invite à penser que la παιδεία mathématique réoriente le regard d’un élève mathématicien, son action est en revanche nulle sur la périagogie de l’artisan qui se retourne seul, suggérant ainsi la nature solitaire de la périagogie mathématique elle-même — à moins de supposer que le légataire du feu prométhéen soit aux yeux de Platon supérieur en dignité au mathématicien. Quant au naturel philosophe, motivé par une δύναμις propre — ἔρως —, plus que d’avoir une intuition de l’Idée, il dialectise ses intuitions et tente d’en « rendre raison » (λόγον … διδόναι, VI, 510c7-8) en cherchant à remonter « au principe de tout » (ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχήν, VI, 511b7), c’est-à-dire l’Idée du Bien, clé de l’authentique agir politique. Ainsi se trouve précisée la spécificité dynamique du naturel philosophe : sa δύναμις propre le conduit — à l’instar du mathématicien et de l’artisan — à une intuition eidétique qu’il faut supposer solitaire[183], mais à une intuition à laquelle lui seul prend plaisir et qui se présente comme une simple étape vers la clé de voûte du savoir comme de l’action politique derniers. Véritable coureur de fond, le naturel philosophe se reconnaît à l’endurance dont il fait preuve au cours de son ascension, sans cesse motivé par l’érotisme intellectuel de sa démarche et par l’hédonisme de ses contacts intuitifs[184]. En fin de compte, est naturellement philosophe celui qui ne s’arrête pas en chemin et, à défaut de savoir immédiatement qui est naturellement philosophe, sans doute un maître en philosophie, s’il en est un, est-il capable de constater qui ne l’est pas.

Avant de décider en quel sens l’éducation est de nature périagogique, considérons une dernière vertu de la παιδεία. Rappelons que s’il y a corruption, celle-ci est d’ordre politique. Une telle corruption — et du reste la seule qui soit de mise dans le dialogue — n’est pas mais advient, comme le philosophe grandit au sein d’une cité. Nous avons également vu que le naturel philosophe préservé de la corruption est, soit celui qui ne s’engage pas dans la vie politique, soit celui qui se désengage d’elle. Si l’on veut ainsi espérer voir fleurir une cité gouvernée selon une justice universelle et organisée en vue du bien commun, c’est au philosophe qu’il faut en confier les rênes. Or, et Platon insiste à deux reprises sur ce point, un philosophe qui a vu le Bien dans un état de libre contemplation risque fort, abandonné à lui-même, pris dans le vertige de l’altitude, de rester en haut, indifférent aux turpitudes humaines[185] et soucieux de rester en vie[186]. Les bâtisseurs du nouvel État qui sont en même temps les promoteurs de la nouvelle action pédagogique auront donc pour tâche de forcer (προσαναγκάζοντες, 520a8) ceux qui, en haut, auront suffisamment regardé le Bien (ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι, 519d1-2), à redescendre pour conduire et garder les autres, restés dans l’obscurité[187]. Un peu plus loin dans le dialogue est réaffirmée cette idée selon laquelle il faudra présenter au philosophe accompli la gestion la cité « comme une tâche nécessaire[188] ». Il ne suffit donc pas de se soustraire aux contingences du sensible — ni même de voir le Bien — pour exercer le pouvoir, encore faut-il accepter de redescendre dans la caverne, véritable scène du théâtre politique, et par conséquent payer en retour un tribut moral à une société qui entend former ses futurs dirigeants[189]. Or, celui à qui l’État n’a rien donné ne saurait avoir d’obligations vis-à-vis de lui, et certainement pas le devoir, suprême, de gouverner la cité :

C’est à bon droit (εἰκότως) que ceux qui s’accomplissent comme philosophes dans les autres cités, ne prennent pas part aux tâches qu’on y assume. En effet, ils s’y développent naturellement (ἐμφύονται) de leur propre mouvement (αὐτόματοι), contre le gré des régimes politiques menés en chacune d’elles ; et il est juste (δίκην δ᾿ἔχει) que ce qui se développe naturellement par soi (τὸ αὐτοφυές), qui n’est redevable (ὀφεῖλον) de sa nourriture à personne, ne veuille s’acquitter (ἐκτίνειν) de sa nourriture auprès de qui que ce soit[190].

Il semblerait donc que l’ultime tour de force de l’éducation consiste à préserver le naturel philosophe de la corruption politique tout en le rendant en retour redevable de son engagement dans les affaires publiques. Ceci met en relief la signification de la corruption politique du naturel philosophe, à savoir un engagement qui n’aboutit pas à la réalisation effective d’un gouvernement vraiment bon et juste. Faute d’avoir vu le Bien — Idée suprême —, le corrompu règle son action politique sur un modèle intelligible incomplet parce qu’imparfaitement vu et non investi de sa valeur première[191], substituant ainsi l’amour du pouvoir à celui du bien politique dont il n’a pas l’Idée[192]. N’est-ce pas en effet celui, philosophe, qui a vu le Bien en soi le seul capable d’avoir une vue synoptique de la réalité intelligible qu’il prend pour modèle[193] ? Et n’est-ce pas, parallèlement, celui, politique, qui a vu le Bien en soi le seul capable de gouverner activement et en même temps à l’abri de toute corruption[194] ? Ce ne serait donc pas l’Idée en général qui se déroberait au regard du philosophe politique corrompu — lequel va d’instinct vers l’Idée —, mais l’Idée du Bien seulement. Le Bien qui est, clé de voûte d’un édifice intelligible, devient ainsi la clé de voûte d’un édifice étatique, si bien que dans la vision de ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα convergent la voie de la naturalité philosophique et celle de l’action politique immaculée.

Aussi, la possibilité pour un naturel philosophe de devenir corrompu ne saurait être pour autant l’aveu d’une cécité eidétique. Il s’ensuit, là encore, que la possibilité de préserver ce naturel de la corruption par une éducation adaptée n’implique pas le caractère pédagogique de la conversion eidétique du regard en général. Il semblerait, bien au contraire, que l’intuition de l’Idée soit le préalable d’une entreprise pédagogico-politique qui porte ses fruits, dans la stricte mesure où la naturalité philosophique est le socle du devenir politique. Si c’est dans le bois du philosophe que se sculpte la figure du gardien, ce pourrait bien être à partir d’une intuition eidétique déjà réalisée que se décide le destin du politique. Par suite, la corruption ne saurait être une perversion du regard, qu’une conversion païdeutique viendrait à neutraliser. Certes, le sensible occulte initialement la vision eidétique, car le philosophe est d’abord prisonnier de ses sens, véritables « masses de plombs[195] » ; mais on ne peut confondre la corruption ontologique relative à la nature incarnée de l’âme humaine avec la corruption politique relative à la vie sociale qui fait se côtoyer philosophes et concupiscents, celle-là même qui est mise en avant dans le problème de l’éducation des futurs gardiens. Sans aucun doute faut-il accorder certaines vertus à la παιδεία, mais elle ne peut avoir celle de conduire, en elle-même et par elle-même, à une intuition de l’Idée. Peut-être ne terminerons-nous pas si mal en disant que, philosophe, le naturel doit, à l’exemple de Socrate, s’élever seul jusqu’à l’intelligible ; mais que, politique, l’instruit doit persévérer accompagné dans sa démarche et redescendre dans la caverne pour conduire les autres.

VI. Rôle, portée et limite des sciences éducatives

La question que nous nous posions initialement et qui a motivé cette étude est la suivante : dans quelle mesure la παιδεία permet-elle la conversion du regard et l’accès à l’Idée dans la République, tandis que l’une des leçons fondamentales du Phédon est qu’une telle périagogie se produit de façon solitaire, quand l’âme se replie sur soi et entre en dialogue avec elle-même ? Une seule alternative nous est apparue : soit les épistémologies respectivement mises en place dans les deux dialogues divergent (voire s’affrontent), soit la conversion du regard reste, dans la République et — contre une certaine évidence textuelle —, prise dans les tourments d’une démarche pétrie de solitude. Quel que soit le terme de l’alternative que nous décidons de retenir, il y a matière à embarras. Si l’on adopte le premier terme, c’est l’unité même de l’épistémologie de la maturité qui, dans la philosophie de Platon, se trouve menacée. Si, en revanche, on retient le second terme, il devient possible de maintenir cette unité mais au prix d’une interprétation forcée que nous ne tenons cependant pas pour étrangère au platonisme. À l’issue de ce travail nous retenons ce second terme et avons tenté d’en montrer les grandes articulations, laissant ainsi le lecteur seul juge de la pertinence d’une telle décision interprétative.

Nous avons tout d’abord entrepris de passer en revue les différentes sciences pédagogiques que Platon préconise en République VII dans le contexte de la formation des futurs gardiens de la cité, pour finalement nous rendre compte que l’apprentissage de ces sciences, y compris celui de la dialectique, pouvait manquer le but qui lui était assigné et cantonner un élève dans le champ de la δόξα : si les sciences éducatives — et plus particulièrement les mathématiques — peuvent conduire à l’εἶδος, elles peuvent également échouer. Puis, nous avons cru devoir comprendre ce contraste directionnel entre ἐπιστήμη et δόξα dans le cadre d’un contraste entre le naturel philosophe et son autre, en posant que la réussite de l’entreprise pédagogique était au naturel philosophe ce que son échec était à l’autre d’un tel naturel. Seulement voilà ! on ne peut résoudre le problème en s’arrangeant d’une telle distribution, étant donné que même le naturel philosophe peut s’égarer sur le chemin qui conduit à la gestion idéale de la cité, ce qui revient à dire que la παιδεία joue nécessairement un rôle dans le processus ascendant qui conduit un enfant naturellement philosophe à un adulte authentiquement politique. Bref, même un naturel philosophe peut, s’il n’est pas pédagogiquement accompagné, être corrompu, ce qui semblait signifier que la réorientation — ou conversion — du regard était, dans la République, absolument dépendante d’un système éducatif, lequel se présente ainsi comme le véritable antidote contre la corruption du naturel philosophe. Nous nous sommes donc interrogés sur la véritable nature d’une telle corruption, pour finalement nous apercevoir que la φθορά est, dans la République, toujours d’ordre politique, relative à l’action publique, si bien que la παιδεία ne se comprend pas nécessairement et adéquatement comme un remède contre une corruption ontologique, relative au regard individuel. Dès lors qu’il devient possible de distinguer l’errance politique de l’aliénation du regard, il devient également envisageable de poser que la conversion du regard, véritable périagogie ontologique, peut faire l’économie d’une παιδεία politique qui entend former un gardien, et s’asseoir sur l’attrait — érotique — de l’âme pour l’Idée qui lui est parente. Selon un tel schéma interprétatif, l’intuition des Idées, première, serait relative à la démarche érotique et solitaire du naturel philosophe, tandis que l’accomplissement politique, second, serait relatif, en superposition à la démarche initiale, à une dialectique pédagogico-politique qui exige comme terme ascendant une intuition du Bien[196]. On ne saurait d’ailleurs imaginer qu’un naturel philosophe soit atteint de cécité eidétique quand il se trouve privé de maître — en mathématiques —, là où l’artisan possède une capacité à saisir seul l’εἶδος. Si l’on voulait, coûte que coûte, assigner comme condition à la conversion du regard une méthode pédagogique, il faudrait non seulement rendre compte de l’irréductible écart épistémologique entre la méthode mise en avant dans le Phédon et celle, communautaire, présentée dans la République, mais il faudrait également rendre raison de la discrimination positive que Platon établit en faveur de l’acuité visuelle spontanée propre à l’artisan en République X, et par conséquent rendre compte d’une rupture théorique au sein même du dialogue qui nous occupe.

Essayons enfin de répondre globalement à cette question générale : quelles sont donc les vertus de la pédagogie et, puisque nous ne pouvons radicalement aller contre l’évidence textuelle, en quel sens devons-nous poser avec Platon que la παιδεία est périagogique ? Autrement dit, quels rapports peut-on établir entre l’éducation politique et l’accès à l’Idée en général ?

1) La première fonction de la παιδεία consiste à repérer le possible naturel philosophe en ouvrant les portes du savoir à tous, y compris aux femmes[197] ; car à vouloir suivre la tradition filiale et prendre pour dirigeant le premier venu bien né au sein d’une classe réduite d’individus, il se peut faire qu’aucun philosophe, dont la naturalité est réfractaire aux divisions sociales établies, ne parvienne à faire briller l’État d’un éclat de justice comme lui seul le peut. Nous sommes donc avertis : éduquer pour repérer le naturel philosophe, c’est promouvoir une institution à des fins politiques — c’est-à-dire pour le bien commun —, même si parallèlement le succès de l’entreprise empreint de sagesse les actions privées de l’élève accompli[198], lui assure une vie bonne et sage[199].

2) La seconde fonction de la παιδεία est d’être un rempart contre la corruption politique du naturel philosophe, c’est-à-dire un ensemble de disciplines, de méthodes et de règles qui, lorsqu’ils sont prodigués à l’élève, le préserve de s’engager prématurément dans les affaires publiques ; bref, de mal agir à grande échelle. Rappelons que c’est toujours dans le berceau de la naturalité philosophique que grandissent les illustres politiques, les bons qu’on espère comme les mauvais que l’on redoute[200], et que l’orientation politique semble se décider en vertu de l’éducation, bonne ou mauvaise, qu’ils ont reçue. Qu’elle soit mauvaise, et c’en est fini de cet espoir ! Ce qui fait défaut à de tels hommes n’est pas tant leur manque d’intuition que l’inachèvement de leur ascension épistémologique vers le Bien, inachèvement qui rend imparfaite leur façon de gouverner. Autrement dit, il manque au mauvais politique d’articuler des data eidétiques purs dans un λόγος, de lier toutes les Idées entre elles mais dans un système théorique gouverné par le Bien qui peut et doit servir de modèle à un système politique, et c’est un tel effort que la παιδεία entend soutenir. Soutenir cet effort, c’est finalement supporter la puissance même de la pensée philosophique qui, à propos de chaque chose, cherche à savoir ce que cela est (τί ἐστιν), cherche dans une démarche causale à rendre raison (λόγον … διδόναι) de ses intuitions, d’abord sensibles puis intelligibles[201]. Aussi, selon qu’il y a eu une intuition ou non, le procès pédagogique qui va de la gymnastique à la dialectique a lieu dans la caverne seulement ou bien dans et en dehors de la caverne, indépendamment de toute corruption politique possible. Si une παιδεία exerce un élève à relier des Idées au sensible par le calcul[202], à relier hiérarchiquement des Idées entre elles[203] puis à relier toutes les Idées au Bien, c’est à condition que l’Idée soit préalablement saisie de manière intuitive, sans quoi le λόγος ne lie que des opinions, il est opinion, et le savoir reste empirique[204]. Bref, une bonne παιδέια politique ne conduit pas le naturel philosophe à l’intuition de l’Idée, de la même façon qu’une mauvaise ne lui en interdit pas l’accès : la première comme la seconde la requièrent[205].

3) Venons-en à la troisième fonction de l’éducation, ou plus exactement à l’obligation civique qu’elle engendre. Si l’on examine le destin du naturel philosophe, on s’aperçoit qu’il est multiple. Selon un premier cas de figure, un tel naturel devient politique[206] et se corrompt, soit en raison d’un défaut de structure éducative adéquate, soit du fait qu’il s’arrête en chemin tandis même qu’il reçoit une παιδεία appropriée. Selon un second cas de figure, le naturel philosophe, peu enclin aux remous mondains, se préserve de toute corruption en se gardant de toute intervention d’ordre politique, s’accomplissant ainsi dans sa naturalité mais se rendant également inutile dans les affaires publiques. Selon un troisième cas enfin, le naturel philosophe atteint le Bien et, non corrompu pour être monté si haut, redescend dans la caverne guider ses concitoyens. Qu’il atteigne le Bien n’est pas le gage nécessaire d’une bonne παιδεία, sans quoi Socrate n’aurait pu accomplir sa nature. En revanche, qu’il redescende pour agir et qu’il réussisse dans son entreprise exige la mise en place d’une structure pédagogique — telle que Platon la préconise —, et ce pour deux raisons bien distinctes. D’abord, comme nous l’avons vu, on peut forcer un philosophe éduqué et accompli à exercer le pouvoir dans la mesure où une telle contrainte lui apparaît comme un tribut moral[207]. Ensuite, il faut bien admettre qu’il ne suffit, pour un naturel philosophe, de s’accomplir pour être en mesure de gouverner. Le cas de Socrate est à cet égard éloquent et paradigmatique : il est, à l’image du prisonnier revenu dans la pénombre mondaine éclairer ses presque semblables, celui qui, parce que sans autre force que celle de son λόγος et sans autre légitimité que philosophique, périra de son audace. Gageons sur le fait que son destin aurait été différent s’il avait pu compter sur une force publique et sur une certaine légitimité politique qu’il aurait tirée de sa dignité épistémologique[208]. Ceci indique clairement en quoi l’institution — forcée — d’une structure pédagogique étatique apparaît décisive : elle seule est censée rendre effectif le règne de la raison et du bien en donnant à l’élève accompli sens du devoir, force et légitimité a priori. Contraint de gouverner, le philosophe politique pour qui la prise de pouvoir n’est pas une exaction reçoit ainsi les armes de son combat naissant, et ceci ne saurait être un détail du programme pédagogique quand on considère la finalité, politique, de l’éducation. La troisième fonction pédagogique consiste donc à donner au philosophe épistémologiquement accompli le devoir moral et civique comme la puissance de gouverner légitimement[209].

4) Abordons enfin la quatrième fonction de la παιδεία, relative à sa vertu périagogique. Étant donné que, de fait, le procès pédagogique est dit conduire εἰς τὸ ὂν, il nous faut préciser en quel sens. Dans la mesure où nous prétendons que l’intuition de l’Idée possède, dans la République, un caractère para-pédagogique, qu’elle est la condition d’une éducation réussie — autrement dit un acte épistémologique dans et par lequel l’âme du naturel philosophe s’affranchit de l’opinion —, posons que la παιδεία doit être interprétée, non pas comme la condition du processus périagogique, mais comme une occasion de faciliter une conversion du regard inévitable en encourageant, à chacune de ses étapes, la séparation de l’âme et du corps en général. Quand Platon affirme que la παιδεία est l’art de la περιαγωγή, de la réorientation d’une force perceptive qui erre dans l’obscurité, il précise immédiatement qu’il ne s’agit là que d’une « façon » (τρόπος) de « retourner plus facilement et plus efficacement » (ὡς ῥᾷστά τε καὶ ἀνυσιμώτατα μεταστραφήσεται) le regard d’une âme qui semble, à plus ou moins long terme, destinée à une intuition eidétique[210], ce qui implique qu’il existe une autre façon d’accéder à l’intelligible. Or, c’est précisément l’arithmétique qui, la première, autorise une certaine facilité (ῥᾳστώνη) dans une μεταστροφή qui conduit « ἐπ᾿ἀλήθειάν τε καὶ οὐσίαν[211] », et l’on comprend dès lors l’une des raisons pour lesquelles son apprentissage est requis dans le programme éducatif platonicien : elle peut accélérer un mouvement périagogique inévitable, celui propre au naturel philosophe, l’exerçant conjointement à lier des nombres comme on lie des Idées. Si, tandis qu’un élève naturellement philosophe s’exerce à raisonner sur le nombre, une intuition a déjà eu lieu, l’arithmétique et la logistique autorisent un calcul eidétique, et l’exercice consiste alors à faire dialoguer des Idées numérales entre elles, préparant ainsi à l’exercice géométrique[212]. Dans l’hypothèse où elle n’a pas encore eu lieu le calcul reste lié à l’expérience, mais celui-ci exerce cependant le λόγος en lui donnant l’occasion de raisonner sur des étants stables et, par suite, de fixer des rapports qui, parce que récurrents, ne varient pas en fonction de l’expérience ; bref, à frapper le λόγος du sceau de la nécessité[213]. Selon le premier cas, les mathématiques tournent le regard de l’âme vers l’Être en ce sens qu’elles structurent le λόγος autour d’êtres déjà pensés. Selon le second, elles tournent littéralement le regard vers l’Être en tant qu’elles appellent l’âme à considérer des étants, mathématiques ici, dont la permanence précipitera un processus visuel naturel. C’est en ce double sens que les mathématiques peuvent être dites périagogiques. Bref, elles exercent ou bien préparent au traitement d’un εἶδος mathématique saisi dans une intuition solitaire. Gardons enfin à l’esprit que le temps imparti à la formation d’un gardien est en principe plus restreint que le temps imparti au philosophe qui, dans le Phédon, apprend à mourir, et probablement qu’une telle restriction dans le temps justifie en un sens la précipitation avec laquelle un État s’empresse au plus vite de déceler puis de préparer ses philosophes à la vie politique.

On ne forme donc pas des philosophes par l’éducation ni on ne promet par elle une extension de la classe philosophique, mais on révèle et soutient par elle le naturel de ceux qui le sont déjà et qui composent une élite. En même temps que la παιδεία repère et préserve le naturel philosophe de toute corruption politique, l’éducation fait accélérer le cheminement ascendant de celui qui, par nature, est depuis toujours paré du manteau de la sagesse, τὸ αὐτοφυές. Toutes les τέχναι rapprochent de la cause ultime, mais si l’Idée en général n’est pas préalablement vue — c’est-à-dire si le référent du λόγος reste le sensible —, jamais aucune d’entre elles, y compris la dialectique, ne permettra de sortir de la sphère de l’opinion[214]. Tout bien considéré, la παιδεία ne peut donc expliquer la conversion du prisonnier qui sort de la caverne. La philosophie, lorsqu’elle pousse l’âme vers ce qui est, se comprend comme un délire (μανία[215]), et nulle science ne saurait pallier les insuffisances d’un effort personnel qui conduit à la richesse du dedans[216]. Que les sciences que nous avons passées en revue soient l’occasion de rapprocher l’âme d’une réalité non sensible en l’habituant à exercer son λόγος en marge des sensations, c’est évident. Qu’elles garantissent immédiatement et nécessairement la vision d’une Idée, on doit en douter, sans quoi tout mathématicien, géomètre ou astronome serait ipso facto converti, et le seul apprentissage de ces sciences suffirait à la présence de l’Idée au regard, rendant ainsi inutile le travail cathartique sur lequel insiste Socrate dans le Phédon. À ce titre, il faut considérer l’ensemble des propos de Socrate dans le Phédon comme l’illustration d’une dialectique qui soustrait l’âme au monde de la génération ; comme la manifestation d’une dialectique opérante qui permet de dépasser le stade de l’opinion. La supériorité du dialecticien est évidente : il ne recourt pas aux sens[217], il est capable de donner et d’entendre raison[218], même si son λόγος peut s’avérer faillible. C’est de cette dialectique, à l’oeuvre dans le Phédon, que Platon loue les mérites dans la République. Τὸ διαλέγεσθαι se présente ainsi comme l’ensemble du processus périagogique, bien plus que comme la dernière étape d’un processus pédagogique. Elle est pensée de tri et de liaison, pensée qui cherche à déceler l’ordre causal vrai de la réalité ; elle est philosophie[219].

Le rapport de la méthode éducative et de l’effort cathartique proposé dans le Phédon devient alors évident. Le repli effectué dans la solitude est la condition nécessaire de toute éducation politique, et celle de toute sortie hors de la caverne. Si les τέχναι peuvent porter l’âme vers le Bien — s’enseigner hors de la caverne — et parfaire une nature douée pour l’ἐπιστήμη en faisant d’un bon penseur un bon acteur, c’est parce que l’âme philosophe s’est déjà repliée sur elle-même. Que l’expérience intime de l’Idée soit absente, et c’en est fini de l’extériorité comme de la fiabilité des τέχναι : non pas parce qu’elles ne sont pas fiables en elles-mêmes, mais parce qu’elles ne peuvent conduire que là où leur référent actuel, τὸ ὁρατόν-δοξαστόν les cloue, c’est-à-dire dans le τόπος ὁρατός de la caverne. Il y a par suite une différence notable entre la disposition d’esprit du naturel philosophe et celle d’un élève quelconque : le premier est en quête d’une raison du monde de la génération, indépendamment de toute donnée transmise par le corps, et sa recherche est générée, par le questionnement et l’aporie qui résulte de son expérience sensible. Bref, c’est sa démarche ; le second, lui, s’instruit de différents savoirs alors que sa motivation n’est pas plus mise à l’épreuve qu’elle n’est engendrée par une quelconque perplexité face aux conséquences d’une explication scientifique qui reste empirique. Si le naturel philosophe s’oriente en quelque façon vers l’Idée, c’est son propre embarras et non pas un éducateur éclairé qui le pousse, si bien que c’est fondamentalement dans le registre de l’intentionnalité qu’on peut, sans l’ombre d’un doute, lire la définition même du naturel philosophe[220]. Même si, dans le Phédon, aucun maître ne conduit Socrate à l’Idée tandis que, dans la République, c’est un philosophe qui guide l’élève, dans les deux cas la limite est la même : la conversion du regard se fait dans la solitude, quand l’âme atteint l’état de φρόνησις, c’est-à-dire en une expérience indicible qui, par conséquent, ne peut être enseignée[221].

Nous en conclurons que l’importance donnée à la παιδεία dans la République ne doit en aucune manière occulter la prédominance de l’effort de purification dans le Phédon. Chacune des sciences apprises élève progressivement l’âme vers l’Idée du Bien à condition que l’âme ait eu accès à l’εἶδος, lorsque, après ses recherches infructueuses dans les eaux de la physique, l’âme fuit le sensible, se replie sur elle-même et se ressouvient de l’Idée[222]. Ceci explique la raison pour laquelle ces sciences peuvent ou non faire sortir le prisonnier de l’obscurité doxique et le conduire jusqu’à la cause et au pouvoir suprêmes, selon que l’Idée est vue ou non. Qu’il parvienne ou qu’il échoue à sortir de la δόξα, le dialecticien interroge son savoir par le λόγος, et c’est précisément dans cette interrogation qu’il lui est permis de constater, au terme d’une enquête, la faillibilité d’un savoir pétri dans l’expérience sensible, ainsi que de prendre la décision de fuir la cause de son fourvoiement épistémologique. Certes, le dialecticien apprend à tourner son regard vers l’intelligible, mais cet apprentissage se dispense de tout maître et de tout enseignement. Enfin, plus que d’apprendre, il réfléchit sur l’objet de son apprentissage. Un maître en arithmétique ou en géométrie vise à habituer l’âme à raisonner sans le corps, mais son élève ne sera pas pour autant un dialecticien. En un mot, bien que muni d’acquis solides, l’élève à qui l’on administre un savoir manque d’une qualité philosophique essentielle, et à cet égard édifiante : l’étonnement, qui lui permet de vivre son savoir comme une intrigue. Donc, celui qui sort de la caverne n’a pas seulement reçu une éducation politique, mais il a vu l’Idée, simplement parce qu’il cherche d’instinct à rendre raison des objets qu’il perçoit naturellement et exige une réponse à la question « τί ἐστιν ; [223] ». Le souci de la recherche est, dans la République, masqué par les vertus de la παιδεία : ce n’est pas l’essence des choses et des Idées qui est cherchée, mais un savoir et une méthode qui sont enseignés. Ainsi, le prisonnier sort seul, il n’est pas accompagné, sinon par un λόγος qui le force à pénétrer d’autres horizons[224]. Non accompagné d’un maître, il est celui qui sait s’accompagner lui-même pour savoir être disciple de soi et maître de sa nature. Et si les sciences éducatives ne le font pas par elles-mêmes sortir de ses opinions, elles l’aident finalement à mieux gérer la solitude dans laquelle ses intuitions l’ont enfermé. S’il est un souci philosophique dans l’ontologie platonicienne, il est à coup sûr celui, intime, d’une philosophie du souci qu’une bonne παιδεία politique se doit d’amortir.