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Les conceptions médiévales de l’amour, riches et éparses, ont donné lieu à de multiples interprétations et conflits doctrinaux. La thèse du protestant Anders Nygren, Érôs et Agapè, a ravivé, dans les années 30 du siècle dernier, un vieux débat entre théologiens protestants et catholiques autour de la réflexion chrétienne sur l’amour[1]. Nygren réduisait la spiritualité de la Grèce antique à sa propre version, déjà contestable, de la conception platonicienne de l’amour ; son opposition à la tradition chrétienne n’avait guère non plus tenu la route. En caricaturant à l’extrême les conceptions païenne et chrétienne de l’amour, il tentait de désavouer la magnifique synthèse entre ces deux mondes opérée par des auteurs comme Grégoire de Nysse et saint Augustin. Dans son optique, l’Occident médiéval était décadent, soumis à un érôs égocentrique. Il avait fallu attendre Martin Luther pour que le mobile d’un amour pur, divin et généreux, c’est-à-dire l’agapè, soit restauré dans toute sa splendeur.

Un interprète bien informé ne pouvait non plus passer sous silence le classique de Pierre Rousselot, lequel croyait voir lui aussi une dichotomie entre un amour extatique et un amour naturel[2]. De son côté, Denis de Rougemont aurait eu le mérite, selon C. Baladier, d’avoir découvert la naissance de l’amour-passion au Moyen Âge[3]. Tout en signalant le travail de défrichage de ses prédécesseurs, C. Baladier ne cherche pas pour sa part un paradigme antinomique, mais plutôt, suivant l’herméneutique lacanienne, à exposer ce qu’il juge la conception la plus féconde des xiie et xiiie siècles, l’effort de représentation. Le but de l’ouvrage est expliqué par l’auteur de façon limpide :

Innocent néanmoins de tout esprit de bravade, ce livre voudrait, en se référant parfois aux investigations de la psychanalyse et de l’anthropologie contemporaine, apporter sa contribution à l’histoire du problème de l’amour au Moyen Âge. Et cela dans une double direction, celle des conceptions des théologiens d’alors à propos de la charité (caritas) et celle de l’idéal, propre aux troubadours du Languedoc et aux trouvères du Nord de la France, de l’« amour courtois », c’est-à-dire à travers deux courants qui paraissent fondamentalement indépendants l’un de l’autre, mais dont on peut faire l’hypothèse qu’ils se rejoignent dans une certaine façon d’envisager le rapport du plaisir et du désir.

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Ainsi, l’approche se centre sur un moment charnière du Moyen Âge, l’apparition de l’amour courtois. C. Baladier relève les ressemblances et les différences entre les conceptions théologique et profane de l’amour. Le mérite de la thèse de C. Baladier est de montrer que les troubadours, tout comme les théologiens, par leurs désirs, sont à la quête du Tout Autre, que ce soit la femme idéalisée (dans le cas des troubadours) ou Dieu (pour les théologiens). Les troubadours, vouant à leur Dame un culte s’apparentant à la vassalité, rejoignent les théologiens dans la valeur qu’ils accordent à l’objet de leur amour. Au lieu de l’estime qu’entretiennent les théologiens pour l’amour divin, les troubadours parlent du prix (pretz) et de l’éclat (paratge) de la bien-aimée (p. 162). Toutefois, les ressemblances s’arrêtent là, car le troubadour ne saurait éprouver de sentiment de culpabilité.

Après avoir esquissé quelques discours médiévaux sur l’amour (chapitre 1), l’auteur fait état des exégèses du Cantique des Cantiques (chapitre 2 et 3). On y retrouve l’établissement d’une théologie de la caritas où l’amour est envisagé sous le signe de la mesure. À partir du chapitre 4, le paradigme de l’amour courtois est confronté à celui des théologiens. Un thème fait se rapprocher les deux mondes : la joie, c’est-à-dire la iocunditas de la charité et le joi de l’amour courtois. L’interprétation de C. Baladier a le mérite de dégager les nuances du plaisir propre à l’amour. Parfois, la félicité (iocunditas) rencontrée dans l’amour réciproque des personnes divines sert d’archétype du plaisir noble. D’autres fois, le concept de plaisir est associé à celui de la tentation où toute une rhétorique de la sensualité est déployée ; on insiste alors sur les risques de perversion de l’imaginaire (chapitre 5). La délectation morose suscite l’attention de C. Baladier, car l’auteur y voit l’invention de la représentation par le biais d’activités fantasmatiques et imaginaires. L’influence lacanienne semble ici indubitable. Le travail de l’essayiste se poursuit avec une discussion savoureuse du concept de plaisir charnel dans le mariage (chapitre 6) et de la part d’amour qu’on devrait y remarquer. Le chapitre suivant s’attarde au thème du désir dans l’amour courtois en insistant sur l’idéalisation de la femme désirée, la soumission du troubadour à cette dame et le fantasme de l’adultère. Enfin, le dernier chapitre, peut-être le plus stimulant en raison des réflexions sur l’amour théologique, l’amour courtois et les apports psychanalytiques, traite à nouveau de délectation morose et de sexualité en définissant la notion de pur amour.

Cet essai tente en somme de renouveler l’interprétation sur le sujet. Il ne manque pas d’érudition, quoique parfois superficielle, pour le pur plaisir du lecteur qui y trouvera une lecture originale de certains aspects de l’érôs au Moyen Âge.