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La récente traduction en langue anglaise de Søren Kierkegaard og den menige mand, paru originalement au Danemark en 1961, fera date dans l’histoire des études kierkegaardiennes en Amérique comme en Europe. La raison en est simple : il s’agit de la traduction d’un travail tout à fait novateur qui s’intéresse prioritairement au versant socio-politique de la pensée de Kierkegaard, longtemps laissé sous le boisseau par une certaine vulgate « allemande », dont Jean Wahl, en France, demeure le plus fameux représentant.

Disons d’emblée que ce livre poursuit un but bien défini : écarter les interprétations anhistoriques qui ont fait de Kierkegaard soit un apolitique, soit un ultra-conservateur (« Préface » du traducteur, p. viii). Par le biais d’une analyse qui combine des considérations économiques, sociologiques et politiques, l’auteur s’est donné pour mandat de ressaisir les philosophèmes kierkegaardiens sous l’angle de leur relation vivante à l’histoire personnelle de Kierkegaard en même temps qu’à l’histoire de son pays natal et des figures culturelles qui l’ont marqué. Un tel programme aurait évidemment procédé d’une pure illusion s’il ne s’était pas attaché à suivre, des années de jeunesse de Kierkegaard à celles de la maturité, un fil conducteur très précis. L’auteur a trouvé ce fil dans la problématique de l’homme du commun, qui a influencé non seulement la détermination des principales catégories philosophiques du maître danois, mais encore ses incessantes controverses avec l’Église officielle, dont L’Instant offre, à n’en pas douter, le plus brûlant témoignage.

L’étude de Bukdahl est divisée en huit courts chapitres auxquels le traducteur a eu la bonne idée d’ajouter, en plus de la « Préface » (p. vii-ix), une « Introduction biographique » (p. xi-xviii), où il rappelle quelques faits d’ordre historique, et un « Guide » bibliographique (p. 131-133), où il dresse le catalogue des différentes traductions anglaises des oeuvres de Kierkegaard.

Sans entrer dans tous les détails, on peut dire que tous ces chapitres gravitent autour de deux thèses maîtresses. Première thèse : la figure de l’homme du commun (appellation qui désigne l’« homme de la rue », l’« homme simple » ou encore l’« individu anonyme » qu’on rencontre dans une société de masse) a hanté la philosophie kierkegaardienne parce qu’elle faisait écho aux influences qu’ont exercées sur elle trois mouvements distincts : (i) le rationalisme — notamment kantien —, qui insistait sur la responsabilité éthique de chacun et sur l’égalité de tous au regard de cette responsabilité (chapitre 1) ; (ii) le romantisme, qui reconnaissait l’importance de la mythologie et du folklore comme voies d’accès privilégiées à une conscience « primitive » au sein de laquelle le peuple aurait exprimé ses espérances et ses angoisses les plus fondamentales (chapitres 1 et 2) ; et enfin (iii) le phénomène politico-religieux connu sous le nom de « Réveil » danois qui, par l’entremise de personnages tels que B.F. Rønne et surtout J.C. Lindberg, lequel était intimement lié à la famille de Kierkegaard, a fait valoir les droits de l’homme du commun auprès d’une élite cultivée qui contrôlait à la fois l’Église et l’État (chapitres 3 et 4). Deuxième thèse : Kierkegaard a trouvé dans la figure de l’homme du commun un paradigme à la fois théorique et éthico-pratique qui a joué un rôle toujours plus décisif dans ses écrits. L’auteur montre, à travers quatre chapitres portant sur d’importants travaux « esthétiques » (chapitre 5), « philosophiques » (chapitre 6) et « politiques » (chapitres 7 et 8) de Kierkegaard, que la polémique que ce dernier engagea contre le théocentrique xixe siècle était régie par un seul motif : retourner, à l’encontre de la « confusion de l’époque » générée par une élite imbue de réflexion, à la simplicité de l’homme du commun, lequel aurait vu, avant l’« homme sage », spéculant ou bourgeois, que la tâche essentielle qui incombait à tout homme était celle de devenir soi, c’est-à-dire, en somme, de devenir l’individu (den Enkelte).

Parce qu’elle s’arque de bout en bout sur le double tableau de l’examen du conditionnement socio-politique et de la reconstruction conceptuelle de tout le projet kierkegaardien, l’analyse de Bukdahl n’a pas pour moindre mérite de restituer fidèlement, dans une existence transie par son époque — comme le sont toutes les existences —, les abstractions d’une pensée réputée difficile. Cet ouvrage extrêmement bien documenté se lit comme une véritable leçon d’histoire de la philosophie tant il conjugue avec bonheur le souci de la précision historique et l’implacable rigueur des démonstrations philosophiques. Une seule remarque, cependant : ce « retour à la simplicité de l’homme du commun », qui aurait constitué la cheville ouvrière de l’entreprise kierkegaardienne aux dires de Bukdahl, demeure, au final, dans un certain flou théorique. S’agit-il d’une volonté romantique de retourner à l’immédiation de toute chose créée, comme le diagnostiquait naguère Adorno, ou d’une recherche proprement religieuse de décentrement du savoir dialectique-spéculatif, comme le voudrait une interprétation « prudente » de Kierkegaard ? L’ouvrage de Bukdahl ne répond pas à cette question avec toute la transparence voulue. Mais cette imprécision veut peut-être traduire une ambiguïté de fond sur laquelle s’édifierait l’ensemble de l’oeuvre de Kierkegaard.