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Introduction : le contexte italien

La situation ecclésiale italienne présente une particularité, celle de la présence de la Cité du Vatican à l’intérieur du territoire italien. Cet élément a non seulement des conséquences à l’intérieur de l’Église mais offre également une image particulière de l’Église à l’opinion publique. En effet, il n’est pas toujours facile de faire la distinction entre le Vatican et la Conférence épiscopale italienne (CEI), ni entre le pape et les évêques italiens. Cela signifie que, dans l’espace public (quotidiens, débats à la télévision…), on parle indistinctement du pape et des évêques ; par ailleurs, les paroles du pape ou d’autres membres de la Curie romaine sont interprétées comme des interventions sur la situation italienne, et surtout sur la vie politique italienne. Il en va de même parmi les catholiques italiens, pour qui la distinction entre le Vatican et les évêques italiens n’est pas toujours évidente.

Sans doute, les discours et les autres affirmations du pape ont-ils un plus grand retentissement, que ce soit dans les médias ou pour les catholiques. Le slogan « Seul ce que le pape a dit est important » pourrait résumer la vision des catholiques italiens mais aussi des Italiens en général. Cette grande importance donnée au Vatican a des conséquences sur la compréhension des interventions des évêques italiens dans l’opinion publique. Les affirmations d’un seul évêque sont évaluées par rapport à la position « officielle » du pape, et on se demande si elle est, ou non, en accord avec celle-ci. Par conséquent, on donne de l’importance à un évêque dont les interventions semblent s’éloigner de la « doctrine traditionnelle » de l’Église (en particulier, sur les questions éthiques). Il en résulte, pour l’opinion publique, l’image d’un épiscopat « désuni », ou au moins d’un épiscopat bariolé, si bien que la prise de position d’un évêque finit par être considérée comme une opinion personnelle.

En même temps, la présence du Vatican en Italie risque d’entraîner le fait que les interventions des évêques deviennent seulement des répétitions de celles du pape. En effet, hormis de rares cas d’évêques qui se distinguent grâce à leur personnalité (par exemple, A. Scola), ou en raison du siège qu’ils occupent (par exemple, D. Tettamanzi, évêque de Milan), ou du rôle qu’ils exercent (comme A. Bagnasco, président de la Conférence épiscopale italienne), les médias n’accordent pas d’attention particulière à un évêque. En plus, les catholiques ne leur reconnaissent un rôle de guide qu’à l’intérieur de l’espace ecclésial ou du diocèse (c’est-à-dire lorsqu’un évêque parle aux fidèles de son diocèse pendant une célébration ou une assemblée d’agents pastoraux).

Cette reconnaissance de l’importance de la contribution d’un évêque que lorsqu’elle se situe dans un contexte intra-ecclésial va de pair avec l’accusation d’ingérence adressée à toute intervention épiscopale dans le domaine de la politique, de l’éthique, ou de la famille ; ce qui n’est cependant pas le cas si les sujets abordés sont, par exemple, le travail, la pauvreté, le rôle de la femme ou le droit international.

Un autre élément vient compliquer la situation : les catholiques, en général, ne vérifient pas l’exactitude ou le bien-fondé des interventions ecclésiales qui ne sont la plupart du temps que rapportées par les quotidiens laïcs ou à travers les débats conduits par des personnes étrangères à la sphère religieuse. C’est ce qui s’est passé, par exemple en décembre 2012, à propos du discours du cardinal Scola à Milan, dans lequel il s’est référé à l’édit de Constantin[1], « l’acte de naissance de la liberté religieuse ».

À partir de ces observations préliminaires, qui caractérisent le contexte italien, nous aborderons notre sujet d’étude, soit les typologies des discours épiscopaux qui sont considérés comme étant « publics », c’est-à-dire qui s’adressent à tous les citoyens et pas seulement aux catholiques italiens.

Dans ce contexte, on va examiner les interventions de deux évêques à qui l’opinion publique italienne reconnaît une portée qui dépasse le milieu ecclésial, mais également pour la société, c’est-à-dire les discours à la ville des évêques de Milan et de Venise, deux sièges considérés comme importants. Plus particulièrement, nous analyserons les interventions de l’archevêque de Milan, Dionigi Tettamanzi, à l’occasion de la fête patronale du diocèse, la Saint-Ambroise, que les médias appellent « les discours à la ville ». De même, nous analyserons les discours du patriarche de Venise, Angelo Scola, à l’occasion de la fête du Rédempteur. En plus de l’importance de ces deux villes, il y a d’autres raisons qui justifient ce choix : d’abord, ces deux épiscopats se déroulent au cours de la même période (Tettamanzi à Milan de 2002 à 2011 ; Scola à Venise de 2002 à 2011) ; par ailleurs, les deux évêques ont été professeurs à l’Institut pontifical Jean-Paul II d’études sur le mariage et la famille, ce qui fait que leurs interventions sont naturellement intéressantes pour les recherches sur ces thèmes. Enfin, ces deux évêques sont considérés et présentés par l’opinion publique respectivement comme « progressiste » (Tettamanzi[2]) et « conservateur » (Scola).

De plus, on va également prendre en considération les discours inauguraux du président de la Conférence des évêques italiens au début de l’Assemblée générale annuelle de la CEI au cours de la même période et cela, pour deux raisons : l’opinion publique italienne prête une attention spéciale à ces discours qui proposent à l’Église d’Italie des thèmes de réflexion. Ils constituent ainsi un élément déterminant pour comprendre les interventions des évêques qu’on va considérer.

On doit remarquer qu’il s’agit de discours dont on ne parle pas seulement après qu’ils aient été prononcés ; il s’agit de discours attendus par l’opinion publique. Le corpus de la présente recherche est donc constitué des discours : 1) du président de la CEI, Camillo Ruini, aux Assemblées générales (2001-2006) ; 2) du président de la CEI, A. Bagnasco, aux travaux des Assemblées générales (2007-2013) ; 3) de l’Archevêque de Milan, Dionigi Tettamanzi, à l’occasion de la fête de saint Ambroise (2002-2010) ; 4) du patriarche de Venise, Angelo Scola, à l’occasion de la fête du Rédempteur (2002-2011).

On considérera ces interventions pour comprendre comment les évêques parlent des questions relatives à la famille et au thème du commencement et de la fin de la vie humaine (avortement, fécondation assistée, euthanasie) lorsqu’ils sont conscients que leurs discours ne sont pas écoutés seulement par des croyants, mais aussi par beaucoup d’Italiens. Les évêques savent que ces discours peuvent apporter une contribution à la réflexion et au débat public sur les questions éthiques et que la société civile y accorde beaucoup d’attention. Par conséquent, on veut comprendre comment ils élaborent leur discours, de quelle façon ils traitent les thèmes en question, en utilisant quel registre, quels termes et quelle argumentation[3].

I. Les discours inauguraux de C. Ruini aux Assemblées générales de la CEI (2001-2006)

Il s’agit de discours qui, quant à leurs contenus, embrassent la vie de l’Église, les événements du monde (il en parle beaucoup), et la situation italienne (en particulier la politique italienne)[4]. L’attention au contexte historique et culturel est donc très importante. Les thèmes abordés sont principalement, en 2001, la nouveauté de l’homme chrétien : les valeurs chrétiennes et leur fondement christologique ; en 2002, la « question anthropologique » : le christianisme et l’homme ; en 2003, l’annonce et la proposition chrétienne, le 40e anniversaire de l’encyclique Pacem in Terris et la dignité de l’homme, la paroisse dans sa configuration missionnaire ; en 2004, la dénatalité en Italie et la loi sur la procréation médicalement assistée (Loi 40), dont on parlera l’année suivante aussi à l’occasion d’un référendum sur cette même loi ; en 2005, le 40e anniversaire de la conclusion de Vatican II et un coup d’oeil sur le contexte culturel qui s’est radicalement modifié depuis le Concile ; en 2006, le ministère de la Nouvelle Alliance et le ministère du prêtre en Italie ; la tâche éducative de la famille ; les « principes non négociables ».

En examinant les textes de façon plus approfondie, on peut relever trois attentions principales du cardinal. 1) L’attention à l’unité du peuple italien : le cardinal Ruini a été capable de la préserver, même lorsque l’unité politique des catholiques était terminée en Italie et alors qu’il y avait de forts conflits politiques dans la société italienne. 2) L’appel à former une Église faite de croyants. Et 3) l’affirmation de l’importance de l’Église, précisément parce qu’elle est formée par des croyants. À ses yeux, c’est seulement en récupérant le rôle central de la foi que l’Église peut encore faire la différence dans le contexte italien. En même temps que l’on répète que l’Église doit être au service de l’homme, on prend soin d’affirmer qu’elle n’est pas contre la laïcité. Ce n’est qu’à l’intérieur de cette perspective — 1) l’importance de la foi ; 2) le rôle de l’Église dans la société italienne — que l’on peut comprendre la signification des avertissements à propos de la famille et des questions éthiques (3).

1. La question anthropologique et l’importance de la foi chrétienne

Les discours inauguraux de Ruini constituent de véritables textes théologiques, dans lesquels on peut remarquer son profil de théologien.

Dans le discours de 2002, en s’insérant dans le contexte historique du pluralisme religieux et culturel mis en évidence après le 11 septembre 2001, il relève le surgissement de la « question anthropologique[5] » : Ruini observe que ce qui est mis en cause par le pluralisme religieux, c’est non seulement l’affirmation de la singularité de Christ Sauveur, mais « l’homme même et la conscience qu’il a de lui-même[6] ». Par conséquent, la question anthropologique est présentée comme « le défi le plus radical de notre époque ».

En plus du conflit entre les cultures et les religions, un autre problème surgit en raison de l’envahissement des technologies qui « sont en train de s’approprier l’ensemble de notre corps, y compris le cerveau, qui affecte même la genèse de notre être, c’est-à-dire la génération humaine[7] ». Par conséquent, « une conception seulement naturaliste ou matérialiste de l’être humain fait son chemin, une conception qui supprime toute vraie différence qualitative entre nous et la nature[8] ». Ce qui est mis en question, c’est donc l’idée de l’homme.

Lors de l’Assemblée générale suivante, Ruini souligne que la question anthropologique n’est pas seulement une question théorique puisqu’elle ne concerne pas seulement l’idée abstraite de l’homme, mais qu’elle touche chacun de nous[9], comme on peut le voir dans le cas particulier des neurosciences. L’utilisation de ces sciences tente « de réduire notre intelligence et notre liberté à l’organe cérébral et donc ramener le sujet humain à une simple partie de la nature. Ces sciences représentent aujourd’hui un des mouvements les plus forts conduisant à l’abandon […] du “préjugé” suivant lequel celui qui a un visage humain possède de ce fait la “dignité” et le “destin” d’un être humain[10] ».

La question anthropologique donne la possibilité à la foi chrétienne d’apporter sa contribution et de montrer toute son importance. Ruini cite à ce propos le philosophe allemand K. Löwith[11], qui affirme que « l’humanité [l’être humain] est devenue problématique du fait que le christianisme s’est affaibli ». L’anthropologie est ainsi mise en rapport avec la foi chrétienne et avec la christologie : l’idée de l’homme et le regard sur l’homme sont une question christologique ! La foi chrétienne retrouve son importance en affrontant la question anthropologique avec laquelle le nouveau millénaire s’est ouvert.

De cette façon, Ruini confirme et approfondit l’affirmation déjà contenue dans le discours inaugural de l’Assemblée générale de 2001 et selon laquelle on ne peut pas parler des valeurs chrétiennes sans faire référence au Christ. En effet, « les tentatives de garder vivants les valeurs, les règles et les contenus de l’éthique chrétienne sont vouées à l’échec si la foi en un Dieu Créateur et Sauveur et l’image de l’homme qui lui est liée s’évanouissent[12] ». Aussi, l’Église doit proposer la nouveauté de l’homme chrétien, qui implique tous les aspects de la vie :

En tant que croyants au Dieu créateur et rédempteur, nous pouvons et devons vivre nous-mêmes et proposer toute la réalité et la nouveauté, spécifique et incomparable, de l’homme chrétien. C’est une nouveauté qui traverse tous les domaines de la vie : le rapport entre hommes et femmes, entre parents et enfants, le travail, les professions, les arts, les sciences, la politique et l’économie, la souffrance et la fête et la distraction. Il serait faux de circonscrire cette nouveauté seulement à la dimension éthique ; même si l’on ne peut pas nier que l’éthique en représente une composante essentielle[13].

Pour ces raisons, on peut comprendre le choix de la perspective missionnaire qui est présente dans plusieurs discours inauguraux, comme on peut le voir au début des Assemblées en 2003 : pendant que Ruini reprend le plan pastoral des années 1990 (« Communiquer l’Évangile dans un monde qui est en train de changer »), il invite à faire « tous les efforts possibles pour encourager les familles et les accompagner avec patience afin qu’elles offrent à leurs enfants une première expérience de prière et d’amour de Dieu et du prochain[14] ». Au même moment, en lançant un séminaire sur le thème « Penser la paroisse à nouveau », il centre son attention sur la paroisse qui doit avoir une « configuration missionnaire[15] ».

2. L’importance de l’Église dans la société italienne

L’Église déclare ne pas vouloir imposer les valeurs catholiques à ceux qui ne sont pas catholiques, ni imposer une perspective de foi à la société : Ruini pense plutôt le rôle de l’Église en faveur de la société. À son avis, l’Église italienne veut en effet « être source de sérénité, de confiance réciproque et de réconciliation[16] ». C’est pour cela que l’Église considère sa tâche comme un service en faveur du bien et de la liberté de chaque personne et pas seulement en faveur des catholiques. La contribution publique de l’Église n’offense pas la laïcité, mais rend un service à l’homme. On le voit lorsque Ruini affirme :

La tâche ouverte et concrète en faveur de la personne humaine, « avec les valeurs inhérentes à la dignité individuelle et sociale » (Benoît XVI), ne représente pas à notre avis une violation de la laïcité de notre République, mais plutôt une contribution, offerte à la liberté de chacun, pour son bien authentique[17].

Un exemple emblématique de cette perspective est la façon de traiter la question de la dénatalité dans les discours inauguraux. La chute de la natalité est considérée comme un des graves problèmes de l’Italie : il s’agit du « plus grand problème qui conditionne l’avenir de notre bien-aimée nation ». En effet, le discours inaugural de la 53e Assemblée générale dédie un paragraphe entier à ce thème, en mettant en rapport la dénatalité, la crise de confiance sociale et le manque de perspective d’avenir. La reprise souhaitée des naissances pourrait offrir de nouvelles chances au pays : les enfants, en effet, avec leur courage et leur créativité, pourraient donner une nouvelle impulsion à leurs parents, du fait que les enfants sont capables de rendre adultes leurs parents[18]. L’appel à la reprise des naissances devient par conséquent un service rendu à la société italienne tout entière, et pas simplement une affirmation confessionnelle : « […] les enfants ne sont pas seulement un choix des parents, mais ils sont un bien et une nécessité essentielle pour le corps social tout entier[19] ».

3. La famille et les thèmes éthiques

Le développement de la question anthropologique et le service de l’Église à la société italienne constituent le contexte dans lequel on traite les thématiques inhérentes à la famille et aux questions éthiques. En 2001, le thème de la famille est abordé dans le cadre de « l’attention aux formes concrètes dans lesquelles les personnes grandissent[20] ». On trouve deux références pour fonder la famille : « le dessein originaire du Créateur » et « l’expérience humaine universelle ».

Les années suivantes, Ruini citera un discours du pape : « […] la famille est un lieu privilégié pour l’humanisation de la personne et de la société, et c’est à travers elle que passe l’avenir du monde et de l’Église[21] ». À ce propos, le discours traditionnel du Président de la République de fin d’année est cité, en particulier son invitation aux jeunes : « Ayez confiance en vous-mêmes, ce qui signifie de ne pas avoir peur de fonder une famille. Ne renoncez pas à ce que la vie peut vous donner de beau. Des familles unies génèrent des citoyens meilleurs ».

On répète que l’attention à la famille est importante, car elle met en question « les fondements relativistes et individualistes de grands pans de la culture et des façons de vivre répandues aujourd’hui[22] ». En raison de son rôle, dont on ne peut pas faire abstraction à l’intérieur de la question anthropologique, la famille convoque d’autres sujets ayant un rapport avec le coeur de la thématique familiale[23], confirmant de cette façon le rôle spécifique de l’Église et son service à l’égard de la société italienne.

Ruini insiste sur les politiques familiales (en particulier avec la proposition du « quotient familial[24] ») en vue de soutenir le développement démographique. Il avait déjà parlé de ce thème en se référant au discours du pape Jean-Paul II au parlement italien (« la crise des naissances constitue une grave menace qui pèse sur le futur du pays »), et en affirmant l’absence d’un « projet de réforme du système fiscal centrée sur la famille et son rôle dans la génération et l’éducation des enfants, comme le Forum des associations familiales le demande depuis longtemps[25] ».

De plus, on pourrait affirmer que dans ses discours inauguraux, la famille est toujours traitée en référence au manque de politiques familiales[26]. Déjà en 2001, il déclare que si on tente d’aller au-delà de la simple constatation, et que l’on s’efforce d’« interpréter » les facteurs qui menacent la famille, on peut se mettre d’accord sur la nécessité de politiques et de lois en sa faveur[27]. Cependant, on reconnaît aussi que la politique et l’économie ne suffisent pas, mais qu’il est nécessaire d’opérer un changement dans la culture et la pensée dominante, en dépassant l’individualisme[28].

Pour ce qui concerne les autres thèmes éthiques, Ruini dit qu’on doit les aborder en les référant à la famille, puisqu’ils ont un lien avec elle. En particulier, on doit les traiter par rapport à la « famille fondée sur le mariage[29] ».

Dans le discours de 2006, on rencontre pour la première fois l’expression « valeurs non négociables[30] », empruntée à Benoît XVI. À la différence des discours inauguraux précédents, dans ce discours, l’affirmation de la primauté de la foi chrétienne sur toute autre valeur apparaît à première vue juxtaposée au motif des valeurs universelles. En effet, lorsqu’il traite des thèmes du commencement de la vie ou de sa fin, le langage utilisé est celui de la « nature » et de la « dignité humaine », au risque de laisser de côté la référence christologique et le rapport avec la foi et l’expérience croyante. On en trouve déjà l’amorce dans son discours de 2002, au moment de la négociation au sujet de la procréation médicalement assistée[31], à nouveau en 2003 à propos des biotechnologies[32], ou encore en 2005 à propos de l’avortement[33].

Dans le discours de 2004 (on était en train de discuter au Parlement d’un projet de loi sur la procréation médicalement assistée, la Loi 40, soumise à un référendum et abrogée l’année suivante), Ruini se défend de l’accusation selon laquelle cette loi est une « loi catholique ». Dans cette thèse, on retrouve la vision ruinienne du rôle de l’Église : celle-ci ne doit pas imposer une perspective confessionnelle, mais être au service de la société. À son avis, le mérite de la Loi 40 est de combler un vide législatif. En prévision du référendum sur cette loi, Ruini propose « la consciente non-participation au vote[34] », non pour s’opposer à la science, mais pour l’orienter vers la dignité de l’homme.

Par conséquent, on peut remarquer la présence d’une tension entre l’importance de la foi (il n’y a pas de valeurs chrétiennes sans foi) et l’affirmation des principes non négociables (appels moraux que tout le monde peut comprendre). À vouloir être une Église qui ne veut pas imposer la foi chrétienne à ceux qui ne croient pas et, en même temps, être une Église qui se déclare en faveur de la société, on court le risque d’outrepasser la conception de la foi comme possibilité de comprendre et de fonder les valeurs, en se référant alors seulement à la nature.

La couverture des grands quotidiens semble confirmer cette ambivalence ou, du moins, ils ne remarquent pas une spécificité chrétienne dans le traitement de ces questions. Ainsi, en 2001, le quotidien Corriere della Sera rapporte seulement les passages du discours de Ruini relatifs à la politique italienne et, dans ce contexte, l’appel aux « valeurs et aux contenus basés sur la primauté et sur la centralité de la personne humaine[35] ». En 2005, avant le référendum sur la Loi 40, Corriere della Sera reprend presque exclusivement les affirmations du discours inaugural de Ruini se rapportant à cette question[36] ; la même importance étant donnée par le quotidien La Repubblica à l’invitation à l’abstention[37]. Enfin, en 2006, on rapporte l’expression « Nous ne nous tairons pas face aux principes éthiques », après avoir rapporté que « l’Église italienne confirme son “non” à toute reconnaissance “impropre et non nécessaire” aux unions en dehors du mariage[38] ».

II. Les discours inauguraux d’A. Bagnasco lors des Assemblées Générales des évêques italiens (2007-2011)[39]

1. Le contexte historique

Les discours inauguraux du cardinal Bagnasco (président de la Conférence épiscopale italienne à partir de 2007) que nous considérons se situent entre deux événements qui se sont passés en Italie et qui concernent le thème de la famille : la manifestation romaine Family Day, en 2007, et la VIIe rencontre mondiale de la famille à Milan en 2012. Le premier a consisté en un rassemblement à Rome de personnes et de familles ayant pour but d’affirmer l’importance de la famille basée sur le mariage (en Italie, on était en train de discuter des unions libres). Cet événement, qui a réuni plus d’un million de personnes[40], fut considéré par Bagnasco comme bien réussi, signe d’un laïcat mûr[41].

2. Les thèmes principaux

Comme on peut le voir à partir du titre du dernier discours dans l’édition de Cantagalli, « Fidèles à Dieu et à l’homme », les sujets qui caractérisent ces discours inauguraux sont au nombre de deux : « Le catholicisme de conversion[42] », un catholicisme qui touche la vie ; et « L’unicité irréductible du sujet humain[43] ». À ce propos, on retrouve les termes « dignité de la personne » et « dignité intrinsèque de l’homme » comme unique fondement de « la valeur de l’homme ». Souvent, Bagnasco répète l’expression de Benoît XVI, « valeurs non négociables[44] ».

Ces deux sujets sont placés à l’intérieur de deux contextes : la question anthropologique (à laquelle il se réfère avec les expressions « controverse sur l’humain » et « dictature du relativisme »)[45] et la question du rôle de l’Église dans le monde. La proposition de conversion et l’affirmation de la dignité de l’homme sont deux tentatives pour aborder la question anthropologique et pour penser le rôle de l’Église par rapport au monde, non seulement au niveau de la charité (laquelle semble facilement admise, voire admirée), mais aussi au niveau de l’annonce de la « dimension intégrale de l’être humain[46] ». Pour Bagnasco, penser le catholicisme seulement comme religion civile — l’Église comme une « agence humanitaire » et la foi comme « exempte de toute implication anthropologique[47] » — priverait la société d’un « apport fondamental et original pour l’édification de la ville même de l’homme ».

Ces préoccupations se développeront dans une perspective éducative, comme on le verra dans les Orientations pastorales des évêques italiens pour les années 2010-2020, « Éduquer à la bonne vie de l’Évangile », qui traite de l’émergence éducative. Bagnasco se demande : « Qu’est-ce qu’on est en train de faire pour garder ou reconstruire le patrimoine spirituel et moral indispensable même à l’homme post-moderne[48] ? » Le soutien des évêques à la famille veut répondre à cette question[49].

3. La famille et les questions éthiques

La question anthropologique et le rôle de l’Église dans la société, pensés respectivement comme catholicisme de conversion et affirmation de la dignité humaine, trouvent un élément central dans le thème de la « défense de la famille[50] ». À ce propos, on est invité à « s’opposer à tout ce qui ruine et menace — soit au niveau des media soit des lois — ces valeurs fondamentales [vie et famille] ». Par conséquent, on peut fonder sur l’affirmation de la valeur de la famille l’action qui veut s’opposer à ce qui la menace aujourd’hui, en particulier la culture du tout-provisoire[51].

Dans le discours inaugural de 2009, l’affirmation de la valeur de la famille devient un exemple de ce catholicisme de conversion que Bagnasco souhaite mettre en avant : une appartenance à l’Église qui touche la vie, soit à travers un appel à une politique fiscale « proportionnée à la famille[52] », soit dans l’invitation à participer à la collecte nationale pro-famille afin d’instituer un Fonds de garantie pour les familles en difficulté[53].

En ce qui concerne les thèmes éthiques, l’affirmation de la « valeur de la vie » est liée à la « valeur de la famille ». Souvent, à propos de la fécondation artificielle et des tentatives visant à écrire à nouveau la Loi 40, Bagnasco met en garde contre le risque d’une dérive eugénique[54]. À propos du soi-disant « droit de mourir », Bagnasco explique qu’il ne s’agit pas d’un droit comme les autres droits, mais qu’il existe une différence ontologique entre eux[55]. Cette affirmation devient l’occasion pour entrer dans la question anthropologique, en éclairant la signification de la liberté humaine, grâce à son lien à la vérité[56] : « […] la soi-disant éthique de la vie est à la base de tout système social qui veut honorer l’homme à toutes les étapes de son existence. La vie, la famille naturelle, la liberté d’éducation, sont en effet la boussole indispensable qui oriente toutes les dimensions du vivre ensemble, mais aussi de la culture, de la politique, de l’économie, de la finance[57] ».

III. A. Scola et ses discours à l’occasion de la fête du Rédempteur à Venise (2002-2011)[58]

La fête du Rédempteur (Redentore) à Venise fait mémoire de la libération de la peste, qui a frappé Venise au cours des années 1575-1577, en provoquant la mort de plus d’un tiers de la population de la ville. Chaque année, on construit un pont de bateaux qui permet d’aller à l’église du Rédempteur à pied[59]. À cette occasion, le patriarche de Venise livre son message à la ville.

1. Les textes

Ces discours, même s’ils s’ouvrent à tous les Italiens, ont comme destinataires principaux les habitants de Venise ; les références aux questions locales sont nombreuses, et apparaissent comme une tentative de lire la réalité dans laquelle le diocèse de Venise est plongé. À première vue, plutôt que de discours, ces interventions ressemblent à de véritables traités scientifiques sur le thème de la douleur, de l’école, des technosciences, etc. Comme on peut le déduire à partir des textes, Scola étudie et connaît les questions de l’actualité, les nouvelles frontières aussi : il en arrive à examiner des problèmes d’actualité immédiate, comme s’il anticipait le débat public (c’est le cas des neurosciences et de la neuro-éthique) ; et il essaye de les interpréter anthropologiquement. De plus, il se confronte avec des auteurs et des penseurs laïcs contemporains : Habermas, Lévi-Strauss, mais aussi avec la littérature moderne. Enfin, on peut identifier un schéma qui se répète dans tous ses discours : ils partent tous du Christ, puis ils analysent une réalité humaine particulière et, à la fin, le dernier paragraphe est toujours un retour au Christ. De cette façon, en parlant du Christ, on est renvoyé à l’homme et, en traitant l’expérience humaine, on est renvoyé au Christ.

2. Le thème de la famille

On peut faire deux observations sur la manière et les occasions choisies par Scola pour parler de la famille. Il traite de la famille soit de manière explicite (en particulier dans le discours de 2008), soit de façon implicite, en mettant en évidence un aspect particulier inhérent à la famille (c’est-à-dire en parlant du moi-en-relation). De plus, la référence à la famille est présente dans tous les textes se rapportant aux grandes questions culturelles et sociales de l’époque contemporaine.

En approfondissant ces observations, on peut affirmer que, même lorsque Scola se réfère de façon explicite à la famille, cette référence n’est jamais posée de manière absolue, mais elle est toujours posée après une lecture de l’expérience humaine et un approfondissement de la question qui en découle. La réalité de la famille semble se déplacer vers la question qui surgit à partir de l’expérience de l’homme d’aujourd’hui. On doit remarquer que Scola ne veut pas poser la famille comme un thème absolu : il affirme en effet qu’elle a aussi besoin de rédemption.

Les thèmes dans lesquels la famille est traitée débutent par celui du conflit des civilisations à l’époque contemporaine. Selon Scola, il n’est pas suffisant d’utiliser la thèse du conflit/rencontre entre les civilisations et les religions pour interpréter le temps présent. La cause des tensions présentes dans les sociétés contemporaines se trouve dans l’incapacité d’articuler l’un et le pluriel : aujourd’hui on ne peut affirmer l’identité qu’« en opposition à » ; en même temps, on est incapable de reconnaître le pluriel (multiple) d’une façon autre que la renonciation à la possibilité de l’unité[60]. La famille apparaît alors comme le milieu dans lequel on peut apprendre à « articuler l’individu et la communauté[61] ».

Le second thème est celui de la société en transition. Scola identifie dans la « transition » une catégorie pour photographier la société actuelle, qui est en train de « passer à », de « progresser vers ». En allant à l’origine du mot « progrès » (de pro-gradior), il affirme qu’il n’y a pas de progrès sans éducation[62], puisque « l’éducation est la capacité de mettre en relation, d’une façon consciente, la personne avec la réalité[63] ». Par conséquent, il n’y a pas de progrès sans entrer en relations et sans prendre soin de l’autre personne : de cette façon seulement, on peut construire une caring society[64]. Les relations familiales sont expérience du « care » et lieu d’éducation : dans la famille, en effet, on se « charge de la personne tout entière[65] ».

Trois années auparavant, en 2003, parlant du « modèle typique de développement de la Vénétie » (qui met au centre le travail)[66], Scola affirmait qu’il est nécessaire que ce modèle se perfectionne pour devenir également un « modèle de civilité », ce qui sous-entend que le travail en lui-même n’est pas suffisant[67]. Autrement dit, il ne suffit pas seulement de produire un progrès économique, encore faut-il garantir les conditions qui permettent une bonne vie, c’est-à-dire une « expérience intégrale de la personne ». Cette expérience est possible par l’« étroite interconnexion des affects, du travail et du repos, qui sont les manifestations essentielles de l’expérience humaine universelle[68] ». Pour parvenir à cette expérience, il est indispensable d’y joindre la « maturation affective », qui se passe lorsqu’on apprend « le poids irremplaçable de l’autre qui nous éduque à un nécessaire détachement de soi-même et au caractère positif des liens, qu’on ne peut pas négliger[69] ».

Encore une fois, on est renvoyé à l’importance de la famille et à son rôle, dont on ne peut faire abstraction[70]. Sous cet éclairage, l’invitation à faire des choix politiques en faveur de la famille comporte une conséquence sociale évidente pour la construction de la personne humaine ou pour soutenir et atténuer l’importance (parfois excessive) du travail. En même temps, l’attention à la famille n’est pas déléguée entièrement à la politique : en effet, puisque « la solidité de la famille ne dépend pas simplement des choix politiques[71] », la communauté chrétienne, qui porte en elle-même le don irremplaçable de la fidélité, est engagée[72].

Le troisième thème abordé est celui du débat sur la laïcité. La question de la laïcité est présente dans tous ses discours. Déjà dans son premier discours (2003), Scola affirmait que l’on devait proposer aux croyants comme aux non-croyants la vision chrétienne de la vie, puisqu’elle propose les conditions permettant de mener une vie bonne. Pour lui, cette idée ne limite pas la laïcité[73]. En 2005, pendant le débat qui accompagnait le référendum sur la Loi 40, il dédie tout le discours du Rédempteur à ce thème-là. En se confrontant à la pensée de J. Habermas, le patriarche de Venise demande une « nouvelle laïcité », une nouvelle façon pour l’État de se poser face aux citoyens.

Le problème principal qui se trouve sous-jacent à la question de la laïcité est, pour Scola, le rapport entre l’identité et la relation[74] : « […] l’individu n’est pensable qu’en relation sociale avec d’autres sujets qui ont la même dignité ». En effet, si

la société n’est pas une somme d’individus — puisque la relation est constitutive de la personne — l’État démocratique est « laïc » du fait de sa non-identification avec une « vision du monde ». Pour autant, il n’est pas « neutre » à l’égard de ses valeurs fondatrices. La laïcité signifie donc l’« exercice constitutif et réciproque de la promotion et de la sauvegarde du droit et la valorisation de tous les sujets, à travers la participation dans la reconnaissance des uns et des autres »[75].

La laïcité ne signifie donc pas que je ne m’identifie pas aux intérêts de l’Église ou d’un autre groupe, mais elle signifie surtout que je ne suis pas indifférent à l’égard de son identité.

Par conséquent, la question de la laïcité est, au fond, une demande de reconnaissance : « […] les hommes demandent d’être identifiés et acceptés dans leur dignité humaine, dont on ne peut pas faire abstraction, d’être reconnus pour le visage humain qui les distingue et en même temps les met en relation entre eux[76] ». C’est à l’intérieur de la famille que l’individu apprend que « pendant qu’il dit je il affirme le tu et il lui demande, en effet, d’être reconnu comme je[77] ».

Le patriarche de Venise aborde un quatrième thème, les technosciences et les neurosciences. La question des neurosciences et des nouvelles frontières de la technique est traitée par Scola de façon directe dans le discours de 2007. Ici, même s’il confirme la primauté de l’esprit [intelligence] éthique sur les technosciences, il va approfondir la question anthropologique qui se trouve sous-jacente à ces nouveaux développements scientifiques et aborder les questions ouvertes par les neurosciences : quels rapports entre le cerveau (bios) et l’esprit (psukhè) ? Qu’est-ce qui est lié à la mort ? Pour lui, sous-jacente à ces questions on retrouve la « question des questions », c’est-à-dire, « y a-t-il quelqu’un qui m’assure à jamais[78] ? ». C’est la question que tout homme et toute femme rencontrent, et par laquelle ils sont mis en marche dans la vie quotidienne : « À la fin, y a-t-il quelqu’un qui m’aime ? Quelqu’un qui désire ma durée définitive ? ».

La réponse offerte par la foi chrétienne est que le Christ donne la vie (zoe) qui dépasse et mène à son terme la psukhè et le bios[79]. L’invitation qui nous est faite est de retourner à la personne, qui est une unité inséparable d’âme et de corps, dans laquelle la première ne peut pas être réduite au second[80]. À ce propos, Scola ne parle pas de la famille de façon explicite, mais on comprend qu’on ne peut pas en faire abstraction lorsqu’on abordera les questions anthropologiques que nous venons de citer.

Enfin, il aborde un cinquième thème : la sexualité. Dans l’avant-dernier discours de la fête du Rédempteur, le cardinal Scola traite de la sexualité : c’est la question qui caractérise notre époque, mais on doit en parler à partir du scandale de la pédophilie dans l’Église[81] : « […] même pour ces raisons, je sens la nécessité d’affronter de façon directe la question de la crédibilité et de la valeur de la proposition chrétienne sur la sexualité et le bel amour[82] ». Scola affirme que le Christ est le bel amour et, « avec la doctrine du bel amour, le christianisme a donc la prétention de toucher à une des dynamiques fondamentales de la vie des hommes[83] ». La question fondamentale de la sexualité est le moi-en-relation. Parce qu’« aucun homme ne pourra jamais se générer[84] », la famille devient une école irremplaçable pour apprendre la réalité.

3. Les thèmes éthiques

Ces sujets sont abordés en 2005 à l’occasion du référendum sur la Loi 40, et après, en 2009, dans le discours sur la douleur et la souffrance. En rappelant la peste dont on célèbre la libération, Scola évoque des événements de douleur et de souffrance de l’Italie contemporaine[85] : à partir de ceux-ci, il fait émerger la magna quaestio qui se joint à tout homme face à la douleur. En face de la souffrance, afin d’éviter la rébellion ou le défaitisme, l’unique possibilité que nous ayons est de nous référer à la souffrance du Christ, laquelle seulement peut éclairer la souffrance humaine.

Dans ce discours sur la douleur, Scola se réfère en particulier à la loi sur la fin de vie. À l’intérieur du débat sur cette loi en Italie, Scola se montre un connaisseur attentif de ce sujet : il consacre en effet une large partie de son discours à illustrer la signification des termes utilisés (par exemple, « état végétatif » ou « maladie terminale »), avant de s’exprimer à leur égard. Il affirme que si une maladie ne peut pas être guérie, cela ne signifie pas que la personne malade soit « incurable[86] » ; en même temps, il redit que le bien-être et la douleur sont liés à une demande de signification. À ce propos, il rappelle non seulement sa propre expérience de rencontre avec des malades en phase terminale, mais aussi les valeurs chrétiennes répandues dans la Vénétie et la contribution spécifique de l’engagement des chrétiens : « L’océan de charité offert par le peuple chrétien de la Vénétie, avec humilité et efficacité, à tous ceux qui se trouvent dans la douleur, est le reflet du silence éloquent du Rédempteur qu’il ne cesse jamais de nous offrir comme réponse croyable à notre cri de désolation[87] ».

4. Le thème de la famille : synthèse

Scola éclaire la nature « intrinsèquement relationnelle » de la famille[88] : elle n’est pas seulement constituée par les membres qui la composent, mais par les relations mêmes qui s’établissent entre eux. En se référant à l’anthropologue Lévi-Strauss[89], Scola met en relief les relations fondamentales qui sont présentes dans la famille et garanties par elle, c’est-à-dire la « relation spécifique entre les sexes » et « la relation entre les générations », en constituant de cette façon un « unicum irremplaçable[90] ». Pour cette raison, il peut affirmer que « la famille est instituée afin de donner une forme sociale à la différence des sexes puisque cette différence peut générer la vie » et, par conséquent, il « demande une claire valorisation de l’institution matrimoniale[91] ». À ce propos, on peut remarquer l’affirmation de la famille comme étant basée sur le mariage d’un homme et d’une femme : « […] la famille favorise normalement une croissance équilibrée de la personne. L’identité de la personne est étroitement reliée à la présence du couple génératif et aussi à l’histoire des générations dont elle est l’expression[92] ».

Le rôle de la famille concerne donc la construction de l’identité de la personne. Elle est la « première forme de société[93] », non seulement parce que la famille enseigne le je à travers le tu, mais aussi parce qu’elle a un rôle éducatif éminent, qui consiste à restreindre le risque de réduction des affects aux seules émotions. C’est en effet seulement de cette façon que « chacun est reconnu comme personne » à l’intérieur d’une « tâche » qui s’ouvre pour tout sujet humain comme moyen de construire un bonheur commun[94]. Pour toutes ces raisons, la famille est une ressource pour la société, jusqu’à être considérée comme un facteur économique fondamental.

IV. D. Tettamanzi et les discours de la fête de saint Ambroise à Milan (2002-2011[95])

1. Les « discours à la Ville » : le rapport Église-Ville

À l’occasion de la fête de saint Ambroise, patron de la ville de Milan, l’archevêque de Milan donne chaque année un discours appelé Discours à la Ville. Ses destinataires sont les administrateurs de la ville : on peut dire que ce sont des discours publics. Les discours de Tettamanzi traitent d’un thème qui a pour but de construire la Ville, et ils finissent avec une prière à son attention.

Dans ses discours, le cardinal Tettamanzi montre une attention particulière aux problèmes de la vie sociale dans une ville comme Milan : il répète à plusieurs reprises sa demande d’une sécurité plus grande ; il fait attention à la solitude des gens plus fragiles, surtout les personnes âgées et les immigrés (son attention à l’endroit des immigrés lui a causé beaucoup de problèmes avec des partis politiques) ; il ne manque pas de parler de l’habitation, de la difficulté économique d’en trouver, d’en acheter ou de garder une maison[96] et, finalement, il aborde le problème du travail[97].

En se situant face aux problèmes des citoyens, Tettamanzi révèle sa vision des rapports entre l’Église et la société : en parlant de « valeur civile de l’intériorité[98] », il montre que l’Église se pense au service de l’homme. Il affirme que

nous pouvons être témoins de Jésus en donnant à la Ville un Évangile qui ne menace ni n’effrite la laïcité, mais qui la défend et la promeut, parce qu’il lui donne sa « juste place ». Rien ni personne n’est aussi jaloux que Dieu de la nature et de la finalité du monde, réalités qu’Il a lui-même crées. Il connaît, Lui, l’autonomie de la création, et donc il la respecte en demandant à l’homme le même respect à son égard[99].

Il pense donc à une « laïcité qui inclut plutôt qu’elle n’exclut[100] » : qui inclut tous les apports culturels, tous les peuples, toutes les dimensions humaines, et aussi le sens religieux.

Il ne manque pas de faire référence au concile Vatican II et à sa conception du rapport entre l’Église et le monde. Ainsi, en 2005, à l’occasion du 40e anniversaire de la conclusion du Concile, il cita souvent Gaudium et Spes comme une aide pour regarder la ville de Milan. Avec Gaudium et Spes, il reconnaît que les hommes ne peuvent pas eux-mêmes construire une vie plus humaine, mais qu’ils ont besoin d’une communauté plus grande[101]. Dans cette construction d’une vie plus humaine pour les citoyens, les chrétiens apportent leur contribution.

2. Le thème de la famille

Le cardinal Tettamanzi, qui a été professeur à l’Institut Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille, ne parle pas de façon directe de famille dans ses discours à la ville de Milan. Il traite plutôt de questions qui croisent celle de la famille : les personnes âgées, les jeunes sans espoir pour l’avenir, leur peur de ne pas être capable de fonder une famille, le problème du logement, la manque de travail, la crise économique, les familles d’immigrés[102].

Il faut remarquer qu’il parle de ces questions en faisant référence au thème qu’il est en train de traiter dans son discours. Par exemple, en 2002, lorsqu’il parle de la conscience et de la nécessité de la réveiller, il affirme que la famille a la tâche de former la conscience[103]. Ou en 2008, sur le thème fondamental du dialogue, qu’il considère comme une véritable urgence de notre époque, pour Milan et l’Italie entière. Dans tous ces cas, l’attention à la famille n’est pas facultative.

Il ne traite directement de la famille que dans deux cas, en parlant de la solidarité et de l’éducation. Dans le premier cas, il aborde le problème de la solitude : elle ne peut pas être vaincue sans la solidarité. En même temps, il n’y a pas de solidarité sans sobriété, qui est la condition du développement. À ce propos, il souligne l’existence du Fonds Famille-Travail institué à Milan (à l’initiative de Tettamanzi) pour rassembler de l’argent pour les familles éprouvant des difficultés économiques. C’est une image du rapport entre l’Église et la société : à partir d’une idée née dans l’Église, on est en train d’aider plusieurs familles, et il y a beaucoup de monde qui donne de l’argent pour ce Fonds.

Le second cas dans lequel la famille est traitée de façon directe est l’éducation[104] : les relations familiales sont « un bon antidote pour la prévention du mal-être des jeunes » et donc elles font du bien à la société. Pour cette raison, le cardinal Tettamanzi invite les administrateurs de la ville à soutenir la famille : « Chers administrateurs, aidez ceux qui aident, soutenez ceux qui soutiennent[105] ». Si la famille n’est pas soutenue, la municipalité ne sera pas capable d’aborder et de résoudre les problèmes de la société[106].

On peut voir que, même si le cardinal de Milan ne traite pas trop de la famille, cette dernière apparaît souvent comme indispensable pour une société plus humaine.

On a un autre exemple de tout cela dans la façon de parler du thème de la prochaine Exposition universelle, Expo Milan 2015, sur laquelle le cardinal revient dans plusieurs discours. Elle peut être l’occasion de construire une nouvelle ville, mais surtout il souhaite que l’Expo 2015 soit une occasion pour penser à nouveau une ville à taille humaine[107] soulignant que, en faisant des projets pour une nouvelle ville, on doit se demander ce que l’on veut offrir à la famille.

V. Observations synthétiques : une ou plusieurs voix ?

Dans ces discours aux Assemblées des évêques italiens, le cardinal Ruini se montre attentif aux événements du monde et de la société italienne : il parle clairement d’une Église au service de l’homme. Cet objectif de l’Église est exprimé plusieurs fois, mais un des services les plus importants que l’Église peut offrir à l’homme contemporain est l’annonce de la foi : c’est l’affaiblissement de la foi qui a ouvert la question anthropologique, en laissant l’homme sans réponse face au pluralisme religieux et le pouvoir de la science, la technique. De la même façon, il affirme l’importance de la famille pour la société italienne afin de rendre l’homme plus humain et donc de le défendre du relativisme.

On peut remarquer un changement dans son dernier discours ou, au moins, l’apparition de nouvelles expressions : en 2006, il parle de façon plus nette de la primauté de la foi sur toute valeur et en même temps des valeurs non négociables, deux thèmes qui seront importants pour son successeur.

Le cardinal Bagnasco considère la famille comme la réponse à deux questions fondamentales pour l’Église et la société italiennes : proposer un catholicisme qui touche la vie et affirmer l’unicité de la personne humaine. C’est pourquoi la famille a besoin du soutien de la société : elle fonde la dignité de l’homme et elle peut devenir l’espace pour croiser foi et vie.

Le patriarche de Venise présente des discours qui s’adressent aux habitants de Venise, mais ils sont de vrais traités scientifiques. Scola est capable d’aborder le thème de la famille d’une façon toute particulière : il ne répète pas seulement le mot « famille » comme un slogan, comme si en le répétant il acquerrait une valeur ; plutôt il traite des thèmes qui appartiennent à l’expérience humaine et il en offre un approfondissement. En effet, il parle de la laïcité, de la société en transition, de l’identité, du marché, de la sexualité, des neurosciences, en montrant les questions qui sont sous-jacentes : le besoin de reconnaissance, d’être assuré, l’éducation. C’est pourquoi la famille est une ressource pour la société, parce qu’elle offre la possibilité de trouver et de faire l’expérience de ce dont l’homme a besoin.

On a vu que Tettamanzi donne beaucoup d’attention aux problèmes de la ville (la solitude, la sécurité des gens, le manque d’habitation, etc.) et c’est seulement en les abordant qu’il parle de la famille. Il aborde directement le thème de la famille seulement à deux occasions : lorsqu’il parle de la solidarité (il établit un fond en faveur des familles) et de l’éducation (le rôle de prévention de la famille). La clarté de ses discours est liée à la clarté des destinataires, qui sont bien indiqués : dans le cas de Tettamanzi, les destinataires sont les administrateurs de la ville. Grâce à cela, il est capable d’entrer en dialogue avec eux et de se faire comprendre, avec un langage direct et des thèmes auxquels ses destinataires sont intéressés. Par conséquent, il offre des éléments importants pour la vie de la société de Milan.

Grâce à ce parcours, on peut observer que les interventions des évêques dans l’espace public sont très différentes les unes des autres. Comme synthèse, on peut examiner trois discours du président de la CEI (au mois de mai), puis tenter de montrer comment Scola (en juillet) et Tettamanzi (en décembre de la même année) reprennent et développent les thèmes annoncés au moment de l’Assemblée générale de l’épiscopat.

En 2003, le cardinal Ruini avait parlé de l’annonce de la foi à l’intérieur du plan pastoral pour les années 2000-2010 (« Communiquer l’Évangile dans un monde qui est en train de changer »). À partir de là, il avait établi la particularité de la famille à partir de deux raisons : d’abord, elle a un rôle auquel on ne peut pas renoncer, et cela afin d’annoncer la foi aux jeunes générations ; de plus, elle est le lieu privilégié pour l’humanisation de la société et du monde.

Scola et Tettamanzi abordent dans leurs discours de 2003 la question de la laïcité, dans laquelle ils traduisent le thème de l’annonce de la foi et du rôle de l’Église dans le monde. Dans son discours, Scola n’utilise pas le mot « laïcité » (il lui consacrera son discours de 2005), mais il affirme que le Studium Marcianum veut proposer la vision chrétienne de la vie à tous les hommes, croyants ou non. De cette façon, il affirme sa conviction suivant laquelle la laïcité n’est pas l’absence d’identité ou le renoncement à ses propres idées, mais que l’homme chrétien joue un rôle important pour transformer la société, en la rendant plus humaine. Tettamanzi parle de façon directe de la « laïcité » comme de la voie principale pour tenir ensemble toutes les contributions au bien commun : le christianisme n’exclut aucune dimension humaine, dans la mesure où, comme Dieu, il respecte l’autonomie de la création et de l’homme. C’est pour cela qu’il invite à aimer la ville de Milan.

On peut remarquer un autre cas en 2004. Lorsque Ruini traite du problème de la violence du terrorisme (Madrid, Tchétchénie, Moyen-Orient, Darfour, Nigeria), Scola aborde la rencontre/conflit des civilisations et des religions alors que Tettamanzi parle de la solidarité. En effet, Ruini avait invité chacun à reconnaître les erreurs commises, comme toutes les inégalités économiques présentes dans les pays développés et causées par eux. Scola, comme on l’a dit, affirme qu’il n’est pas suffisant de parler de conflit entre religions : le conflit, en effet, est causé par la réduction des religions en idéologies et, par conséquent, les identités sont mises en opposition, tout cela s’accompagnant de la croyance en une impossible unité. Alors que Scola cherche les raisons théoriques du terrorisme et du fondamentalisme, Tettamanzi propose une voie concrète pour les aborder et les dépasser : selon lui, la solidarité pratiquée est la meilleure voie pour reconnaître que l’autre que je rencontre est toujours une personne. Il propose donc une pratique de vie.

En 2008, le cardinal Bagnasco met en garde contre le relativisme et la remise en cause du sujet de l’humain, qui menacent la famille. À cet égard, le titre de ce discours inaugural dans l’édition de Cantagalli est significatif : « une alternative aux passions tristes », causées par le relativisme. Scola met au centre de son discours le thème de la famille, en repérant en elle cette alternative, alors que l’archevêque de Milan parle du dialogue, qui permet de renforcer sa propre identité.

Un élément commun entre les évêques de Milan et de Venise est qu’ils ne répètent pas de façon directe « la valeur de la famille » et de la vie : ils ne l’affirment pas seulement comme si la famille prenait son importance à la seule condition de répéter le mot « famille ». Ils choisissent une autre voie pour valoriser la famille et son rôle central dans la société d’aujourd’hui ou, mieux, ils suivent deux voies différentes pour aborder le thème de la famille. Scola fait plus attention aux questions anthropologiques qui se trouvent au fond des problèmes de société, et notamment de la famille : chaque discours analyse avec précision une question en cherchant les racines des changements sociaux, ainsi que les nouveaux thèmes qui se présentent aux hommes d’aujourd’hui. Il traite chaque thème avec la profondeur d’un théologien et la force de celui qui veut aller à la racine de chaque problème, afin de proposer une voie nouvelle pour le dépasser. Cette profondeur du discours n’apparaît toutefois pas dans les quotidiens italiens ou locaux, peut-être à cause de la difficulté de saisir le thème traité et les raisonnements suivis par le patriarche de Venise.

Il apparaît donc que la famille est une thématique privilégiée pour aborder ces questions anthropologiques, à ce point qu’il affirme, en 2003, qu’« aucune réalité n’est équivalente à la famille ». En effet, la famille croise tous les thèmes humains, et donc toutes les questions de société, en particulier elle pose l’homme et la femme entre les deux pôles fondamentaux que sont l’individu et la communauté : grâce à la famille, et seulement en elle, l’homme peut se découvrir toujours en relation avec l’autre, et donc capable de se détacher de lui-même et d’apprendre que les liens sont positifs. Par conséquent, on peut dire que la famille gagne en importance quand elle permet d’aller au fond des questions humaines actuelles, qui ont une origine dans la difficulté de tenir ensemble l’individualité et la relationnalité de l’homme.

Tettamanzi ne parle pas non plus de la famille de façon directe : dans ses discours on trouve les thèmes du travail (et du manque de travail), de la difficulté à trouver une maison et donc à se marier, de la solitude surtout des personnes âgées, des immigrés, de la peur des jeunes face à l’avenir, de l’éducation des enfants. Ce sont toutes des questions qui impliquent la famille et qui trouvent en elle une force qu’on ne peut pas ignorer : les liens familiaux ont en effet un rapport avec toutes les questions traitées, qui sont des questions de société, mais aussi des questions relatives à l’être humain lui-même. En effet, dans ses discours à la ville de Milan, le cardinal Tettamanzi a toujours une double préoccupation : il s’adresse à la société tout en s’adressant en même temps à l’homme comme individu. Il parle de « responsabilité sociale » et de l’« intériorité », de la « solidarité » et de la « conscience », de la « communauté » et de l’« homme de coeur ». Par ailleurs, il affirme qu’on doit « renforcer la communauté » et que l’homme doit « se regarder lui-même ». Ces deux niveaux (l’individu et la société) sont toujours présents et ils renvoient tous deux l’un à l’autre. À notre avis, c’est ce qui permet à Tettamanzi de dire, en 2010 : « Chers administrateurs, aidez ceux qui aident, soutenez ceux qui soutiennent », ce qui signifie que l’on doit soutenir la famille, parce qu’elle aide et qu’elle soutient la société.

Il propose donc des voies pour aborder les problèmes de la société contemporaine : il ne veut pas traiter de manière exhaustive les questions qu’il aborde, mais il offre des parcours pour les dépasser, en invitant à prendre soin de ceux qui, dans notre société, sont oubliés ou laissés à eux-mêmes. Dans l’espace public, une invitation à prendre soin de ces personnes peut être acceptée par tous, afin de construire ensemble une ville habitable.

Comme on peut le voir, ce sont deux manières de traduire le thème de l’annonce de la foi aujourd’hui : la première invite à proposer la vision chrétienne, en étant convaincu qu’elle peut apporter une contribution à la vision du monde ; la seconde cherche à se confronter à toutes les autres visions du monde et de l’homme. Afin de donner une contribution au débat public sur le thème de la famille et des questions éthiques, il semble que la seconde façon de se poser réussit mieux à se faire comprendre et être répétée par les gens. La première, au contraire, pourrait être plus efficace dans une phase suivante, pour approfondir les questions et le dialogue, c’est-àdire lorsque le dialogue est instauré.