Corps de l’article

I. Introduction

1. Nature et plan d’ensemble des Communia logice

Dans un numéro thématique antérieur de cette revue[1], nous avons présenté les Communia logice (selon l’orthographe médiévale du manuscrit ; « Points communsdelogique ») — un recueil « didascalique[2] » lié à la carrière « artienne[3] » (débutée à Paris au plus tard en 1260-1261) de maître Pierre de Limoges[4], un des premiers sociétaires du Collège de Sorbonne (fondé en 1257)[5] —, en offrant l’« editioprinceps » de leur introduction et de leur section « Circa Librum Porphirii” » (« Autour du “Livre de Porphyre” »), ainsi qu’en étudiant le traitement du célèbre problème des universaux dans cette dernière section sur l’Isagoge porphyrienne. Dans le présent article, nous étudions et éditons le témoignage jusqu’ici inédit des Communia logice sur l’abstraction — en fait double — et sur la séparation, un thème philosophique notoirement présent — on l’a vu[6] — dans le Super Boetium « De Trinitate » de Thomas d’Aquin, rédigé à Paris entre 1257-1259[7]. Un examen d’ensemble réellement approfondi des Communia logice ne sera possible que lorsque nous disposerons d’une édition critique de la totalité de cette collection de questions[8], à structure argumentative variable, formellement apparentées pour les plus développées aux questions disputées[9], mais l’édition partielle susmentionnée permet déjà de constater — surtout au sujet des cinq prédicables[10] — que ce texte constitue vraiment, bien qu’on ne l’ait pas reconnu auparavant[11], une sorte de commentaire « questionné » assez systématique (écho, au moins dans certains cas, de discussions ayant concrètement eu lieu dans un cadre pédagogique à déterminer : cours, « disputationes in scolis », « collationes » ou exercices, voire examens[12]) sur les traités composant la « Vieille logique » (« Vetus logica »), en l’occurrence : l’Isagoge de Porphyre[13], les Catégories (ou Prédicaments) d’Aristote[14], le Livre des six principes (un anonyme du xiie siècle)[15], le De l’interprétation d’Aristote[16], le traité Des différences topiques[17] et le Livre de la division de Boèce[18]. Ainsi, la liste des matières abordées par les Communia logice — avec références aux folios de l’unique manuscrit qui nous a préservé cette compilation (et dont nous reproduisons l’orthographe latine médiévale et les libellés des titres d’ouvrages) — donne globalement le plan qui suit :

Plan des Communia logice (ms. Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds latin 16617) :

  • I. Introduction : Sur la « Vieille logique » (fol. 171ra) ;

  • II. Autour du Livre de Porphyre (Circa LibrumPorphirii, fol. 171ra-172vb) ;

  • III. Le Livre des Prédicaments (Liber Predicamentorum, fol. 172vb-177rb) ;

  • IV. Le Livre des Six principes (Liber Sex principiorum, fol. 177rb-178va) ;

  • V. Le Livre de l’Interprétation (Liber Peryarmenias, fol. 178va-181ra) ;

  • VI. Le Livre des Topiques de Boèce (Liber Topicorum Boecii, fol. 181ra-182vb) ;

  • VII. Le Livre des Divisionsde Boèce (Liber Diuisionum Boecii, fol. 182vb-183rb).

Les Communia logice ont, comme s’il s’agissait d’un seul texte dans le manuscrit, pour continuation les Communia gramatice[19], qui occupent les folios 183rb-205vb du ms. 16617 et se composent principalement de questions relatives aux traités de grammaire dont l’étude était prescrite par les statuts de la Faculté des arts de Paris (Priscienmajeur, Priscienmineur, Pseudo-PriscienDel’accent, Barbarisme de Donat)[20] : une recherche récente rend manifeste que ces questions constituent — mutatis mutandis à la manière des Communia logice — une forme de commentaire pour le court corpus donatien ; d’autres recherches seront nécessaires pour voir s’il en est de même avec l’énorme corpus priscianique[21].

2. Le lieu d’énonciation du témoignage sur l’abstraction et la séparation dans les Communia logice

Contrairement à d’autres textes didascaliques parisiens du xiiie siècle[22], les Communia logice, débutant directement par une interrogation « sur la nécessité de la “Vieille logique” » (« de necessitate Veteris logices” »)[23], ne contiennent pas une introduction où le champ philosophique est épistémologiquement divisé en parties et où il est naturel de trouver des considérations sur la tripartition des sciences (ou philosophies) théorétiques (physique, mathématique, théologique) opérée principalement à partir du fait d’être ou non séparé (χωριστόν : separatum ; abstractum, littéralement « abstrait », dans les versions arabo-latines) de la matière et du mouvement selon l’être (esse) et l’intellect (intellectus, aussi traduisible par « l’intellection ») ou, alternativement, la définition (diffinitio [= definitio]), le tout dérivé ultimement des paramètres canoniquement formulés par la Métaphysique d’Aristote en E, 1 (1026a10-19) et en K, 7 (1064a28-b3)[24]. Le lieu d’énonciation du témoignage des Communia logice sur l’abstraction et la séparation doit donc être recherché ailleurs et se trouve effectivement dans un endroit a priori surprenant : la section consacrée au commentaire des Catégories. Puisque, on vient de le souligner, les Communia logice constituent vraiment un commentaire sous forme de quaestiones du traité aristotélicien, cette section sur la quantité n’est pas monolithique, mais se subdivise plutôt selon l’organisation même des Catégories :

Subdivisions[25] de l’exposé sur les Catégories d’Aristote (avec références aux folios du ms. 16617) :

  • III.1. Sujet du livre des Prédicaments et points variés sur ce livre (fol. 172vb-173rb) ;

  • III.2. Sur la substance (fol. 173rb-174ra) ;

  • III.3. Sur la quantité (fol. 174ra-175rb) ;

  • III.4. Sur la relation (fol. 175rb-175vb) ;

  • III.5. Sur la qualité (fol. 175vb-176rb) ;

  • III.6. Sur les six autres prédicaments (fol. 176rb-176vb) ;

  • III.7. Sur les cinq postprédicaments (fol. 176vb-177rb).

Après une série de questions couvrant les liminaires (sujet et plan du traité) et les quatre premiers chapitres (antéprédicaments, dits complexes et incomplexes, genres des prédications, liste des prédicaments [alias catégories]), cette section comprend en effet une sous-section pour chacun des quatre premiers prédicaments — ceux auxquels justement les Catégories réservent un chapitre individuel (chapitres 5-8), une section pour les six derniers prédicaments (traités brièvement d’un bloc en Cat., 9, 11b1-9) et une autre pour les postprédicaments (d’après Cat., 10-15, 11b15-15b33).

Dans ce commentaire bien ordonné des Catégories, on peut de prime abord noter avec étonnement une insistance marquée sur la quantité. Cette insistance exégétique des Communialogice au sujet de la quantitas se mesure bien grâce aux données suivantes relatives aux quatre prédicaments présentés individuellement de manière détaillée par Aristote dans les Catégories. Avec ses 200 lignes (en grec), le chapitre 5 des Catégories — sur la substance — a suscité une sous-section de 107 lignes de commentaire dans les Communialogice (ms. Paris, BnF, fonds latin 16617) ; avec ses 131 lignes, le chapitre 6 — sur la quantité — en a suscité une de 213 lignes ; avec ses 184 lignes, le chapitre 7 — sur la relation —, une de 97 lignes ; avec ses 195 lignes, le chapitre 8 — sur la qualité —, une de 111 lignes. Ce qui s’illustre synthétiquement ainsi :

 

éd. Bekker

Communia logice

Ms. BnF, lat. 16617

Proportion Communia logice

pour 1 ligne de Bekker

substance

Cat., 5

200 lignes

Col. 2a11-4b19

107 lignes

Fol. 173rb-174ra

0.54 ligne

quantité

Cat., 6

131 lignes

Col. 4b20-6a35

213 lignes

Fol. 174ra-175rb

1.63 ligne

relation

Cat., 7

184 lignes

Col. 6a36-8b24

97 lignes

Fol. 175rb-175vb

0.53 ligne

qualité

Cat., 8

195 lignes

Col. 8b25-11a38

111 lignes

Fol. 175vb-176rb

0.57 ligne

-> Voir la liste des tableaux

Proportionnellement, donc, les Communia logice consacrent, à la quantité, plus de trois fois plus de lignes qu’à la relation, exactement trois fois plus de lignes qu’à la substance et presque trois fois plus de lignes qu’à la qualité. Une inspection plus attentive fait ressortir que cette sous-section sur la quantité se compose de trois parties dont la deuxième — nettement la plus développée — traite de la quantité en rapport avec les sciences mathématiques :

Parties de la sous-section sur la quantité dans les Communia logice (avec références aux folios et aux lignes du ms. 16617) :

  • III.3.1. Sur le genre généralissime, la division et les espèces de la quantité (fol. 174ra-rb = 78 lignes) ;

  • III.3.2. Sur les sciences mathématiques en regard de la quantité (fol. 174rb-175ra = 106 lignes) ;

  • III.3.3. Sur les propriétés de la quantité (fol. 175ra-rb = 31 lignes).

Si les première (III.3.1) et troisième (III.3.3) parties trouvent indéniablement leur justification dans la mention explicite que le chapitre 6 des Catégories fait, en 4b20-5b10, de la division de la quantité (discrète [telle que le nombre, le discours] ou continue [telle que la ligne, la surface, le corps, le temps, le lieu]) et, en 5b11-6a35, de ses propriétés (ne pas avoir de contraire, ne pas être susceptible du plus et du moins, être dite égale et inégale), en revanche la deuxième partie (III.3.2) — malgré sa plus grande longueur et mis à part ses deux dernières questions/réponses (relatives uniquement au temps et au lieu) — ne se rattache à rien directement dans le traité aristotélicien, car, en dépit de l’accent mis dès le début sur les espèces de la quantité et en dépit aussi des exemples fournis comme le nombre ou la ligne, ledit chapitre est absolument silencieux quant aux sciences mathématiques et à leurs branches principales ici impliquées (arithmétique, géométrie, etc.). Or, c’est très exactement en figure de proue de cette seconde partie, inopinée du point de vue de la stricte exégèse, que se trouve la question — la seule à structure dialectique d’une série de huit — où s’articule le témoignage des Communia logice sur l’abstraction et la séparation.

Dans sa remarquable étude de pionnier consacrée au survol de plusieurs abrégés examinatoires émanés de la Faculté des arts de Paris au xiiie siècle[26], le regretté P.O. Lewry avait déjà noté ce développement inattendu, en le qualifiant, à juste titre, d’« excursus » et en signalant, avec son érudition artienne, le focus similaire sur le quadriuium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie) caractéristique du « matériel » didascalique — apparenté par ailleurs à bien d’autres égards (on le verra très bientôt) — contenu dans le ms. Paris, BnF, lat. 16390, à savoir : le De communibus artium liberalium[27] (fol. 194ra-200va) — où l’ancrage parisien est conforté par l’exemple de la « Tour de Notre-Dame » (éd. § 238) — et les Questiones mathematice[28] (fol. 201ra-206vb). Or, comme nous l’avons déjà signalé[29] (en précisant les découvertes faites par A.G. Judy[30] et L.M. de Rijk[31]), les Questiones mathematice — des questions dont nous avons déjà cité un extrait clé dans notre autre article de ce numéro thématique[32] et sur lesquelles nous aurons prioritairement à revenir parce qu’une comparaison avec elles sera philologiquement et structurellement profitable pour la reconstitution du témoignage, parfois déficient à ces points de vue, qui nous occupe ici — se situaient à l’origine dans le même manuscrit que les Communia logice où, au surplus, elles les précédaient immédiatement (comme le prouvent, entre autres éléments : 1. le même type de cahiers avec une mise en page et une main d’écriture identiques pour les deux textes ; 2. une réclame « Consequenter », à la fin du cahier [ms. 16390, fol. 206v] où se terminent les Questiones mathematice, annonçant l’incipit des Communia logice, qui débutent un nouveau cahier [ms. 16617, fol. 171ra], initialement contigu, où cette compilation logique figurait donc originellement en guise de complément à cette compilation mathématique[33]). En outre, correspondant en tout point aux indications marginales d’abréviations unificatrices qui figurent en marge du De communibus artium liberalium et des Questiones mathematice dans le ms. Paris, BnF, lat. 16390, on lit, dans le ms. BnF, lat. 16617, une version abrégée — réalisée par un autre copiste — fusionnant ces deux textes (fol. 161v-170v) juste avant les Communia logice (fol. 171ra-183rb)[34]. Comme nous avons pu le confirmer avec certitude en examinant toutes les annotations des mss 16390 et 16617[35], les indications d’abréviations dans les marges du De communibus artium liberalium et des Questiones mathematice sont de la main même de Pierre de Limoges, qui, à sa mort en 1306, a légué à l’ancienne Bibliothèque de la Sorbonne les actuels mss 16390 et 16617 parmi quelque 120 manuscrits[36]. On a émis l’hypothèse que Pierre de Limoges avait supervisé ladite copie abrégée combinant le De communibus artium liberalium et les Questiones mathematice pour répondre aux besoins de ses étudiants, au début des années 1260, lors de sa régence ès arts parisienne[37]. De plus, on a souligné que dans les Communia gramatice, qui font suite aux Communia logice sans solution de continuité dans le ms. 16617, les exemples du type « Ego Petrus curro » (« Moi, Pierre, je cours » ; fol. 194vb) ou « Petrus siue Petrus » (« Pierre ou Pierre » ; fol. 201ra) pourraient constituer un indice de la paternité littéraire de Pierre de Limoges quant à cette compilation logico-sémantique[38]. Comme la régence ès arts — obligatoire pour une période d’au moins deux ans — clôturait un cycle d’études de six ans à cette époque à Paris[39], il est aussi possible que Pierre de Limoges ait commencé à réunir le matériel didascalique des mss 16390 et 16617 du temps même de sa formation dans les années 1250.

3. Acquis d’histoire littéraire et enquête à poursuivre

Quoi qu’il en soit des conjectures dans ce qui précède, nous disposons dès maintenant d’assez d’informations précises et fondées pour établir un lien entre le développement notable sur la quantité — avec le témoignage sur l’abstraction et la séparation qui en constitue le centre — et le vif intérêt pour les sciences mathématiques chez Pierre de Limoges, un étudiant ès arts de peu après le mitan du xiiie siècle, puis un maître de la Faculté des arts de Paris, avant de poursuivre en théologie et peut-être en médecine, que l’obituaire de la Sorbonne[40] décrit comme « grand astronome » (« Magnus astronomus ») et que l’on peut considérer, avec certitude, sinon comme l’auteur ou le compilateur, du moins comme un configurateur, un utilisateur et un lecteur du matériel didascalique (alors partie intégrante des volumes de sa bibliothèque) des manuscrits du fonds latin de la Bibliothèque nationale de France qui portent aujourd’hui les cotes 16390 et 16617.

Ce faisant, nous venons d’éclairer un point d’histoire littéraire et, surtout, de clarifier le lieu d’énonciation du témoignage des Communia logice sur l’abstraction et la séparation. Il nous reste à déterminer les conséquences de ce lieu d’énonciation, avec en filigrane ces liens littéraires, en examinant le contenu et la structure de ce témoignage.

II. Analyse du témoignage des Communia logice sur l’abstraction et la séparation

Nous analysons ici par paragraphes, essentiellement en traduction française, ce témoignage dont nous éditons ci-dessous d’un bloc, section IV, le texte latin original (en discutant à cet endroit des interventions ecdotiques).

1. La structure argumentative du témoignage et ses problèmes : un aperçu

La modalité discursive des questions des Communia logice est — nous l’avons dit — variable, allant d’un déploiement argumentatif complexe à une série de questions simplement suivie de la série des réponses. Les questions les plus complexes possèdent généralement une structure formelle décomposable en ces six éléments : 1. une question thématique ; 2. une position dialectique provocante (à l’encontre de la solution communément reçue) ; 3. une argumentation (parfois composite) en faveur de la position dialectique (les arguments après le premier, s’il y en a, étant introduits par « De même » [« Item »]) ; 4. une opposition (annoncée par « À l’opposé » [« Ad oppositum »]) à la position provocatrice (une sorte de « Sed contra » thomasien ; s’il y a plus d’un argument, « De même » [« Item »] est utilisé comme décrit ci-dessus) ; 5. une réponse (globalement assimilable à une position personnelle et commençant par « À cela il faut dire que » [« Ad hoc dicendum est quod »]) ; 6. une réfutation de l’argumentation en faveur de la position dialectique (processus s’ouvrant par « Au <point> objecté en <sens> contraire il faut dire que » [« Ad obiectum in contrarium dicendum est quod »] ou « À la raison en <sens> contraire il faut dire que » [« Ad rationem in contrarium dicendum est quod »] ; tout argument ultérieur, le cas échéant, débutant par « À l’autre <point> il faut dire que » [« Ad aliud dicendum est quod »]).

La question qui énonce le témoignage des Communia logice sur la sellette est — on l’a dit au passage — la première d’une série de huit et la seule dialectiquement complexe de cette partie III.3.2. Il s’agit toutefois d’une question à structure dialectique à l’évidence un peu érodée ou « simplifiée », voire accidentée, rendue confuse ou bien inaboutie ; d’une question dont, en outre, nous aurons à reparler (infra, section « IV. Le texte », apparatus lectionum) des déficiences philologiques, nombreuses à l’affecter comme tout le reste de cette copie manuscrite — unique mais malheureusement fort corrompue — des Communia logice. Malgré tout, la première partie de cette question de style « disputé » est standard, en apparence du moins : 1. question thématique (§ 182) ; 2. position dialectique en sens contraire (§ 183) ; 3. argumentation (§ 184) appuyant la position dialectique en sens contraire. La progression de cette démarche dialectique est alors volontairement interrompue pour laisser place à la formulation des sept autres questions[41] comprises dans la partie III.3.2 — sept questions formulées l’une après l’autre et chacune clairement identifiée par un « De même » (« Item ») initial.

Jusque-là pas de problème visible, non plus que dans l’absence — simplificatrice mais non confondante — de l’élément 4 (l’« Ad oppositum » que nous avons suggéré d’assimiler grosso modo à un « Sed contra » de l’Aquinate), si bien que le processus de discussion reprend par la réponse d’ensemble (§ 192 ; l’élément 5) à la question thématique (une réponse globale où des composantes de répliques à la position argumentée en sens contraire pourraient se mêler — selon un sain mode de synthèse ?), une reprise correctement marquée, puisqu’il s’agit de la réponse à la question ouvrant la série, par « Au premier <point questionné> il faut dire que » (« Ad primum dicendum est quod »). Comme supposé, arrive ensuite (§ 193 ; l’élément 6) un « À la raison en <sens> contraire il faut dire que » (« Ad rationem in contrarium dicendum est quod »), qui annonce — on le sait — la réfutation de l’argumentation étayant la position dialectique en sens contraire.

On demeure cependant perplexe en lisant à sa suite (§ 194) un « À l’autre <point> il faut dire que » (« Ad aliud dicendum est quod ») qui n’est manifestement pas la réponse à la deuxième question de la série : ce qui se constate facilement et par la teneur de cet argument et par le fait que l’on trouve, tout de suite après et introduit par la même formule, une réponse (§ 195) parfaitement appariée, elle, à ladite deuxième question (§ 185)[42]. Il faudrait alors interpréter ce § 194 comme un deuxième argument de l’élément 6 visant un deuxième argument de l’élément 3 soutenant l’élément 2, c’est-à-dire l’objection à la thématique. Le problème, bien sûr, c’est que le texte tel que nous le livre le ms. 16617 ne semble vraiment fournir qu’un seul argument pour soutenir la position dialectique à l’encontre de la solution communément reçue.

Seule une étude, au besoin comparative, du contenu du témoignage des Communia logice (lors des comparaisons, nous utiliserons, quand la clarté le demandera, l’acronyme CL devant les numéros de paragraphes visés) pourra éventuellement nous permettre de comprendre de quoi il en retourne exactement et de corriger suffisamment cette malformation structurelle pour apprécier pleinement, en conclusion, cette doctrine de l’abstraction et de la séparation.

2. La question thématique, la position dialectique à son encontre et l’argumentation appuyant cette position en sens contraire (§ 182-184)

Nous avons souligné (section I.2) que, d’entrée de jeu (en 4b20), le chapitre 6 des Catégories divise la quantité (ποσόν) en discrète (διωρισμένον) et continue (συνεχές), sans toutefois y associer explicitement l’arithmétique, la géométrie ou d’autres disciplines mathématiques, de telle sorte que ce n’est pas directement de la lettre du traité aristotélicien que les Communia logice tire la question thématique qui ouvre la partie III.3.2 et se lit comme suit :

Points communs de logique/Communia logice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 174rb (éd. du texte latin, ci-dessous, section IV) ; trad. Lafleur et Carrier (nous ajoutons ici, de même qu’ailleurs ci-dessous, la division en paragraphes et, le cas échéant, la numérotation des arguments de notre édition provisoire du texte intégral) :

§ 182 <1> Ensuite on se questionne <à savoir> pourquoi les mathématiques sont relatives à la quantité.

Au xiiie siècle, affirmer que « les mathématiques » (ou « les sciences mathématiques » [en fait, le plus souvent, « la mathématique »]) « ont pour sujet » (ou « sont relatives à ») « la quantité » est, pour ainsi dire, un trait commun de toutes les introductions à la philosophie et de tous les guides de l’étudiant issus de la Faculté des arts de Paris[43], de même que des autres divisions des sciences[44], une affirmation le plus souvent accompagnée de la division quadripartite de la quantité avec une discipline mathématique associée à chacune des parties[45], le tout remontant — dans le monde latin — à la présentation, par Boèce, du « quadruuium » (terme ainsi orthographié en sa première occurrence pour désigner le quatuor de disciplines mathématiques que forment l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie) dans l’Institutio arithmetica[46], où on lit ladite première occurrence de « quadruuium »[47], et dans l’Institutio musica[48], deux traités qui sont eux-mêmes des adaptations de l’« Ἀριθμητικὴ εἰσαγωγή[49] » et de l’« Ἐγχειρίδιον ἁρμονικῆς[50] » de Nicomaque de Gérase. Dans la section III.3.2 des Communia logice, la deuxième question (§ 185 ; fol. 174va) — celle qui vient immédiatement après le bloc (§ 182-184) composé de notre question thématique, de la position dialectique à son encontre et de l’argumentation de cette dernière — a justement pour réponse (§ 195 ; fol. 174va-vb) — directement à la suite de la seconde « raison en sens contraire » (§ 194) — un exposé classique posant d’emblée les mathématiques comme relatives à la quantité et divisant cette dernière avec mention de la science correspondant à chacune de ses quatre espèces (quantité continue relative à la grandeur : 1. prise absolument = géométrie ; 2. reliée au mouvement = astrologie et quantité discrète relative au nombre : 1. pris absolument = arithmétique ; 2. relié = musique), mais un exposé qui, avec l’appendice impromptu que voici sur l’astrologie, nous rappelle que maître Pierre de Limoges était réputé en cette discipline :

Points communs de logique ; trad. Lafleur et Carrier :

§ 185 <2> De même on se questionne <à savoir> pourquoi il y a ce nombre de mathématiques et non pas plus que quatre.

[…]

§ 195 <2*> À l’autre <point> il faut dire que les mathématiques sont relatives à la quantité : ou bien donc relatives à la continue, ou bien relatives à la discrète. […]. — Et si quelqu’un dit que l’astronomie considère la grandeur en tant qu’elle est une nature mobile : or une grandeur de cette sorte n’est pas abstraite du mouvement, et ainsi l’astrologie ne sera pas une mathématique, puisqu’elle n’est pas relative aux réalités abstraites. À cela il faut dire que l’astronomie ne considère pas le mouvement propre de la grandeur mobile, mais elle considère la distance d’un « où » à un autre « où » ; elle considère combien d’espace une planète traverse dans un jour naturel, et ainsi des autres <choses> mobiles.

Communia logice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 174va-vb :

§ 185 <2> Item queritur quare sunt tot mathematice et non plures nisi quatuor.

[…]

§ 195 <2*> Ad aliud dicendum est quod mathematice sunt de quantitate : aut ergo de continua, aut de discreta […]. — Et si dicat aliquis quod astronomia consideret magnitudinem <in quantum> natura mobilis est : huiusmodi autem magnitudo non est abstractaa a motu, et ita astrologia non erit mathematicab, cum non sit de rebus abstractis. Dicendum <est> ad hoc quod astronomia non considerat motum proprium magnitudinis mobilis, sed considerat distanciam ab uno « ubi » ad aliud « ubi » ; considerat quantum spacii in die naturali pertranseat planeta, et sic de aliis mobilibus.

a abstracta scripsimus] discreta P     b mathematica scripsimus] musica P

Malgré cet arrière-plan conventionnel (et l’intempestive insistance sur l’astrologie dans la division de la quantité étant pour le moment laissée de côté), l’idiosyncrasie de la présente question thématique des Communia logice est de demander (§ 182) « pourquoi les mathématiques sont relatives à la quantité » sans avoir au préalable indiqué, comme les autres textes comparables, que les mathématiques sont relatives à la quantité (ou ont pour sujet la quantité)[51], éventuellement en réponse à la question de savoir relativement à quoi sont les mathématiques en tant que sujet[52]. Cette façon de faire, peut-être motivée par le désir d’adapter une problématique originellement « quadriviale » à un commentaire, par ailleurs assez méthodique, sur les Catégories, a pour effet que cette question thématique des Communia logice est à mi-chemin entre la déclaration du sujet des mathématiques et la remise en cause de cette déclaration et que, partant, elle n’est pas parfaitement ajustée — parce que pas totalement opposée, étant donné qu’elle en occupe déjà partiellement la fonction — à sa position en sens contraire, dont voici le libellé suivi de l’argumentation appuyant cette position contraire :

Points communs de logique/Communia logice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 174rb-va (éd. du texte latin, ci-dessous, section IV) ; trad. Lafleur et Carrier :

§ 183 Or que <les mathématiques> doivent être relatives aux autres genres, on <le> montre ainsi :

§ 184 De fait, les sciences mathématiques sont relatives aux réalités abstraites du mouvement et de la matière ; mais de même que la quantité a des <choses> abstraites de la matière, similairement la qualité (fol. 174va), puisque l’un et l’autre <genre> est un universel abstractible de la matière : donc les mathématiques doivent être relatives à la qualité comme à la quantité.

Dans les Questiones mathematice[53] (acronyme : QM) — et dans les Communia « Visitatio » (acronyme : CV), une autre compilation artienne de questions que nous avons citée dans notre étude préparatoire[54] et qui est extrêmement apparentée aux Questiones mathematice pour tout ce secteur[55] —, on trouve l’ordre naturel des questions, chacune avec sa réponse, sur le sujet des mathématiques et le bien-fondé de ce sujet. D’après les Questiones mathematice, voici ce complexe suivi de deux objections, dont nous reproduisons aussi la première avec sa réfutation[56] :

Questions mathématiques, trad. Lafleur et Carrier (la division en paragraphes et la numérotation des arguments reflètent celles de notre édition provisoire [cf., supra, n. 28] du texte intégral) :

§ 184 <3> Troisièmement on se questionne <à savoir> relativement à quoi sont les sciences mathématiques comme d’un sujet.

§ 185 <4> Et <on se questionne à savoir> pourquoi plutôt de la quantité que d’un autre genre.

[…]

§ 196 <3*> À l’autre <point> il faut dire que les mathématiques sont relatives à la quantité.

§ 197 <4*> À l’autre <point> il faut dire que les sciences mathématiques sont des sciences abstractives et relatives aux <choses> abstraites. D’où mathesis est la même <chose> qu’« abstraction », d’où la science mathématique est relative à ce qui peut être abstrait avec ses principes et par relation à eux <peut> être défini selon l’intellect, comme : La ligne est une longitude sans latitude, etc. Mais il n’en est pas ainsi des autres genres, parce qu’ils ont plus d’égard à la matière, parce qu’ils ont leurs principes dans la matière selon la réalité et l’intellect.

[…]

§ 198 <4.1> Et si on objecte que la qualité peut être abstraite, comme quand on dit « blancheur ».

[…]

§ 200 <4.1*> À cela il faut dire que ce n’est pas relativement à n’importe quel abstrait qu’est la science mathématique, mais seulement relativement à ce qui peut être abstrait avec ses principes, comme il a été vu relativement à la quantité. Et même si la qualité est intelligée comme abstraite, comme par ce nom « blancheur » et « couleur », et ainsi des autres, cependant ses principes ne peuvent être séparés de la matière ni selon la réalité ni selon l’intellect, comme il faut intelliger relativement aux principes de n’importe quelle qualité. Et c’est pourquoi elle ne peut pas être <une réalité> abstraite relativement à laquelle pourrait être la science mathématique.

Questiones mathematice, ms. Paris, BnF, lat. 16390 (= A), fol. 204vb-205ra et lat. 16617 (= B), fol. 170v (+ sigle Li = interventions autographes de Pierre de Limoges) :

§ 184 <3> Tertio queritur de quo sunt scientie mathematice sicut de subiecto.

§ 185 <4> Et quare potius de quantitate quam de alio genere.

[…]

§ 196 <3*> Ad aliud dicendum quod mathematice sunt de quantitate.

§ 197 <4*> Ad aliuda dicendum quod mathematice scientie sunt abstractiue scientie et de abstractis. Vnde mathesisb idem est quod « abstractio », unde mathematica scientia est de eo quod potest abstrahi cum suis principiis et per relationem ad illa diffiniri secundum intellectum, ut : Linea est longitudo sine latitudine, etc. Sed sic non est de aliis generibusc, quia magis habent respectum ad materiam, quia habent suad principia in materia secundum rem et intellectum.

[…]

§ 198 <4.1> Et si obiciatur quod qualitas potest abstrahi, ut cum dicitur « albedo ».

[…]

§ 200 <4.1*> Ad hoc dicendum quod non de quolibet abstracto est scientia mathematica, sed solum de eo quod potest abstrahi cum suis principiis, sicut uisum este de quantitate. Et licet qualitas intelligatur ut abstracta, ut per hoc nomen « albedo » et « color », et sic de aliis, tamen eius principia non f possunt separari a materia nec secundum rem nec secundum intellectum, sicut intelligendum est de principiis cuiuslibet qualitatis. Et ideo non potest esse abstracta de qua possit esse scientia mathematica.

a Ad aliud A] exp. et -CAT Li (indication de fin de « vacance » inscrite, au fol. 205ra du ms. 16390, par Pierre de Limoges en rapport avec son indication de début de « vacance », VA-, qui se trouve 9 lignes plus haut sur le même folio, ce qui correspond au § 194 de notre édition provisoire) om. B     b mathesis scr.] methesis AB     c generibus LiB] de generibus A     d sua LiB] secunda A     e Cf. § 197     f principia non LiB] om. A

Cette objection (QM § 198) est intéressante, parce qu’elle met en avant le fait que la qualité peut être abstraite, tout comme le font — entre autres[57] et avec l’exemple de la blancheur en moins — les Communia logice, qui (§ 184) semblent par ailleurs débuter leur argumentation en faveur de la position en sens contraire par une citation du De communibus artium liberalium (« Les “mathématiques” […] sont relatives aux réalités abstraites du mouvement et de la matière ») sophistiquement tronquée par l’omission de la clause finale (« selon la raison »)[58] — ladite position en sens contraire (CL § 183) visant certes, par la formule « relatives aux autres genres » (« de aliis generibus »), les neuf autres « genres généralissimes » (alias catégories ou prédicaments)[59] à part la quantité, dont la qualité (sur laquelle porte ensuite l’argumentation), la substance (qui jouera aussi un rôle, on le verra), etc.

3. La réponse à la question thématique (§ 192)

La première partie de la réponse des Communia logice nous ramène enfin au thème de la tripartition des philosophies théorétiques, dont le locus classicus aristotélicien (Métaphysique, E [VI], 1) a retenu notre attention dans l’étude préparatoire[60], et nous en offre une version traditionnelle latine[61] — avec des traits rédactionnels qui rappellent particulièrement celle (vers 1250) du maître ès arts Adénulfe d’Anagni[62] — qui modifie toutefois l’ordre d’énumération pour l’adapter au propos en terminant par les sciences mathématiques (les « réalités conjointes » [autre manière de dire « non séparées »], les « réalités séparées » et les « réalités abstraites » étant respectivement, de façon adéquate, associées à la philosophie naturelle, à la métaphysique et à la mathématique [ici mentionnée une fois au singulier]). Après avoir répété que les réalités abstraites sur lesquelles porte la mathématique existent en fait dans la matière, tandis que le mathématicien ne les envisage pas quant à cet être conjoint à la matière, mais plutôt « quant à l’être qu’elles ont en abstraction » (« quantum ad esse quod habent in abstractione », ce qui paraît faire la paire avec la curieuse expression de l’argument en faveur de la position en sens contraire, CL § 184 : « la quantité a des <choses> abstraites de la matière » [« quantitas habet abstracta a materia »]), la réponse se concentre en finissant sur l’explication — phraséologiquement semblable à celle des Communia « Visitatio » (cf., infra, n. 65) — du fait que seule la quantité peut ainsi être abstraite parce qu’elle possède (ici se trouve le coeur de la doctrine) des principes indivisibles — en l’occurrence le point et l’unité — grâce auxquels elle est abstraite pour être considérée sans la matière, alors que les autres accidents sont dépourvus de ces principes indivisibles — les « accidents » de ce § 192 étant sans doute les « genres » du § 183 moins la substance, dans une façon de parler correspondant alors au modèle catégorial des pseudo-augustiniennes Categoriae decem (Paraphrasis Themistiana), où la substance est opposée aux neuf prédicaments « accidentels[63] ». L’ensemble formant donc cette réponse à la question thématique « propter quid mathematice sint de quantitate ? », où le « pourquoi ? » appelait — peut-on penser — une solution basée sur quelque chose de fondamental comme les principes indivisibles :

Pointscommunsdelogique/Communialogice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 174va (éd. du texte latin, ci-dessous, section IV) ; trad. Lafleur et Carrier :

§ 192 <1*> Au premier <point> il faut dire que de même que la philosophie naturelle est relative aux réalités conjointes au mouvement et à la matière, et en tant que conjointes ; la métaphysique elle-même, pour sa part, est relative aux réalités séparées du mouvement et de la matière, et en tant que séparées ; mais les sciences mathématiques sont relatives aux réalités conjointes au mouvement et à la matière, non pas en les considérant dans la mesure où elles sont conjointes, mais en tant qu’elles sont abstraites par l’intellect lui-même. Et ainsi la mathématique est relative aux réalités abstraites : ces réalités selon leur être sont vraiment dans la matière, elles sont cependant considérées par le mathématicien non pas dans la mesure où elles sont dans la matière, mais quant à l’être qu’elles ont en abstraction ; et parce que seule la quantité a pu être abstraite (en effet la quantité a des principes indivisibles, à savoir le point et l’unité, par lesquels principes la quantité est abstraite par l’intellect et est considérée dans <ses> propres principes sans relation à la matière ; tandis que les autres réalités n’ont pas de principes indivisibles de cette sorte par lesquels elles peuvent être abstraites par l’intellect) : aussi à cause de cela les mathématiques ne sont pas relatives aux autres accidents.

Encore une fois, ce n’est pas dans le chapitre 6 des Catégories d’Aristote que l’on trouve ne serait-ce que l’amorce textuelle de ce recours par les Communia logice aux principes indivisibles de la quantité (tout au plus Aristote mentionne-t-il, en 5a1-2, le point comme limite commune des parties de la ligne). En latin, l’Institution arithmétique de Boèce représente, certes, une source ultime plausible pour la caractérisation de l’unité et du point comme principes, mais pas littéralement comme principes indivisibles de la quantité[64]. Par ailleurs, on aura peut-être remarqué que, dans leur réponse (voir, ci-dessus, section II.2), les Questiones mathematice (§ 197) disent que « la science mathématique est relative à ce qui peut être abstrait avec ses principes » — le passage parallèle dans les Communia « Visitatio » fait quant à lui davantage songer aux Communia logice en ajoutant « or seule la quantité est telle[65] » —, tout en soulignant que « ce n’est pas le cas des autres genres » (ce qui est pour l’essentiel l’avis formulé par les Communia logice au § 192, avec de surcroît son expression « de aliis generibus » du § 183). Mais nous pourrons, à la prochaine section, procéder encore à des rapprochements artiens significatifs au sujet des principes indivisibles et d’autres éléments.

4. La réfutation de l’argumentation dialectique en sens contraire (§ 193-194)

4.1. De l’abstraction à la double abstraction et retour aux principes indivisibles (§ 193 : première réplique « Ad rationem in contrarium »)

D’abord, pour rétablir la thèse comprise implicitement dans la question thématique, la réplique (§ 193) à l’argumentation (§ 184) appuyant la position en sens contraire (§ 183) nous fait passer — en guise de solution — de l’abstraction à la double abstraction (en effet, le § 184 décrivait tendancieusement l’abstraction de manière univoque, parce qu’incomplète, de façon à pouvoir l’appliquer dialectiquement sans nuance et à la quantité, et à la qualité, et, par voie de conséquence sous-entendue, aux autres genres ou catégories) :

Pointscommunsdelogique/Communialogice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 174va (éd. du texte latin, ci-dessous, section IV) ; trad. Lafleur et Carrier :

§ 193 À la raison en <sens> contraire il faut dire que double est l’abstraction. En effet il y a une certaine abstraction de l’universel à partir des particuliers, et cette abstraction est <l’abstraction> logique, et une telle abstraction est dans n’importe quel genre : et des réalités ainsi abstraites ne sont pas les mathématiques. Une autre <abstraction> est l’abstraction — non pas selon l’être — à partir de la matière, laquelle <abstraction> se fait par les principes indivisibles d’une certaine forme, par lesquels principes <que sont le point et l’unité> cette forme est considérée sans aucune relation à la matière corporelle ; et ces quantités sont <celles> qui sont abstraites de la matière selon la définition, non pas cependant selon l’être : et des réalités ainsi abstraites est la mathématique.

Autant cette résolution de l’argumentation en sens contraire grâce au passage stratégique à la « duplex abstractio » a l’air naturel et habile dans cet univers théorique, autant on s’étonne de constater que pareille distinction duelle de l’abstraction ne sert pas dans les voisines Questiones mathematice — ainsi que dans l’extrait quasiment identique des Communia « Visitatio » — à la réfutation de l’argument selon lequel les mathématiques doivent aussi porter sur la qualité car cette dernière peut être abstraite comme la quantité (réfutation fournie par les Questiones mathematice au § 200 et reproduite, ci-dessus, section II.2, avec référence aux Communia « Visitatio »), mais que semblable distinction duelle de l’abstraction y sert plutôt de réponse à une question différente, à savoir le couple :

Questions mathématiques, trad. Lafleur et Carrier :

§ 193' <11> De même on se questionne <à savoir> si toutes les sciences sont mathématiques. Et il semble que oui, parce que les sciences sont dites « mathématiques » parce qu’elles sont relatives aux <choses> abstraites. Mais toute science est relative à l’abstrait, puisque relative à l’universel abstrait des <choses> particulières. C’est pourquoi, etc.

[…]

§ 207 <11*> À l’autre <point> il faut dire que double est l’abstraction, une certaine est <abstraction> de la forme à partir de la matière avec ses principes, et d’une telle est la science mathématique ; l’autre est abstraction à partir du particulier, et d’une telle sont toutes les autres sciences, mais non pas les mathématiques en tant que mathématiques.

Questiones mathematice, ms. Paris, BnF, lat. 16390, fol. 205ra-rb et lat. 16617, fol. 170v :

§ 193' <11> Item queritura utrum omnes scientie sint mathematice. Et uidetur quod sic, quia scientie dicuntur « mathematice » quia sunt de abstractis. Sed omnis scientia est de abstracto, quoniam de uniuersali abstracto a particularibus. Ideo, etc.

[…]

§ 207 <11*> Ad aliud dicendum quod duplex est abstractio, quedam est forme a materia cum suis principiis, et de tali est scientia mathematica ; alia est abstractio a particulari, et de tali sunt omnes alie scientie, sed non mathematice in quantum mathematice.

a Item queritur LiB] queritur A

Même s’il s’agit vraiment d’une autre question, on constate cependant que son ressort argumentatif est pour ainsi dire le même (la réduction de l’abstraction à l’abstraction de l’universel), d’où peut-être le collage effectué par le § 193 des Communia logice — avec toutefois une ratée : l’absence de mention de la qualité, qui était le seul exemple fourni par le § 184 des Communia logice et que les Questiones mathematice, § 200, n’omettent pas de rappeler dans leur solution citée de l’objection, tout en remémorant aussi le fait que la mathématique porte exclusivement sur ce qui peut être abstrait avec ses principes (du moins le § 193 des Communia logice se souvient-il, pour sa part, des principes indivisibles mis en scène au § 192, c’est-à-dire dans la réponse proprement dite à la question thématique).

Quoi qu’il en soit, on rencontre dans les Accessus philosophorum septem artium liberalium[66] — un texte didascalique anonyme des années 1230 accordant une large place aux sciences mathématiques et mentionnant plusieurs ouvrages formellement au programme de la Faculté des arts de Paris dans la foulée des prescriptions formulées en 1215 par Robert de Courçon[67] — une nomenclature des diverses abstractions pour répondre, dans une démarche sinueuse il est vrai, à une objection portant sur la possibilité d’abstraire la blancheur (donc une qualité, comme dans les Communia logice, dans les Questiones mathematice et dans les Communia « Visitatio », ainsi que l’exemple même retenu par ces deux derniers) tout comme la quantité :

Anonyme, Accessus philosophorum, trad. Lafleur et Carrier, p. 5-7, § 6-7 et 9-13 (éd. Lafleur, p. 184-186, l. 70-72 et 99-132) :

<§ 6> On se questionne donc premièrement relativement au sujet ou à la cause matérielle […] de tout le quadrivium.

<§ 7.1> Le sujet de toute la discipline mathématique est la quantité ou les réalités conjointes au mouvement et à la matière selon l’être, abstraites selon la définition. <§ 7.2> Or de la quantité il y a quatre différences, comme le dit Boèce dans l’Arithmétique et la Musique […].

[…]

<§ 9> Mais on se questionne <à savoir> pourquoi [quare] toutes les espèces de la discipline mathématique sont fondées sur les espèces de la quantité. Et il semble aussi que les disciplines mathématiques peuvent être établies sur les espèces d’autres genres, parce que les sciences mathématiques sont relatives aux réalités conjointes au mouvement et à la matière selon l’être, abstraites selon l’intellect ; mais l’abstraction se rencontre dans n’importe quel genre de réalités — nous parlons d’une abstraction quelconque —, et ainsi les disciplines mathématiques peuvent se faire relativement aux espèces de n’importe quel genre.

<§ 10> Solution. Il est manifeste que multiple est l’abstraction : une qui est de l’universel à partir des particuliers, et celle-là le mathématicien ne l’envisage pas ; une autre <qui est celle> de la forme à partir de la matière, et c’est cette abstraction qu’utilise le mathématicien. Mais cette <abstraction> est encore double, puisque l’une est selon la voie de la dénomination, comme dans blancheur et blanc, et, encore une fois, ce n’est pas d’elle que traite le mathématicien ; tandis que l’autre abstraction est celle de la forme désignée sous le même nom, comme la ligne qui, bien qu’elle soit conjointe au mouvement et à la matière selon l’être, est reçue non pas comme dans la matière mais en tant qu’en dehors <d’elle>, et c’est cette abstraction qu’utilise le mathématicien.

<§ 11> Mais cette <abstraction> se trouve dans d’autres genres que la quantité, parce que, bien que la blancheur selon l’être soit conjointe au mouvement et à la matière, elle peut être intelligée comme abstraite selon son essence : donc relativement aux formes de cette sorte, qui se rencontrent dans n’importe quel genre de réalités, peuvent être instituées des sciences doctrinales ou mathématiques.

<§ 12> À cela nous disons que l’abstraction de la forme à partir de la matière ne suffit pas aux disciplines mathématiques, mais qu’un principe de connaissance est exigé dans l’être mathématique.

<§ 13> À quoi il faut noter que dans certains principes de connaissance communiquent tous les genres comme genres et différences. Outre ces principes de connaissance, certaines espèces de quantité, comme les nombres et les grandeurs, ont leurs principes propres et spéciaux de connaissance selon l’être mathématique, à savoir le point et l’unité, qui sont des principes « impartitibles ». Et le point tombe dans la définition de la ligne au lieu de la différence chez le mathématicien, et l’unité dans la notion [ratio] du nombre. Donc, parce que les principes de connaissance de cette sorte ne se rencontrent pas dans les autres genres, à cause de cela on dit communément que sur les espèces des autres genres ne sont pas érigées les disciplines mathématiques, ni sur les autres espèces de la quantité qui n’ont pas de tels principes de connaissance.

C’est donc dans une section sur l’ensemble des disciplines « quadriviales », préambule à une présentation individuelle des quatre disciplines, que l’auteur procède méthodiquement, sans emprunter le raccourci des Communia logice, en posant d’abord (§ 6) la question du sujet du quadrivium et en répondant (§ 7.1) essentiellement que c’est la quantité, en divisant ensuite (§ 7.2) celle-ci conventionnellement — comme les Communia logice, mais en renvoyant pour sa part ouvertement à l’Institution arithmétique et à l’Institution musicale de Boèce — en quatre espèces avec rattachement épistémologique pour chacune (quantité discrète considérée absolument traitée par l’arithmétique ; quantité discrète en rapport à quelque chose, par la musique ; quantité continue immobile, par la géométrie ; quantité continue mobile, par l’astronomie). Puis son exposé devient plus dialectique. En premier lieu (§ 9) un questionnement semblable à la question thématique des Communia logice (§ 182), mais avec un « quare » plutôt qu’un « propter quid », sur le pourquoi des (quatre) espèces de la quantité comme fondement (du quatuor) des sciences mathématiques ; un questionnement relayé par un autre qui combine d’une certaine manière la position provocatrice avec son argumentation de soutien dans les Communia logice (§ 183-184) — le tout menant (§ 10) à la solution basée, comme dans la raison en sens contraire des Communia logice (§ 193), sur une distinction, ici étagée cependant, des diverses sortes d’abstraction : 1. celle de l’universel, laquelle n’est pas de la visée du mathématicien ; 2. celle de la forme, que, oui, le mathématicien emploie ; mais, puisqu’il y a deux abstractions de la forme : 2.1. l’abstraction de la forme désignée par paronymie (comme le concret blanc et l’abstrait blancheur), qui n’est pas l’affaire du mathématicien ; 2.2. celle de la forme désignée par un unique nom (comme la ligne concrète et la ligne géométrique) et qui est celle qu’emploie le mathématicien.

Le paragraphe suivant (§ 11) relance l’objection au sujet de la possibilité de saisir par l’intellect l’essence de la blancheur abstraite du mouvement et de la matière au même titre que la quantité et capable comme cette dernière d’instituer les sciences mathématiques. La réplique à cette objection affirme (§ 12) que l’abstraction mathématique exige, au-delà de la simple abstraction de la forme, un principe de connaissance proprement mathématique et précise (§ 13) que des espèces de quantité, comme nombres et « magnitudes », ont l’unité et le point pour tels principes spéciaux « impartitibles » (« inpartibilia ») de connaissance tenant lieu de différence respectivement dans la notion du nombre et dans la définition de la ligne — de tels principes ne se trouvant pas dans les autres genres (c’est-à-dire dans les autres catégories), non plus que dans les autres types de quantité (on peut songer au lieu, au temps et au discours [λογός] de Catégories, 6).

En plus de répondre à une objection semblable à celle des Communia logice, les Accessus philosophorum développent donc assez en détail une explication de la l’abstraction mathématique reposant elle aussi sur la notion de principes « indivisibles » — « inpartibilia » signifiant exactement « non divisibles en parties » : ce qui nous rapproche énormément de la désignation de l’élément explicatif central des Communia logice.

Mais les « principes indivisibles » se trouvent en toutes lettres dans la division des sciences qui constitue le prologue du commentaire sur l’Isagoge porphyrienne attribué au maître ès arts parisien Jean le Page, un texte — didascalique pour cette portion — que nous avons évoqué dans l’étude liminaire (« II.4. Les artiens » et n. 22). Après la présentation d’ensemble des « trois modes » de la philosophie théorétique (§ 7-9) et celle individuelle de la métaphysique (§ 10-11), on y lit en effet, dans la section sur les sciences mathématiques (§ 12), « que tout comme le négoce métaphysique est relatif à la substance, de même le <négoce> mathématique est relatif à la quantité : la quantité en effet, entre tous les autres accidents », entendons les huit autres catégories accidentelles, « est abstraite du mouvement et de la matière pour quatre causes », dont la seconde « est que la quantité est susceptible de principes indivisibles dans ce en quoi elle est, à savoir elle ajoute le point et l’unité par l’intermédiaire desquels elle est proportionnée à l’intellect et est éloignée de la matière[68] ». C’est justement dans un « point à noter » (« notandum ») à la fin de cette section sur la mathématique et avant la présentation individuelle de la science naturelle, que ledit prologue distingue — dans un passage remarquable dont nous avons cité (loc. cit.) un court extrait — trois sortes d’abstraction (la première se nommant proprement « séparation ») :

Iohannes Pagus, Prologue « Sicut dicit philosophus » du « Scriptum super Porphyrium », mss Padova, Biblioteca Universitaria 1589 (= P), fol. 3rb-va et Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, lat. 5988 (= V), fol. 63rb ; éd. et trad. Lafleur et Carrier, p. 152-153 et 156 :

<§ 13> Mais il faut noter que, quoique l’abstraction convienne au métaphysicien et au logicien, c’est cependant de façon différente. En effet, d’une première manière on appelle abstraction l’existence de quelque chose extérieur à la matière, <de quelque chose, donc,> qui jamais ne fut, ni n’est, ni ne sera dans une matièrea ; et une telle abstraction par un vocable propre prend le nom de « séparation ». D’une deuxième manière, bien sûr, on l’appelle abstraction de quelque chose de commun à part des singuliers dans lesquels il réside, selon ce qui est écrit à la fin du second <livre> des <Analytiques> postérieurs : à partir de plusieurs sensations se produit un souvenir [memoria] ; à partir de plusieurs souvenirs, une expérience ; à partir de l’expérience prise plusieurs fois on intellige un universel à part de plusieurs, lequel est principe de l’art et de la science (de l’art, dis-je, dans la génération et le devenir ; de la science, pour sa part, dans le repos)b. D’une troisième manière, on dit abstraction l’acception d’une certaine forme naturelle [naturalisV, de préférence à universalisP] ajoutant les principes formels autour de la matière sensible ; et ainsi la quantité est abstraite de la matière sensible. Donc de la première manière, l’abstraction est propre au métaphysicien ; de la troisième manière certes, au mathématicien ; de la deuxième manière, quant à elle, au logicien et à toute science en tant que science : en effet, toute science est relative à l’universel en tant qu’il est un à part de plusieurs [unum preter multa]. Avec cela, sois attentif au fait que, dans <la définition de> la première abstraction, on pose <le terme> « extérieur à » [extra], tandis que dans <celles de> la deuxième et la troisième <on pose> « à part de » [preter] : en effet, « extérieur à » est la marque de la séparation ; « à part de », la marque de l’abstraction.

a Cf. Al-Fârâbî, De intellectu et intellecto, éd. Gilson (cf. É. Gilson, « Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicennisant », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 4 [1929-1930]), p. 120, l. 182-183 ; p. 121, l. 211-216 et l. 230-235 (texte latin cité, supra, dans Lafleur et Carrier, « Abstraction et séparation : de Thomas d’Aquin aux néo-scolastiques », n. 22).     b Aristote, Analytica posteriora, II, 19, 100 a 3-9 ; transl. Iacobi, dans Analytica posteriora, translationes Iacobi, Anonymi siue « Ioannis », Gerardi et recensio Guillelmi de Moerbeka, éd. L. Minio-Paluello et B.G. Dod, Bruges, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, AL, t. IV, 1-4, p. 105, l. 28-p. 106, l. 4.

À part la séparation métaphysique (ici tacitement décrite de manière farabienne) sur laquelle nous reviendrons expressément à la section suivante et outre la mention renouvelée de l’ajout de principes (ici dits « formels ») par l’abstraction mathématique, il est très intéressant de constater que : 1. l’abstraction de l’universel est caractérisée via la citation de l’« autorité » identifiée par l’historiographie comme le modèle aristotélicien de l’« abstraction inductive », à savoir les Seconds Analytiques, II, 19, 100a3-9 (un modèle justement opposé, par cette même historiographie, à celui de l’« abstraction mathématique [principalement géométrique] » du traité De l’âme, III, 7, 431b12-16, dont l’extension en dehors du champ mathématico-géométrique a reçu l’étiquette « d’épistémé alexandrinienne », soit un « réseau de thèmes et de doctrines » originellement élaboré par Alexandre d’Aphrodise[69]) ; 2. cette abstraction de l’universel est associée « au logicien et à toute science », ce qui équivaut aux Communia logice affirmant (§ 193) que « cette abstraction est <l’abstraction> logique, et une telle abstraction est dans n’importe quel genre ».

C’est dans la même optique qu’il faut lire le paragraphe, auquel nous avons aussi fait allusion (étude liminaire, « II.4. Les artiens » et n. 23), du Prologue « Triplex est principium » d’Adénulfe d’Anagni, maître à la Faculté des arts de Paris dès 1250 (nous reproduisons d’abord la question, § 49, dont ce paragraphe § 57 est la réponse) :

Adénulfe d’Anagni, Prologue « Triplex est principium » de son commentaire sur les Topiques d’Aristote, trad. Lafleur et Carrier :

§ 49 <7> De même on se questionne <à savoir>, puisque abstraire convient au naturaliste et au mathématicien, comment différemment il leur convient.

[…]

§ 57 <7*> Au septième <point>, il faut dire que l’abstraction est quadruplement : d’une manière l’universel est intelligé à part du particulier, et ainsi l’abstraction convient au naturaliste ; d’une seconde manière l’abstraction est acception d’une réalité conjointe au mouvement et à la matière comme à part du mouvement et de la matière, et ainsi elle convient au mathématicien (de ces deux manières l’abstraction est dite proprement) ; d’une troisième manière l’abstraction est dite acception d’une certaine espèce <qui est> dans la matière à part de la matière, et ainsi elle convient au sens ; d’une quatrième manière elle est prise au sens large et elle n’est pas abstraction, mais au contraire elle est séparation d’une réalité non conjointe au mouvement et à la matière selon l’être et l’essence (et de ces deux dernières manières ce n’est pas proprement de l’abstraction).

Adenulfus de Anagnia, Prologue « Triplex est principium », mss Bruges, Stedelijke Openbare Bibliotheek 493, fol. 121va-vb et Cambridge, Peterhouse 205, fol. 178rb-va ; éd. (où l’on se reportera pour les variantes manuscrites) Lafleur et Carrier, p. 444-446 (on voudra bien corriger notre texte latin en lisant, comme ici, particulare au lieu de participare) :

§ 49 <7> Item queritur, cum abstrahere conueniat naturali et mathematico, qualiter differenter conueniat eis.

[…]

§ 57 <7*> Ad septimum, dicendum quod quadrupliciter sit abstractio : uno modo uniuersale intelligitur preter particulare, et sic abstractio conuenit naturali ; secundo modo est abstractio rei acceptio coniuncte motui et materie ut preter motum et materiam, et sic conuenit mathematico (hiis duobus modis dicitur abstractio proprie) ; tertio modo dicitur abstractio acceptio speciei alicuius in materia preter materiam, et sic conuenit sensui ; quarto modo accipitur large et non est abstractio, immo est separatio rei <non> coniuncte motui et materie secundum esse et essentiam (et hiis duobus modis ultimis non est abstractio proprie).

En plus de la nette distinction entre abstraction et séparation, absolument notable — dans cette quadripartition de l’abstraction qui n’est pas accomplie en réponse à une question ou objection relative au sujet des sciences mathématiques — est la convenance adénulfienne établie entre l’abstraction de l’universel et le théoricien de la science naturelle ; ce qui diffère de Jean le Page et des Communia logice, mais préfigure semble-t-il une partie de la conclusion de la célébrissime réponse de l’article sur la mathématique du Super Boetium « De Trinitate » : l’abstraction « de l’universel à partir du particulier […] correspond même à la physique et est commune à toutes les sciences[70] ».

4.2. Distinction entre séparation métaphysique et abstraction mathématique (§ 194 : deuxième réplique, in absentia, à une raison en sens contraire)

Le recours aux principes indivisibles est le dénominateur commun non seulement de la doctrine des Communia logice sur l’abstraction logique et sur l’abstraction mathématique (§ 192 et 193), mais aussi de leur contraste entre séparation métaphysique et abstraction mathématique opéré dans le § 194 qui nous occupe maintenant :

Pointscommunsdelogique/Communialogice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 174va (éd. du texte latin, ci-dessous, section IV) ; trad. Lafleur et Carrier :

§ 194 À l’autre <point> il faut dire que les principes indivisibles dans le genre de la substance ne sont pas cause d’abstraction, mais plutôt <cause> de séparation. Et à cause de cela, parce que la métaphysique est relative aux réalités séparées, de façon maximale elle est relative aux substances. Mais le point et l’unité dans le genre de la quantité sont principes d’abstraction : par cela en effet les quantités sont abstraites de toute matière corporelle et sont absoutes de toute relation à la matière.

D’un point de vue d’histoire littéraire, le fait que ce recours se retrouve jusque dans les Communia gramatice[71], jouxtés codicologiquement aux Communia logice, rend manifeste, avec beaucoup d’autres ressemblances formelles, que ces deux larges blocs de questions forment en fait, de façon organique, un seul recueil de questions organisé vraisemblablement par un seul auteur-compilateur. D’un point de vue doctrinal, on note qu’en métaphysique les principes indivisibles sont ceux (non déterminés ici) de la substance et qu’ils fondent la séparation maximale des réalités séparées dont traite cette science, plutôt que d’être, comme le point et l’unité, cause de l’abstraction mathématique absolvant les quantités de toute matière (corporelle).

Parmi nos textes artiens de comparaison, on rencontre une explication différente de l’abstraction mathématique qui s’apparente à celle de Thomas d’Aquin (à nouveau dans la réponse de l’article sur la mathématique, alias « controversial article[72] », du Super Boetium « De Trinitate »[73]) et qui repose, le plus souvent implicitement, sur les analyses de la substance en Métaphysique, B, Z, H, θ et Λ particulièrement, voire — sans le déclarer toutefois — sur l’enseignement de facto des Catégories elles-mêmes, qui énumèrent la quantité comme le second des dix items dans la liste « de ce qui se dit sans aucune combinaison » (au chapitre 4, 1b25-27) et, on le sait, la présente individuellement en deuxième (au chapitre 6), juste après la substance (chapitre 5) ; ou sur la paraphrase thémistienne, qui commence sa présentation du chapitre sur la quantité en affirmant que le « quantum » est « non sans cause » le premier des accidents de la substance (« usia »)[74]. Cette explication alternative est particulièrement élaborée par Adénulfe d’Anagni dans la réponse (§ 51) à la première question (§ 43) d’une section de son Prologue « Triplex est principium » intitulée « De certaines questions communes autour de la mathématique » (« De quibusdam questionibus communibus circa mathematicam »)[75] et dont nous venons de citer la septième et ultime ci-dessus en II.4.1 ; une première question, il faut le noter, qui, contrairement à cette dernière interrogation mais comme la question thématique — flanquée de son antithèse — des Communia logice, porte sur la quantité, plutôt que d’autres accidents, comme sujet de la science mathématique :

Adénulfe d’Anagni, Prologue « Triplex est principium », trad. Lafleur et Carrier :

§ 43 <1> Et premièrement on se questionne <à savoir> comment la science mathématique est plutôt relative à la quantité qu’aux autres accidents.

[…]

§ 51 <1*> Au premier <questionnement> il faut dire que la science mathématique est relative aux <choses> qui sont abstractibles. Mais les <choses> qui précèdent le mouvement et la matière sont plus abstractibles que celles qui suivent le mouvement et la matière, parce que l’antérieur peut bien être abstrait de ce qui lui est postérieur, et non pas l’inverse. Mais la substance d’abord est selon la nature, deuxièmement <la substance> est une, troisièmement elle a une quantité, et alors suivent les qualités actives et passives, et alors premièrement commencent le mouvement naturel et la matière. Donc le nombre et la grandeur, qui sont des quantités, précèdent le mouvement et la matière, qui suivent les quantités. Et la mathématique est relative aux <choses> qui sont abstractibles ou aux <choses> qui peuvent être abstraites du mouvement et de la matière. Et la quantité peut être davantage abstraite que les autres accidents, puisqu’elle précède le mouvement et la matière. C’est pourquoi la mathématique est davantage relative à la quantité qu’aux autres accidents.

AdenulfusdeAnagnia, Prologue « Triplexestprincipium », mss Bruges, Stedelijke Openbare Bibliotheek 493, fol. 121va et Cambridge, Peterhouse 205, fol. 178ra-rb ; éd. Lafleur et Carrier, p. 443-444 :

§ 43 <1> Et primo queritur qualiter mathematica scientia est potius de quantitate quam de aliis accidentibus.

[…]

§ 51 <1*> Ad primum, dicendum quod scientia mathematica est de illis que sunt abstrahibilia. Sed illa que antecedunt motum et materiam magis sunt abstrahibilia quam illa que consequuntur motum et materiam, quia prius bene potest abstrahi a suo posteriore, et non econuerso. Sed substantia prius est secundum naturam, secundo est una, tertio habet quantitatem, et tunc sequuntur qualitates actiue et passiue, et tunc primo incipit motus naturalis et materia. Ergo numerus et magnitudo, que sunt quantitates, antecedunt motum et materiam, que quantitates consequuntur. Et mathematica est de illis que sunt abstrahibilia siue de illis que possunt abstrahi a motu et a materia. Et quantitas magis potest abstrahi quam alia accidentia, cum antecedat motum et materiam. Ideo mathematica magis est de quantitate quam de aliis accidentibus.

Ces éclaircissements d’Adénulfe d’Anagni sur le plus haut degré d’« abstractibilité » — ou d’« abstrayabilité » — de la quantité par rapport aux autres accidents sont, disions-nous, très semblables pour l’essentiel aux précisions que Thomas d’Aquin fournit (dans la réponse du « controversial article[76] ») au sujet de l’abstraction (mathématique) de la forme, avec seulement la différence que notre maître ès arts inclut le fait « d’être » et celui « d’être un » parmi les accidents de la substance, en les lui attribuant respectivement en premier et en deuxième, si bien que la quantité est ce que la substance possède en troisième, alors que le théologien, parlant strictement des accidents catégoriels, fait de la quantité le premier accident de la substance :

Thomasd’Aquin, SurBoèce« DelaTrinité », question 5, article 3, « Réponse », trad. Lafleur et Carrier, § 9 : « Or, on peut abstraire d’une certaine matière la forme dont la “raison” de l’essence ne dépend pas d’une telle matière, mais on ne peut pas abstraire par l’intellect une forme d’une matière dont elle dépend selon la “raison” de son essence. D’où, puisque tous les accidents se rapportent à la substance sujette comme la forme à la matière et <puisque> la “raison” de n’importe quel accident dépend de la substance, il est impossible de séparer une telle forme de la substance. Mais les accidents surviennent à la substance dans un certain ordre : de fait, il lui advient d’abord la quantité, ensuite la qualité, ensuite les “passions” et les mouvements. D’où la quantité peut être intelligée dans la matière sujette avant que ne soient intelligées en elle les qualités sensibles, à cause desquelles la matière est dite sensible. Et ainsi, selon la “raison” de son essence, la quantité ne dépend pas de la matière sensible, mais seulement de la matière intelligible. Une fois les accidents écartés, en effet, la substance ne demeure compréhensible que par l’intellect, parce que les puissances sensitives ne s’étendent pas jusqu’à la compréhension de la substance. Et relativement aux <choses> abstraites de cette sorte est la mathématique, qui considère les quantités et les <choses> qui découlent des quantités, comme les figures et les choses de cette sorte ».

Thomas de Aquino, Super Boetium « De Trinitate », qu. 5, art. 3, resp. ; éd. Gils, p. 148, l. 180-202 (éd. Decker, p. 184, l. 6-22), texte reponctué : « Forma autem illa potest a materia aliqua abstrai cuius ratio essentie non dependet a tali materia, ab illa autem materia non potest forma abstrai per intellectum a qua secundum sue essentie rationem dependet. Vnde, cum omnia accidentia comparentur ad substantiam subiectam sicut forma ad materiam et cuiuslibet accidentis ratio dependeat ad substantiam, impossibile est aliquam talem formam a substantia separari. Set accidentia superueniunt substantie quodam ordine : nam primo aduenit ei quantitas, deinde qualitas, deinde passiones et motus. Vnde quantitas potest intelligi in materia subiecta antequam intelligantur in ea qualitates sensibiles, a quibus dicitur materia sensibilis. Et sic, secundum rationem sue essentie [scripsimus cum α, substantie éd. Gils et Decker], non dependet quantitas a materia sensibili, set solum a materia intelligibili. Substantia enim, remotis accidentibus, non manet nisi intellectu compreensibilis, eo quod sensitiue potenie non pertingunt usque ad substantie compreensionem. Et de huiusmodi abstractis est mathematica, que considerat quantitates et ea que quantitates consequntur, ut figuras et huiusmodi ».

La principale source d’Adénulfe d’Anagni pour les parties de son prologue qui ne sont pas des séries de questions, la Philosophia (vers 1230-1240) du réputé maître ès arts Nicolas de Paris[77], énumère quant à elle à la fois le fait que la quantité adhère au maximum et de la façon la plus rapprochée à la substance et qu’elle possède les principes de connaissance que sont l’unité et le point[78]. Ajoutons finalement que, en renvoyant à la « Nouvelle métaphysique » — c’est-à-dire à la traduction arabo-latine (vers 1220-1224) de la Métaphysique d’Aristote par Michel Scot[79] —, le Prologue « Sicut dicit philosophus » de Jean le Page mentionne pour sa part, comme première des quatre causes pour lesquelles la quantité « est abstraite du mouvement et de la matière », que la quantité « inhère immédiatement à la matière[80] », entendons, pour mieux saisir l’argument, « à la substance ».

Revenant à des considérations de nature littéraire, il faut se rappeler (voir, ci-dessus, section II.1) que l’argumentation dont nous étudions la doctrine de la séparation métaphysique et de l’abstraction mathématique semble dialectiquement destinée — structurellement — à réfuter une deuxième raison en sens contraire, laquelle toutefois brille par son absence dans les Communia logice. Or, en introduisant des acronymes qui serviront au besoin, penchons-nous sur le fait que les Questiones mathematice (QM) et les Communia « Visitatio » (CV) ont — suite aux réponses faites à l’équivalent de la question thématique ici en vedette (CL § 182) —, non pas seulement une, mais deux raisons en sens contraire, plus leur réfutation respective. Avec seulement la référence au passage quasiment identique des Communia « Visitatio »[81], voici cette seconde objection des Questiones mathematice accompagnée de sa solution (la première objection [QM § 198] et sa solution [QM § 200] ayant été citées ci-dessus, section II.2, précédées des questions principales [QM § 184, 185] et de leurs réponses [QM § 196, 197]) :

Questions mathématiques, trad. Lafleur et Carrier :

§ 199 <4.2> De même <si on objecte> que les substances peuvent être abstraites du mouvement et de la matière, comme les Intelligences et les âmes séparées, <et que c’est> pourquoi relativement à la qualité et à la substance il peut y avoir science mathématique.

[…]

§ 201 <4.2*> À l’autre <point> que l’on objecte relativement à la substance séparée, il faut dire que diffèrent l’abstraction et la séparation du mouvement et de la matière, puisque l’abstraction est l’acception de la forme qui est dans la matière selon la réalité et selon l’être à part du mouvement et de la matière, et cela selon l’intellect. D’où : Des abstrayants il n’y a pas de mensonge, comme il est dit dans le deuxième <livre> des Physiques, parce qu’ils ne considèrent pas la quantité dans la mesure où elle est dans le mouvement et la matière, mais la quantité qui par elle est intelligée, comme la géométrie ne considère pas la ligne qui est tracée dans la poussière, mais celle qui par elle est intelligée. La séparation concerne les réalités qui sont en dehors du mouvement et de la matière selon la réalité et selon l’être, comme les substances séparées. Et c’est pourquoi tu disais faux en disant que les substances sont abstraites.

Questiones mathematice, ms. Paris, BnF, lat. 16390, fol. 205ra et lat. 16617, fol. 170v :

§ 199 <4.2> Item, quod substantie possunt abstrahi a motu et materia, ut Intelligentie et anime separate, quare de qualitate eta substantia potest esse scientia mathematica.

[…]

§ 201 <4.2*> Ad aliud quod obicitur deb substantia separata, dicendum quod differt abstractio et separatio a motu et a materia, quoniam abstractio est acceptio forme que est in materia secundum rem et secundum esse preter motum et materiam, et hoc secundum intellectum. Vnde : Abstrahentiumcnon est mendacium, ut dicitur secundo Phisicorumd, quia non considerant de quantitate prout est in motu et materia, sed de quantitate que per eam intelligitur, ut geometria non considerat lineam quee in puluere f protrahitur, sed eam que per ipsam intelligitur. Separatio est rerum que sunt extra motum et materiam secundum rem et secundum esse, ut substantiarum separatarum. Et ideo falsum dicebas dicendo quod substantie sunt abstracte g.

a et LiB] om.A     b de scripsimus (cf. Communia « Visitatio », éd. Ebbesen, p. 218)] quod A     c Abstrahentium LiB] abstractum A     d Aristote, Physica, B (II), 2, 193 b 34-35     e que LiB] om.A     f in puluere sAB] inpossibile pA     g abstracte A] Item queritur quare de tempore et loco et oratione non est aliqua scientia mathematica add. LiB

Comme promis en II.1, nous sommes maintenant en mesure de terminer cette enquête en combinant indications de forme et de contenu, afin de tenter de confirmer la nature du problème textuel entrevu et, le cas échéant, de le résoudre si possible. Appliquons immédiatement cette méthode, en y incluant l’analyse de l’extrait tout juste cité des Questiones mathematice pour en tirer profit en ce qui concerne les Communia logice. Ainsi, après l’objection sur la possibilité rivale — par rapport à la quantité — d’abstraire la qualité (QM § 198 et CV p. 218, l. 5 : correspondant au CL § 184), suit, dans les Questionesmathematice (§ 199) et les Communia« Visitatio » (p. 218, l. 5-7), une seconde objection — cette fois sur la possibilité rivale d’abstraire la substance —, qui reçoit (QM § 201 et CV, p. 218, l. 12-20) une solution articulée, chose peu commune, autour de la distinction explicite entre abstraction (géométrique de la ligne) et séparation (des substances séparées, donc métaphysique), comme l’argumentation du § 194 des Communia logice l’est autour de celle de la séparation métaphysique et de l’abstraction (mathématique du point et de l’unité). Or, ce § 194 des Communia logice, qui est introduit — nous l’avons dit en II.1 — par la formule « Ad aliud dicendumestquod », laquelle ne peut être qu’un marqueur de début de réponse à : 1. une seconde raison en sens contraire (malgré le féminin de « ratio » et le neutre d’« aliud », cette formule joue effectivement ce rôle à la suite, comme ici, d’un « Ad rationem in contrarium » dès la question thématique ouvrant la prochaine section de notre compilation « Sur les propriétés de la quantité » : CL III.3.3 ; § 212, 215) ; 2. une autre question (mais, on l’a montré, à aucune des sept autres questions présentes dans la section où figure notre question thématique, c’est-à-dire celle « Sur les sciences mathématiques en regard de la quantité » : CL III.3.2 ; § 182-201). Supposer que le § 194 des Communia logice est une réponse à une question perdue (de la section III.3.2) serait une hypothèse gratuite, surtout qu’il est assuré que tous les éléments subsistants organisés en question disputée simplifiée sur « pourquoi les mathématiques sont relatives à la quantité » dans les Communia logice (§ 182-184, 192-194) peuvent être mis en rapport — à juste titre, nous nous sommes efforcés de le montrer ci-dessus — avec la cellule que forme un groupe de paragraphes des Questiones mathematice (une mise en rapport naturelle pour les QM § 184-185, 196-198, 200-201 ; plus surprenante, mais explicable, pour les QM § 193' et 207), une cellule — faut-il ajouter — dont le QM § 201 (où on lit la solution de la deuxième objection) réclame nécessairement le § 199 des Questiones mathematice (où se trouve la réfutation de cette deuxième objection [pour ces deux paragraphes, voir la dernière citation en retrait de la présente section]), si bien qu’il est presque certain, si l’on suppose des conditions rédactionnelles sinon linéaires du moins sans trop d’artifices, que le § 194 des Communia logice réagit à une seconde raison en sens contraire — maintenant disparue à cause d’un oubli du compilateur ou d’une distraction du copiste — qui devait grosso modo avoir l’allure et la teneur du § 199 des Questiones mathematice (et de la deuxième partie du passage parallèle des Communia « Visitatio » qui fusionne les deux objections[82]).

En nous basant sur ce résultat de notre enquête et en transformant le paragraphe des Communia logice jusqu’ici désigné comme le § 184 en § 184.1, nous pouvons — comme souhaité — restaurer approximativement le maillon textuel manquant du témoignage de notre recueil didascalique sur l’abstraction et la séparation et numéroter § 184.2 cette deuxième raison en sens contraire philologiquement obtenue, mutatis mutandis, par le calque des deux extraits indiqués : « Item substantie possunt abstrahi a motu et materia, ut Intelligentie et anime separate, quare de substantia sicut de quantitate possunt esse scientie mathematice », c’est-à-dire « De même les substances peuvent être abstraites du mouvement et de la matière, comme les Intelligences et les âmes séparées, c’est pourquoi relativement à la substance comme relativement à la quantité peuvent être les sciences mathématiques » — nous mettons une majuscule à « Intelligentie » pour faire comprendre qu’il s’agit des « Intelligences » célestes ou angéliques.

Toutefois, si l’on accepte l’influence d’un texte du type des Questiones mathematice, non seulement on sait déjà que la modalité de compilation des Communia logice n’est pas linéaire (CL § 193, qui devrait « normalement » être un décalque de QM § 200, dérivant plutôt, en sa première partie, de QM § 207 sur la double abstraction [QM § 200, limité aux « principes », ayant peut-être été jugé trop redondant avec CL § 192]), mais on dispose aussi d’indices montrant que cette modalité de compilation n’a peut-être pas été sans autres artifices. Nous avons signalé (section I) que maître Pierre de Limoges — possesseur en son temps d’une large bibliothèque contenant les actuels mss Paris, BnF, lat. 16390 et 16617 — a inscrit de sa propre main dans les marges de la version longue du Decommunibusartiumliberalium (DCAL, ms. 16390, fol. 194ra-200va) et des Questiones mathematice (ms. 16390, fol. 201ra-206vb) des indications d’abréviations à l’intention d’un scribe dont la copie, effectivement exécutée selon ces directives, se lit aujourd’hui dans le ms. 16617, fol. 161v-170v et offre ainsi, en version abrégée, une combinaison de ces deux compilations de questions[83], juste avant les Communia logice (ms. 16617, fol. 171ra-183rb).

Or, par les nombreuses interventions autographes de Pierre de Limoges que nous avons indiquées en utilisant le sigle Li, le lecteur attentif des sections II.2, II.4.1 et II.4.2, ci-dessus, aura déjà compris que la série des paragraphes des Questiones mathematice ayant vraisemblablement inspiré notre question thématique des Communia logice a fait l’objet, de la part de ce maître ès arts parisien des années 1260, non seulement de nombreuses rectifications philologiques, mais aussi d’un véritable réaménagement du jeu des questions et des réponses. En effet, éliminant la question sur le sujet des sciences mathématiques (QM § 184) et celle du pourquoi de la quantité comme sujet de ces sciences (QM § 185), Pierre de Limoges apparie la réponse (QM § 197 : un paragraphe qui ressemble à la deuxième partie de la réponse à la question thématique dans CL § 192) à cette dernière question éliminée (QM § 185) avec la question de savoir « si toutes les sciences sont mathématiques » (QM § 193'), c’est-à-dire avec la question qui, dans la version non abrégée des Questiones mathematice, a pour réponse la distinction des deux abstractions (QM § 207), donc celle de la « duplex abstractio » qui ouvre (CL § 192) la réfutation de la première raison en sens contraire dans les Communia logice, lesquels semblent avoir préféré cette réponse à celle que QM § 200 donnait à la première objection (celle de la qualité : QM § 198), une objection pourtant substantiellement identique à celle (CL § 184.1) qu’eux aussi devaient réfuter en premier lieu — la réponse (QM § 201 : cf. la deuxième réfutation, in absentia, en CL § 194) à la seconde objection (celle de la substance : QM § 199, à savoir le CL § 184.2 à suppléer) étant suivie dans la version complète des Questiones mathematice d’une question (« De même on demande pourquoi relativement au temps, et au lieu, et au discours il n’y a pas une certaine science mathématique » ; cf., supra, II.4.2, apparat de QM § 201) calligraphiée en marge par Pierre de Limoges pour qu’elle soit couplée, dans l’abrégé, à une réponse débutant par l’énumération de ces mêmes termes (QM § 202 : « Dicendum quod de tempore, et loco, et oratione non potuit esse scientia mathematica […] ») et qui, partant, a l’air d’être plus véritablement la réponse à cette question ajoutée qu’à celle à laquelle elle répond, en fait, dans la source (QM § 186 : « Queritur utrum de qualibet quantitate possit esse mathematica scientia » ; cf., supra, n. 41, question 6, soit : CL § 189, avec réponse en CL § 199), l’abréviation faisant soudain un grand bond jusqu’au QM § 244, traitant des divers levers astronomiques, et se terminant de la sorte avec la discipline de prédilection de notre maître !

Mais on pourrait se demander pourquoi, par ses annotations autographes dans les marges du ms. 16390, Pierre de Limoges a volontairement indiqué au copiste d’omettre dans l’abrégé du ms. 16617 les paragraphes des Questiones mathematice (§ 184, 185) équivalant à celui qui lance notre question thématique dans les Communia logice (§ 182). C’est que la réingénierie textuelle opérée par Pierre de Limoges amalgame les « Questionescircaquadriuium » du Decommunibusartiumliberalium (§ 216-228) aux « Questiones circa scientias mathematicas » des Questiones mathematice (§ 181-207) et que, venant en tête, lesdites « Questions autour du quadriuium » commencent par une sorte de quaestio disputata sur le thème : « Est-ce que la quantité est sujet en mathématiques ? » (« Vtrum quantitas sit subiectum in mathematicis ? » : DCAL § 216), un thème dont la discussion dialectique élaborée rendait superfétatoires les paragraphes mentionnés des Questiones mathematice s’interrogeant « de quo sunt mathematice sicut de subiecto » ou « quare potius de quantitate quam de alio genere » et incitait en outre le compilateur à modifier, comme il l’a fait, la fonction de certains autres jeux de questions-réponses des « Questions autour des sciences mathématiques ».

Fait important pour nous ici, dans le débat que suscitent les « Questiones circa quadriuium » du De communibus artium liberalium, il y a une objection à laquelle pourrait répondre la deuxième réfutation de notre question thématique des Communia logice, donc une objection qu’un compilateur du type de Pierre de Limoges aurait pu prélever dans le De communibus artium liberalium pour la greffer en tant que second argument appuyant la proposition provocatrice en sens contraire dans les Communia logice, c’est-à-dire le CL § 184.2 que nous nous efforçons de restaurer et qui se lirait, si nous le suppléions d’après DCAL § 224 (plutôt que, comme précédemment, selon QM § 199 et CV, p. 218, l. 5-7) : « La substance est de plus grande abstraction que la quantité, mais la substance ne peut pas être sujet en mathématiques, donc ni la quantité » (« Substantia maioris est abstractionis quam quantitas, set substantia non potest esse subiectum in mathematicis, ergo nec quantitas »). Cette possibilité est réelle bien que plus hypothétique que celle motivant l’autre mode de suppléance suggéré (via la cellule argumentative considérée des Questiones mathematice et des Communia « Visitatio ») et il nous fallait au moins l’évoquer, éclairant par ailleurs ainsi certainement les méthodes de travail de Pierre de Limoges[84] et les liens parfois extrêmement étroits unissant ces textes didascaliques des années 1250 (en plus de tout ce que nous avons dit ici sur les compilations des mss Paris, BnF, lat. 16390 et 16617, nous songeons particulièrement au fait que les Communia« Visitatio », contenus dans le ms. Paris, BnF, lat. 7392, semblent avoir comme section sur les mathématiques une réorganisation simplifiée — chaque question recevant immédiatement sa réponse —, mais quasiment littérale des Questiones mathematice).

III. Conclusion

D’une façon générale, un des plus grands apports de cet article, incluant l’édition ci-dessous avec son annotation, pourrait bien être d’avoir mis au jour le fait que c’est toujours à l’occasion d’un questionnement sur les mathématiques — et le plus souvent sur le sujet des mathématiques — qu’ont été formulées les distinctions entre abstraction(s) et séparation chez les auteurs latins des années 1240-1250 (notablement l’âge d’or de ce thème), qu’il s’agisse d’un théologien comme Thomas d’Aquin ou bien de maîtres ès arts tels Roger Bacon, Jean le Page et Adénulfe d’Anagni, sans oublier leurs anonymes collègues auteurs des Questiones mathematice, des Communia « Visitatio » ou de nos Communia logice. Ces réflexions font partie : 1. d’un approfondissement du sens de la tripartition de la philosophie théorétique de Métaphysique, E, 1, avec un exposé individuel sur la métaphysique, la mathématique et la physique, chez Thomas d’Aquin[85], Jean le Page[86] et Adénulfe d’Anagni[87] ; 2. d’un commentaire sur la différence d’approche du physicien par rapport à celle du mathématicien utilisant l’abstraction en Physique, II, 2, 193b35, chez Roger Bacon[88] ; 3. de questions sur les mathématiques, dans les Questiones mathematice[89] et les Communia « Visitatio »[90] ; 4. de questions sur la quantité en rapport de façon similaire avec les mathématiques, dans les Communia logice (§ 182-201, la portion § 182…-194 étant éditée ci-dessous). Ces textes se situant tous d’une certaine manière — ou bien tout à fait ouvertement (comme ceux du type 1) ou bien plus implicitement (comme ceux des types 2, 3 et 4) — dans le référentiel de Métaphysique, E, 1, il leur fallait, entre une physique portant sur des réalités non séparées de la matière et une métaphysique traitant des réalités séparées de la matière, s’efforcer de définir le sujet de la mathématique et la visée épistémologique de cette dernière. Sans recourir, on l’a mentionné (voir notre article préparatoire « Abstraction et séparation : de Thomas d’Aquin aux néo-scolastiques, avec retour à Aristote et aux artiens », section II.5.6. Bilan sectoriel), au traité Du ciel, III, 1, 299a15-17 distinguant ce qui est dit par abstraction (ou soustraction : « ἐξ ἀφαιρέσεως ») en mathématique et ce qui est dit par addition (« ἐκ προσθέσεως ») en physique (ni d’ailleurs, semble-t-il, au traité De l’âme, III, 7, 431b12-16 avec ses « <choses> dites dans l’abstraction », c’est-à-dire « les choses mathématiques » : « Τὰ […] ἐν ἀφαιρέσει λεγόμενα […] τὰ μαθηματικὰ […] »), tous nos auteurs en viennent, via de toute évidence la tradition latine qui qualifie la mathématique de « scientia abstractiua[91] » et répète surtout inlassablement que cette science considère la « quantitatem abstractam[92] », à assigner la quantité comme sujet à une mathématique intimement associée à l’abstraction. Établir ainsi un lien étroit entre abstraction et mathématique n’enrôle cependant pas nos auteurs sous la bannière de l’« épistémé alexandrinienne » à laquelle nous avons fait allusion (ci-dessus, section II.4.1), s’il est vrai que cette épistémé se caractérise par une application étendue du modèle de l’abstraction géométrique (défini en De Anima, III, 7, 431b12-16) au cas de l’abstraction de l’universel. Étant donné la traditionnelle division quadripartite de la quantité, on assiste plutôt chez nos auteurs latins à ce que nous appellerions une « quadrivialisation » de l’abstraction mathématique, sous une forme non envahissante quant à l’abstraction de l’universel.

Tout cela est particulièrement clair avec les Communia logice. Il y a d’abord (CL § 182), formulation d’une question thématique ensuite développée dialectiquement, l’interrogation sur le pourquoi de la quantité comme sujet des mathématiques. Puis (CL § 192) une réponse principale à cette question thématique qui débute par un rappel implicite de Métaphysique, E, 1, avec l’ordonnancement disciplinaire : philosophie naturelle, métaphysique, sciences mathématiques, ces dernières étant conventionnellement décrites comme « relatives aux réalités abstraites », des réalités qui « selon leur être sont vraiment dans la matière », mais que le mathématicien considère « non pas dans la mesure où elles sont dans la matière, mais quant à l’être qu’elles ont en abstraction », des réalités se ramenant en fait exclusivement à la quantité considérée sans relation à la matière grâce aux « principes indivisibles » qu’elle est seule à posséder, à savoir « le point et l’unité » — où l’on reconnaît assurément les fondements des deux piliers théoriques du quadrivium que sont respectivement la géométrie et l’arithmétique. Une abstraction mathématique que la solution d’une seconde objection (CL § 194) oppose à la séparation métaphysique, causée par les principes indivisibles de la substance et « relative aux réalités séparées », alors que la solution de la première objection (CL § 193) l’avait préalablement distinguée de l’abstraction de l’universel, une abstraction « à partir des particuliers » étiquetée « abstraction logique » et décrite comme présente « dans n’importe quel genre » pour conclure que « des réalités ainsi abstraites ne sont pas les mathématiques ».

On arrive ainsi à l’intéressante question comparative des rattachements épistémologiques de l’abstraction de l’universel (voir le condensé, ci-dessous, section IV, apparatus fontium, n. 10). C’est de toute évidence le modèle aristotélicien de la production de l’universel par induction (« ἐπαγωγή ») qui est en jeu dans cette « abstractio uniuersalis a particularibus », dont le référent textuel archiconnu se trouve dans les Seconds Analytiques, II, 19[93], même si ce célèbre dernier chapitre dudit traité de logique ne parle pas d’« abstraction inductive » comme, à son sujet, l’historiographie contemporaine (voir, ci-dessus, section II.4.1) ou même d’« abstraction » tout court comme, toujours à son sujet, Jean le Page au xiiie siècle (voir, ci-dessus, loc. cit.). Jean le Page et l’auteur des Communia logice, peut-être motivés par la provenance de cette auctoritas, rattachent nettement l’abstraction de l’universel à la logique, mais, alors que le premier — sans doute d’après le leitmotiv aristotélicien (par exemple, en Métaphysique, ?, 6, 1003a14-15 et ?, 10, 1087a10-11) — ajoute « et à toute science en tant que science : en effet, toute science est relative à l’universel en tant qu’il est un à part de plusieurs » (la fin de cette citation revenant bien sûr aux Seconds Analytiques, II, 19, 100a6-7), le second refuse de faire porter les mathématiques sur les réalités ainsi abstraites et rejoint de la sorte l’auteur anonyme des Accessus philosophorum (§ 9) pour qui le mathématicien n’envisage pas « l’abstraction […] de l’universel à partir des particuliers ». Les Questiones mathematice (§ 207) et les Communia « Visitatio » (p. 219, l. 10-11) s’accordent avec les Communia logice pour écarter l’abstraction de l’universel « des mathématiques en tant que mathématiques », mais s’entendent dans une bonne mesure avec Jean le Page et la tradition aristotélicienne en disant que toutes les autres sciences portent sur un universel de ce type. En rattachant l’abstraction de l’universel au naturaliste, Adénulfe d’Anagni rejoint Thomas d’Aquin qui, la qualifiant en outre pour sa part d’« abstraction du tout », la fait correspondre à la physique, tout en insistant sur l’idée conventionnelle qu’elle est « commune à toutes les sciences » (ce qui a pu paraître problématique à la néo-scolastique, car la mathématique, à laquelle correspond l’abstraction de la forme par opposition à l’abstraction du tout, procéderait ainsi également par abstraction de l’universel, donc par abstraction du tout, c’est-à-dire par une abstraction censément différente sinon contraire)[94]. Quant à Cajetan, c’est son « abstraction totale », distinguée de l’abstraction formelle et équivalant à l’abstraction de l’universel, qui est « commune à toute science » (la difficulté pour la tradition thomiste étant alors d’expliquer comment il peut être acceptable d’admettre que le degré inférieur de l’abstraction formelle de Cajetan, associé à la physique, soit assimilable à l’abstraction du tout opposée par Thomas d’Aquin à l’abstraction de la forme, la solution préconisée ne reculant pas devant le défi de tenter de prouver que l’« abstractio totius » thomasienne peut aussi être légitimement considérée comme une « abstractio forme », de même d’ailleurs que sa « separatio » relevant pourtant d’une autre opération de l’esprit[95]

Quoi qu’il en soit, on peut se demander si les Communia logice, qui viennent de mentionner (CL § 192) les trois sciences théorétiques tout en précisant la visée épistémologique de deux d’entre elles (à savoir, comme chez l’Aquinate, la séparation pour la métaphysique et l’abstraction de la forme pour la mathématique), laissent ici entendre — afin de faire un tour d’horizon complet des perspectives théorétiques — que l’abstraction de l’universel à partir du particulier, caractérisée comme abstraction logique et se retrouvant « dans n’importe quel genre » (CL § 193), convient à la philosophie naturelle. Or, d’après un passage antérieur que nous avons cité en latin avec son contexte (CL § 174, ci-dessous, section IV, dans l’apparatus fontium, n. 8) en suppléant « et le mathématicien » pour obtenir un texte intelligible, la réponse est non si notre suppléance est justifiée dans cette réplique qui affirme que « dans la quantité il y a deux <principes> indivisibles », certes le point et l’unité, si bien que « la quantité n’est pas un unique genre <purement et> simplement selon le naturaliste, le métaphysicien <et le mathématicien>, mais selon le logicien elle est un unique genre : en effet le logicien prend l’universel en abstrayant <l’universel> même à partir des singuliers, et ainsi à partir de toutes les espèces de la quantité il abstrait par abstraction logique un unique universel qui est la quantité, et cela est le genre généralissime dans le genre de la quantité ». Nous aurions ici, par rapport au cas de la quantité avec ses deux principes indivisibles, le trio des théoriciens de la science spéculative et la thèse selon laquelle leur visée épistémologique — que nous connaissons en ce qui concerne le mathématicien et le métaphysicien — diffère de celle du logicien, qui est justement qualifiée « d’abstraction logique » et n’est autre que l’« abstraction inductive » de l’universel. Cela soulève à nouveau la question lancinante du bien-fondé d’une description de la hiérarchie des sciences théorétiques selon les artiens de Paris, pourtant versés en aristotélisme, avec une physique « qui ignore l’abstraction[96] ».

Par ailleurs, la finale de ce CL § 174 (« dans le genre de la quantité »), même si le mot « genre » oscille auparavant dans ce paragraphe entre le sens de « prédicament » et celui de « prédicable », confirme que, relativement à l’abstraction logique — alias de l’universel —, la précision « et une telle abstraction est dans n’importe quel genre » (CL § 193), qui répond au « de aliis generibus » du CL § 183 (une expression que nous avons analysée, ci-dessus, section II.2) n’est pas l’équivalent de la clause « et cette abstraction est commune à toutes les sciences » que l’on retrouve en substance à ce point de description épistémologique dans plusieurs autres textes didascaliques, ainsi que chez Thomas d’Aquin, mais signifie plutôt que l’abstraction logique de l’universel s’applique aux dix « genres » que sont les prédicaments ou catégories. Cette particularité doctrinale nous rappelle la singularité et nous manifeste l’importance du lieu d’énonciation de cette théorie de la double abstraction et de la séparation des CL § 193-194 : une sorte de commentaire « questionné » sur un traité de logique et, de surcroît, sur les Prédicaments, c’est-à-dire sur les Catégories.

D’un point de vue plus littéraire, ce lieu d’énonciation de ladite théorie et l’importance de ce lieu se présentent avec d’autres reliefs : deux solutions, dont la première semble répondre, avec fusion d’éléments de réponse provenant d’autres textes, à une objection amalgamant quant à elle des questions empruntées à ces autres textes (cf. surtout, infra, section IV, apparatus fontium, n. 11), et dont la deuxième répond à une seconde objection qui brille par son absence, si bien que c’est encore à des cellules argumentatives analogues de textes didascaliques parisiens apparentés qu’il a fallu recourir pour combler au moins approximativement cette lacune (cf. supra, section II.4.2 et, infra, section IV, apparatus fontium, n. 6) ; deux solutions, dis-je, parties intégrantes d’une question thématique sur la quantité comme sujet des sciences mathématiques formant un excursus dialectique à connotations « quadriviales » (CL § 195) au sein d’une exégèse plus standard de la deuxième des dix catégories présentées par le traité aristotélicien du même nom, dont le commentaire est entouré, dans les Communia logice, des autres constituants habituels de la « Vetus logica ». Ce lieu d’énonciation gigogne n’est peut-être pas un non-lieu, mais il représente sûrement un lieu d’énonciation ou, plus précisément, d’insertion improbable pour une théorie de la double abstraction et de la séparation. Nous nous sommes efforcés de montrer que, d’une quelconque façon, l’agent de cette localisation improbable pourrait bien avoir pour nom Pierre de Limoges, sans doute studensinartibus dans les années 1250, maître ès arts à Paris au plus tard au début des années 1260, possesseur des manuscrits contenant le De communibus artium liberalium, les Questiones mathematice et les Communia logice — trois textes du même genre formant à l’origine une série —, assurément correcteur, annotateur et (re)modeleur (dont les inscriptions autographes sont notées par le sigle Li dans nos apparatus lectionum) du De communibus artium liberalium et des Questiones mathematice, textes desquels l’un des manuscrits impliqués nous a préservé, de la main d’un autre scribe mais juste avant les Communia logice, la version abrégée et refondue selon lesdites directives de cet érudit très porté vers les disciplines du quadrivium et tout à fait passionné d’astronomie : donc, oeuvrant dans le milieu artien de Paris au moment concerné, un limousin ayant exactement le profil requis pour avoir programmé, au sein d’une discussion par ailleurs normale du prédicament de la quantité à l’intérieur d’un commentaire sur les Catégories d’Aristote bien à sa place dans un examen approfondi de la « Vieille logique », l’insertion inattendue d’un montage textuel sur le thème de la quantité comme sujet des sciences mathématiques avec une allusion aussi impromptue que révélatrice à l’astronomie.

On trouvera peut-être coûteuse la méthode que nous avons longuement déployée pour restituer philologiquement et interpréter historico-doctrinalement cet humble témoignage artien — curieusement enchâssé voire emboîté — relatif à la double abstraction et à la séparation qui n’identifie pas les principes indivisibles de la substance (« que sunt materia et forma », prendra la peine de spécifier environ une décennie ou deux plus tard son collègue Jean de Dacie[97], au sujet de la « substantia sensibilis »), ne décrit pas la manière dont les principes indivisibles de la quantité que sont l’unité et le point rendent possible l’abstraction mathématique (certains maîtres, dont Jean le Page[98], stipuleront davantage), omet dans une des solutions de rappeler la catégorie de la « qualitas » qui avait pourtant été mise en avant par l’objection et figurait dans ses sources[99]. Toutefois nos comparaisons systématiques ont incidemment dévoilé l’extrême ressemblance d’au moins toute une section des Questiones mathematice et des Communia « Visitatio » : ces derniers — en tout cas les matériaux dont ils sont constitués et leur organisation pour ce secteur — sont ainsi rapatriés, sans parler des autres arguments fournis par l’éditeur[100], dans le giron de la Faculté des arts parisienne, malgré l’emploi peut-être tout de même significatif de « Monspessulanus[101] » (p. 214, l. 17) comme exemple grammatical. Cet élément, qui nous informe mieux sur le genre littéraire des textes didascaliques artiens, vient s’ajouter aux intéressantes leçons à tirer pour ce même corpus du mode de travail d’un maître comme Pierre de Limoges ici mis en lumière avec une certaine acribie, mais encore à étudier plus à fond pour d’autres résultats éclairants (comme sa connaissance vraisemblable du Prologue « Sicut dicit philosophus » de Jean le Page, un écrit souvent proche des Communia logice). Surtout, entée certes sur des analyses minutieuses d’un spécimen assez particulier, notre recherche a, depuis son préambule jusqu’à la constitution de l’édition critique accompagnée d’une traduction française rigoureusement dérivée du latin, néanmoins investigué le point de départ aristotélicien et inventorié les principaux relais en versions latines (incluant celles d’un auteur arabe comme Avicenne) de cette auctoritas grecque antique pour un thème philosophique dont nous avons identifié le lieu d’énonciation communément privilégié au xiiie siècle tant par une cohorte de maîtres ès arts que par un théologien de la stature de Thomas d’Aquin, un thème philosophique qui, remarquablement modifié, a repris vie au sortir du Moyen Âge, pour encore être vivement débattu au premier degré il y a à peine quelques décennies tant dans le milieu francophone qu’anglophone : partant, l’historien de la philosophie peut toujours trouver motif de se tourner vers les diverses figures multiséculaires d’une doctrine protéiforme qui, à l’époque médiévale de la double abstraction et de la séparation, était intimement liée au sujet et engageait généralement la visée du trio épistémologique suprême de la philosophia.

IV. Le texte

Édition et traduction de la question « disputée » des Communia logice sur « pourquoi les mathématiques sont relatives à la quantité »

(incluant les doctrines : 1. de la double abstraction ; 2. de la séparation et de l’abstraction) ms. Paris, BnF, lat. 16617 (= P), fol. 174rb-va

<Section III.3. Sur la quantité/De quantitate>[*]

[…]

<III.3.2. Sur les sciences mathématiquesen regard de la quantité>

[…]

<III.3.2. De mathematicis scientiis respectu quantitatis>

§ 182<1> Ensuite on se questionne <à savoir> pourquoi les mathématiques sont relatives à la quantité[1].

§ 182 <1> [fol. 174rb] Postea queritur propter quid mathematice sint de quantitate.

§ 183 Or qu’elles doivent être relatives aux autres genres[2], on <le> montre ainsi :

§ 183 Quod autem debeant esse de aliis generibus, ostenditur sic :

§ 184.1 De fait, les sciences mathématiques sont relatives aux réalités abstraites du mouvement et de la matière ; mais de même que la quantité a des <choses> abstraites[3] de la matière, similairement la qualité, puisque l’un et l’autre <genre> est un universel abstractible[4] de la matière : donc les mathématiques doivent être relatives à la qualité comme à la quantité[5].

§ 184.1 Nam mathematice scientie sunt de rebus abstractis a motu et a materia ; sed quemadmodum quantitas habet abstracta[A] a materia, similiter qualitas, [fol. 174va] cum utrumque sit uniuersale abstractibile a materia : ergo debent esse mathematice de qualitate sicut[B] de quantitate.

§ 184.2 <De même les substances peuvent être abstraites du mouvement et de la matière, comme les Intelligences et les âmes séparées, c’est pourquoi relativement à la substance comme relativement à la quantité peuvent être les sciences mathématiques.>[6]

[…]

§ 184.2 <Item substantie possunt abstrahi a motu et materia, ut Intelligentie et anime separate, quare de substantia sicut de quantitate possunt esse scientie mathematice.>[C]

[…]

§ 192 <1*> Au premier <point> il faut dire que de même que la philosophie naturelle est relative aux réalités conjointes au mouvement et à la matière, et en tant que conjointes ; la métaphysique elle-même, pour sa part, est relative aux réalités séparées du mouvement et de la matière, et en tant que séparées ; mais les sciences mathématiques sont relatives aux réalités conjointes au mouvement et à la matière, non pas en les considérant dans la mesure où elles sont conjointes, mais en tant qu’elles sont abstraites par l’intellect lui-même[7]. Et ainsi la mathématique est relative aux réalités abstraites : ces réalités selon leur être sont vraiment dans la matière, elles sont cependant considérées par le mathématicien non pas dans la mesure où elles sont dans la matière, mais quant à l’être qu’elles ont en abstraction ; et parce que seule la quantité a pu être abstraite (en effet la quantité a des principes indivisibles, à savoir le point et l’unité[8], par lesquels principes la quantité est abstraite par l’intellect et est considérée dans <ses> propres principes sans relation à la matière ; tandis que les autres réalités n’ont pas des principes indivisibles de cette sorte par lesquels elles peuvent être abstraites par l’intellect) : aussi à cause de cela les mathématiques ne sont pas relatives aux autres accidents[9].

§ 192 <1*> Ad primum dicendum est quod quemadmodum naturalis philosophia est de rebus coniunctis motui et materie, et ut coniunctis ; ipsa uero methaphisica est de rebus separatis a motu et materia, et ut separatis ; sed mathematice scientie sunt de rebus coniunctis motui et materie, non[D] considerando eas prout sunt coniuncte, sed in quantum abstrauntur[E] ab ipso intellectu. Et sic mathematica est de rebus abstractis : que res secundum suum esse uere sunt in materia, considerantur tamen a mathematico non prout sunt in materia, sed quantum ad esse quod habent in abstractione ; et quia sola quantitas potuit abstrahi (habet enim quantitas principia indiuisibilia, scilicet punctum et unita tem, per que principia abstrahitur quantitas ab intellectu et consideratur in propriis principiis absque relatione ad materiam ; alie uero res non habent huiusmodi principia indiuisibilia per que possunt abstrahi ab intellectu) : et propter hoc de aliis accidentibus non sunt mathematice.

§ 193 À la raison en <sens> contraire il faut dire que double est l’abstraction[10]. En effet il y a une certaine abstraction de l’universel à partir des particuliers, et cette abstraction est <l’abstraction> logique, et une telle abstraction est dans n’importe quel genre : et des réalités ainsi abstraites ne sont pas les mathématiques. Une autre <abstraction> est l’abstraction — non pas selon l’être — à partir de la matière, laquelle <abstraction> se fait par les principes indivisibles[11] d’une certaine forme, par lesquels principes <que sont le point et l’unité> cette forme est considérée sans aucune relation à la matière corporelle ; et ces quantités sont <celles>[12] qui sont abstraites de la matière selon la définition, non pas cependant selon l’être : et des réalités ainsi abstraites est la mathématique.

§ 193 Ad rationem in contrarium dicendum est quod duplex est abstractio. Est enim quedam abstractio uniuersalis a particularibus[F], et hec abstractio est logica, et talis abstractio est in quolibet genere : et de rebus sic abstractis non sunt mathematice. Alia est abstractio — <non>[G] secundum esse — a[H] materia, que fit per principia indiuisibilia alicuius[I] forme, per que principia illa forma consideratur absque omni relatione ad materiam corporalem ; et iste sunt quantitates que abstrauntur[J] a materia secundum diffinitionem, non tamen secundum esse : et de rebus sic abstractis est mathematica.

§ 194 À l’autre <point> il faut dire que les principes indivisibles dans le genre de la substance ne sont pas cause d’abstraction, mais plutôt <cause> de séparation[13]. Et à cause de cela, parce que la métaphysique est relative aux réalités séparées, de façon maximale elle est relative aux substances. Mais le point et l’unité dans le genre de la quantité sont principes d’abstraction : par cela en effet les quantités sont abstraites de toute matière corporelle et sont absoutes de toute relation à la matière.

§ 194 Ad aliud dicendum est quod principia indiuisibilia in genere substantie non sunt causa abstractionis, sed magis separationis. Et propter hoc, quia methaphisica[K] est de rebus separatis, [propter hoc][L] maxime est de substantiis. Sed punctus et unitas in genere quantitatis sunt principia abstractionis  : per hoc enim abstrahuntur quantitates ab omni materia corporali et absoluuntur ab omni relatione ad materiam.