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Bien qu’avec des accents divers d’un livre à l’autre, une inspiration religieuse semble parcourir l’oeuvre d’Ernst Bloch. Cela ne cesse d’étonner de la part d’un auteur qui a constamment professé l’athéisme. Dans les années 1950 et 1960, lorsque Bloch atteignit la célébrité, certains lecteurs ont vu dans sa phraséologie ou ses thématiques religieuses un simple opportunisme, une tentative de donner de la profondeur à une doctrine plus ou moins déconsidérée, le marxisme, à laquelle il se ralliait. D’autres, à l’inverse, prirent prétexte de ses accents religieux pour disqualifier l’oeuvre de Bloch, en faire un irrationalisme étranger à la science marxiste. Faisant fi de tels anathèmes, des théologiens enfin, dans un contexte d’ouverture et de dialogue activement poursuivi par les Églises avec le marxisme, prirent Bloch pour interlocuteur. Mais la question de l’allégeance politique de ce penseur faussait ici la perspective : on s’aperçut en effet qu’avant même son adhésion au marxisme vers 1923 sous l’influence de l’ami Lukács, ses écrits de jeunesse comme Esprit de l’utopie (1918) ou Thomas Münzer, théologien de la révolution (1921) déploient déjà une espèce de mystique « athée », plus librement que dans des oeuvres de maturité comme Le Principe Espérance (1954-1959). C’est ce stade pré-marxiste qu’il faut d’abord considérer si l’on veut comprendre les motivations et modalités originelles du recours de cet auteur au langage religieux et mystique. Toutefois, à ce stade, la phraséologie religieuse est si profuse qu’elle laissait perplexes des lecteurs contemporains même très avisés tels Gershom Scholem, Walter Benjamin, Karl Mannheim et Siegfried Kracauer[1], qui partageaient pourtant avec Bloch un même contexte culturel.

Les pages qui suivent entendent clarifier le sens de l’appropriation par Bloch de la thématique religieuse, en montrant le rôle crucial qu’elle a joué dans la genèse de sa pensée. Certes, l’intérêt de Bloch pour la religion a déjà fait couler beaucoup d’encre[2], mais la compréhension meilleure de la formation de sa pensée permise par la réédition relativement récente de ses toutes premières publications et par des travaux menés dans cette foulée, invite à reconsidérer à nouveaux frais son rapport originel à la religion et plus précisément à la mystique. Cet examen, on le verra, met en évidence l’apport constitutif et fortement structurant de certaines idées des sermons allemands de Maître Eckhart dans la genèse de la pensée de Bloch, idées que toutefois il a refondues d’emblée, selon des lignes qui se maintiendront dans la suite de son oeuvre. Selon quelles voies Bloch s’est-il approprié la mystique eckhartienne, à partir de quel contexte et aiguillonné par quels problèmes, c’est ce que les pages qui suivent ambitionnent de retracer.

I. L’adolescent en quête de salut

Le cas d’un penseur très précoce comme le fut Bloch requiert qu’on examine les circonstances biographiques contingentes dans lesquelles ses idées ont d’abord germé, dès lors que sa pensée s’en est trouvée durablement marquée[3]. Issu de parents juifs sécularisés, Bloch est né à Ludwigshafen-sur-le-Rhin en 1885. Il a commencé à s’intéresser à la philosophie dès la puberté. Le milieu parental ou scolaire, qui aurait aimé voir l’adolescent prendre plus au sérieux ses études, était réfractaire à cet intérêt jugé trop précoce. L’impression qui domine les récits que Bloch fit de sa jeunesse est d’abord celle du malheur : absence presque totale « de toute bonne parole, d’un bon foyer, d’amour », « l’enfant jeté comme dans un monde étranger, le foyer pitoyable, les horribles années d’école[4] ». Il réagit à cela par la rébellion : « […] il faut que je sorte de ce monde auquel je n’appartiens pas : c’est le sentiment gnostique fondamental qui déjà s’était emparé de l’enfant[5] ». Il trouva le salut, dit-il, dans la camaraderie avec de jeunes gens intelligents et comme lui en rupture de ban, avec lesquels il partageait aventures et idées ; dans leur cercle, il put discuter certains de ses premiers essais philosophiques[6]. De l’autre côté du Rhin, face à Ludwigshafen, la somptueuse ville de Mannheim n’avait pas encore d’université. C’est sans guide, en autodidacte, que l’adolescent entreprit son exploration de la philosophie. Il n’eut d’abord accès qu’aux thèmes et auteurs alors en vogue dans le grand public et il faut situer ses premières conceptions dans ce contexte. Pour exprimer sa rébellion, le philosophe en herbe puisa d’abord l’inspiration du côté de la libre pensée.

Le mouvement de la libre pensée qui a fleuri en Allemagne au tournant du 20e siècle est maintenant bien connu des historiens. C’était un mouvement aux orientations diverses mais unies par un anticléricalisme virulent. Au départ, deux grandes tendances s’y distinguaient : l’une provenant des sciences naturelles, l’autre résolument nationaliste ou völkisch ; ces deux orientations se sont maintenues par la suite mais les efforts pour en faire la synthèse furent aussi nombreux et variés[7]. La tendance völkisch (du mot Volk, peuple) exprimait une réaction à la modernisation économique et socio-politique accélérée de l’Allemagne. Elle eut pour inspirateur Paul de Lagarde, un spécialiste des religions orientales qui, dans de retentissants pamphlets, rejetait les Églises allemandes à cause de leur compromission avec la modernité et de leur oubli des valeurs germaniques traditionnelles ; dans un texte de 1878 sur « la religion de l’avenir », il proposait pour les Allemands une nouvelle Église plus proche du christianisme originel et conforme à l’âme nationale[8]. Relayées notamment par Houston Stewart Chamberlain dans un célèbre ouvrage[9], ces idées y prirent un tour violemment raciste, les Juifs étant vus comme un corps étranger fauteur de modernité. À la même époque, l’important éditeur Eugen Diederichs se fit, par ses publications d’auteurs romantiques, vitalistes ou mystiques allemands, le fer de lance d’un renouveau culturel axé sur un christianisme germanique[10].

Fort différent au départ de ce conservatisme, un autre courant de la libre pensée trouvait une de ses inspirations majeures dans le darwinisme. En Allemagne, la science évolutionniste s’est constituée en une véritable vision matérialiste du monde grâce à des auteurs tels Ludwig Büchner et Ernst Haeckel. Dans cette version, elle fut efficacement relayée vers les masses et trouva dans les milieux ouvriers un terrain fertile. Plusieurs organisations militant en faveur de la libre pensée et du progrès social se constituèrent, notamment la Ligue allemande des libres penseurs (fondée en 1881), la Société allemande pour une culture éthique (1892) et la Ligue allemande des monistes (1906). Ces trois groupes et plusieurs autres de moindre importance s’allièrent pour former en 1907 le Cartel de Weimar, qui militait pour une stricte séparation de l’Église et de l’État. Ces groupes créèrent des revues pour diffuser leurs idées. Un des promoteurs du Cartel, Carl Saenger, fonda en 1901 la revue Das freie Wort (« La libre parole »), qui se voulait une tribune pour toutes les tendances de la libre pensée ; des auteurs de renom tels Ferdinand Tönnies et Georg Simmel en devinrent des collaborateurs réguliers, et c’est aussi dans ses pages que Bloch publiera ses deux premiers articles en 1905 et 1906.

Parce qu’elles aspiraient à remplacer les Églises, ces diverses tendances de la libre pensée ne pouvaient se satisfaire d’un plat matérialisme et il faut donc prendre avec un grain de sel leur mot d’ordre d’athéisme : elles proposaient de véritables conceptions du monde susceptibles de fonder une éthique, une socialité et une religiosité nouvelles, libérées de l’idée du Dieu transcendant des chrétiens et de l’autoritarisme qui, à leurs yeux, en découlait. Le « matérialiste » Haeckel, par exemple, déclarait l’unité de la matière et de l’esprit et plaidait pour un « monisme » d’inspiration vitaliste et panthéiste. C’est lui qui fonda la Ligue des monistes en 1906 ; en 1911, le renommé chimiste Wilhelm Ostwald allait lui succéder comme président. Parmi les inspirateurs du monisme[11], il faut aussi compter le physicien Ernst Mach, dont la doctrine cherchait à surmonter le dualisme de la matière et de l’esprit en ramenant le monde à une somme de sensations[12]. Également marquante fut la figure d’Eduard von Hartmann. Ce métaphysicien se faisait fort de surmonter lui aussi le dualisme, dans la version qu’en avait donnée Schopenhauer : celui de la volonté et de l’entendement. Schopenhauer, disait-il, avait bien vu le caractère irrationnel, alogique ou volitif du réel, mais il fallait concevoir cette volonté métaphysique non pas comme contraire à la raison mais comme tendant vers la logicité, comme une rationalité in statu nascendi, à la manière de Hegel et surtout du vieux Schelling. L’observation, disait Hartmann, permet de discerner inductivement cette tendance à l’oeuvre d’une manière inconsciente dans la nature mais aussi dans le processus historique, où elle parvient à la conscience d’elle-même. Il développait ces vues en une ample métaphysique vitaliste qui eut beaucoup d’influence, sur le biologiste Hans Driesch notamment. En outre, pensait Hartmann, les diverses religions montrent le progrès historique de cette conscience ; inspiré par les idées de Lagarde sur la faillite des Églises, il proposait comme religion de l’avenir un « monisme panthéiste », « synthèse du développement religieux hindou et du développement judéo-chrétien[13] » ; le salut proposé par cette nouvelle foi sans Dieu serait cependant un salut à la Schopenhauer, où l’humanité, percevant enfin l’inanité des eudémonismes moraux et politiques, consentirait à l’ascèse et à l’extinction de sa volonté. Hartmann trouva un apôtre de son « pessimisme métaphysique » en la personne d’Arthur Drews, qui militait activement au sein des organisations de libre pensée, la Ligue des monistes en particulier, et contribua efficacement à rapprocher le monisme des cercles völkisch (il devint un proche conseiller de Diederichs et promut dans plusieurs ouvrages une religion allemande).

Bien que fragmentaires, les informations que nous avons sur les idées entretenues par Bloch dans son adolescence indiquent clairement qu’elles relevaient de ce contexte. Ludwigshafen était à l’époque une ville ouvrière où les idées de gauche étaient bien présentes, ce qui faisait aussi d’elle un terreau fertile pour la libre pensée[14]. Le premier texte philosophique de Bloch, écrit à l’âge de treize ans ou peu après, s’intitulait « L’univers à la lumière de l’athéisme[15] » et s’inspirait de Büchner et de pamphlets tels Moïse ou Darwin ? ou Promenades d’un athée, et de brochures sociales-démocrates ; le texte s’ouvrait sur cette phrase : « La matière est la mère de tous les êtres » et, plus loin, il affirmait encore : « Aucun être immatériel n’a mis la main à l’ouvrage ». Peu avant ce texte, le jour de son Bar Mitsvah, en prononçant la triple formule rituelle devant l’autel, il avait ajouté à chaque fois : « Je suis un athée ! ». Cette attitude correspondait à ce que Bloch décriera sans cesse par la suite comme un matérialisme vulgaire ou mécaniste. Elle fut bientôt supplantée par « l’ivresse des premiers livres spéculatifs[16] » découverts, à quinze ou seize ans, dans la bibliothèque du château de Mannheim : c’est là que l’adolescent s’initia à Fichte, Schelling et Hegel, mais aussi — et apparemment bien davantage à cette époque, comme on va le voir — à une autre lignée intellectuelle alors très à la mode, celle entamée par Schopenhauer et prolongée par des penseurs tels que Eduard von Hartmann et Friedrich Nietzsche[17].

Par la suite, afin de rompre la solitude intellectuelle, le jeune Bloch essaya de correspondre avec certains auteurs. Ceux dont il se souvenait plus tard étaient Theobald Ziegler, Wilhelm Windelband, Theodor Lipps, Wilhelm Wundt, Eduard von Hartmann, Ernst Haeckel, Ernst Mach et Arthur Drews (de cette activité épistolaire, seule a subsisté une lettre de 1903 à Mach, commentant une réponse que le célèbre physicien lui avait faite auparavant[18]). À dix-sept ans, il connaissait aussi l’« énergétique » du moniste Wilhelm Ostwald[19], une théorie qui cherchait à surmonter le dualisme de la force et de la matière, cher au matérialisme vulgaire, en ramenant ces deux principes à un seul, l’énergie. Tout cela montre d’une part que Bloch commençait à l’époque à prendre connaissance de la philosophie universitaire, mais aussi qu’il s’intéressait vivement aux penseurs identifiés au monisme en ses diverses tendances.

À partir de l’âge de dix-sept ans, le jeune homme se mit à produire manuscrit sur manuscrit[20]. À peu près rien ne subsiste de cette activité, mais ultérieurement Bloch a plusieurs fois évoqué le texte intitulé « Sur la force et son essence », un des premiers chronologiquement mais aussi en importance, car il s’y trouvait des idées annonciatrices de sa future philosophie[21]. Or le texte se situait clairement dans le contexte du monisme allemand. L’auteur s’y montrait insatisfait de la notion de force ou d’énergie par laquelle Ostwald voulait supplanter le matérialisme mécaniste de Büchner : pour comprendre en quoi consiste cette force, disait-il, il faut quitter la physique et passer sur le plan spéculatif. Celui qui procure cette compréhension spéculative est Schopenhauer, lorsqu’il montre que la force à l’oeuvre dans la nature est celle-là même que nous ressentons intérieurement comme volonté. Toutefois, telle que la conçoit Schopenhauer, la volonté ne débouche sur rien d’autre qu’elle-même puisque les buts eudémonistes que lui propose l’entendement sont illusoires. Pour échapper à ce pessimisme métaphysique, Bloch pointe dans la direction de Nietzsche et de son affirmation passionnée de la vie, comme il le fera encore, quelques années plus tard, dans sa toute première publication : il y sera question de passer, « maintenant qu’est terminée la floraison du pessimisme, à un nouvel optimisme que Friedrich Nietzsche a indiqué[22] ». Dans « Sur la force et son essence », c’est en vue d’une réconciliation à venir de la volonté vitale et de la raison que Nietzsche est évoqué, lui qui conçoit les valeurs du surhomme non pas comme opposées à la vie mais plutôt comme ce qui l’accroît : « Sang et individualité sont les deux essences de la vie : l’une crée la réalité, l’autre imprime les valeurs[23] ». Toutefois, Nietzsche a lui aussi ses limites, en ceci que sa conception de la volonté vitale comme « volonté de puissance » demeure stérile, qu’elle ne réconcilie pas de manière satisfaisante la vie et la raison. Dans son article de 1906, qui porte précisément sur Nietzsche, Bloch relativisera encore l’importance de cette conception.

« Sur la force et son essence », précisera-t-il ultérieurement, était un texte d’inspiration « germanique-panthéiste[24] » et « völkisch[25] ». Sans doute, à ce stade, voyait-il dans une métaphysique panthéiste une solution au programme nietzschéen d’une détermination des valeurs à partir de la vie. Certes, Eduard von Hartmann avait affirmé lui aussi que le principe volitif était à l’oeuvre de manière inconsciente dans le monde et s’y révélait à lui-même en s’explicitant en des buts rationnels ; mais il maintenait quand même le pessimisme[26]. Toutefois, un autre penseur, faisant lui aussi intervenir un principe métaphysique inconscient, prétendait inverser la doctrine de Schopenhauer en un optimisme. Ce philosophe était Jakob Frohschammer (1821-1893), un prêtre catholique devenu libre penseur : à l’instar de Schopenhauer qui partait de l’expérience subjective pour faire de la volonté l’essence même du réel, Frohschammer projetait sur le monde la faculté subjective d’imagination (Phantasie). À ses yeux, cela permettait de comprendre la productivité du réel, se manifestant de manière inconsciente dans la nature, puis de plus en plus consciemment dans l’histoire. Il interprétait ce processus d’une manière optimiste, comme explicitation et réalisation de lois éternelles et divines[27]. Lorsque « Sur la force et son essence » affirme : « la chose en soi est l’imagination objective[28] », c’est, reconnaîtra Bloch plus tard, en s’inspirant de cette pensée de Frohschammer[29]. Comme d’autres monistes et libres penseurs, Frohschammer appelait de ses voeux une « religion de l’avenir » qui propagerait auprès des masses allemandes sa conception du monde[30], dont l’optimisme s’opposait au « bouddhisme allemand » défendu notamment par Hartmann et son disciple Drews. Inspiré par ces vues, le jeune Bloch proposait lui aussi, dans « Sur la force et son essence », une religion future associant sagesse grecque, religion biblique et religion germanique[31]. Mais les informations très fragmentaires qu’il a laissées à propos de ce texte ne permettent guère de préciser le sens de ces vues. Frohschammer est complètement absent de l’oeuvre ultérieure de Bloch[32]. Sa téléologie, fondée sur un platonisme théiste, tombait sous la coupe de la critique nietzschéenne des arrière-mondes et ne donnait aucun moyen de formuler dans son sillage une métaphysique comme celle recherchée par le jeune homme. Si ce dernier fut séduit un temps par l’idée d’imagination objective, c’est seulement parce qu’elle le confortait dans sa propre opposition au pessimisme.

Il n’est pas fortuit que la philosophie se profilant dans « Sur la force et son essence » prenne son point de départ chez Schopenhauer : le Kulturpessimismus de la fin du 19e siècle avait trouvé par la voix de ce penseur une de ses principales expressions[33] et le désabusement qu’il exprimait semble aussi avoir eu une résonance profonde dans l’âme du jeune Bloch[34]. Mais contre cela, la célébration nietzschéenne de la vie donnait à toute une génération, à l’orée d’un nouveau siècle, la stimulation nécessaire pour donner congé à l’ordre régnant, soit par la restauration d’un ordre antérieur comme le voudront les nombreux tenants d’une révolution conservatrice, soit en explorant des possibles inédits[35]. Sur le versant positif de sa rébellion, le jeune Bloch a ressenti dans sa propre chair « l’impulsion de Nietzsche », comme il dira plus tard[36]. Longtemps il hésita entre le projet d’une « métaphysique du monde » dans l’esprit de Nietzsche, et un renoncement schopenhauerien à pareille entreprise[37]. C’est finalement la voix du métaphysicien qui prévalut en son âme, mais ce choix le plaçait devant certaines responsabilités : les réserves qu’en dépit de toute son estime il exprimait à l’égard de Nietzsche requéraient que la possibilité d’une détermination de la vie par des valeurs rationnelles qui l’expriment adéquatement soit pensée à nouveaux frais, et sans non plus recourir aux solutions factices imaginées par les métaphysiciens qui, à la fin du siècle précédent, avaient voulu prolonger et dépasser Schopenhauer.

II. L’individualisme comme vision du monde, ou Nietzsche avec Maître Eckhart

En décembre 1905 et octobre 1906 parurent dans Das freie Wort les deux premiers articles de Bloch, « Pensées sur des choses religieuses » et « Sur le problème de Nietzsche ». Vraisemblablement rédigés au cours de sa première année universitaire à Munich (1905-1906), ces textes se situent clairement dans le prolongement de « Sur la force et son essence », ce qui montre que le jeune philosophe était engagé dans une recherche cohérente. Mais ils marquent aussi un progrès, dû notamment à l’influence de Georg Simmel.

Dans la même revue, en effet, avaient paru de 1901 à 1904 six articles de Simmel intitulés « Les deux formes de l’individualisme », « Pour comprendre Nietzsche », « Du panthéisme », « Du salut de l’âme », « La doctrine kantienne du devoir et du bonheur » et « Les contradictions de la vie et la religion[38] ». Bien que Bloch ne les mentionne ni dans ses écrits de jeunesse ni dans son oeuvre ultérieure, ces articles ont été de toute évidence déterminants dans la formation de sa pensée. Dans les deux premiers, Simmel considère l’antinomie moderne de la liberté et de l’égalité : promouvoir la liberté individuelle conduit à des inégalités, affirmer l’égalité conduit à un nivellement des libertés. Le rationalisme du 18e siècle, dit-il, celui de Kant par exemple, s’est efforcé de concilier ces extrêmes en faisant de la liberté une faculté d’autonomie rationnelle partagée également par tous les individus ; mais ce fut au prix d’une conception abstraite de l’être humain. Contre cela, le 19e siècle a considéré le déploiement des capacités individuelles comme une véritable exigence éthique ; cette tendance trouve sa forme la plus radicale dans la morale aristocratique nietzschéenne, qui tient le développement des facultés les plus hautes de l’individu pour une responsabilité, un impératif non moins catégorique que celui de Kant. Pour Simmel, rien ne permet de trancher entre les deux formes d’individualisme : « […] peut-être sommes-nous ici confrontés à l’une de ces décisions ultimes qu’on ne peut plus prendre en fonction de preuves[39] ». Mais en d’autres passages il se montre moins relativiste, s’en remettant à l’avenir pour résoudre l’antinomie :

La grande tâche de l’avenir est l’élaboration d’une conception de la vie et de la société qui créera une synthèse positive des deux sortes d’individualisme : l’idéal anhistorique du 18e siècle, avec ses individus pareils et égaux en droit, liés seulement par la loi universelle et purement rationnelle, et celui du 19e siècle, dont la réalisation sur le plan de l’histoire de l’esprit fut de poser la différence des êtres singuliers, la loi propre de chaque personnalité, et leur organisation dans la vie historique[40].

Lorsque Bloch se présenta à Simmel en 1908, racontera-t-il un jour, il en connaissait déjà tous les écrits[41]. Son engouement pour le célèbre penseur berlinois remontait certainement à quelques années puisque ses deux premiers articles, bien qu’ils ne le mentionnent pas directement, subissent nettement l’influence de ses vues sur l’individualisme. Bloch y parle d’une future « conception du monde de l’individualisme[42] » annoncée mais non pas déjà formulée par Nietzsche. Cette conception, dit-il, ferait la synthèse entre le point de vue kantien sur l’individu, qui considère l’être humain en ce qu’il a d’universel, en tant que fondement de l’a priori logique, éthique et esthétique, et le point de vue nietzschéen qui considère la vie comme l’authentique contenu du sujet concret. Le véritable problème de Nietzsche fut le problème par excellence de la culture, qui consiste à réconcilier les deux aspects opposés de l’individu, le normatif et le sensible, l’universel et le singulier. Nietzsche cherchait à penser les valeurs de vérité, de bonté et de beauté comme ce qui accroît la vie individuelle plutôt que comme ce qui la contraint. Si les moyens imaginés par lui pour penser cela — idées du surhomme, de l’éternel retour, de la volonté de puissance — s’avèrent insuffisants, la tâche de ses successeurs consiste à penser et réaliser l’unité du rationnel de l’irrationnel, de l’a priori et du singulier, à faire naître l’apollinien du dionysiaque[43].

Or, pour Simmel comme pour Bloch, cette unité se trouve jusqu’à un certain point déjà effective dans la religion. Simmel interprète le regain d’intérêt de ses contemporains pour la religion comme l’expression d’un besoin de surmonter les contradictions de l’existence, dont en particulier celle entre la norme collective et l’individualité. Pour le sentiment religieux, dit-il, toutes choses sont déjà réconciliées en Dieu : « c’est le sens de toute mystique[44] ». Dans son rapport au monde, il incombe à l’âme individuelle de déployer un contenu qui lui est propre mais néanmoins, en son origine, conforme à la loi divine : « […] le salut de l’âme, c’est-à-dire l’exigence la plus englobante et absolument universelle, consiste en un travail pour dégager ce que chacun abrite en lui de plus propre, ce qui, dans l’Idée, est déjà réel mais insuffisamment formé[45] ». De ce point de vue, les sévérités de Nietzsche envers le christianisme sont injustifiées : loin de se donner en Dieu une police d’assurance, l’âme individuelle y est placée devant une dangereuse responsabilité, celle d’obtenir le salut d’une manière qui n’incombe qu’à elle.

À plusieurs égards, les « Pensées sur des choses religieuses » du jeune Bloch se font l’écho de ces vues. Elles aussi cherchent, dans le prolongement de Nietzsche, une forme culturelle capable d’accorder véritablement norme universelle et individualité. Elles la trouvent du côté d’une religion future qu’elles s’efforcent de théoriser. Cette religion ne serait pas conventionnelle puisque, précise Bloch, elle consisterait en une « foi sans Dieu[46] » et aurait pour base le sentiment de la vie en tant que source de valeurs à la fois universelles et qui expriment l’individualité concrète et libre. Ce sentiment manifeste en effet une identité originaire de l’âme individuelle avec le monde et ses lois :

Le fondement profond de la vie religieuse, dont la conscience immédiate confère à la foi sa certitude, réside dans le fait que l’essence des choses coïncide avec notre intériorité la plus profonde. Selon une antique connaissance philosophique, la lumière divine ne se trouve que dans la vie de l’âme ; les réflexions philosophiques les plus récentes conduisent à cet obscur savoir : nous sommes nous-même le monde. Tout au fond de ces sentiments scintille une lumière mystique ; c’est ainsi que la religion moderne se découvre des affinités avec les plus hautes affirmations du sentiment religieux des temps anciens : le royaume de Dieu se trouve non pas en des espaces ou des temps lointains mais à l’intérieur de l’homme.

La coincidentia oppositorum au sein du sentiment mystique de la vie fonde l’optimisme, c’est-à-dire une « confiance assurée dans la force de la vie personnelle » et dans sa capacité de donner au monde une légalité qui soit conforme aux aspirations de l’individualité. « C’est pourquoi le problème religieux n’est que la forme particulière prise par le grand problème de notre temps : mener à son terme définitif l’idée moderne de la dignité de l’individu ». La « religion de la vie intérieure » donne son expression la plus profonde à cet individualisme[47]. Bloch associe directement la mystique, nommément celle de Maître Eckhart, à cette tendance individualiste : « Déjà dans la doctrine de Maître Eckhart de la transformation de l’homme en Dieu, l’individualisme se fait sentir fortement, presque présomptueusement[48] ».

Bien qu’ils répercutent les vues de Simmel, ces propos de Bloch sur la religion en diffèrent aussi de manière importante. Chez Simmel, c’est en tant que pur sentiment et indépendamment de la logique discursive que la religion peut, à des degrés divers, concilier les contraires ; Simmel s’intéresse aux effets de la croyance, non pas à la question de sa vérité[49]. Bloch, pour sa part, perçoit une vérité dans le sentiment mystique de la vie et c’est pourquoi, tablant sur ce sentiment, il propose sa propre version de la « religion de l’avenir » chère aux libres penseurs allemands de tous ordres.

L’intérêt de Bloch pour la mystique et plus précisément pour Maître Eckhart, seul mystique à être mentionné dans ses articles de Das freie Wort, s’inscrivent tout à fait dans l’esprit du temps et abondent dans le sens de l’appropriation des contenus religieux opérée par la libre pensée. Dans son effort pour promouvoir une religion germanique, l’éditeur Diederichs plaçait les mystiques allemands au centre de son programme éditorial[50]. Il fit paraître en 1903 un choix de sermons et traités allemands de Maître Eckhart, traduits en allemand moderne et présentés par Herman Büttner[51]. Cette édition connut un succès retentissant et durable et c’est toujours elle qu’utilisera Bloch lorsqu’il lui arrivera de citer le penseur médiéval[52]. Une longue préface de Büttner donne d’Eckhart une image conforme à l’idéologie völkisch : pour avoir enseigné dans la langue de son peuple et avoir été convaincu d’hérésie par l’Église catholique, Eckhart y est vu comme l’initiateur d’une nouvelle religion germanique et panthéiste. C’est précisément en ces termes que Diederichs se réclamait d’un christianisme nourri de Maître Eckhart plutôt que de la Bible ; et sous l’impression de l’édition Büttner d’autres penseurs de renom, tels Leopold Ziegler et Arthur Drews, avalisèrent ce point de vue[53].

En 1913, un article de la prestigieuse encyclopédie Die Religion in Geschichte und Gegenwart s’efforcera de caractériser cette « néo-mystique » : déliée de la religion historique et de son autorité, dira-t-il, et centrée sur l’expérience intérieure, elle se situe cependant à rebours de la mystique traditionnelle en ce qu’on n’y rompt pas avec le monde sensible ; bien plutôt, le sentiment de la vie, perçue comme un dynamisme créateur, y est le point d’union de Dieu, du monde et du Moi. Il s’agit d’un panthéisme moniste, où Dieu n’existe pas en dehors du Moi. Le sentiment vital est ressenti dans un instant éternel qui saisit en leur identité tous les contraires auxquels donne lieu le déploiement temporel[54]. Bien qu’il mentionne Büttner et son interprétation d’Eckhart, l’auteur de cet article se réfère surtout à un groupe d’écrivains eux aussi proches de Diederichs et membres de ce qu’on appelait déjà à l’époque le « cercle de Friedrichshagen[55] », du nom d’une banlieue de Berlin où ils se réunissaient. Ce cercle comptait des écrivains comme Bruno Wille, Wilhelm Bölsche et les frères Heinrich et Julius Hart, tous des auteurs qui subissaient l’influence du moniste panthéiste Ernst Haeckel. Le philosophe Fritz Mauthner était lié lui aussi à ce cercle ; on se souvient de lui pour ses monumentales Contributions à une critique du langage (1901-1902), ouvrage qui rejette la croyance en une congruence entre le langage et la réalité ; le scepticisme qui en résulte a pour but de libérer du matérialisme et d’ouvrir au possible et à l’inédit : « C’est ainsi, écrit Mauthner, que nous nous tenons, privés de parole, devant ce qui adviendra, et le désignons du mot le plus mystérieux de notre langue : la vie[56] ». Le mysticisme sous-jacent à ce texte a été mis en évidence par un proche ami de Mauthner, qui fut lui aussi pendant un certain temps associé étroitement au cercle de Friedrichshagen : le socialiste anarchiste Gustav Landauer[57]. À la demande de Mauthner, Landauer entreprit une traduction d’un choix de textes allemands de Maître Eckhart et la proposa à Diederichs ; celui-ci dut décliner l’offre, car il s’était déjà associé à Büttner pour un projet identique ; la traduction de Landauer parut donc chez un autre éditeur, quelques semaines avant celle de Büttner ; dans sa préface, Landauer considère lui aussi Maître Eckhart comme un panthéiste, au sens où il

dissout le monde et Dieu dans ce qu’il appelle parfois la déité, ce qui est ineffable et irreprésentable, ce qui aussi se situe par-delà temps, espace et individualisation, et est de nature psychique. À la place de la chose, il pose une force psychique ; à la place de la cause et de l’effet, un flux. Son panthéisme est un panpsychisme ; mais en même temps il déclare ne pas savoir ce qu’est l’âme. Sa mystique est un scepticisme ; mais aussi vice-versa[58].

La même année que son anthologie de Maître Eckhart, Landauer publiait aussi Skepsis und Mystik, un ouvrage qui, se présentant comme un éloge de la critique du langage par Mauthner, accorde en outre de longs développements à la mystique de Maître Eckhart[59] dont il cherche à préciser le sens, à l’encontre du mysticisme jugé trop confus de ses ci-devant amis de Friedrichshagen. La mystique, y écrit Landauer, dépasse l’expérience triviale du monde, car en elle le sujet saisit son identité avec toutes choses ; le monde doit être découvert « dans le noyau le plus intérieur de notre être le plus caché, dans l’individu[60] », avant que le langage n’en dissimule la source vivante et éternelle sous les espèces de l’espace, de la succession temporelle et de l’individuation :

Je suis le monde lorsque je suis tout à fait moi. En son parcours, le courant du développement provient de la source qui a jailli dans l’éternité, la chaîne n’est nulle part rompue sauf que, bien sûr, le courant ne peut aller à rebours et la pensée superficielle de notre cerveau humain ne peut faire retour sur le fondement dont elle a surgi, elle ne peut percevoir la source de manière extérieure, elle ne peut la connaître comme objet qui s’écoule en son intériorité, qui coule dans l’éternel présent qu’elle est elle-même en tant que partie du vivant[61].

Lorsque Bloch, dans un passage précédemment cité des « Pensées sur des choses religieuses », affirme « nous sommes nous-même le monde » tout en se référant à un sentiment mystique de la vie, c’est probablement en s’inspirant des écrits du cercle de Friedrichshagen et plus précisément de ces vues de Landauer. Outre l’évidente parenté thématique et le commun intérêt pour Maître Eckhart, d’autres indices pointent dans cette direction. Bloch a déclaré un jour avoir été fortement impressionné, déjà au lycée, par la critique du langage de Mauthner[62] et cette critique est mise à contribution dans sa thèse de doctorat[63]. De là à conclure qu’il a lu très tôt l’ouvrage de Landauer consacré à Mauthner, il n’y a qu’un pas que certains détails incitent à faire. Dans un texte de 1939, Bloch mentionne favorablement la critique du langage par Mauthner et Landauer et sa dimension mystique sous-jacente[64]. Par ailleurs, dans sa thèse de doctorat, un passage semble s’opposer à la conception mystique du temps comme « éternel présent » énoncée par Landauer dans Skepsis und Mystik, et vouloir lui substituer une autre conception de la temporalité[65] ; cela suggère que Bloch a développé ses vues propres, énoncées dans sa thèse en 1908, en s’efforçant de se démarquer du mysticisme de Landauer et donc en étant tout de même déterminé par lui[66].

Quelle qu’en soit l’origine précise, l’idée du sentiment de la vie et de l’identité qui s’y révèle entre le sujet profond et le monde paraît à Bloch, dans ses textes de 1905 et 1906, suffire à fonder une religion nouvelle qui, rappelons-le, serait une « foi sans Dieu ». Ce rejet de la notion de Dieu s’autorise de la critique anthropologique de la religion de Feuerbach ; l’auteur de L’essence du christianisme, dont les idées étaient depuis longtemps un bien commun de la libre pensée et de la gauche allemandes, n’est pas directement mentionné par Bloch mais ce sont bien ses conceptions que les « Pensées sur des choses religieuses » reprennent, déclarant irrecevable la représentation de Dieu comme objet transcendant, au motif que ses qualités ne sont que « les objectivations extérieures des sentiments religieux du sujet[67] ». Mais paradoxalement, ce refus de la transcendance divine ouvre la voie à une authentique religiosité, celle de l’intériorité individuelle :

C’est en d’obscurs sentiments que jusqu’ici la déité a vécu son existence dans l’homme : affects et pressentiments d’une force mystérieuse, infinie. Ces sentiments ne sont pas encore éteints même si l’objet abstrait dans l’essence duquel on les avait projetés a perdu sa signification. Avec le puissant éveil de l’esprit individuel, ces affects sont devenus véritablement conscients en tant que purement subjectifs : par là on a trouvé le point qui mène à la création d’une religion nouvelle[68].

Bloch remarquera souvent par la suite que cette réintégration du divin dans la subjectivité n’est pas pleinement accomplie chez Feuerbach parce qu’il en reste à une conception abstraite et édulcorée de l’être humain[69]. Le fait que, pour leur part, ses « Pensées sur des choses religieuses » témoignent d’une appropriation plus directe de l’intériorité mystique suggère que, dès ce stade, pourrait avoir joué un rôle le roman Henri le Vert de Gottfried Keller (un auteur que Bloch a lu très tôt et qui lui était personnellement cher[70]), sur lequel il reviendra à plusieurs reprises dans son oeuvre ultérieure[71]. Vers la fin du roman, au chapitre intitulé « Le chrétien gelé », Keller, lui-même un fervent disciple de Feuerbach, fait figurer un comte libre penseur qui, après avoir pris congé d’un importun sectateur de ce philosophe, parcourt le Voyageur chérubinique du mystique Angelus Silesius ; lisant à haute voix des passages fameux tels que « Je sais que, sans moi, Dieu ne peut vivre une heure. / Ne suis-je rien ? Il faut que, de détresse, il meure », le comte commente : « Ne croirait-on pas entendre notre Ludwig Feuerbach[72] ? ». Bloch voyait là une radicalisation, menée du sein même de la mystique, de la réappropriation feuerbachienne des contenus religieux : la réduction du divin à l’âme humaine n’en finit pas avec le divin et plutôt, elle permet à certains égards de poser une équivalence entre lui et elle.

Cette « réduction » découle en effet d’une théologie négative, par laquelle le divin se trouve paradoxalement maintenu mais purifié de ses représentations humaines. Dans son oeuvre de maturité, Bloch verra, en ce sens, de « surprenantes rencontres[73] » entre la critique anthropologique et la « critique mystique » des représentations religieuses. Le jeune lecteur de Maître Eckhart n’a pu qu’être impressionné de lire, par exemple dans le sermon intitulé par Büttner « De la pauvreté en esprit » : « […] je prie Dieu pour qu’il me rende quitte de Dieu ! […] si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus[74] ». Des formules saisissantes de ce genre s’expliquent par un refus de nommer Dieu d’après l’un ou l’autre de ses attributs. Bloch insistera souvent, dans ses commentaires de Maître Eckhart, sur cette théologie négative[75]. Elle se fait particulièrement radicale lorsque le mystique allemand en vient à distinguer entre Dieu tel que le représente le dogme chrétien et la « déité » à ce point irreprésentable qu’elle coïncide avec le néant : « Car l’être qui n’est pas est au-delà de Dieu, au-delà de toute différence[76] ». Cette pensée fera dire plus tard à Bloch que la pensée de Maître Eckhart confine à un « athéisme mystique[77] » ; il précisera cependant qu’il s’agit d’un « athéisme inhabituel, relatif à Dieu en tant qu’être mais non pas en tant que valeur[78] ». C’est exactement en ce sens qu’il faut aussi comprendre l’athéisme de l’auteur d’Esprit de l’utopie, qui écrit en effet : « […] il n’est pas, Dieu vaut seulement[79] ».

Parlant d’une « foi sans Dieu » dans ses « Pensées sur des choses religieuses », Bloch n’évoque pas directement la théologie négative de Maître Eckhart, mais elle est nécessairement sous-entendue puisque sans elle on ne peut comprendre l’idée eckhartienne de « transformation de l’homme en Dieu » à laquelle se réfère explicitement, quelques mois plus tard, son article sur Nietzsche dans un passage que nous avons cité plus haut. Pour Eckhart, la naissance de Dieu dans l’âme ne peut avoir lieu qu’au point de leur identité et ce point est un non-être, une absence de toute distinction ou différenciation, aussi bien de l’âme que de Dieu (on y reviendra).

L’article sur Nietzsche, on l’a vu, percevait dans l’idée eckhartienne de naissance de Dieu en l’homme un individualisme presque présomptueux. Bloch maintient cette impression dans son oeuvre de maturité : « Jamais la puissance et la gloire cachée en l’homme n’ont été plus hardiment affirmées qu’ici » ; toutefois, il rappelle du même souffle que chez Eckhart le sujet divinisé est d’abord le Christ en tant qu’hypostase transcendante, ce qui, aux yeux du lecteur de Feuerbach et de Keller, tend à inverser la mise en valeur de l’homme comme auto-transcendance, qu’Eckhart et toute la mystique lui paraissent bel et bien opérer par endroits[80]. Bien qu’inscrite dans une théologie de la Trinité, la référence eckhartienne au Christ, éludée par les interprétations libres penseuses de Büttner ou Landauer, est également passée sous silence par le jeune Bloch ; dans Esprit de l’utopie comme par la suite, il refusera ce dogme et la préexistence de la transcendance qui le fonde.

Dès lors, quels traits prend la nouvelle religion entrevue par le philosophe en herbe ? Quelques indices permettent de s’en faire une idée. Les « Pensées sur des choses religieuses » affirment qu’avec la confiance permise par l’intériorité mystique, « [l]a nouvelle foi sans Dieu va prendre forme […] à partir de la force de la vie personnelle et de son pouvoir de surmonter intérieurement toute souffrance. Telle est la teneur commune de toutes les religions supérieures ; c’est un culte intérieur comme religion de l’Église invisible[81] ». Ces lignes un peu sibyllines s’éclairent lorsqu’on les rapporte à d’autres textes du jeune Bloch qui distinguent entre une Église visible et une Église invisible, celle-ci étant « l’Église de l’au-delà, […] de la future communauté des Délivrés » encore totalement inconnue[82]. Elle serait composée des âmes qui, à force de maturation au gré de réincarnations successives, sont parvenues à surmonter le mal lié à l’existence corporelle. Cette conception, longuement exposée dans les dernières parties d’Esprit de l’utopie, s’appuie sur l’idée d’un Moi karmique comme enclave de sens dans un monde matériel en proie à une exténuation croissante[83]. Bloch s’inspire manifestement ici du « vieux legs théosophique[84] » d’Hélène Blavatsky et consorts — auquel s’intéressaient au tournant du siècle certains cercles de la libre pensée[85] — et, sensible aux tentatives contemporaines de formuler un christianisme ésotérique, il déclare la doctrine de la métempsycose compatible avec les enseignements du judaïsme et du christianisme[86]. S’il doit y avoir salut de l’homme, pense-t-il, c’est donc au-delà de l’existence terrestre, en un plérôme des âmes[87] ; c’est dans ce cadre communautaire et « ecclésial » que Bloch comprend l’idée eckhartienne de la divinisation[88].

Pour l’auteur d’Esprit de l’utopie, les problèmes de l’intériorité ne peuvent s’exprimer véritablement et induire un progrès spirituel que si les hommes sont délivrés du besoin matériel ; à cette fin, un progrès technique encadré par la critique sociale et la praxis marxistes lui paraissent des moyens efficaces. Mais une fois advenue une société juste, dit-il, il faudra que l’État, réduit à une administration de l’inessentiel, laisse place à une Église visible ayant pour mission une « mystique politique[89] » qui consisterait à éduquer de manière à maintenir l’orientation communautaire vers l’Église invisible[90]. Or, cette idée de l’Église visible, qu’à certains égards Bloch maintiendra toute sa vie[91], soulevait des problèmes d’organisation dont il s’est aussi soucié dans ses écrits de jeunesse. Il imaginait cette Utopia comme une « démocratie éthique » sur le plan politique, mais guidée sur le plan spirituel par une « aristocratie de l’esprit » dont les chefs devraient leur autorité à leur seul progrès personnel dans l’ordre de la réincarnation et, par ailleurs, renonceraient à leur bonheur propre, se mettant entièrement au service de la communauté humaine. Cette aristocratie serait celle des « surhommes » de Nietzsche, celle de génies animés « d’énergies voisines déjà du bond et du paradoxe[92] » et prenant sur eux la dangereuse responsabilité de créer des valeurs inédites[93]. En ce sens, Bloch associe la création nietzschéenne de « tables nouvelles » avec le besoin d’une Église directrice[94], tout en précisant que le surhomme tient son inspiration non pas de Dionysos mais de la mystique : « […] l’étincelle, le penser de l’âme, l’esprit de l’âme, le fond illuminé de l’âme[95] ».

Ces conceptions ne sont certes pas évoquées directement par Bloch dans ses tout premiers textes, mais elles sont bel et bien présentes en sous-main. Il y recourt en effet à certaines notions inspirées de la lecture qu’Emil Lask avait faite peu auparavant de la philosophie de l’histoire de Fichte[96]. Selon ces vues, il est possible de discerner dans l’histoire un progrès historique dû à la causalité libre de grands personnages — héros et génies scientifiques, artistiques, philosophiques et religieux — qui introduisent dans le temps des valeurs inédites et parviennent à les faire partager. Dans sa thèse, le jeune philosophe adhère explicitement à cette lecture de Fichte, pour laquelle d’ailleurs Lask s’était lui aussi inspiré librement de Nietzsche et de ce même article de Simmel sur les deux formes de l’individualisme moderne qui a tant compté pour Bloch[97].

Les analyses qui précèdent permettent de cerner l’orientation générale prise par les recherches de Bloch dans le sillage de son article sur Nietzsche. Il s’agissait de réconcilier, comme l’avait voulu Nietzsche mais avec de meilleurs moyens conceptuels, la vie et la raison, de faire jaillir les valeurs rationnelles de la vie elle-même, chez l’individu d’exception. L’intériorité mystique, comprise comme point d’identité entre l’âme et toute chose, rendait disponible sous la forme d’un pressentiment cette réconciliation. Bloch cherchait à repenser cette intériorité créatrice sans recourir au divin, à une transcendance ou à un absolu métaphysique préétabli. Ce qui semblait ici une contradiction dans les termes, la critique mystique du théisme le rendait cependant plausible à ses yeux et lui permettait d’espérer une solution. Tels sont à peu près les termes du problème qui se posait au jeune métaphysicien au cours de sa première année universitaire à Munich.

III. La cristallisation d’une philosophie

De l’automne 1906 à l’été 1908, Bloch poursuivit ses études à Wurzbourg, où il obtint le grade de docteur en philosophie. Plus tard il résumera cette période de sa vie par deux mots : « renoncement et travail », et il dira de Wurzbourg que cette ville fut pour lui le lieu de « grandes décisions […], luttes, tempêtes, percées intellectuelles […] le lieu véritable de ma jeunesse intellectuelle et de mes expérimentations[98] ». C’est là qu’à l’été 1907 lui vint « l’éclair », la révélation de sa propre philosophie. Celle-ci trouva une première expression dans un manuscrit intitulé « Sur la catégorie du non-encore » qui introduisait ce qui sera l’une de ses principales notions, celle de non-encore-conscient[99]. Demeuré inédit, ce manuscrit est aujourd’hui perdu. En l’absence de tout autre document relatif à cette période particulière, et étant donné le caractère inopiné de ce surgissement, il est impossible d’en retracer la genèse de manière précise. Du point de vue chronologique, le texte qui se rapproche le plus de l’éclair de 1907 est la thèse de doctorat, rédigée à l’été 1908 et publiée avec quelques ajouts l’année suivante. Cet écrit consiste principalement en un examen critique de la philosophie de Heinrich Rickert ; mais Bloch y exprime aussi ses propres conceptions à maintes occasions, bien que de manière surtout oblique, au gré d’une explication avec les philosophes contemporains qui l’ont influencé. À l’aide des indices procurés par ce texte difficile, et gardant en mémoire le cours antérieur de sa pensée, on peut se faire une idée approximative de la manière dont a cristallisé et pris forme sa philosophie du non-encore. Inévitablement conjectural, l’exposé qui va suivre prend toutefois appui sur une étude approfondie des principales influences subies par Bloch jusqu’en ses années universitaires, étude dont nous avons présenté plusieurs résultats dans des publications antérieures. Sans prétendre réduire le surgissement de la nouveauté à la conjonction de ces seules influences, nous tenterons de montrer néanmoins que la reformulation dans un cadre non théiste des thèmes repris de Maître Eckhart a constitué le leitmotiv du jeune philosophe et que, lues dans cette perspective, les indications fragmentaires qui subsistent quant à la cristallisation de sa pensée dessinent un ensemble cohérent.

À Munich et Wurzbourg, Bloch fut initié aux recherches philosophiques alors en cours dans ces universités, principalement à deux théories émergentes auxquelles il a abondamment puisé pour reformuler certains contenus de la pensée mystique. Ces théories sont d’une part la « logique de l’origine » de Hermann Cohen dont il prit connaissance à Wurzbourg (on y reviendra), et d’autre part la phénoménologie avec laquelle il se familiarisa déjà à Munich. Par phénoménologie, il faut entendre ici non pas seulement l’école issue de Husserl (à l’époque celle-ci naissait à peine) mais, plus largement, une psychologie descriptive des vécus de la conscience, s’intéressant non pas à la genèse des représentations et autres contenus psychiques, mais à leur caractère logique. Brentano et ses disciples — y compris le Husserl des Recherches logiques (1900-1901) — étaient à l’époque unis par le projet d’une telle psychologie descriptive, quelles qu’aient été par ailleurs leurs divergences. À Munich, Theodor Lipps en était devenu un ardent partisan. Ses élèves, dont plusieurs deviendront des phénoménologues de renom, oscillaient entre la version lippsienne et la version husserlienne de la psychologie descriptive. Encore à Munich, dès 1906, Bloch fit la connaissance de Max Scheler et dès ce moment il fut sensible à la synthèse que celui-ci opérait entre phénoménologie et philosophie de la vie. Signalons en outre que par certains aspects de leur oeuvre, on peut aussi rattacher à la psychologie descriptive des auteurs comme William James, ou encore Oswald Külpe et d’autres membres de l’école de Wurzbourg.

À Munich comme à Wurzbourg, le jeune Bloch fut donc directement exposé à diverses tendances de la phénoménologie[100]. Bloch provenant d’un horizon — la libre pensée — dédaigné par la philosophie universitaire, la rencontre avec cette dernière ne fut manifestement pas exempte de friction. Dans le séminaire de Theodor Lipps, racontera-t-il un jour, il fit un exposé intitulé « Éléments d’une théorie de la subjectivité » dans lequel il s’efforçait de penser le sujet en termes mystiques : « Par là, précisait-il, s’ouvrit à moi un tout autre espace intérieur que celui de Lipps[101] ». Peu après, devant le cercle des husserliens munichois, il fit un nouvel exposé où il était question de la subjectivité mystique chez Plotin et Augustin, et qui fut accueilli avec une certaine consternation : « À l’époque, commentera-t-il, le sujet était encore considéré seulement comme connaissant, ou percevant, ou ressentant, on n’en parlait pas au sens augustinien[102] ». Mais par-delà la déconvenue, ces anecdotes montrent que Bloch ne croyait pas impossible, dès cette époque, de mettre en rapport la psychologie descriptive et une conception mystique du sujet.

Afin de mieux comprendre ces efforts, il faut préciser davantage certains aspects de la mystique eckhartienne auxquels Bloch s’est intéressé. Dans son article d’octobre 1906 sur Nietzsche, on l’a vu, il évoquait l’idée d’une transformation de l’homme en Dieu. Cette conception se trouve exprimée tout au long des textes de l’édition Büttner. La naissance de Dieu, y explique Maître Eckhart, a lieu dans la partie la plus pure de l’âme, dans son fond, son essence secrète, vide de toute image et irreprésentable, et qu’on peut qualifier dès lors de pur néant. La divinisation de l’homme se produit lorsque l’âme, se simplifiant en se déprenant de la multiplicité et du devenir spatial et temporel, remontant en deçà de son être individuel de créature, en vient à coïncider avec le néant tout aussi irreprésentable du divin, la déité. Plusieurs fois dans son oeuvre, Bloch présente longuement ces vues en les rattachant aux concepts plotiniens de haplosis (simplicité, purification, pauvreté de l’âme) et de henosis ou synesis (union)[103]. Dans l’édition Büttner, l’idée de la naissance de Dieu en l’homme se trouve exposée notamment dans le premier sermon du cycle intitulé « De la naissance éternelle[104] », un texte auquel Bloch se réfère avec prédilection tout ou long de son oeuvre et dont, à plusieurs reprises, il cite ce long passage :

Un maître païen a dit […] une belle parole à un autre maître : « Je remarque en moi quelque chose qui resplendit dans ma raison : je sens bien que c’est quelque chose, mais ce que c’est je ne puis le saisir ; il me semble seulement que si je pouvais le saisir, je saurais toute la vérité ! » L’autre maître répondit alors : « Eh bien ! tiens-t’en à cela ! Car si tu pouvais saisir cela tu y trouverais l’idée de toute bonté et tu aurais la vie éternelle. » Saint Augustin s’exprime aussi dans ce sens : « Je remarque quelque chose en moi qui prélude à mon âme et l’éclaire d’avance : si ce quelque chose était rendu parfait et stable, ce devrait être la vie éternelle ! Cela se cache et se montre pourtant[105]. »

Pour Maître Eckhart, c’est ce niveau de l’incognito du sujet qui donne accès, sur le mode du pressentiment, à ce que nous sommes en vérité ; dans le sermon intitulé « De l’accomplissement » par lequel Büttner ouvre son recueil, le Maître affirme à propos de cette accession à soi : « C’est pour cela que toute la Bible est écrite, c’est pour cela que Dieu a créé le monde entier, pour que Dieu naisse dans l’âme et l’âme à son tour en Dieu[106]. » Le même sermon explique que cette origine infime où Dieu prend naissance se situe en dehors du temps, dans l’instant sans dimension du maintenant :

Qui posséderait le talent et la puissance de pouvoir rassembler à nouveau et concentrer en un maintenant présent le temps et tout ce qui s’est passé dans les six mille années et ce qui se passera jusqu’à la fin, cela serait la « plénitude du temps ». C’est le maintenant de l’éternité […]. L’âme dans laquelle Dieu doit naître, le temps doit lui avoir échappé et elle doit avoir échappé au temps, elle doit prendre son essor et se tenir parfaitement immobile dans cette richesse de Dieu : alors il y a une longueur et une largeur qui n’est ni longue ni large[107].

Ajoutons enfin que pour désigner en son origine la naissance du divin dans l’instant, Maître Eckhart recourt souvent à l’émouvante métaphore de la petite étincelle incréée, scintilla animae, das Fünklein, elle aussi copieusement resservie par Bloch[108]. On verra plus loin qu’Eckhart la fait aussi équivaloir au terme scolastique synteresis, dont Bloch fait grand cas[109].

Imprégné de toutes ces pensées, le jeune philosophe ne pouvait manquer d’y observer certaines correspondances avec les nouvelles théories philosophiques auxquelles l’exposaient ses études universitaires. C’est à partir de trois ensembles de correspondances ou de similitudes que le jeune Bloch nous paraît avoir refondu la mystique eckhartienne en une philosophie du non-encore.

1. L’incognito du sujet et l’instant présent

Parmi les similitudes qu’il est possible d’établir entre la pensée d’Eckhart et les observations de la psychologie descriptive, celle de l’incognito du sujet saute tout de suite aux yeux. Aussi bien Theodor Lipps qu’Oswald Külpe enseignaient que le moi peut certes se connaître en partie, se prendre lui-même pour objet, mais qu’il ne peut jamais s’appréhender entièrement et directement en tant que sujet agissant, c’est-à-dire au moment même où il agit : il ne peut décrire son acte que rétrospectivement. À Wurzbourg, l’Institut de psychologie dirigé par Külpe, qui s’efforçait de décrire les processus de pensée, fondait ainsi toute sa démarche sur l’auto-observation rétrospective. Quant à Lipps, il concevait l’ego cogito non pas comme un contenu de la conscience mais comme un acte qui, en tant que tel, a « une existence punctiforme. […] L’“acte” est un point, c’est-à-dire un moi. C’est un moi vécu punctiforme[110] ». Lipps relevait ce fait sans chercher à l’interpréter, mais on imagine aisément qu’en exposant, dans le séminaire de ce dernier, ses « Éléments d’une théorie de la subjectivité », Bloch chercha à comparer ces vues avec celles d’Eckhart relativement à l’essence secrète de l’âme, et ce, d’autant plus facilement que Lipps aussi bien qu’Eckhart associaient ce thème à la temporalité du sujet, au caractère instantané ou punctiforme de son acte. Sur ce point, William James exerçait son influence, probablement déjà à Munich, en tout cas certainement à Wurzbourg où ses conceptions étaient à l’époque abondamment discutées (Bloch consacrera un paragraphe de sa thèse à cet auteur[111]). Dans ses Principles of Psychology, il déclarait l’acte de la conscience impossible à décrire à cause de son caractère instantané :

Le moment présent de la conscience est […] le plus obscur […]. Il peut sentir sa propre existence immédiate […] mais rien ne peut être connu à son propos avant qu’il ne soit mort et envolé. […] Que l’on essaie je ne dis pas d’arrêter, mais de noter ou de considérer le moment présent du temps. Une des expériences les plus déroutantes se produit. Où est-il, ce présent ? Il a échappé à notre prise, enfui avant que nous puissions le toucher, parti dès l’instant où il devient[112].

Ces conceptions sont certainement à l’origine d’une des idées fondamentales de Bloch, inlassablement rappelée tout au long de son oeuvre : celle de l’obscurité de l’instant en train de se vivre, qu’il considère comme le point zéro de la conscience, de manière analogue à l’irreprésentable néant de l’âme évoqué par Maître Eckhart.

Une autre observation de la psychologie descriptive semblait toutefois indiquer qu’en dépit de son obscurité, l’acte de pensée a quelque chose de positif par son caractère spontané. À l’encontre d’une tradition remontant à Aristote et prolongée dans la psychologie associationniste de Wilhelm Wundt, la « psychologie de la pensée » pratiquée à Wurzbourg affirmait que les pensées ne sont pas toujours accompagnées d’images ou d’associations sensibles : il arrive qu’elles surgissent dans l’esprit inexplicablement, tout à fait spontanément, comme des unités ultimes, inanalysables et irréductibles à des paroles ou des représentations sensibles[113]. Külpe concluait de cela au caractère ultimement autonome, à la spontanéité de l’intellect et, s’appuyant sur cette découverte, il en venait à prophétiser une nouvelle conception du monde, un nouvel idéalisme fondé sur la souveraineté du sujet pensant[114]. Bloch a adhéré durablement à l’idée de l’indépendance ultime de la pensée à l’égard de l’intuition sensible ; dans un texte de 1939, il déclare : « L’acte psychique de penser n’est […] accompagné que partiellement d’intuitions, comme l’ont montré les recherches de l’école de psychologues de Wurzbourg[115] ». Comme Külpe et son école, il explique par là le fait que l’acte de pensée ne puisse être observé que rétrospectivement et demeure partiellement obscur. Toutefois, son interprétation de ce fait diffère considérablement de celle des psychologues :

Lorsque, dans les expériences menées avec des sujets, on demandait à ceux-ci ce qu’ils trouvaient immédiatement en eux-mêmes lors des actes de pensée observés, leur réponse immédiate était : rien, mais certes, rien seulement pour ce qui est des représentations intuitives ; toutefois, la réponse en disait plus que ce que la psychologie de la pensée en a tiré ultérieurement. Jusqu’à présent, l’énigme de l’obscurité immédiate n’a été ni suffisamment épinglée, ni même située à la place fondamentale qui lui revient[116].

En lecteur de Schopenhauer, de Nietzsche et d’Eduard von Hartmann, Bloch ne pouvait concevoir le moi comme d’emblée souverain : ces auteurs le convainquaient plutôt de renoncer à l’ego cogito en tant que fondement. L’obscurité du sujet en train de vivre et d’agir révélait au départ de l’acte subjectif non pas une rationalité originaire mais bien plutôt une irrationalité foncière ou, pour parler comme Schopenhauer, une origine volitive. Dans sa thèse, Bloch affirme en ce sens que « se dévoile toute l’irrationalité de l’être, dans la proximité la plus immédiate, voire dans la seconde tout juste vécue[117] ». C’était là, du même coup, rejeter l’identité établie par l’apophatisme eckhartien entre le néant de l’âme et Dieu. Le néant sans dimension de l’instant vécu est obscurité et le vivre ne produit aucune illumination. Ce point de radicale divergence entre Maître Eckhart et Bloch tient au refus, par ce dernier, d’une transcendance préétablie.

Pourtant, même dans ce rejet du théisme, le jeune Bloch reprend à son compte l’idée qui avait cours à Wurzbourg d’une spontanéité originelle de la pensée et il la couple avec l’image eckhartienne de la petite étincelle dans l’âme. À ses yeux, l’instant vécu obscur peut aussi être compris comme un commencement de lumière divine. La thèse de 1908 ne recourt pas encore directement au mot Fünklein, mais l’idée est présente en arrière-plan : la raison, souvent associée à la métaphore de la lumière, y est déclarée susceptible d’éclairer « la nuit de l’existant », de lui apporter sa « force illuminante[118] » ; or, le même texte affirme par ailleurs, à l’instar d’Eduard von Hartmann mais par des voies différentes, que l’être irrationnel et le savoir sont, de manière inchoative, « de la même étoffe[119] ».

Comment cela peut-il être pensé ? Comment, ayant pris acte à la suite de Maître Eckhart et des phénoménologues du caractère ineffable du sujet qui toujours agit dans l’instant fugitif, mais, à la différence de ces derniers, pensant l’acte de ce sujet punctiforme non pas comme la marque d’une raison souveraine mais plutôt comme quelque chose de pulsionnel, de volitif, d’irrationnel — comment donc envisager sans incohérence ou contradiction qu’à partir de cette obscurité de l’instant vécu Dieu puisse naître, que l’opacité de l’instant soit en même temps la petite étincelle dont parle le Maître ? Pour penser cela, Bloch ne pouvait s’aider ni des descriptions phénoménologiques, ni de Schopenhauer et de ses successeurs. Dans le bain où a soudain cristallisé sa philosophie, à l’été 1907, un autre ingrédient lui était nécessaire : ce fut la logique de l’origine de Hermann Cohen[120].

2. Le rien de l’origine et le savoir non encore conscient

Dans son Système de la philosophie, en particulier dans Logique de la connaissance pure (1902) et Éthique de la volonté pure (1904), Cohen avait radicalisé l’entreprise critique kantienne en s’efforçant de montrer que la raison pure engendre entièrement à partir d’elle-même la connaissance sans dépendre d’un donné sensible et d’une faculté d’intuition distincte de l’entendement. Le donné n’est certes pas nié, mais sa prétention d’absoluité face à la raison doit être entièrement dissoute par la critique ; en vérité, c’est la raison qui, en tant qu’il est connu, engendre ce donné et le détermine, en une approximation infinie. Au départ, il n’y a donc que le fait même de la connaissance scientifique, qui constitue pour elle-même un problème, une question qu’elle cherche à élucider. Le caractère problématique ou hypothétique des concepts que la connaissance engendre a priori est clairement affirmé par Cohen : à ses yeux, toute la connaissance pure, théorique aussi bien que pratique, est anticipation d’elle-même et s’oriente en définitive vers une Idée régulatrice (Dieu) qui en assure l’unité systématique et permet de penser et produire intégralement la connaissance en la rapportant de manière croissante à la totalité de ses conditions a priori. Sur le plan éthique, le caractère hypothétique de l’Idée prend la forme du postulat. Auparavant, sur le plan théorique, la connaissance se détermine au départ dans des concepts a priori, ceux des mathématiques d’abord, puis ceux des sciences de la nature. La manière dont Cohen pense l’origine de ce mouvement, dans les premières sections de Logique de la connaissance pure, est particulièrement importante pour notre propos. L’origine de la connaissance, dit-il, ne doit être que la position a priori de « quelque chose » qui l’occupe, et qui se présente d’abord comme simple question ou problème auquel correspond l’affect d’étonnement. Parce qu’encore indéterminé, ce « quelque chose » ne peut être pensé d’abord que comme rien ; c’est du rien qu’il tire son origine. Le rien auquel Cohen songe ici est le concept de nombre infinitésimal, dont il tirera la catégorie de quantité et toutes les catégories mathématiques ultérieures en tant que fondement de la science. Cohen est conscient de ce qu’il y a de paradoxal dans le fait de penser ainsi l’origine comme rien infinitésimal : « C’est comme si une ironie pesait sur l’infini, que jusqu’à présent on avait identifié à l’Ens realissimum, au fondement du fini. Or, c’est non pas cet infini de la spéculation métaphysico-théologique, mais bien l’infiniment petit qu’il faut désormais reconnaître comme point d’Archimède[121]. » Partant de l’infinitésimalité en tant que mouvement infiniment petit, Cohen déduit la pluralité en invoquant le fait que la connaissance est spontanément acte de production et d’engendrement, donc anticipation, signe +. La pluralité engendrée a priori a d’emblée un caractère temporel et est d’abord orientée vers l’avenir ; pour Cohen, l’avenir est la dimension première du temps, le passé et le présent (il conçoit ce dernier comme transition, donc comme un « être-ensemble », non pas comme un instant ponctuel) reposant sur la production préalable du temps dans l’anticipation.

Le jeune Bloch a été profondément marqué par ces vues. Certes, toute sa vie il a refusé le projet cohénien d’une logique de la connaissance pure, arguant qu’à la source de l’acte de connaître il y a bel et bien un donné alogique, dont il s’agit de surmonter cognitivement et pratiquement l’irrationalité. Cette position entraîne un rejet global de l’édifice conceptuel érigé par Cohen. Toutefois, bien que dans sa thèse il lui oppose une fin de non-recevoir, Bloch remarque que chez Cohen « la genèse infinitésimale du quelque-chose fini à partir du rien et, d’autre part, la reconduction de tous les énoncés à l’identité de la raison pure, semblent tout à fait intactes malgré le fait que le développement intermédiaire se soit fort étrangement fissuré[122] ». En d’autres termes, Bloch retient du système cohénien le terminus a quo de l’origine infinitésimale et de son mouvement d’anticipation, et le terminus ad quem de l’Idée ou de cette « profonde pensée moderne selon laquelle la déité n’est à chercher que dans le postulat[123] », mais il rejette la construction par laquelle Cohen les relie.

Que Bloch ait cru pouvoir s’approprier ces notions issues d’une entreprise théorique fort différente de la sienne — une entreprise que Cohen voulait foncièrement criticiste et hostile à toute métaphysique, a fortiori si elle est d’inspiration schopenhauerienne — vient du fait qu’il les a reçues par l’entremise d’un contemporain, Oswald Weidenbach, qui, dans un bref ouvrage de 1907 intitulé Homme et réalité, faisait un usage très libre du système cohénien pour formuler une philosophie à caractère existentialiste. Weidenbach se réclame volontiers du criticisme et de Cohen en particulier, qui dissout la prétention d’absoluité de tout donné extra-rationnel et rend ce dernier au travail de la raison. Mais cette dissolution critique, dit-il, doit aussi affecter le sujet connaissant lui-même, que l’idéaliste Cohen a tort de placer en position d’infrangible législateur a priori. Weidenbach veut faire descendre le sujet de son trône transcendantal et le penser comme faisant partie du réel qu’il produit, en un dispositif qui se réclame volontiers de la Phénoménologie de l’esprit, mais qui renonce à toute présupposition d’absoluité. Dans cette conception qui se veut un réalisme, objets et sujets doivent être compris comme autant de questions, d’énigmes, de problèmes à résoudre. À chaque instant, les êtres singuliers et l’ensemble du monde, avec leur obscurité, leurs contingences et leur indétermination constituent une « problématique » pour laquelle aucune solution n’est assurée, et à laquelle notre liberté ne peut répondre que par un travail de détermination rationnelle et pratique de soi et du monde : « […] nous recevons du rien l’énigme à partir de laquelle la raison crée la réalité[124] ». La destination rationnelle de l’homme et de la réalité, précise Weidenbach, est l’Idée ou Dieu[125], mais ce vocable désigne seulement une tâche infinie, requise du fait que « la contingence du présent réclame un avenir pour se justifier[126] » ; cette tâche n’existe pour nous que « sous la forme modeste de l’espérance[127] », d’un « non-encore ». Le problème que constitue chaque présent est donc tout uniment indétermination et effort de détermination rationnelle : « […] le problème est ni l’Idée, ni le rien, il est les deux, il est l’énigme dont la solution est l’Idée[128] », une Idée que nous tentons d’approcher au moyen de concepts et de postulats provisoires, qui façonnent notre être en le tendant vers un avenir sans cesse à redéfinir.

Bloch s’est manifestement beaucoup inspiré de cette esquisse d’une refonte de la pensée de Cohen en une ontologie. Weidenbach lui a fait comprendre que la tension perçue par Cohen au sein de la connaissance — le problème que la connaissance pure constitue à ses propres yeux prenant sa source dans le rien, dans l’absence de toute détermination, et ayant comme point d’arrivée l’Idée, anticipée à chacun de ses pas — permettait de décrire le mouvement du réel lui-même et de l’homme en son sein. Que ces vues aient emporté son adhésion vient de ce qu’elles réconciliaient d’une part l’expérience, décrite à la fois par les phénoménologues et la mystique, d’une obscurité originelle de l’âme ou du moi à l’instant même de son acte conscient, et d’autre part l’idée de Dieu comme telos de la raison. Ce qui réconciliait de la sorte l’obscurité de l’instant vécu et l’acheminement vers Dieu, c’est la manière dont Cohen et Weidenbach à sa suite avaient pensé l’origine : comme rien punctiforme et infinitésimal, c’est-à-dire comme un néant qui est tout uniment mouvement inchoatif et spontané d’anticipation d’une réponse à l’énigme que le sujet constitue pour lui-même.

Ce dispositif a pris chez Bloch la forme suivante, qui constitue la charpente de sa pensée. L’obscurité du maintenant est vécue comme un Nicht, une négation ou privation, vécu de contingence, problème, question, étonnement. Parce qu’il est négation, ce vécu détermine immédiatement un mouvement d’anticipation d’un instant suivant qui serait non plus obscurité mais lumière, entière saisie de soi-même. Tant qu’elle demeure insatisfaite, cette aspiration entraîne une pulsation d’instants sans cesse réitérés, qui composent un cours temporel orienté vers un avenir au but encore irreprésentable mais pressenti comme instant enfin plénier : présent non plus grevé d’obscurité, bien plutôt Präsenz par laquelle prendrait fin le douloureux processus temporel, instant auquel on pourrait dire comme Faust : « Arrête-toi donc, tu es si beau ! » Dans cette conception, le motif de la naissance de Dieu est reformulé comme un processus, incertain, car suspendu à l’agir humain faillible, mais qui, s’il réussit, serait atteinte de l’éternité en tant qu’instant récapitulant toutes choses. L’Idée est clairement posée comme but réel du processus, qui est donc tendu entre l’instant obscur en tant que « source » et l’instant plénier en tant qu’« embouchure[129] » — un « transcender sans transcendance[130] », comme Bloch se plaira plus tard à dire.

On notera que cette conception diverge sur un point décisif de celles de Cohen et de Weidenbach : alors que ces auteurs s’accordent à n’envisager qu’une approximation infinie de l’Idée et refusent pour cette raison toute identité mystique, Bloch affirme le devenir-réel de Dieu en tant que telos possible. Ce motif vient de ce qu’à sa manière il adhère à la doctrine eckhartienne de la Fünklein, de la petite étincelle qui est incréée dans l’âme et in nuce identique à Dieu. Transposée dans un cadre non théiste, cette conception est devenue chez le jeune philosophe l’idée de « savoir non encore conscient » ou de « non-encore-conscient », objet de « Sur la catégorie du non-encore », le texte de 1907 dans lequel il exprimait pour la première fois ses intuitions originelles. Cette idée reparaît dans la thèse doctorale[131], mais c’est surtout dans un texte de 1919 qu’elle se trouve pour la première fois explicitée[132]. Bloch expliquera un jour qu’au départ il liait cette idée du non-encore-conscient à la théorie des « franges de la conscience » de William James[133], ce qu’il faut comprendre comme suit. Au chapitre 9 de ses Principles of Psychology, James expliquait qu’on peut distinguer dans le courant de conscience des transitive parts et des substantive parts : les « parties substantielles » ont trait aux actes conscients en tant que tels, qui dirigent l’attention sur des objets ; pour leur part, les « parties transitives », ou franges, manifestent les relations diffuses entourant la conscience des objets, relations qui sont difficiles à saisir, car elles tendent à se substantialiser sitôt que l’attention s’y fixe ; il importe pourtant de les comprendre autant que possible, car elles révèlent le mouvement de la pensée, sa tendance intime, entourant la pensée de « l’écho évanescent de sa provenance, [du] sens naissant de sa destination[134] ». À Wurzbourg, les psychologues assimilaient à de telles franges les fugitives « pensées sans intuition » qu’ils s’efforçaient d’observer[135] et la découverte alléguée par le jeune Bloch du non-encore-conscient s’inscrit manifestement dans ce contexte aussi[136]. Le concept de non-encore-conscient désigne un mouvement d’émergence dans la conscience, le pressentiment d’un nouveau qui n’est réductible à rien de ce qui a déjà eu lieu (qui serait, par exemple, devenu inconscient) ; il transparaît dans l’espoir et le rêve éveillé authentiques, et plus particulièrement dans l’agir créateur[137]. Jamais encore, prétend Bloch, cette émergence n’a été thématisée en tant que telle et il se donne précisément pour tâche de la comprendre. Les plus belles pages que son oeuvre ait à offrir sont celles où, avec toutes les ressources de son expérience personnelle, de son immense culture et d’une rhétorique envoûtante, il décrit les énigmatiques manifestations du non-encore-conscient dans les oeuvres du génie humain ou dans l’insolite du quotidien, dans les désirs et les pressentiments de la jeunesse comme dans les moments charnières où l’histoire peut prendre un cours nouveau. Toujours, dit-il, c’est la possible apparition de quelque chose de tout à fait inédit qui se signale là, qu’il importe de comprendre philosophiquement : le non-encore-conscient doit être « conscient quant à son acte » qui est émergence, et « su quant à son contenu » qui est quelque chose en train d’émerger[138]. Or il n’est pas fortuit que dans son texte de 1919, la compréhension de cette émergence à partir du presque-rien de l’instant vécu obscur recourt directement au vocabulaire de la mystique : à nouveau, comme dans un passage déjà cité des « Pensées sur des choses religieuses » de 1905 où il signalait la présence dans l’intériorité de « pressentiments d’une force mystérieuse, infinie », il affirme maintenant que dans la nostalgie humaine et ses pressentiments se trouve « un point originaire », « la pulsion du bien, de l’humain, de la récollection, la volonté de Dieu et de son royaume, qui ne cesse de brûler dans l’histoire humaine et de la hanter ; scintilla, l’étincelle incréée[139] ». Ce qui émerge n’est pas déjà, n’est pas encore le divin ; mais ce n’est pas non plus, n’est pas déjà l’humain. L’étincelle manifeste l’homo absconditus, qui ne serait réalisé et révélé à soi que dans sa coïncidence avec le deus absconditus encore en souffrance[140]. La réalisation du non-encore-conscient s’avère ainsi très paradoxale puisqu’elle ne peut se faire à partir d’un agent préétabli : dans son oeuvre de maturité, Bloch parlera à ce propos de réalisation du réalisant[141]. Ailleurs, il parle aussi, dans le même sens, de la « question inconstructible[142] », celle que l’on est à soi-même et pour la résolution de laquelle aucun appui n’est disponible en dehors d’un soi rien moins qu’assuré de lui-même (dans le même contexte, il forge le néologisme « autoproblème[143] »). Mais c’est dès le texte de 1907 « Sur la catégorie du non-encore » que Bloch signale cet état de chose, disant de l’humain qu’il est à la fois « voyageur, boussole et vaste territoire[144] ».

Sur la voie de cette réalisation, Bloch ménage une place, tout au long de son oeuvre, à des expériences inopinées d’arrêt du temps, qui sont comme des anticipations de l’instant ultime, de ce qui tente d’émerger et de venir à l’existence et à la conscience. Déjà dans sa thèse, il évoque en ce sens de mystérieux « facteurs transcendants[145] ». Ces expériences consistent en des étonnements, ou des « intentions symboliques » de quelque chose d’important qui transparaît fugitivement et fortuitement dans des paroles ou des événements même infimes, ou encore dans de grands moments historiques ; elles incluent aussi l’« extase », le nunc stans de saint Augustin et de Maître Eckhart, qui en constitue même la forme la plus authentique parce que s’y révèle le plus clairement leur visée à toutes : l’instant plénier[146]. Ces expériences inattendues révèlent sous une forme encore obscure parce que d’une trop radicale nouveauté ce que nous sommes en vérité, Dieu en tant que « germe ou essence, réalité au contenu énigmatique, dont le degré de réalité n’est que très difficilement compréhensible[147] ». Tout au long de son oeuvre, Bloch emploie dans ce contexte le concept de « latence », qui renvoie à ce qui gît au coeur de notre aspiration, de ses pressentiments et de la tendance animant le monde, c’est-à-dire « la structure dans laquelle s’exprime, pour la tendance, l’étrange préexistence de son orientation et de son anticipation ». Cette latence, dit-il, pourrait être comprise comme « un dernier oripeau du vieux ciel », mais à tort : si « elle n’est pas de ce monde[148] », c’est non pas en tant qu’au-delà transcendant mais en tant que clair-obscur de ce qui n’est pas encore. Cette mise en garde de Bloch signale que, autant que le permet la conceptualité du non-encore, sa notion de latence confine au théologique.

Parmi les anticipations manifestant ce qui se trame de manière non encore consciente, Bloch compte aussi les fulgurations créatrices des génies. Selon Lask, dont il s’inspire sur ce point, les grands personnages inventent par causalité libre quelque chose de tout à fait inédit ; leur liberté, écrit cet auteur, est « nouveauté, création, elle introduit et crée dans le temps ce qui n’a jamais existé[149] ». Suivant cela, Bloch pense la génialité comme « manifestation d’un degré particulièrement élevé de non-encore-conscient et de la capacité de prendre conscience de ce dernier, c’est-à-dire en fin de compte de la puissance d’explicitation de ce non-encore-conscient dans le sujet, dans le monde[150] ». Or cette puissance vaut particulièrement « pour la pensée philosophique, pour la génialité du concept[151] » et son pouvoir d’orientation. Dans un autre texte de jeunesse, Bloch écrit en ce sens : « Les inclinations, les rêveries, les plus sérieuses et pures émotions, les enthousiasmes orientés vers des fins […] jaillissent dans l’âme d’un point originel, celui qui fait naître et qui définit les valeurs[152] ».

On a dit déjà que dès ses articles de 1905 et 1906, Bloch en appelait à une création de valeurs en prise sur la vie, mais inspirée de la mystique plutôt que de Nietzsche. La découverte du « savoir non encore conscient » au contact de la logique cohénienne de l’origine infinitésimale et de la phénoménologie lui a procuré des moyens pour penser cela à nouveaux frais. Son oeuvre de jeunesse présente toutefois des vues davantage précises sur la création de valeurs, qui lui ont été inspirées par un nouveau recours phénoménologique, à Husserl cette fois, comme nous allons maintenant voir.

3. L’intention mystique dans la connaissance

À la base de la production des valeurs, pense Bloch, il y a un acte demeuré jusque-là ignoré des psychologies descriptives, et dont il esquisse la théorie. Cet acte est l’Eingedenken. À ses étudiants de Leipzig, dans les années 1950, Bloch s’est expliqué sur son usage de ce mot chatoyant et énigmatique qui se maintient jusque dans son oeuvre de maturité[153]. Maître Eckhart, rappelle-t-il, désigne parfois la « petite étincelle » par synteresis (« syndérèse »), un terme de la scolastique auquel il donne des accents qui lui sont propres. La syndérèse est la conscience mystique, le point où l’humain devient divin et le divin humain. L’âme accède à ce point par un double mouvement de purification de soi et de présence à soi permettant l’union au divin, mouvement auquel la volonté a une certaine part[154]. À cause de sa richesse, Bloch déclare intraduisible le mot synteresis mais il en propose une espèce de paraphrase en s’aidant d’un vers trouvé dans les Wesendonck-Lieder, où Richard Wagner a mis en musique des poèmes de son amie Mathilde Wesendonck : dans un contexte d’inspiration bouddhiste, où il est question de délaisser l’inessentiel, de se rappeler le fondement de tout et de s’y unir, la poétesse écrit « Allvergessen [oubli de tout] — Eingedenken ». Le verbe eingedenken est un néologisme ; en allemand, le terme courant est l’adverbe eingedenk, qui signifie à peu près « en se souvenant de, en pensant à » (gedenken, c’est accorder une pensée spéciale à quelqu’un ou quelque chose, et le préfixe ein- indique un mouvement vers l’intérieur) ; les termes courants « remémoration » et « souvenir » ne conviennent pas pour rendre eingedenken comme font les traducteurs, car pour Bloch il ne s’agit pas seulement ici de se tourner vers le passé mais plutôt, par un effort de concentration, de plongée en soi-même et d’abandon, de percevoir de quelque manière ce qu’il y a de caché en nous et dans ce qui a déjà eu lieu, l’homo absconditus en tant qu’il coïncide avec notre destination future[155] ; Le Principe Espérance donne de l’acte d’Eingedenken un excellent exemple, un verset du Psaume 37 qui dit : « Que ma main droite se dessèche si jamais je t’oublie, Jérusalem[156] », évoquant ainsi le souvenir d’un but plutôt que d’une chose passée. Faute de mieux, nous rendrons ici Eingedenken par un mot moins usité que les précédents : « souvenance », en sous-entendant « de l’essentiel », lequel est l’inaccompli dans le passé et dans l’obscur de l’instant immédiatement vécu. La souvenance peut avoir plusieurs degrés, mais une page décisive de Thomas Münzer explique que « la souvenance absolue » arrive par « le miracle du bond, du bond vers le contenu en tant que donné possiblement originaire », et qu’en ce sens elle demeure affaire de grâce ; toutefois, ajoute l’auteur, on peut concevoir pour « l’étincelle de la pure “synteresis” une synergie complexe de liberté et de grâce[157] », c’est-à-dire que de quelque manière, l’agir humain peut contribuer à la venue de l’instant plénier puisque ce qui s’y révèle n’est rien d’autre que l’humain véritable. L’acte de souvenance, dans ce contexte, consiste en la création de valeurs inédites qui révéleraient notre identité cachée et encore à être.

Pour penser cette création, Bloch s’est inspiré, déjà dans sa thèse, de la théorie de l’intuition catégoriale élaborée par Husserl dans la sixième de ses Recherches logiques (1901)[158]. Pour cet auteur, les actes de connaissance adéquate se manifestent par l’évidence accompagnant le remplissement d’une intention, d’une visée (Meinen) spécifiée dans des actes signitifs. À des degrés divers, le remplissement est donné dans une intuition qui peut être simple (perception sensible) ou catégoriale (perception des formes logiques dans l’état de chose). L’intérêt de Bloch va d’une part à l’acte de visée, d’autre part à l’intuition catégoriale en tant qu’elle outrepasse le niveau des faits empiriques. Dans la visée (ou vouloir-dire), il perçoit un élément volitif à la source de la connaissance, une « intention motrice », qu’il rapproche d’autant plus aisément de l’étincelle eckhartienne qu’il avait pu lire sous la plume du Maître, dès la première page du recueil Büttner, cette phrase qu’il citera inlassablement : « La nature la plus intérieure de tout grain veut dire (meint) déjà froment, et tout métal signifie (meint) l’or, et toute naissance signifie l’homme[159] ! » Bloch pouvait d’autant mieux tirer profit d’un tel passage, y percevoir un « parallélisme de l’éclaircissement de soi et de l’éclaircissement du monde[160] » et assimiler l’idée de visée à une volonté métaphysique, que chez Maître Eckhart la visée n’est pas seulement subjective mais prend des proportions ontologiques, ce dont notre auteur était pleinement conscient : comme l’affirmaient déjà ses « Pensées sur des choses religieuses », « nous sommes nous-même le monde[161] ». Mais outre l’acte de visée, ce qui intéresse aussi Bloch chez Husserl, c’est l’intuition catégoriale, intuition d’une forme logique qui, de l’avis de Bloch, permet l’invention — plus précisément : la souvenance — de valeurs et de postulats moraux dont la seule pensée réclame immédiatement l’être, qu’ils soient factuellement réalisables ou non. Ces valeurs et postulats ont pour horizon ultime l’Idée de Dieu ; aussi Bloch qualifie-t-il l’acte qui les vise d’intention « morale-mystique ». L’intuition catégoriale est ici l’acte de génies moraux, mais parce qu’elle doit résulter chez eux d’un effort de présence à soi, de souvenance de l’intériorité la plus profonde au coeur de l’instant vécu, Bloch pense que le vécu d’évidence qui accompagne le remplissement de sa visée peut à certains égards être compris comme « illumination ».

Très tôt, Bloch a pensé son concept de souvenance comme un prolongement de la théorie husserlienne de l’intuition catégoriale. C’est ce qu’affirme clairement Esprit de l’utopie[162] ; et déjà en 1912, lors d’une visite qu’il fit au maître de Göttingen, il s’entretint avec lui de l’idée de souvenance[163]. Son appropriation de la notion d’intuition catégoriale a permis à Bloch de sauvegarder l’aspect affirmatif de l’apophatisme eckhartien, la déité, sous la forme d’un acte spontané de création de valeurs susceptibles d’acheminer l’âme vers la présence à soi, vers l’instant plénier libéré de toute obscurité. Concevoir cela avait été le but de sa recherche, dès les « Pensées sur des choses religieuses », et c’est pourquoi la notion d’intuition catégoriale, en tant que perception véritable d’un objet idéel, fut certainement déterminante dans la gestation de sa pensée. Reformuler la mystique de Maître Eckhart en l’idée d’un « savoir non encore conscient » requérait certes l’intégration d’autres éléments : aux psychologies descriptives de James, Lipps et Külpe, il devait l’idée de l’obscurité de l’instant vécu ; et grâce à la logique de l’origine de Cohen et à la lecture qu’en faisait Weidenbach, il avait compris que cet instant ponctuel obscur pouvait être compris à la fois comme mouvement spontané et inchoatif d’auto-anticipation. Mais en outre, au moyen de la théorie husserlienne de l’intuition pensée comme souvenance, il pouvait concevoir l’orientation du savoir non encore conscient, la création de valeurs inédites, celle-là même à laquelle le jeune penseur s’était senti enjoint par Nietzsche.

Au travail philosophique tel que Bloch le concevait, une responsabilité particulière revient dans cette création : conscient de la source et de l’embouchure, du problème qui transit chacun des instants, et ce, d’abord dans son propre vécu, le philosophe exerce une fonction « vicariante » : « Le philosophe […] est tenu de satisfaire à la profonde injonction de Baader : tel un soleil, s’élever au-dessus de toutes les créatures afin de les aider à la manifestation de quelque chose d’égal à Dieu[164] ». Ces lignes expriment la compréhension qu’avait Bloch de sa vocation personnelle et elles expliquent en bonne partie le ton d’exhortation de ses écrits, qui à plusieurs égards font songer à un exercice spirituel : inlassablement, ils rappellent l’obscurité de l’instant vécu en tant qu’énigme et problème aiguillonnant la vie et la pensée, et ils enjoignent le lecteur à comprendre ce mouvement comme non-encore-conscient et acte de visée, à se mettre à l’affût des mystérieuses manifestations anticipées de l’instant plénier, et de voies possibles pour s’y acheminer. Bloch réitère ainsi à sa manière le double mouvement de la mystique eckhartienne : d’une part la purification, la reconduction de toute chose à son irreprésentable origine, et d’autre part, sur cette base, l’union avec une destination tout aussi irreprésentable mais pressentie dans l’acte de souvenance qui peut se produire inopinément et faire surgir des valeurs nouvelles.

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Les pages qui précèdent ont cherché à montrer que le recours de Bloch au langage de la mystique, tout au long de son oeuvre, n’a rien eu d’un flirt superficiel : ce penseur libre a au contraire considéré avec un sérieux rare chez les philosophes modernes l’intériorité et la quête de salut qui s’y vit et en émane, et c’est précisément en tentant d’en reformuler le discours et la pratique dans un cadre qui se voulait post-théiste qu’il a donné naissance aux notions et dispositifs conceptuels les plus centraux de sa philosophie. En même temps que ce constat ouvre la voie à un examen critique plus précis de la pensée de Bloch, il rend aussi disponible à la recherche philosophique et théologique des intuitions qui nous paraissent neuves, à tout le moins fort suggestives, relativement à l’expérience religieuse et à sa phénoménologie, dans le contexte d’un monde qui aujourd’hui, non moins que l’étudiant de Wurzbourg il y a cent ans, cherche son chemin entre un théisme conventionnel et l’athéisme.