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À la suite des progrès considérables des sciences contemporaines, notamment de la biologie, et des neurosciences en particulier, on peut penser qu’il est de moins en moins facile d’éluder l’argument en faveur de l’existence de Dieu dit « de la finalité ». On observe en effet, dans le développement du vivant, un ordre d’une précision et d’une complexité inouïes dès son début. La « programmation » initiale implique un terme à atteindre, un sens au développement de tout vivant. Tant au niveau de l’infiniment petit, où la complexité de la matière s’avère toujours plus grande qu’on ne le croyait, qu’à notre échelle, où l’unité et la diversité des êtres naturels ne cessent d’étonner, voire au niveau de l’infiniment grand — l’immensité et la complexité incroyable de l’univers, les milliards de milliards d’étoiles et le reste —, partout un plan d’une profondeur abyssale semble se déployer.

Mais que reste-t-il de cette façon de voir une fois soumise au crible kantien ? Cette question n’est pas sans importance, considérant la portée qu’eut et a encore la critique kantienne de la « preuve physico-théologique » de l’existence de Dieu, même si celle des arguments ontologique et cosmologique, sans parler de l’argument moral de la Critique de la raison pratique, retient davantage l’attention de nos jours[1]. D’autre part, les analyses de la question de la finalité chez Kant privilégient maintenant le plus souvent les développements remarquables de la Critique de la Faculté de juger[2] sur le jugement téléologique. La critique kantienne de l’argument de la finalité quant à l’existence de Dieu, dans la Critique de la raison pure (Dialectique transcendantale, livre II, chapitre 3, sixième section), mérite pourtant un réexamen non moins attentif afin d’en évaluer la portée effective aujourd’hui.

L’argument « classique » de la finalité

Voyons d’abord la formulation classique de l’argument téléologique, chez Thomas d’Aquin, par exemple, dans la Somme théologique :

Nous voyons que des êtres privés de connaissance, comme les corps naturels, agissent en vue d’une fin, ce qui nous est manifesté par le fait que, toujours ou le plus souvent, ils agissent de la même manière, de façon à réaliser le meilleur ; il est donc clair que ce n’est pas par hasard, mais en vertu d’une intention qu’ils parviennent à leur fin. Or, ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être connaissant et intelligent, comme la flèche par l’archer. Il y a donc un être intelligent par lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à leur fin, et cet être, c’est lui que nous appelons Dieu[3].

Considérons les moments essentiels de cet argument. S’il s’agit d’une preuve, il y a quelque chose à montrer, et donc un point de départ et un point d’arrivée à l’argument. Le point d’arrivée est Dieu, plus précisément son existence, et non un éclaircissement de sa nature. Le point de départ, ce sont les « êtres privés de connaissance ». Pourquoi privés de connaissance ? Les humains sont principes des actes dont on les juge responsables, et qu’on qualifie dès lors de libres ou de volontaires. La fin qu’ils poursuivent leur vient à cet égard d’eux-mêmes, puisqu’ils ont délibérément choisi de la poursuivre. Il ne serait, partant, aucunement nécessaire de remonter à Dieu pour répondre du fait que les humains poursuivent des fins. En disant « êtres privés de connaissance », l’objection disparaît. On comprend mieux ainsi pourquoi l’exemple présenté est celui du corps naturel.

L’argument avancé pour justifier le fait que les êtres naturels poursuivent une fin se fonde au départ sur la constance et la fréquence. Les êtres naturels se comportent toujours ou le plus souvent de la même manière. L’arbre se développe suivant un long procès de devenir jusqu’à l’arbre adulte, en passant par l’arbrisseau, en une croissance continue. Les individus naturels naissent et périssent, cependant que leur nature se conserve, avec succès dans la grande majorité des cas. Les exceptions sont rares, d’où le nom d’ailleurs d’exception, et le procès qui permet à un nouvel individu d’advenir est le même que celui qui permit à ceux qui l’ont précédé de venir eux-mêmes à l’existence et de croître. Ils parviennent, dans la plupart des cas, à s’épanouir en des individus accomplis capables à leur tour de se reproduire ?

Tout privés de connaissance qu’ils soient, ces êtres naturels n’en poursuivent pas moins des fins déterminées. Cela pourrait-il être le fruit du hasard, comme semble l’avoir cru Empédocle[4] ? Mais le hasard, par définition, ne peut répondre que des exceptions, c’est-à-dire que de ce qui est rare et peu fréquent. La nécessité de la fin est celle des conditions de possibilité que présuppose cette fin pour s’accomplir. Pour que telle fin ait pu être réalisée, telles conditions étaient nécessaires. C’est ce qu’Aristote appelait nécessité hypothétique. La réalisation de telle fin impose des conditions préalables précises ; or voici qu’elle s’est bien réalisée, dans lesdites conditions. L’arbre adulte présuppose nécessairement tous les moments antérieurs de son devenir. Certes il était possible que ce devenir n’arrive pas à son terme, bien des contingences pouvant en entraîner l’empêchement ; mais il y est parvenu et c’est ce qui arrive le plus fréquemment, les conditions initiales étant respectées[5].

Voilà donc le point de départ sur lequel repose l’argument téléologique. Comment passe-t-on de l’être naturel privé d’intelligence à l’existence de Dieu ? Le mot clé est « intention ». En effet, les êtres naturels privés de connaissance tendent vers une fin au sens que nous venons de constater. Les vivants, par exemple, se conservent, se reproduisent. Mais lors même qu’ils tendent vers ces fins, ils ne le font pas de manière délibérée et ne savent pas qu’ils le font. Ils ne peuvent eux-mêmes répondre de leur nature, c’est bien plutôt elle qui répond d’eux. D’où vient cela ?

Selon l’énoncé de l’argument téléologique chez Thomas d’Aquin, il n’est possible de tendre vers une fin que pour ou par une intelligence. Qui dit nécessité dit ordre, et « le propre [de la raison], rappelle Thomas d’Aquin, est de connaître l’ordre[6] ». On ne saurait donc proprement parler de « finalité » sans une intelligence qui la connaisse. La finalité en tant que terme n’existe pas dans la nature avant d’être pleinement accomplie. La fin doit être anticipée, prévue, car dans le devenir lui-même elle n’est pas encore, elle a à être. L’être naturel privé de connaissance ne pouvant répondre par lui-même de son orientation vers une fin, c’est-à-dire répondre de sa nature, qui le constitue pourtant concrètement, il faut donc une anticipation qui ne peut être que l’oeuvre d’un être intelligent, suprêmement intelligent, de surcroît, si l’on songe à l’ensemble de la nature. Or c’est là ce que l’on entend par Dieu, dit l’argument.

La critique kantienne de la preuve téléologique

Kant distingue quatre moments principaux de cette preuve, selon sa propre expression[7]. Le premier de ces quatre moments est la constatation d’un ordre exécuté selon un plan, ordre suffisamment évident pour ne pas avoir à être l’objet d’une remise en question sérieuse. Cet ordre naturel a une portée infinie et s’exprime en une variété indiciblement grande de formes. On voit tout de suite que l’hypothèse selon laquelle l’homme serait au principe d’un tel ordre est répudiée d’emblée, étant donné l’immensité et la diversité (la complexité) de l’ordre causé. Cependant, il importe de constater qu’il y a finalité, car il s’agit « d’un ordre exécuté sur un dessein déterminé[8] ». S’il y a dessein, il y a but, et s’il y a but, il y a finalité. Il s’agit, en somme, d’un plan à l’échelle de toute la nature.

Le second moment est que ce plan ne saurait être inhérent aux choses ; il n’est que contingent à ces choses, leur étant extérieur. Par conséquent, il ne saurait être admissible que les choses eussent pu s’adapter d’elles-mêmes à des fins déterminées, puisque le hasard et la contingence ne sont pas des causes suffisantes pour l’ordre. Il s’ensuit de cela que seul un principe raisonnable est en mesure de répondre de l’ordre des choses, de la nature.

On voit déjà ici que l’argument de la finalité, tel qu’interprété par Kant, s’éloigne de l’argument dans sa formulation classique. Kant nous dit expressément que l’ordre n’est pas inhérent aux choses, mais leur est seulement extérieur et contingent. L’argument classique dit seulement que « les êtres naturels privés de connaissance agissent en vue d’une fin » et ne précise pas le statut de la fin au regard de l’être naturel, bien que du fait qu’il poursuive une fin, l’être naturel lui-même ne puisse répondre.

Le troisième moment de la preuve téléologique, selon l’interprétation qu’en fait Kant, découle directement du second. Le terme du second moment est que la nature ne peut répondre d’elle-même du dessein qu’elle poursuit, dessein qui n’est que contingent quant à elle, dessein dont seule une « intelligence agissant par sa liberté[9] » saurait rendre compte, mais une intelligence sublime et sage. Le troisième moment est l’affirmation de l’existence d’une telle cause ou de plusieurs causes telles. Or si l’unité d’une telle cause ne découle pas directement de l’argumentation qui précède, de quoi découle-t-elle ?

C’est ici qu’intervient le quatrième moment de la preuve selon Kant ; l’unité de la cause sublime et sage découle de l’unité de son effet. Le monde est un, car ses diverses parties sont unifiées par des rapports réciproques observables, et le monde est donc une « oeuvre d’art » une selon le mot même de Kant. De l’unité de l’effet, on remonte à celle de la cause.

Peut-être pourrait-on, pour tenter de marquer le même point, invoquer un principe de Thomas d’Aquin (qui rappelle le « rasoir d’Occam ») : « Ce qui peut être accompli par des principes en petit nombre ne se fait pas par des principes plus nombreux[10] ». C’est que la nature ne fait rien en vain, puisque la nature, nous dit Aristote, fait tout en vue d’une fin[11]. On sait qu’en toutes choses, selon Aristote, la fin est ce qu’il y a de meilleur, puisque c’est en vue d’elle que ce qui se produit se produit, et que le « ce en vue de quoi » est meilleur que tout le reste, c’est-à-dire le meilleur absolument. D’autant plus s’agissant des principes premiers : si un seul suffit pour répondre de la totalité (le tout formant une unité), nul besoin de recourir à une multiplicité de principes pour répondre de cette totalité.

Quelle forme prend ensuite, en substance, la critique kantienne de la preuve physico-théologique ? Une première partie de la critique kantienne découle assez directement de l’interprétation que Kant fait de cette preuve et surtout du second moment relevé plus haut, soit celui où il affirme que l’ordre n’est que contingent aux choses, à savoir extérieur à celles-ci. Elle vise le point de départ de l’argument : le statut de l’ordre dans la nature. Sur ce point, nous l’avons vu, l’interprétation de Kant semble différer de l’argument classique, puisqu’il n’est pas exclu par ce dernier que la finalité puisse être interne aux êtres naturels. Si l’ordre n’est que contingent par rapport aux réalités de la nature, il s’ensuit certes qu’une explication de l’ordre dans la nature ne saurait répondre entièrement, c’est-à-dire de façon suffisante, de l’être des réalités naturelles même. Pour peu qu’on soutienne, avec Kant ici, que « cet ordre conforme à des fins n’est pas inhérent aux choses du monde et ne leur appartient que d’une façon contingente[12] », on ne répond plus de l’être de l’être naturel lui-même, mais on ne se confine alors qu’à ce qui peut lui advenir, le déterminer. Autrement dit, une telle explication n’atteint pas le sujet du devenir mais seulement ce qui l’affecte.

Or le sujet du devenir (dans l’argument classique) est la matière, car elle est, déclare Aristote, « le premier sujet pour chaque chose, élément immanent et non accidentel de sa génération[13] ». Le sujet est ce qui demeure dans le devenir, mais ce qui diffère est la détermination qu’il reçoit. Si Kant dit vrai, si l’ordre n’est que contingent au regard des réalités concrètes déterminées par cet ordre, le principe de cet ordre ne peut répondre, dans le meilleur des cas, que des déterminations formelles des choses et nullement de l’aspect matériel, du substrat de celles-ci. Telle est bien sa conclusion : « Cette preuve pourrait donc, tout au plus, démontrer un architecte du monde, qui serait toujours très limité par la capacité de la matière qu’il mettrait en oeuvre, mais non un créateur du monde, à l’idée duquel tout serait soumis ; ce qui est loin de suffire au grand but qu’on a en vue et qui est de prouver un Être suprême suffisant à tout[14] ». On pourra se demander s’il ne s’agit pas dès lors, bien plutôt, de l’existence d’une idée de Dieu que l’on cherche à imposer à la réalité. Ne serait-on pas, somme toute, en train de soumettre la réalité à une idée préconçue ?

Une seconde partie de la critique kantienne vise le moyen par lequel on progresse vers l’existence de Dieu. L’essentiel de la critique formulée par Kant est qu’il est impossible de passer du conditionné à l’inconditionné. Tout ce qui est naturel est limité, partiel, fini, que ce soit dans ses aptitudes, ou sa vie. Rien dans la nature n’est observable qui soit inconditionné. Il est partant impossible, selon Kant, de jamais remonter jusqu’à Dieu, l’inobservable par excellence. De plus, si on dit que Dieu est cause de tout ce qui est conditionné, ne devient-il pas par là même sujet à son tour à un certain conditionnement, celui d’être la cause de tout ce qui est conditionné ? Comment jamais atteindre le transcendant en tant que transcendant ? Ne nous faudrait-il pas dépasser une limite par définition infranchissable ? « La théologie physique, nous dit Kant, ne peut donc pas donner de concept déterminé de la cause suprême du monde, ni, par conséquent, être suffisante pour constituer un principe de la théologie […]. Le pas qui nous élève jusqu’à la totalité absolue est entièrement impossible par la voie empirique. Or, on le fait, pourtant, dans l’argument physico-théologique[15]. »

Constatant ainsi l’impuissance de l’empirique à nous élever par-delà lui-même, Kant en déduit que l’argument téléologique doit sa force apparente au fait qu’il repose en réalité sur la contingence présupposée du monde, ce qui nous ramène à l’argument de la contingence. Mais cela est-il vrai ?

Kant avait montré, dans la section précédente de sa Critique de la raison pure, que cet argument n’est autre, en réalité, que l’argument ontologique déguisé. La réalité empirique ne fournit en somme absolument aucune information quant à un être souverainement réel, tout-puissant — c’est-à-dire, dit Kant, « un être qui, parmi toutes les choses possibles, renferme les conditions requises pour une nécessité absolue. Or elle [la preuve] ne croit rencontrer ces conditions uniquement que dans le concept d’un être souverainement réel et elle conclut alors que cet être est l’être absolument nécessaire[16]. » C’est ce dernier saut qui est impossible, selon Kant, sans recourir à l’argument ontologique qui passe d’une idée à l’existence de son objet. Il est manifeste qu’une telle preuve ne tient pas, car avoir l’idée d’une chose ne signifie aucunement que cette chose existe dans la réalité ; comme l’argument ontologique ne tient pas, l’argument de la finalité ne tient guère plus par conséquent.

Portée de la critique kantienne

Que vaut cette critique de l’argument téléologique ? Nous avons vu qu’elle repose sur le deuxième moment de l’interprétation que fait Kant de cet argument, selon lequel l’ordre dans la nature n’est que contingent. Du point de vue de la finalité, cela signifie qu’il n’y a dans la nature que des finalités externes aux êtres naturels. Le problème que nous y voyons est qu’il n’y aurait alors pas de nature, l’essentiel de la nature étant la finalité interne (notion admirablement définie par Kant, du reste, dans la Critique de la Faculté de juger). Comment expliquer que les êtres naturels se conservent s’ils ne poursuivent prétendument que des finalités externes et contingentes ?

Toute fin l’est de quelque chose. Il s’ensuit nécessairement qu’une fin ne l’est pas de n’importe quoi et que ce n’est pas n’importe lequel des êtres naturels qui poursuit cette fin-ci, mais seulement celui pour lequel cette fin est appropriée. La fin vers laquelle chaque être naturel tend en est une qui lui est particulière. L’universel signifie en l’occurrence que cette même fin (sa propre conservation, par exemple) est poursuivie par chacun d’un grand nombre d’individus distincts. Or de tels êtres ne poursuivent pas un tel bien (encore une fois, par exemple, leur propre conservation) parce que les autres individus le font (les êtres naturels considérés, rappelons-le, sont privés de connaissance), mais au contraire du fait qu’ils possèdent en eux-mêmes une tendance naturelle à le faire.

Il est impossible que cette tendance ne vise qu’une finalité générale abstraite ou inexistante, car elle serait dès lors absurde et hors du concret. Puisqu’il n’existe concrètement, dans la nature, que des êtres particuliers, la fin prendra toujours la forme, pour cet être-ci, d’une finalité particulière. Un désir sans objet est impossible. Il est impossible de définir un désir sans définir ce dont il est le désir, tout l’être du désir étant la tendance naturelle à combler un manque. Pris en soi, le manque n’est rien, sinon l’absence de quelque chose qui est bien réel, une absence éprouvée.

De même, ce qui est antérieur dans la connaissance est ce qui est connu et non ce qui connaît. Il n’y aurait pas de pensée de quoi que ce soit s’il n’y avait quoi que ce soit à penser, qui détermine cette pensée en son être de pensée de quelque chose. Comme le dit Aristote : « Il en résulte qu’il [l’intellect] n’a pas non plus d’autre nature propre que celle d’être en puissance. Ainsi cette partie de l’âme qu’on appelle l’intellect (et j’entends par intellect ce par quoi l’âme pense et conçoit) n’est, en acte, aucune réalité avant de penser[17]. » Pour que la pensée soit, il faut à la fois qu’il y ait réalité intelligible et qu’il y ait possibilité de connaître cet intelligible, c’est-à-dire de devenir cet intelligible. Or la pensée est pour nous ce qu’il y a de plus manifeste, car elle est toujours impliquée en chacune de nos expériences.

De manière concomitante, dire que les fins sont, dans la nature, particulières parce qu’elles sont les fins de tels êtres singuliers, et que l’on ne retrouve, dans la nature, que des êtres singuliers, revient à reconnaître l’affinité de toute fin naturelle à ce dont elle est la fin. Tel être naturel ne poursuit pas n’importe quelle fin, mais seulement celle à laquelle il est apte par nature, justement, et qui convient parfaitement à sa pleine réalisation.

Or la pleine réalisation d’un être naturel, de l’être vivant en particulier, est d’abord sa propre conservation (c’est pourquoi nous avons privilégié cet exemple dans ce qui précède). Cela apparaît d’autant plus manifeste chez les animaux autres que l’homme, car la plus grande part de leur activité consiste à combler le besoin de nourriture. Pourquoi se nourrit-on ? Qu’arrive-t-il si on cesse de le faire ? C’est le dépérissement et la mort. Bref, le vivant doit tout d’abord assurer lui-même sa propre subsistance, avant de se vouer à la poursuite de finalités extérieures, à supposer qu’il ait jamais de telles fins. « […] Toute croissance qui est plus que la croissance en taille, rappelle Max Scheler, repose sur une reproduction intra-individuelle (division des cellules), […] d’autre part la nourriture d’une cellule est impossible sans la tendance à la croissance qui la conditionne[18] […]. » En d’autres termes, la nutrition est une croissance de soi par soi, car la nutrition de l’unité de base du vivant, la cellule, est inconcevable sans sa tendance à la croissance. Croissance signifie aussi se conserver, car pour se conserver, on doit sans cesse détruire l’aliment, pour le transformer en sa propre substance. On doit, pour ainsi dire, « engendrer » sa propre substance. Ainsi le vivant est-il d’abord à lui-même sa propre fin, car sans la réponse continuelle à ce besoin sa mort est certaine. On peut aller plus loin et dire que l’être naturel est à lui-même sa propre fin. Si nous coupons le germe, remarque Hegel avec justesse, « nous n’y trouvons qu’un point de départ. La plante en sort. Il est actif et cette activité consiste à produire la plante. La plante est précisément cette vie qu’est l’activité. […] La plante en tant que réelle est une production continue, une production d’elle-même. Sa vie est accomplie quand elle est apte à produire de nouveau un germe[19] ».

L’essentiel est résumé par Aristote en une distinction tout à fait centrale. Le mot fin se prend selon deux acceptions différentes, mais complémentaires : « […] La nature est fin, et cause finale ; en effet, quand il y a une fin pour un mouvement continu, cette fin est à la fois terme extrême et cause finale[20]. » En d’autres mots, la « cause finale » et la fin ne se confondent que lorsque le mouvement a atteint son terme. Elles ne sont alors qu’une seule et même réalité, car « l’essence et la cause finale ne font qu’un », précise Aristote[21]. Pour tout autre moment du devenir en voie de se réaliser, la cause finale et la fin en tant que terme dernier sont évidemment à distinguer. En ce cas, la difficulté de comprendre comment quelque chose qui n’est pas encore puisse être cause trouve une voie de solution. Tout au long du devenir, la fin en tant que terme n’existe pas encore, sinon dans l’aptitude de la chose à cette fin, et c’est cela même la finalité. Le problème de savoir comment ce qui n’est pas encore peut être une cause ne se pose que si l’on réduit la finalité à la seule acception de terme dernier.

On pourrait d’emblée objecter que si la fin est la forme, l’essence d’une chose, il n’y a plus de devenir, la chose étant déjà ce qu’elle a à être. Mais il n’y a pas, dans la nature, de détermination figée, exempte de tout devenir, et le devenir est universel. En d’autres termes, il n’est pas de réalité pleinement achevée, statique, dans la nature. S’il y a une forme pour chaque réalité, c’est à travers le devenir qu’elle se révèle. « La racine, le tronc, les rameaux, les feuilles et les fleurs, tous ces stades, dit Hegel, diffèrent les uns des autres. Aucune de ces existences n’est l’existence réelle de la plante (elles ne sont que traversées) parce que ce sont des états passagers qui toujours reviennent et dont l’un contredit l’autre. […] mais nous devons aussi retenir fermement la vitalité une de la plante[22] […]. » Ainsi l’essentiel d’un être naturel n’est pas tant telle ou telle détermination observable à tel moment qui n’est toujours qu’accidentelle par rapport à cet être naturel, mais bien plutôt l’activité une qui unifie tous ces moments, car c’est elle qui permet le passage de l’un à l’autre, leur succession ordonnée. Cette activité correspond à la nature même de l’être naturel. « La nature est un principe et une cause de repos et de mouvement pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident[23]. »

Ainsi, un être naturel doit-il son être à sa nature, car son être, cette activité une qui le constitue, n’est autre que l’actualisation de sa nature. La nature d’une chose est l’antipode de la mort de celle-ci, d’un principe statique et figé de son être ; elle se veut la vie de cette chose, l’origine et le commandement (archê) de tout son dynamisme. Dans les termes de Hegel à nouveau : « Ce qui est naturel doit être considéré comme étant intrinsèquement fin-en-soi ; […]. La nature du vivant consiste à avoir en soi une déterminité originaire d’après laquelle il opère : de là naît un produit, un terme consécutif ; mais cela est aussi le terme antérieur, initial — le vivant ne produit que lui-même[24]. »

Si la vie se caractérise par les activités de nutrition, de croissance et de reproduction et que ces activités ont toutes pour fin l’individu même, alors le vivant n’aura pour finalité que lui-même. La nutrition vise, comme on l’a vu, à transformer la substance d’un autre, l’aliment, en la substance même du vivant dans le but de le conserver dans l’être. Il est évident que l’individu est à cet égard fin pour lui-même. Dans le cas de la croissance, la fin est toujours l’individu vivant, puisqu’il s’agit alors de l’augmentation de cet individu-ci. Pourquoi cette augmentation ? Afin de permettre à l’individu de devenir un individu adulte accompli. Donc, la fin est toujours l’individu vivant. Dans le cas de la reproduction, c’est la conservation du vivant au niveau de l’espèce, c’est-à-dire la conservation de l’individu, mais dans un autre individu. Ce n’est pas parce qu’il ne s’agit pas de la conservation de la vie de cet individu-ci qu’il ne s’agit pas de la conservation de la vie individuelle tout court. « Le germe, avance Hegel, a donc pour but de se reproduire lui-même, de rentrer en soi. […] Dans les existences naturelles, […] le germe est un autre individu que le fruit, le nouveau germe. Dans les existences naturelles, le doublement comporte deux individus où il a le résultat apparent de se diviser en deux individus, car selon le contenu, ils sont une même chose[25]. »

On le voit, encore que dans la reproduction il y ait production d’un autre individu, il n’en demeure pas moins que, pour l’essentiel, cet individu est un autre soi. « L’homme engendre l’homme », selon le mot d’Aristote. Même dans le cas de la reproduction, le vivant a pour fin lui-même, car par la génération d’un autre soi, on accède à une certaine forme d’éternité qui, pour l’individu, est inaccessible, puisqu’il périt nécessairement. Autrement dit, pour répondre de la stabilité et de la fréquence des réussites dans la conservation de la nature, il faut non seulement que l’individu soit une fin pour lui-même en tant qu’individu, mais aussi en tant qu’espèce, car sans cela il n’y aurait pas de nature au-delà du premier individu et donc pas de nature, puisque tous ces individus premiers sont voués à périr inéluctablement. De plus, si l’individu vivant est pour lui-même sa propre fin et que la cause finale et l’essence ne font qu’un, et si, par ailleurs, pour citer encore Hegel, commentant Aristote, « la vie est l’énergie qui se conserve en tant qu’entéléchie[26] », la cause finale est l’être de l’être naturel qui, loin d’être figé, s’avère éminemment dynamique et actif.

Pourquoi tout ce développement dans le présent contexte ? C’est que s’il y a une finalité inhérente à la nature même des êtres naturels, la finalité n’est dès lors pas purement contingente à celle-ci, mais bien plutôt nécessaire ; et si, par ailleurs, la fin est une cause et la plus importante de toutes, c’est dire qu’il y a ordre dans la nature, et ce, essentiellement. (« […] Sont choses naturelles, dit Aristote, toutes celles qui, mues d’une façon continue par un principe intérieur, parviennent à une fin[27] […] » ; « car c’est bien la fin qui est la cause de la matière et non la matière cause de la fin[28]. ») Si, de plus, la cause finale se confond avec l’essence et que cette dernière est la forme, c’est-à-dire ce qu’est la chose en ses déterminations fondamentales, il s’ensuit nécessairement que la cause finale est première, étant constitutive de l’être même des êtres naturels, par rapport à la matière. Cette dernière est ce qui est en puissance d’être, ce qui fait qu’elle est tel être déterminé est sa forme, mais puisque la forme n’existe pour ainsi dire pas de façon complètement dévoilée dans la nature, elle existe dans cette tendance naturelle à la fin prise comme terme. La cause finale est inhérente à la matière et c’est là la tendance même à actualiser la fin par le devenir. D’où vient cette tendance ? De la nature qui se trouve en chacun des êtres naturels. Si la forme et la cause finale ne font qu’un et qu’une chose est ce qu’elle est en vertu de sa nature, c’est dire que la cause finale est nature des êtres naturels, d’où il suit qu’il n’y a pas que finalité extérieure dans la nature, mais avant tout finalité interne. La finalité interne est d’une importance à ce point cruciale que, sans elle, la nature ne saurait pas même être, au sens profond du terme.

Conclusion

Dans la Critique de la Faculté de juger, Kant précise excellemment que :

Dans un produit de la nature toute partie, tout de même qu’elle n’existe que par toutes les autres, est aussi conçue comme existant pour les autres parties et pour le tout, […] on la conçoit donc comme un organe produisant les autres parties (et en conséquence chaque partie comme produisant les autres et réciproquement), […] ce n’est qu’alors et pour cette raison seulement qu’un tel produit, en tant qu’être organisé et s’organisant lui-même, peut être appelé une fin naturelle[29].

Voyons cela de plus près. Selon Aristote déjà, même la matière dépend de la forme pour être tel être déterminé, car elle n’existe pas à l’état séparé : la matière est bien, déclare-t-il, « un relatif, car autre forme, autre matière[30] ». De même, selon Hegel, « cet être identique à soi, ce subsister, est tellement inhérent à la forme, qu’elle se rapporte à elle-même, et c’est là la subsistance de celle-ci, cela même qu’est la matière. Ainsi l’un n’est pas sans l’autre, elles sont plutôt toutes les deux la même chose[31] ».

Si donc l’ordre, la finalité n’étaient que contingents aux êtres naturels, la matière devrait subsister d’elle-même, il n’y aurait qu’elle, la matière. Mais la matière est indéterminée, et n’est donc pas même sensible, en tant que telle. Et pourtant, le devenir est ce qu’il y a de plus manifeste pour qui que ce soit, la moindre expérience concrète le montre d’emblée.

On a vu que le second point de la critique opérée par Kant contre l’argument téléologique est qu’il reposerait sur la contingence de l’ordre du monde. Si on suit toutefois ce que nous venons de dire quant à la réalité naturelle, il ressort que l’essentiel de la nature est intelligible, ce qui signifie que, dès lors que l’on aborde la nature en ce qu’elle est vraiment, on se situe déjà dans la pensée. Dans la nature, avons-nous vu, l’être des choses n’est jamais pleinement dévoilé ; on observe toujours et sans cesse des états temporaires qui se succèdent les uns les autres et qui n’épuisent nullement l’essentiel de l’être naturel, encore que celui-ci soit toujours présent en chacun des moments de son devenir. Le sensible immédiat est, de ce point de vue, toujours abstrait, car la totalité de l’être en devenir n’apparaît que sous forme implicite. Seule la pensée saisit l’unité derrière tous ces moments distincts qui se contredisent l’un l’autre, seule elle accède au réel vivant.

Il n’y a, en un mot, pas de saut de l’empirique au conceptuel en l’occurrence, car le soutenir les suppose séparés au départ, comme si le sensible n’était pas habité par la pensée, par l’intelligible. En considérant la nature, comme nous le faisons ici avec Kant (et d’autres), nous pensons tout comme eux, nous sommes tous déjà dans la pensée. C’est ce qu’implique le célèbre énoncé d’Aristote : « l’âme est, en un sens, tous les êtres[32] ». Pour ce qui est du passage soi-disant injustifié du conditionné à l’inconditionné, il faut dire qu’il ne fait pas problème à la pensée, où les contraires sont simultanés. Il n’est pas possible de comprendre le conditionné sans l’inconditionné, car le conditionné l’est par l’inconditionné. Ce n’est pas parce que l’on ne peut pas se former une représentation d’une chose qu’on ne peut pas la penser, car la pensée ne se réduit pas à cela. Il nous est tout naturel de parler de l’être, mais qui saurait jamais se former une représentation de l’être ? Qui saurait jamais se former une représentation de Dieu ? Pourtant, parler de Dieu et de l’être font sens.

Une négation niant toute conception comme adéquate à rendre compte de la réalité pensée implique nécessairement que l’on peut penser d’une certaine manière cette réalité. Sur quoi se fondrait-elle autrement ? Elle ne fait alors que nier l’adéquation du concept, ce qui fait parfaitement sens, mais suppose une autre connaissance faisant fonction de critère. La pensée humaine manifeste aussitôt ainsi son aptitude à dépasser les représentations, et montre du coup qu’il n’y a rien hors d’elle, si imparfaite qu’elle puisse être par ailleurs : en posant une chose et sa négation, elle pose d’emblée la totalité, l’infinité. Hegel l’a dit mieux que personne :

Une borne, un manque de la connaissance ne sont de même déterminés comme borne, manque, que par la comparaison avec l’Idée présente de l’universel, d’un être total et achevé. Ce n’est, par suite, que de l’inconscience que de ne pas discerner que précisément la désignation de quelque chose de fini ou de borné contient la preuve de la présence effective de l’infini, du non-borné, que le savoir d’une limite ne peut être que dans la mesure où l’illimité est de ce côté-ci dans la conscience[33].

On peut cependant affirmer, à la décharge de Kant, qu’il semble que la critique qu’il présente ne porte pas tant sur la formulation classique de l’argument dit de la finalité que sur l’interprétation qu’en fait Leibniz[34].

Si la preuve téléologique de l’existence de Dieu, en sa formulation classique, ne se voit pas affaiblie par la critique kantienne de l’argument physico-théologique, qui en viserait une autre en réalité, c’est assez dire qu’une réflexion renouvelée s’impose sur la présence et la portée de la finalité dans la nature, et sur la question du sens.