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Instrumenta studiorum

1. Cornelius Mayer, dir., Augustinus-Lexikon, vol. 3, fasc. 7/8 : Libero arbitrio (De-)-Mensura. In Verbindung mit Isabelle Bochet, Robert Dodaro, François Dolbeau, Volker Henning Drecoll, Eric Feldmann (†), Therese Fuhrer, Wilhelm Geerlings, Reinhart Herzog, Wolfgang Hübner, Martin Klöckener, Serge Lancel (†), Goulven Madec (†), Christof Müller, Gerald J.P. O’Daly, James J. O’Donnell, Alfred Schindler, Otto Wermelinger, Antonie Wlosok. Redaktion : Andreas E.J. Grote. Basel, Schwabe AG Verlag, 2010, p. i-lviii et col. 961-1284.

Ce double fascicule complète le troisième volume du grand lexique augustinien en cours de publication. Il couvre les lemmes depuis le traité De libero arbitrio jusqu’à la notion de mesure et regroupe 61 notices. Plusieurs concernent des oeuvres d’Augustin, comme le De magistro, le Contra litteras Petiliani ou le De mendacio. Le manichéisme fait l’objet de deux articles, « Mani(chaeus) » (Johannes van Oort) et « Manichaei » (Volker Henning Drecoll). Des notions importantes sont abordées, comme « libido », « locutio », « maiestas », « matrimonium », « medicina », « mens », « magia ». La prosopographie n’est pas en reste, avec des articles sur Marius Mercator, Marius Victorinus, Maximinus l’arien, Maximianus, évêque de Bagaï. Quatre notices concernent les langues hébraïque, grecque, latine et punique dans l’oeuvre d’Augustin. Madaure et Milan font également l’objet d’un article. Comme on le voit, ce dictionnaire augustinien est un ouvrage de référence indispensable pour quiconque s’intéresse non seulement à Augustin mais aussi à l’Antiquité tardive sous tous ses aspects.

Paul-Hubert Poirier

2. Bentley Layton, A Coptic Grammar. With Chrestomathy and Glossary. Sahidic Dialect. Third Edition, Revised. Wiesbaden, Otto Harrassowitz GmbH & Co. KG (coll. « Porta Linguarum Orientalium », 20), 2011, xxv-545 p.

La première édition de la grammaire copte (dialecte sahidique) de Bentley Layton a paru en 2000. Une deuxième édition a suivi dès 2004, augmentée d’un précieux index des textes cités. La troisième édition qui vient de paraître témoigne de l’intérêt que suscite l’ouvrage et du grand nombre de ses utilisateurs. Cette édition diffère peu de la précédente, sauf pour quelques ajouts mineurs ou corrections. La grammaire de Layton demeurera encore longtemps une référence obligée et un guide sûr pour tous ceux qui font l’apprentissage de la langue copte ou qui travaillent dans le domaine copte. Outre l’ampleur de la documentation sur laquelle elle repose et la solidité et la clarté des analyses qu’elle fournit, elle se recommande par sa parfaite lisibilité sur le plan typographique, ce qui est essentiel pour un ouvrage de consultation quasi quotidienne.

Paul-Hubert Poirier

3. Takamitsu Muraoka, A Grammar of Qumran Aramaic. Leuven, Paris, Walpole (Mass.), Peeters Publishers (coll. « Ancient Near Eastern Studies », Supplement, 38), 2011, xlv-285 p.

Attesté sur plus de deux millénaires, si l’on tient compte de ses rejetons modernes, l’araméen s’est largement déployé sous diverses formes sur le plan géographique et chronologique. Il en a résulté un grand nombre de dialectes qui partagent tous des caractéristiques communes mais qu’on ne saurait décrire dans un seul manuel ni en inventorier le lexique dans un seul dictionnaire. Voilà pourquoi il faut s’accommoder de grammaires et de dictionnaires qui couvrent l’une ou l’autre variété de la langue. Fort heureusement, de tels ouvrages existent depuis le dix-neuvième siècle, et les dernières décennies ont vu paraître un certain nombre de nouveaux instruments de travail souvent très remarquables, auxquels on peut ajouter maintenant cette grammaire de l’araméen de Qumran. Elle n’est certes pas la première à couvrir cette « région » de l’araméen, puisque Ursula Schattner-Rieser en a fait paraître une en 2004 (L’araméen des manuscrits de Qumran. I. Grammaire, Prahins [Suisse], Éditions du Zèbre), suivie, en 2005 d’un recueil des Textes araméens de la mer Morte. Édition bilingue, vocalisée et commentée (Bruxelles, Éditions Safran). Mais on ne saurait se plaindre de l’abondance ! Ce qu’on appelle « Qumran Aramaic », « araméen de Qumran » ou, comme le préférerait Mme Schattner-Rieser, « araméen à Qumran), désigne l’araméen attesté par un certain nombre de manuscrits découverts à Qumran ou ailleurs, dans le désert de Juda. Ces manuscrits ont tous été produits dans cette région, entre le deuxième siècle avant notre ère et le deuxième après. Ce qui ne signifie pas, comme le fait remarquer Muraoka, que certains des textes araméens qu’ils contiennent ne pourraient pas être d’une composition antérieure ou d’une autre provenance géographique, « possibly even from outside of Palestine » (p. xxv).

La grammaire du prof. Muraoka est structurée en 88 sections en numérotation continue, elles-mêmes divisées en quatre parties (Part I. Phonology ; Part II. Morphology : Section A : Pronoun, Noun, Adjective and Particules, Section B : The Verb ; Part III. Morphosyntax : Section A : The Pronoun, Section B : The Noun and the Adjective, Section C : The Verb ; Part IV. The Syntax : Section A : Noun Phrase Expanded, Section B : Verb Phrase expanded, Section C : Other Syntaxic Issues). Cinq appendices complètent l’ouvrage. Le premier donne une liste de termes techniques accompagnés de leur définition (on aurait pu y ajouter binyan). Le deuxième fournit une liste des passages — essentiellement des textes de la mer Morte mais aussi de la littérature biblique et rabbinique — qui font l’objet d’un traitement plus significatif ; cette liste sera précieuse pour quiconque voudra utiliser la grammaire comme un companion volume pour la lecture des textes. Le troisième appendice est un index des auteurs modernes et le quatrième, des sujets. Le dernier appendice mentionne les mots araméens, grecs, accadiens et arabe (un seul) qui ont été plus spécialement discutés. Par comparaison avec celle de Schattner-Rieser, la grammaire de Muraoka se distingue par une plus grande exhaustivité des matériaux textuels traités, par la prise en compte et la discussion des résultats de la recherche antérieure et par un plus grand souci de comparatisme (voir par exemple la présentation de la nota obiecti ou accusativi ית, syriaque ܝܬ, p. 215-217). Il s’agit donc d’un ouvrage de référence fondamental, même si, sur le plan pédagogique et pour un premier contact avec la langue, on préférera l’ouvrage de Schattner-Rieser, plus clair et moins touffu. Enfin, la grammaire de Muraoka témoigne d’une fabrication soignée sur le plan typographique[1].

Paul-Hubert Poirier

Bible et histoire de l’exégèse

4. Markus Vinzent, Christ’s Resurrection in Early Christianity and the Making of the New Testament. Farnham, Burlington (Vt.), Ashgate Publishing, 2011, 276 p.

Markus Vinzent, professor of History of Theology specializing in Patristics, has written a work which spans the subject of early Christianity and Patristic studies and as such provides a telling and thoughtful perspective on the formation of the New Testament in light of the polemics between early Christian groups. The book may best be classified under the subject heading of early Christian history and Patristic studies, primarily due to its historical survey of the Church Fathers against what and who was deemed to hold heretical attitudes in ancient Christianity.

Vinzent’s intentions are clearly spelled out in the first paragraph of the introduction. He asks : “What role did Christ’s Resurrection play in early Christianity,” and then follows with another inquiry : “When, to whom and why was it important to confess the Risen Christ ?” (p. 1). To this question he proposes that “Had Marcion [of Sinope] […] not picked up Paul’s letters and put them together with a Gospel, the Resurrection of Christ would presumably never had made it into the Christian creed” (p. 2).

The material Vinzent presents suggests he is writing for an audience of undergraduate and graduate students ; however, the clarity and methodical rendering of the historical timeline make it equally available to anyone in the general public interested in the historical players and conditions that influenced the making of the New Testament. The book is divided into three chapters. The first traces the resurrection theme from the earliest Jewish roots then compares resurrection thought within Judaic parties such as the Pharisees and Sadducees. It then broadens the narrative to include Samaritan ideas and finally dialogues with Pauline thought on Christ’s Resurrection. The second chapter elaborates on the resurrection in light of Marcion and his interpretation of Paul and the Gospels that, until the second century, was waning in Christian discourse in favour of the idea of salvation through Christ’s death on the Cross. Vinzent argues that Marcion indeed re-energized the tenant of salvation through the resurrection and that prior to his reading of Paul and the Gospels in conjunction, “none of the texts, nor any of their authors, were ever quoted, acknowledged or referred to by any author prior to Marcion” (p. 84). His opposition to the Hebrew Scriptures, views of the Jewish God’s inferiority to the ultimate God, and spiritual resurrection as opposed to that of the flesh, ultimately incited the Fathers to denounce Marcion’s claims although maintaining Paul’s authority concerning the resurrection.

Vinzent ends his book by confronting contemporary Christian perceptions that the resurrection was the epicentre of salvation thought and the Easter event, as gleaned through the modern liturgical tradition (p. 193). Vinzent suggests that early Christian emphasis of the Easter celebration “was not on the resurrection of Christ, but rather on ‘Christ, the Passover lamb, sacrificed for us’” (p. 214), as confirmed by the textual evidence from Apollinaris of Hierapolis and Irenaeus of Lyon who equate πάσχειν or πάθος (suffering) with Pascha (p. 221). It was by these polemics that the Fathers defined the Church against Marcion and elevated the status of Christ’s resurrection to what we know it to be today.

Markus Vinzent gives an insightful assessment on the inherent polemics between competing ideas in early Christianity, especially when the purpose of each side was vying for authority based on the proper and correct understanding of salvation. The writing is a clear and effective narrative style that attests to the author’s knowledge and mastery of the material that is supported by a thoughtful assessment of the primary and secondary sources cited from an extensive and relevant bibliography.[2]

The present work fulfils what it set out to accomplish. The lines of demarcation between Marcion and the Church Fathers are clearly defined, and at times show where they converge on the notion of spiritual versus bodily resurrection that are reflected in the creed and mindset of early Christian texts. However, Vinzent portrays Marcion as a sympathetic “underdog” against the resources and influence of the Church Fathers. Nevertheless, the contribution this book makes to the field of early Christian history and Patristic Studies is readily evident since it challenges the often readily accepted assumptions that the New Testament and creedal testimony evolved seamlessly without intense polemical discourse between competing strands of early Christianity.

Costa Babalis

5. Philippe Henne, La Bible et les Pères. Parcours historique de l’utilisation des Écritures dans les premiers siècles de l’Église. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Initiations aux Pères de l’Église »), 2010, 276 p.

L’A. occupe la chaire de patrologie à l’Université catholique de Lille. Si la quatrième de couverture annonce « De Clément de Rome à Bernard de Clairvaux », le volume s’ouvre plutôt sur un chapitre consacré à la lecture de la Bible dans le monde juif, en l’occurrence dans le midrash, à Qumran et chez Philon d’Alexandrie. La suite est consacrée à une série d’exposés sur l’utilisation de la Bible chez les auteurs chrétiens.

L’A. a fait un choix subjectif, mais judicieux, parmi la vaste étendue que représente la littérature chrétienne ancienne. Le volume se divise en sept parties. Chacune compte un certain nombre de chapitres qui, sauf exception, sont consacrés à un seul auteur. La première partie s’intitule « Les premiers commentaires jusqu’en 150 ». En plus d’un aperçu du monde juif et des Pères apostoliques, soulignons la présence dans cette première partie d’un chapitre dédié à Marcion et aux gnostiques. Mais c’est probablement le chapitre le moins à jour de l’ensemble du volume. En donnant surtout la parole aux apologistes, l’A. ne rend pas justice à l’exégèse des gnostiques qu’il qualifiera de « fantaisiste » (conclusion générale, p. 251). L’exégèse pratiquée par les gnostiques est certes déroutante, mais elle aurait mérité un meilleur traitement dans la mesure où elle est aujourd’hui connue par des sources directes, notamment par les textes de Nag Hammadi. La deuxième partie est consacrée aux apologistes (Justin, Irénée, Tertullien, Hippolyte). La troisième présente l’École d’Alexandrie (Clément, Origène, Athanase, Didyme, Cyrille). La quatrième partie fait place à l’aire géographique Palestine, Syrie et Cappadoce (Eusèbe, Éphrem, Basile, et les deux Grégoire). La cinquième partie présente quelques grandes figures de l’École d’Antioche (Diodore, Jean Chrysostome, Théodore de Mopsueste, Théodoret). La sixième partie est consacrée à un choix d’auteurs latins (Hilaire, Ambroise, l’Ambrosiaster, Jérôme, Augustin, Pierre Chrysologue). Enfin, la tradition monastique occidentale fait l’objet de la septième et dernière partie, qui comprend trois chapitres. Le premier est consacré à Grégoire le Grand, le deuxième à Bède le Vénérable (673-735), et le dernier, après un saut de quatre siècles, à Bernard de Clairvaux (1091-1153).

Quelques coquilles se sont glissées dans le texte. La plupart sont d’ordre typographique et n’ont aucune conséquence, sauf deux. La première fait de Valentinien le maître de Ptolémée (p. 31). Il faudrait plutôt lire « Valentin ». La seconde donne la date de 483 pour l’ordination de Théodore de Mopsueste (p. 167), alors qu’il faudrait lire 383.

La grande force de ce livre est sa clarté et le souci pédagogique manifesté par l’A. La composition est accessible et les pages sont dépouillées de notes. L’A. va à l’essentiel, ce qui est une qualité compte tenu de l’objectif de la série dans lequel le volume prend place. Il est donc tout à fait indiqué pour le grand public et les étudiants de premier cycle. On déplorera seulement que la conclusion générale ne soit pas plus élaborée. Celle-ci ne compte en effet que neuf lignes. L’ensemble est complété par une bibliographie de base.

Serge Cazelais

6. Emmanouela Grypeou, Helen Spurling, dir., The Exegetical Encounter between Jews and Christians in Late Antiquity. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Jewish and Christian Perspectives Series », 18), 2009, xx-279 p.

The book in question is the 18th volume of a larger collection called “Jewish and Christian Perspectives”, which goal is to “publish studies that are relevant to both Christianity and Judaism”, considering that they “share much of a heritage” (p. vii). The collection comprises studies normally related to the Hebrew Bible and the New Testament, but other subjects are also included, such as the Second Temple Period, Judaeo-Christian polemics and even subjects associated to medieval and modern times. The book, and also the entire collection, is intended for scholars.

This specific volume intends to provide contributions that somehow discuss the “relationship between Jewish and Christian exegesis” in Late Antiquity, “a formative period” for both religions (p. xiii). However, the book could be called differently, since all fourteen contributions deal in one way or another with the biblical book of Genesis. This could mean that, for the editors, the exegetical encounter between Jews and Christians in Late Antiquity was limited to Pentateuch’s first book. The editors themselves admit that the “unifying theme of the work is focus on examination of interpretations of the book of Genesis, a book of theological significance to both Jewish and Christian traditions” (p. xiii).

The editors, Emmanouela Grypeou and Helen Spurling brought together in this volume a series of papers presented in June 2007 in a conference organized by the “Centre for the Study of Jewish-Christian Relations” and the “Faculty of Divinity” of the University of Cambridge. The quality of all contributions is unique, as one should expect from a work edited by Brill. The volume presents papers from many known scholars in the biblical studies’ field, such as Michal Stone and Alison Salvesen, for instance ; the former wrote about Armenian Christianity’s and rabbinic interpretations about Eve, the Serpent and Satan, while the second wrote about Jacob’s Aramean heritage according to Jewish and Christian sources.

Since there is no space in a critical compte rendu for a detailed commentary on all papers presented in this volume, we decided to comment briefly Gerard Luttikhuizen’s contribution mainly for its original analysis of the so-called Gnostic interpretation of Genesis and its relation to Jewish exegesis.

Luttikhuizen explains at the beginning of his contribution that his analysis will be focused on two Nag Hammadi treatises, the Apocryphon of John and the Testimony of Truth, the first being also present in the Berlin Codex. In the first part of his paper, Luttikhuizen only summarizes both treatises’ contents and interpretations (p. 75-80), what can probably be attributed to the fact that his general audience in the conference was not familiarized with Gnostic literature. In both cases, Luttikhuizen gives emphasis to the fact that the book of Genesis is re-interpreted in a very peculiar way, and that one could even consider that some of its passages are almost rewritten by the authors of these two treatises. Evoking scholars who have postulated a Jewish origin for the so-called Gnosticism, such as Birger Pearson, Luttikhuizen also stresses that the exegetical methods used by these “gnostic” authors were somehow similar to the allegorical exegesis employed by Jewish authors such as Philo of Alexandria. However, the author emphasizes, allegorical exegesis was not invented by Philo, nor was it exclusively used by Jews in antiquity ; thus the so-called gnostic authors could have learned it from other sources “in the lettered world of their time” (p. 82). Finally, Luttikhuizen criticizes the position of some scholars who tend to consider certain texts as an evidence of a pre-Christian Gnosis simply because they do not make any clear reference to Christ or Christian doctrines ; he refers specifically to Pearson, according to whom the Apocryphon of John, leaving aside its narrative framework, has no traces of Christianity in its main doctrinal teaching. To support his statement, Luttikhuizen mentions some recent studies that show that “early Christians did not exclusively think and write about distinctly Christian themes” and that they even “wrote ‘Old Testament pseudepigrapha’ without alluding explicitly to Christian traditions” (p. 82).

Luttikhuizen’s statements are very reliable and consistent, and corroborate the main ideas of certain recent studies, such as Lorenzo DiTommaso’s, concerning the composition and transmission of the so-called Jewish pseudepigrapha and Christian apocrypha. Thus we believe that Luttikhuizen’s article is an important and updated contribution to the study of the so-called gnostic literature in the bigger spectrum of early Christianity.

Julio Cesar Dias Chaves

7. Ronnie J. Rombs, Alexander Y. Hwang, dir., Tradition & the Rule of Faith in the Early Church. Essays in Honor of Joseph T. Lienhard, S.J. Washington (D.C.), The Catholic University of America Press, 2010, xvi-351 p.

In Tradition & the Rule of Faith in the Early Church, emphasis is placed on tradition and faith in agreement with the Patristic Fathers and their views on biblical canonicity, orthodoxy and heresy. The essays within this Festschrift are dedicated to Joseph T. Lienhard, who has achieved a vast contribution to the study of the patristics, and the works offer extensive research and investigation on this tradition. The individual authors represent their historical theses on the ecclesiastical, theological and Christological views. The main focus pertains to the incarnate word and the role of scripture within the context of Christian faith and the Church. The evidence compiled points to Jesus as the exemplary candidate and role model for humanity during his life, death and resurrection. All of this was made possible through God’s love for humanity and raises some complex points of view. A major focus is on trinitarianism and how it is connected to the divine word, and in turn, the human soul.

There are four major parts to the book and in the first part entitled, “Tradition and the Rule of Faith in the Fathers of the Church,” Ferguson states that tradition is referred to and directly relevant to the interpretation of Scripture. According to Eusebius of Caesarea, scripture is considered sacred if it is in harmony with the apostolic tradition and linked to the practices of the Church. Armstrong also places emphasis on Irenaeus’ point of view, that one should avoid the doctrines of heretics, since they do not possess the notion of the rule of faith. They are in error of the Holy Scriptures of the Church. Bingham agrees with Irenaeus’ identification of the error of the heretics, insofar as to emphasize their hypocrisy, namely their exterior orthodoxy and interior error. Bingham enforces the idea that only God can reveal what is hidden. Therefore, with this in mind, heretics are considered to be those who pervert Scripture, without seeing its truth. Interestingly, Hwang asserts that Cassian’s use of Scripture is also erroneous, and that Prosper challenged Cassius’ use of Scripture and tradition. He believed that Augustine’s doctrine held the most acceptable views on heresy.

In part two, “Tradition and the Rule of Faith in the Arian Controversy,” Parvis reviews the historical importance of Marcellus’ study and the contribution to the idea behind the rule of faith as well as the scandal behind the incarnation and the cross. She focuses on the creed of Marcellus in the Letter to Julius, the main focus on the relationship and its theological significance. Spoerl focuses on Apollinarius’ Christology, by examining the theological development during the early fourth century. Spoerl focuses mainly on the first and second of Nicene’s generation by examining the similarities and differences between Marcellus and Eustathius’ Trinitarian views (the first generation pro-Nicene) and then Apollinarius’ views (the second generation pro-Nicene). A major focus here is on the human soul, and if this is what Christ possessed based on the evidence which can be compiled on the Trinitarian views of these individuals. Lastly, Daley discusses the stance that Meletius of Antioch’s belief in the role of Jesus and the Holy Spirit in relationship to God’s saving grace and the role of salvation for humankind. Nicene’s language is a major focus especially on the understanding of the philosophical term homoousios, and how it was applied to the Father and the Son. Several major contributors to this theological and Christological view are highlighted in this essay. These authors recreate the ideals of the Church Fathers in order to lay out the foundations of this critical study.

The next part features five essays which focus on Augustine’s theological contributions to faith in the early Church. Teske discusses the idea that sacred scripture and tradition are two different modes of transmission ; yet, they come from the same source. Teske discusses Augustine’s discontent with the views of the Manicheans, Donatists and Pelagians, being that they are in error. Teske also discusses the meaning and symbolic role of rituals, especially baptisms that abolish sin and the role that Christ plays in this sacred act. Martin addresses Augustine’s involvement with these groups as well. Augustine goes on further to quote the Apostle Paul in several instances in order to connect his theology to the rule of faith. Importantly, Martin agrees with Teske by claiming that Scripture is the main source of faith. Burns’ essay addresses the dominion of the Devil, in view of Augustine, and how the existence of evil is understood in order for there to be an explanation of sin. This is connected to the idea of the fall of Adam and Eve. It is evident that the main understanding is based on the reconcilement with God and the sinner ; this is made possible through the voluntary death of Jesus. The redemptive work of Christ is manifest in salvation. We are not born into sin because of our parents, but we are born sinners because of Adam and Eve. According the Steinhauser, the love of God is the means to attain true happiness. Platonism, one of the major philosophical views in antiquity, placed emphasis on nature being a guide to the understanding of God. Happiness is ultimately the love and enjoyment of God through love, hope and charity (these represent the qualities of wisdom and the divine). Lastly, Rombs writes that according to Augustine, the idea of the human condition is not due to the consequence of the fall, but instead due to social nature. In a sense, sin was a part of God’s plan, since the finality is salvific.

Finally in part four, “The Traditio Patrum,” Kelly’s essay delves into the topic of tradition and the reception of the fathers and the Irish commentators of Scripture. This essay focuses on the topic of grace, which is closely linked to the beliefs of Pelagius. The Irish had seen themselves as an integral part of the patristic tradition. Fleteren claims that Augustine was influenced by the Platonic tradition and contributed to the Christian traditions. This essay focuses on the thoughts of how some Theologians appropriated Augustine’s language. Augustine assimilated and defined the position he held in terms of Greek philosophy. Fleteren asserts that as much as Augustine was influential to the past, he is still very much admired in the present. Siencienski claims that the discernment of faith is not an easy endeavor and that the rule of faith is difficult to comprehend when it comes to separating truth from error. Church Fathers who had this issue with discernment were labelled “heretics”. The author writes concerning Origen and his restoration as a Church Father. Scheck finishes off this part of the book with Erasmus’s view on the life and the works of Origen and places emphasis on his early education since Erasmus was an admirer of Origen’s spiritual exegesis.

The writers of the essays in this monograph make major claims on faith and the Church. They are articulate, clear and concise within their means of conveying the research which they have investigated. The book offers an extremely well educated account of the Church, its patristics and the rule of faith.

Adrienne Phillips

8. Michel Cambe, Avenir solaire et angélique des justes. Le Psaume 19 (18) commenté par Clément d’Alexandrie. Strasbourg, Université de Strabourg, Centre d’Analyse et de Documentation Patristiques (coll. « Cahiers de Biblia Patristica », 10), 2009, 212 p.

Cet ouvrage offre une étude du commentaire du Psaume 19 (18LXX) que donne Clément d’Alexandrie dans une de ses oeuvres les moins connues, les Eclogae propheticae (Ἐκ τῶν προφητικῶν ἐκλογαί), Églogues prophétiques ou « Extraits des (livres) prophétiques », aux chap. 51 à 63. Si on exclut une traduction italienne récente[3], il s’agit d’une oeuvre qui n’a eu pratiquement aucune diffusion en dehors des éditions savantes. On la considère soit comme un ensemble de notes réunies par Clément en vue d’un ouvrage ultérieur, soit, selon une hypothèse de Pierre Nautin[4], comme une série d’extraits recueillis par un copiste de l’Antiquité à partir d’écrits de Clément. De son côté, Carlo Nardi, qui souligne la cohérence des Églogues, préfère y voir « des notes produites pour et dans le cercle rapproché de Clément et préparant éventuellement les productions à venir (les Hypotyposes par exemple) » (p. 14). Selon le spécialiste italien, les Églogues regroupent des textes qui « ont été rassemblés selon une intention spécifique et [qui sont] travaillés de l’intérieur par une logique théologique cohérente, dont on peut montrer pas à pas la progression » (ibid.). Michel Cambe, à qui l’on doit déjà une remarquable édition de la Prédication de Pierre[5], trouve pour sa part que la thèse de Nardi « pèche par son caractère systématique et qu’une reconstruction logique est surimposée à une série d’extraits que le découpage a laissée dans un état beaucoup moins organisé » (ibid.). Il reconnaît toutefois qu’« il est possible, probable même, que l’excerpteur ait opéré ses prélèvements textuels en respectant le plus souvent l’ordre du texte dans lequel il les a extraits » (p. 15). Ce qui amène Cambe à partager ces extraits en « trois sections assez bien individualisées » (ibid.) : une première (1-8), centrée sur la protologie biblique et la régénération baptismale, une deuxième (9-50), aux contours plus flous mais dans laquelle il est question de la vie chrétienne, de la gnose et du gnostique en particulier, et du jugement, et une dernière (51-65), « dotée d’une évidente originalité, en tant que commentaire psalmique » (p. 15-16). C’est dans cette troisième partie que se trouve le commentaire du Psaume 19 (18) qui retenu l’attention de l’auteur. Le titre insolite qu’il a donné à son livre « souligne deux insistances théologiques de ce commentaire psalmique. Les “gnostiques” chrétiens se voient assigner un avenir angélique, avec les anges les plus élevés, et un avenir solaire, le soleil symbolique étant Dieu lui-même » (p. 5). Ces deux thèmes, angélique et solaire, sont tirés par Clément lui-même de sa lecture du Ps 19 (18) : au v. 1, il voit les « anges protoctistes » dans les cieux qui racontent la gloire de Dieu, et, sur la foi du v. 5, il déclare que les justes seront, avec les anges, placés dans le soleil, là où Dieu a planté sa tente.

L’introduction de l’ouvrage, après avoir rappelé la genèse des Églogues, présente le commentaire du Ps 19 (18) des chap. 51-63. M. Cambe évoque d’abord le traitement que la tradition chrétienne ancienne réserve à la figure de David, comme « parolier » de la prière chrétienne et « maître de la prière du gnostique chrétien » (p. 17), et il présente une synthèse de l’exégèse psalmique de Clément pour mieux déterminer la place des Psaumes dans les Églogues. Il consacre également plusieurs pages à « Clément commentateur du Psaume 19 » (p. 26-32), dans les Églogues comme dans ses autres oeuvres, où il reprend, de manière ponctuelle, certains éléments du Ps 19 (18). Ce faisant, Clément se situe dans une tradition déjà ancienne d’interprétation de ce psaume, dont la première manifestation apparaît chez Paul, en Rm 10,18, qui applique le v. 5 à la prédication apostolique qui parvient jusqu’aux extrémités du monde. L’introduction est suivie de la traduction des Églogues 51-63, sur l’édition de Stählin-Früchtel (GCS 172).

La suite de l’ouvrage est organisée en trois parties qui commentent autant de sections découpées dans les chap. 51-63 des Églogues : 51-55, « Les acteurs “célestes” de la louange de Dieu » ; 56-57, « Une tente dans le soleil » ; et 58-63, « Le peuple “davidique” serviteur de la Loi-parole ». La première section consacre plusieurs pages (33-56) à expliciter « les attaches littéraires et bibliques du thème des Protoctistes », c’est-à-dire des (anges) « premiers créés », récurrent chez Clément. C’est d’ailleurs l’accès à « la nature protoctiste » des anges qui est promis aux justes, à la suite de Lc 20,35 (p. 113-130). « La vocation solaire des anges et des justes » fait également l’objet d’un développement substantiel dans la deuxième section (p. 130-146), une symbolique dont les références bibliques et le traitement dans le Protreptique et les Églogues sont bien mis en lumière. La troisième section propose un commentaire des chap. 58-63, suivi de quelques pages sur l’image de David dans l’exégèse clémentine du Ps 19 (18). Dans la conclusion, intitulée « Les Églogues prophétiques et le travail de l’abréviateur », Michel Cambe résume ce que cette étude du commentaire du psaume nous apprend sur la nature des Églogues et leur rédaction, en vue, notamment, de tester l’hypothèse de Pierre Nautin selon laquelle cette oeuvre serait un recueil d’extraits dû à un excerpteur. Cambe étudie pour cela les signes d’abréviation textuelle et les centres d’intérêt de l’abréviateur. Il conclut qu’« il paraît raisonnable d’estimer que l’abréviateur des Églogues prophétiques n’a pas défiguré la ligne générale du commentaire du Ps 19 (18) » (p. 178). Sans le dire très explicitement, Michel Cambe endosse donc et conforte l’hypothèse rédactionnelle de Nautin. L’ouvrage se termine par une annexe consacrée à deux autres interprétations fragmentaires de psaumes dans les Églogues, soit celle du Ps 18 (17), aux chap. 42-44, et celle du Ps 20 (19), en 64-65.

Pour terminer, une remarque sur un point de traduction. Celle qui est proposée pour la deuxième partie du chap. 63 des Eclogae (p. 38, reprise p. 157), ne me paraît pas donner un sens très satisfaisant : « Personne ne devient témoin s’il n’a pas été persécuté, ni ne peut se présenter comme juste, si, n’ayant pas subi d’injustice, il ne rend pas la pareille (ἐὰν μὴ ἀδικηθεὶς μὴ ἀνταδικήσῃ) ». On comprend que ce que veut dire Clément, c’est que le juste est juste si, alors qu’il a subi une injustice, il ne commet pas l’injustice en retour. En admettant que le premier μὴ va avec ἐὰν et régit l’ensemble de la phrase et non le seul participe ἀδικηθεὶς, on arrive plutôt à la traduction suivante, dans laquelle ἐὰν μὴ a le sens de « si ce n’est que » ou « à moins que » : « Car personne ne devient martyr (je préfère cette traduction pour μάρτυς), si ce n’est (ἐὰν μὴ) qu’il est persécuté, ni personne n’apparaît comme juste, si ce n’est (ἐὰν μὴ) que, ayant subi une injustice, il ne (μὴ) commet pas d’injustice en retour (c’est-à-dire : ne rend pas la pareille)[6] ».

Ce livre, qui repose sur une solide érudition et une lecture attentive et fine du texte de Clément, constitue une véritable introduction aux Églogues prophétiques, tout en apportant une contribution neuve à l’histoire de l’exégèse des Psaumes. Il fait ainsi doublement honneur à la collection qui l’a accueilli.

Paul-Hubert Poirier

9. Patrick Andrist, dir., Le manuscrit B de la Bible (Vaticanus graecus 1209). Introduction au fac-similé. Actes du Colloque de Genève (11 juin 2001). Contributions supplémentaires. Lausanne, Éditions du Zèbre (coll. « Histoire du texte biblique », 7), 2009, 310 p. et 8 pl. couleur.

Le manuscrit Vaticanus graecus 1209 est, avec les codices Sinatiticus et Alexandrinus, tous deux conservés à la British Library, un des plus célèbres témoins de la Bible grecque, Ancien et Nouveau Testament. Connu des spécialistes sous le sigle B, ce manuscrit date du quatrième siècle, la datation exacte variant selon les spécialistes. Mesurant 270 x 270 mm environ, il compte aujourd’hui 1 536 pages numérotées, soit 768 feuillets ou folios, tous de parchemin, et 44 lignes à la page. Vraisemblablement au quinzième siècle, des feuillets furent rajoutés au début, vers le milieu et à la fin, pour pallier la perte de feuillets originaux. On s’accorde à reconnaître que deux scribes ont copié le manuscrit primitif. Celui-ci a reçu une mise en page sur trois colonnes, sauf pour les Psaumes et les livres poétiques ou assimilés (Pr, Qo, Ct, Jb, Sg, Si), dont le texte a été disposé par stiques, sur deux colonnes. Au dixième ou onzième siècle, un copiste a repassé ou rajeuni presque toutes les lettres, qui avaient pâli, et a ajouté accents et esprits ; ce copiste a effectué ce travail délicat avec une maîtrise étonnante, sans déparer la belle majuscule, sobre et régulière, de l’original. C’est au quinzième siècle que le manuscrit surgit dans l’histoire : sa présence est en effet attestée à la Bibliothèque vaticane en 1475. Il y est resté depuis, sauf pour un séjour à Paris, de 1797 à 1815, conséquence des conquêtes — et razzias — napoléoniennes.

Étant donné son caractère exceptionnel, on comprend que le Vaticanus ait très tôt attiré l’attention des biblistes et surtout des éditeurs de la Septante ou du Nouveau Testament. Son entrée dans le monde savant date de 1520, année où Érasme eut connaissance de l’existence du codex. Celui-ci sera par la suite régulièrement consulté et il servira de base, avec le Marcianus graecus 1, à la Septante de Rome, publiée en 1587. La première édition imprimée de B paraîtra en 1857. Suivront des reproductions — intégrales ou partielles — du codex, en 1868-1881, 1904-1907 et 1965 (Nouveau Testament). En 1999 est parue une nouvelle édition facsimilée, qui surpasse les précédentes par sa qualité et son exactitude[7].

Le présent volume doit en quelque sorte sa parution à la publication de ce facsimilé. On y trouvera d’abord la réédition, légèrement mise à jour, des Prolégomènes qui ont été rédigés pour accompagner le facsimilé, suivi des actes d’un colloque sur l’origine du Codex Vaticanus, tenu à la Fondation Hardt de Vandoeuvres (Suisse), le 11 juin 2001, et, en guise de supplément, deux articles rédigés dans la foulée du colloque. Avec les index par lesquels il se termine (des manuscrits cités, des citations bibliques, thématique) et la bibliographie générale, cet ouvrage constitue non seulement un companion volume à la reproduction de B mais aussi comme une introduction sur pièce à la critique textuelle de la Bible grecque. Huit planches photographiques couleur permettent de mieux suivre l’argumentation des auteurs. Malgré le caractère technique de certaines contributions, j’oserais dire que l’ensemble de l’ouvrage se lit comme un roman ; il restitue en tout cas un chapitre passionnant de l’histoire et de l’étude de la Bible grecque.

La première partie de l’ouvrage, Prolegomena, reprend les trois textes d’introduction au facsimilé du Codex Vaticanus 1209. On sera reconnaissant à l’éditeur de les avoir ainsi rendu plus accessibles. Le premier texte, « Le Vaticanus graecus 1209 : notice paléographique et codicologique », est signé par Mgr Paul Canart, vice-préfet émérite de la Bibliothèque apostolique vaticane. On y trouve les données essentielles sur la composition du manuscrit, la matière, l’agencement, les piqûres et la réglure, la copie et l’ornementation, et l’histoire du codex. Un post-scriptum apporte des précisions sur le « système » et les « types » de réglure du codex B (avec des schémas), l’ornementation ajoutée dans le courant du quinzième siècle à la partie primitive du codex, ainsi que des « réflexions d’un paléographe-codicologue sur l’origine et la localisation du codex B », dans lesquelles Mgr Canart envisage favorablement l’hypothèse de Theodore Skeat, à savoir que le Vaticanus et le Sinaiticus auraient tous deux été copiés à Césarée, pour répondre à la commande de cinquante bibles adressée à Eusèbe de Césarée par l’empereur Constantin, vers 330 au plus tard. L’hypothèse de Skeat suppose que les deux codices, nonobstant leurs différences, auraient été copiés dans un même scriptorium de Césarée. La contribution de Mgr Canart se termine par une très utile « table des matières » du Codex Vaticanus.

Le deuxième prolegomenon est dû à Pierre-Marie Bogaert, professeur émérite de l’Université de Louvain (Louvain-la-Neuve), dans laquelle il évalue le témoignage du Vaticanus sur le texte grec de l’Ancien Testament. Il présente la disposition générale du texte et ses divisions, les études et les collations de B depuis le seizième siècle, les caractéristiques et la valeur de B. Après avoir passé en revue chacun des livres de l’Ancien Testament (sauf les Maccabées, absents de B), il conclut que, dans le Vaticanus, « aucune volonté propre de recension continue, comme dans l’édition origénienne usant de l’astérisque et de l’obèle, ou même seulement comme dans l’Alexandrinus qui privilégie les textes longs, n’est perceptible. Aucune obsession d’atticisme non plus, à quoi l’on reconnaît de loin l’édition lucianique ou antiochienne » (p. 74). Dom Bogaert tient, pour sa part, à voir dans Alexandrie le lieu d’origine le plus vraisemblable de B. Le troisième prolegomenon à l’édition facsimilée de 1999, rédigé par Stephen Pisano, recteur de l’Institut biblique pontifical de Rome, fait pendant à celui de Dom Bogaert : « The Vaticanus graecus 1209 : A Witness to the Text of the New Testament », et il suit le même plan : divisions du texte et titres, histoire de l’étude de B, caractéristiques du texte néotestamentaire de B, là aussi livre par livre. Comme Dom Bogaert, Pisano conclut que « the text of B cannot be said to represent a recension » (p. 96). Pour autant, « this is not to say that it contains the original text of the New Testament, but its scribes adhered faithfully to the ancient archetypes at their disposal » (ibid.). Il note enfin que B s’accorde avec les papyri les plus anciens.

Les actes du colloque de Genève-Vandoeuvres de 2001 livrent, dans la deuxième partie de l’ouvrage, cinq contributions. Dans la première, S. Pisano retrace quatre siècles de l’histoire du Codex Vaticanus à la lumière des notes inédites du cardinal Giovanni Mercati qui, à partir de 1898, travailla à la Vaticane, dont il fut le préfet de 1919 à 1936. En marge de la préparation de l’édition facsimilée de 1904-1907, Mercati avait rédigé une histoire du Vaticanus qui est demeurée inédite et qui portait sur les documents de la Vaticane qui concernent le manuscrit, son histoire depuis Érasme, vers 1520, jusqu’à Andreas Masius (1561), le projet de Paul V de préparer une édition du Nouveau Testament sur la base de B (1615), l’histoire du codex, de Giulio Bartolocci (1669) à l’édition phototypique de 1904-1907. La contribution de J. Keith Elliott, professeur à l’Université de Leeds, « Theodore Skeat et l’origine du Codex Vaticanus », est en fait une présentation argumentée des thèses de Skeat sur le Vaticanus et le Sinaiticus : la copie des deux manuscrits dans un même scriptorium de Césarée pour répondre à la volonté impériale de disposer de bibles complètes et de bonne qualité, sur le plan matériel et textuel. Le Sinaiticus serait resté à Césarée en raison de sa taille encombrante (370 x 340 mm)[8], alors que le Vaticanus aurait été expédié à Constantinople pour finalement passer à Rome, peut-être à l’époque du concile de Florence (1438-1439), comme présent offert au pape Eugène IV par l’empereur Jean VIII.

La communication de Dom Bogaert, « Le Vaticanus, Athanase et Alexandrie », porte sur l’identification du scriptorium d’origine du manuscrit, soit Alexandrie selon « l’opinion commune, fondée principalement sur la critique textuelle du Nouveau Testament et sur le contenu de l’Ancien Testament » (p. 135), soit Césarée, selon la position de Skeat, élaborée à partir d’une comparaison du Vaticanus avec le Sinaiticus. Reconnaissant d’emblée qu’« il est exclu que des arguments péremptoires puissent faire prévaloir définitivement l’une ou l’autre thèse » (ibid.), Bogaert maintient l’origine alexandrine, en raison, notamment, de la parenté du contenu de B avec la liste d’écrits bibliques donnée dans la lettre festale 39 d’Athanase, datée de 367 : « […] le rôle pivot du canon athanasien est certain dans B, et il fait peser lourdement la balance en faveur de son origine alexandrine », alors qu’« aucun indice en faveur d’une origine césaréenne ne le contrebalance » (p. 149). Quoi qu’il en soit de cette question débattue, l’article de Bogaert reste très instructif, en particulier sur les caractéristiques des « bibles » issues de Césarée ou d’Alexandrie, et par les tableaux (description, cahiers et stichométrie de B) qui l’accompagnent. Alors que la discussion sur le lieu de la copie du Vaticanus oppose Césarée et Alexandrie, Christian-B. Amphoux, chercheur au CNRS, dans « Les circonstances de la copie du Codex Vaticanus », cherche en quelque sorte à rompre le charme, en avançant l’hypothèse d’une possible origine romaine : Athanase d’Alexandrie, exilé à Rome depuis 339, y aurait fait produire une bible pour l’empereur Constant, qui ne serait autre que le Vaticanus. Si les arguments qu’il avance ne manquent pas de vraisemblance, il me semble que « la piste romaine de la copie du Vaticanus » demeure plutôt spéculative. L’étude de Barbara Aland, de l’Institut für neutestamentliche Textforschung de Münster, intitulée « Die Bedeutung des Codex Vaticanus für die fruhe Kirchengeschichte », s’attache à situer le codex B dans le paysage textuel néotestamentaire. Mme Aland montre que ce manuscrit, antérieur aux recensions qui partageront plus tard les témoins du Nouveau Testament, reproduit « un texte très ancien et très pur » (p. 189), antérieur aux recension byzantine ou occidentale, qui correspond grosso modo à celui d’Origène, à cette différence près qu’on y relève beaucoup moins de variantes motivées théologiquement, ce qu’Aland attribue au flair philologique d’Eusèbe de Césarée (p. 187). Le Vaticanus s’accorde ainsi avec tous les « grands papyri » mais surtout avec forme: 5011913n.jpg75. Elle conclut que c’est à Eusèbe et non à Origène, ou plutôt, à Eusèbe monté sur les épaules d’Origène et de Pamphile que nous devons de posséder, grâce au Sinaiticus et au Vaticanus, le meilleur texte possible du Nouveau Testament (p. 190). De brefs « closing comments » du cardinal Jose M. Mejía résument les principaux acquis du colloque.

Dans une troisième partie, l’ouvrage offre aux lecteurs, en guise de suppléments, deux contributions. La première résulte de la collaboration de Philip B. Payne, du Fuller Theological Seminary Northwest, et de Mgr Canart. Intitulée « Distigmai Matching the Original Ink of Codex Vaticanus : Do they Mark the Location of Textual Variants », elle part d’une importante découverte faite par Payne. Celui-ci a en effet remarqué la présence, dans la marge des colonnes du manuscrit, de deux-points, disposés à l’horizontale (∙∙), qu’il a d’abord appelé, en raison de leur apparence, Umlaut, mais que l’on a convenu de désigner comme « distigmè » ou « distigmai » (< δύο στιγμαί, « deux points »). Particulièrement intéressants et intrigants sont les cinquante-et-un « distigmai » qui paraissent être de la même encre (couleur abricot) que l’encre originelle du manuscrit. L’essentiel de la découverte ne réside cependant pas dans le repérage de ces signes, mais dans la constatation qu’ils semblent à chaque fois attirer l’attention sur des lieux variants, dont plusieurs occupent encore la critique, comme la présence ou l’insertion ou l’omission de l’épisode de la femme adultère (Jn 7,53-8,11) ou le Comma Iohanneum (1 Jn 5,7). La présence de ces signes paratextuels suppose que le scribe du Vaticanus a systématiquement comparé le texte qu’il avait copié avec celui d’autres manuscrits, qu’il était conscient de l’existence de variantes textuelles et de leur importance sans pour autant consentir à modifier le texte de son modèle (ou de ses modèles). L’importance de cette découverte « est renforcée par la diversité des traditions textuelles des variantes signalées par des distigmai en encre originale, et par l’antiquité démontrée du/des texte(s) dont le Vaticanus dépend. Cette découverte renforce l’assurance que le texte du NT a été fidèlement préservé depuis les anciens manuscrits à disposition du Vaticanus jusqu’aujourd’hui » (p. 226).

La deuxième étude complémentaire du colloque de 2001 est celle de l’éditeur du volume, Patrick Andrist : « Le milieu de production du Vaticanus graecus 1209 et son histoire postérieure : le canon d’Eusèbe, les listes du ive siècle des livres canoniques, les distigmai et les manuscrits connexes ». L’auteur propose une étude comparative du contenu du Sinaiticus et du Vaticanus et des « canons » d’Eusèbe de Césarée et d’Athanase d’Alexandrie, et des autres inventaires de livres bibliques du quatrième siècle. Il revient sur la question des distigmai découverts par Payne pour en relativiser la portée et il exclut que les deux codices « aient fait partie d’un même projet éditorial, ou qu’ils représentent la Bible d’Eusèbe ou celle d’Athanase vers 367 » (p. 245). D’après Andrist, le Sinaiticus « a pu être copié à Césarée n’importe quand entre la fin du iiie et le milieu du ive siècle » (p. 246). Bien que le canon d’Eusèbe diffère du contenu du Vaticanus sur plusieurs points, « il resterait possible de situer la copie [de celui-ci] à Césarée sous son mandat, en supposant qu’il ait désiré posséder un exemplaire caractéristique de la Bible de ses adversaires. Eusèbe serait bien le commanditaire du codex, mais fondamentalement pas le responsable de son contenu. Il aurait ensuite marqué, ou fait marquer, les différences entre B et le texte dont il avait l’habitude, ou peut-être […] simplement certaines res notabiles du texte » (p. 246). Malgré le caractère « séduisant » du « parcours sinueux » (p. 251 et 250) imaginé par l’auteur, il faut bien reconnaître au bout du compte que tout cela demeure fort hypothétique.

L’introduction de l’ouvrage, par les organisateurs du colloque, P. Andrist, E. Norelli et F. Amsler, évoque « les énigmes scientifiques du Codex Vaticanus » et reproduit une lettre de Theodore Skeat datée du 24 mai 2001 et adressée à Norelli, dans laquelle le savant anglais, décédé le 25 juin 2003, imagine la présentation à Constantin des « bibles » que l’empereur avait commandées, au nombre desquelles aurait figuré le Codex Vaticanus. L’obituaire consacré à « Theodore Cressy Skeat, Former Keeper of Manuscripts at the British Museum », par J.K. Elliott, repris dans les pages suivantes, rappelle le souvenir du grand paléographe et codicologue, dont le nom reste attaché au Codex Sinaiticus et, par là, au Vaticanus.

Paul-Hubert Poirier

Jésus et les origines chrétiennes

10. Gerd Theissen, Le mouvement de Jésus. Histoire sociale d’une révolution des valeurs. Traduit par Joseph Hoffmann. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Initiations »), 2006, 364 p.

Le mouvement de Jésus est l’oeuvre de Gerd Theissen, professeur de Nouveau Testament à l’Université de Heidelberg. Pratiquant une approche socio-historique des textes (dans l’esprit de Max Weber), il étudie le mouvement de Jésus en l’inscrivant dans le milieu où la figure de Jésus et les premières communautés chrétiennes ont surgi. Theissen reconstitue les composantes sociales, politiques, économiques, écologiques et culturelles de ce milieu. Il démontre que ce mouvement est ancré dans une révolution des valeurs, des normes et des croyances religieuses de ce temps. Le texte est divisé en quatre sections.

Theissen caractérise le mouvement de Jésus comme un mouvement de marginaux et d’itinérants charismatiques. L’éthos de la tradition synoptique fut un radicalisme d’itinérance, qui n’avait de chance que dans un mouvement de marginaux. Theissen soutient que les itinérants charismatiques existaient en rapport de complémentarité avec les communautés locales. Ces derniers fournissaient des prestations matérielles aux itinérants charismatiques en échange de services spirituelles. Jésus, en tant que Fils de l’homme, avait un rôle de marginal. Le Fils de l’homme était alors la figure de référence centrale pour les adeptes de ce mouvement.

Ensuite, Theissen étudie le mouvement de Jésus en tant que mouvement millénariste, qui avait comme objectif de transformer la société et le monde entier, en les plaçant sous le « règne de Dieu ». Theissen fournit une comparaison avec d’autres mouvements de renouveau juifs et mouvements millénaristes dans le monde, pour ensuite indiquer les facteurs qui ont provoqué la transformation du mouvement de Jésus, qui est passé du judaïsme au monde non juif environnant. Ce mouvement charismatique s’est ensuite institutionnalisé et passa des campagnes aux villes, pour être transformé en culte du Christ par les communautés hellénistiques.

Par la suite, Theissen démontre que le mouvement de Jésus était situé dans une société juive en pleine crise. Il analyse quatre facteurs qui ont contribué à la naissance du mouvement de Jésus : (1) la distinction entre riches et pauvres (facteur économique) ; (2) les tensions entre l’homme et la nature, comme les conflits territoriaux et les tensions entre la ville et la campagne (facteurs socio-écologiques) ; (3) les luttes de pouvoir en Palestine (facteur socio-politique) ; et (4) les conflits identitaires entre les Juifs et les non-juifs (facteurs socio-culturels). Theissen soutient que le christianisme primitif a surgi alors que la société judéo-palestinienne traversait une crise identitaire. Le mouvement de Jésus cherchait à y apporter une solution.

Finalement, Theissen analyse la vision sociale du mouvement de Jésus. La réponse du mouvement à la crise n’était pas une révolution du pouvoir, mais une révolution des valeurs et des attitudes. La solution se trouva dans une vision d’amour et de réconciliation. L’amour du prochain et l’humilité, par exemple, ont été redéfinies de façon telle que les pratiquants pouvaient les exercer avec une conscience de soi aristocratique. Il y eut ainsi un échange entre les valeurs de la couche sociale supérieure et celles de la couche sociale inférieure. Quand le mouvement de Jésus est devenu un culte hellénistique, cette révolution des valeurs se poursuivit et s’universalisa dans les images d’un événement christique mythique. Theissen conclut que la réponse du mouvement juif de Jésus à la crise n’avait aucune chance de se réaliser dans le monde palestinien, mais était plus adaptée au monde hellénistique, avant de devenir accessible à tous.

Le mouvement de Jésus est un excellent ajout aux études des sciences de religion et au domaine de la sociologie. Bien versé dans le sujet, Theissen se réfère à une grande variété de sources primaires et secondaires. Il tient compte des nombreuses couches du monde dans lequel le mouvement de Jésus évolua. Toutes les discussions et explications de Theissen sont faites de manière claire et systématique. Chaque section du texte compte plusieurs sous-titres qui guident le lecteur. De plus, Theissen inclut des tableaux pratiques. Tous ces éléments rendent le volume facile à lire pour ceux qui évoluent en sciences des religions, ou en toutes autres disciplines académiques. Très instructif, quoique parfois un peu dense, l’ouvrage de Theissen situe d’une manière convaincante le milieu d’où surgit le mouvement de Jésus. Nous ne pouvons qu’en recommander la lecture à ceux qui étudient le christianisme primitif.

Stéphanie Machabée

11. Larry W. Hurtado, Le Seigneur Jésus Christ. La dévotion envers Jésus aux premiers temps du christianisme. Traduction de Dominique Barrios, Charles Ehlinger, Noël Lucas. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lectio divina »), 2009, 782 p.

La version anglaise de cet ouvrage est parue en 2003 sous le titre Lord Jesus Christ. Devotion to Jesus in Earliest Christianity (Grand Rapids, Mich., Cambridge, U.K., William B. Eerdmans Publishing Company), et nous en avons rendu compte dans le cadre de cette chronique[9]. Nous nous permettons donc d’y renvoyer le lecteur pour l’analyse détaillée de la démarche de l’auteur et des résultats auxquels il aboutit. Il faut saluer l’initiative des Éditions du Cerf d’avoir procuré une traduction française de ce livre fondamental dans la même collection, sous la même forme et avec le même soin que la traduction du Marginal Jew de John P. Meier (Un certain Jésus. Les données de l’histoire, 4 volumes, 2004-2009). Dans ce gros ouvrage, Larry Hurtado nous offre la synthèse des recherches qu’il a menées et des publications qu’il a consacrées au culte rendu à Jésus dans les premières communautés chrétiennes, plus précisément de 50 (premières lettres de Paul) à 170 (juste avant Irénée de Lyon). Ce faisant, il a voulu réécrire le Kyrios Christos de Wilhelm Bousset, publié en 1913 sous l’égide de l’École dite de l’histoire des religions. Il va sans dire que la perspective d’Hurtado est différente de celle de Bousset et critique par rapport à l’approche de celui-ci, mais elle demeure tout aussi ambitieuse. Outre la pénétration et la finesse des analyses de l’auteur, l’ouvrage se distingue par la richesse de son information et par le dialogue constant que son auteur entretient avec les autres spécialistes. Nous ne saurions trop en recommander la lecture à tous ceux qui étudient les origines chrétiennes ou l’histoire de la christologie : ils y trouveront une véritable introduction au christianisme primitif sous l’angle de la dévotion à Jésus, Seigneur et Christ.

Paul-Hubert Poirier

12. Alexander J.M. Wedderburn, Jesus and the Historians. Tübingen, Mohr Siebeck GmbH & Co. KG (coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 269), 2010, xi-383 p.

Comme il s’en explique dans l’avant-propos, Alexander Wedderburn a été amené à écrire ce livre après avoir observé que certains de ses collègues, surtout germanophones, lui semblaient avoir des conceptions au sujet de la recherche historique qui lui paraissaient étranges ; il a donc décidé de s’intéresser de plus près à la production de langue allemande mais aussi de langue anglaise portant sur l’épistémologie et sur la nature de l’histoire et de son écriture. La seconde raison qui l’a poussé a été un certain malaise ressenti à l’endroit du monumental Jesus Remembered de James Dunn[10], en ce qui a trait notamment au recours à l’oralité et à la mémoire, deux concepts qui jouent un grand rôle dans la reconstitution de Jésus que propose Dunn. Le livre de Wedderburn est donc avant tout un exercice historiographique, dont l’objectif est de mettre au jour les fondements théoriques (et idéologiques) d’un certain nombre de travaux exégétiques et historiques consacrés à Jésus depuis Albert Schweizer (1906). L’ouvrage comporte neuf chapitres, dont les quatre premiers sont plus ou moins ordonnés selon la chronologie de la recherche sur le Jésus historique (les trois « quêtes ») ou, pour les cinq derniers, en fonction de perspectives qui se sont récemment imposées dans le paysage historiographique, comme celles de la mémoire et de l’oralité.

Le premier chapitre, « A Historical Quest and the Question of “History” », analyse, en guise d’introduction, la manière dont un certain nombre d’auteurs rendent compte — ou non — des fondements épistémologiques de leur démarche : N.T. Wright, J. Schröter, E. Schüssler Fiorenza, J.D.G. Dunn, D.L. Denton et S. McKnight. Le deuxième chapitre est consacré à l’historiographie de la première « quête » (Old Quest) du Jésus historique : Albert Schweitzer et Ernst Troeltsch, et le troisième, à celle de la « nouvelle quête » : Rudolf Bultmann, Van Harvey et Schubert Ogden, et le « Jesus Seminar ». Le quatrième chapitre, « A New View of History and Historiography ? », examine ce que d’aucuns qualifieraient de quête post-moderne et d’historiographie post-moderne.

Les chapitres suivants de l’ouvrage sont consacrés à diverses problématiques ou approches de la recherche sur Jésus. Le chapitre 5, « Handling the Jesus’ Traditions », revient sur un problème classique de la recherche : le traitement des sources, leur nature, la question des critères d’authenticité et les conditions du recours à la tradition ou aux traditions. Les chapitres 6, « Memory », et 7, « Orality », sont complémentaires. On y trouvera une réflexion approfondie sur ces deux thèmes et un retour critique sur les publications récentes qui en traitent ou qui y recourent. Nos sources historiques sur Jésus étant uniquement écrites, comme c’est généralement le cas en histoire ancienne, l’appel à la mémoire et à l’oralité (ou à la « secondary orality ») soulèvent des questions importantes de validité et de validation des résultats obtenus ainsi. Le chapitre 8 revient à une interrogation qui, tel un fil d’Ariane, court tout au long de la recherche du Jésus historique : « Who Did Jesus Think He Was ? ». Le propos de Wedderburn n’est pas, on s’en doute, d’apporter une nième réponse à cette question récurrente, mais d’analyser comment la recherche récente la considère. L’ouvrage se termine par un « épilogue christologique » (chapitre 9), qui part du constat que « some of the findings of historical research into the life and teaching of Jesus might be hard to reconcile with the claims made for him by later Christian theology » (p. 323). L’auteur estime que, « if […] one believes that there is a historical reality behind the texts and early Christian traditions and that historical reality is of relevance for, perhaps even determinative of, the shape of Christian faith today, the constraints of historical research must seem both frustating and potentially threatening » (p. 329). Frustrante, la recherche sur le Jésus historique l’est parce qu’elle ne sera jamais que provisoire dans ses résultats et ses acquis — ce qui est d’ailleurs le lot de toute recherche historique, menaçante, parce qu’elle peut inciter à prendre des distances ou des raccourcis, et à chercher refuge en dehors de l’histoire, « a course that drastically alters the basis upon which Christian faith has traditionnally been built, a christocentric basis where the figure and the earthly reality of Jesus of Nazareth forms the centre around which Christian faith is oriented » (ibid.). Voilà, à mon avis, où réside l’enjeu premier de la recherche sur le Jésus historique, qui en garantit tout à la fois l’urgence et l’actualité.

Paul-Hubert Poirier

Judaïsme hellénistique

13. André Paul, Qumrân et les esséniens. L’éclatement d’un dogme. Paris, Les Éditions du Cerf, 2008, 172 p.

Codirecteur de la Bibliothèque de Qumrân et auteur d’une oeuvre importante sur le judaïsme ancien, André Paul présente avec cet ouvrage une brève synthèse des études qumrâniennes à l’attention des non-spécialistes. Tout au long de ce plaidoyer, l’A. met en valeur l’apport de la recherche relative aux manuscrits de la mer Morte pour l’interprétation du judaïsme, du christianisme et de leur filiation.

Ce livre, dont plusieurs chapitres ont paru dans la revue Esprit et Vie, est divisé en neuf chapitres auxquels s’ajoute une conclusion succincte. Les trois premiers chapitres retracent l’histoire des découvertes (1947-1956), de la reconstitution, de la publication et de la conservation des manuscrits, puis offre un catalogue raisonné des rouleaux et des fragments.

Le quatrième chapitre, dont le contenu porte précisément sur l’éclatement de la « thèse essénienne » est la clé de cette publication. Cette thèse, initiée par Sukenik en 1948, suppose une origine essénienne aux manuscrits de la mer Morte et une occupation essénienne de Qumrân (ajout des ruines à la thèse par R. de Vaux en 1950). L’intérêt de cette partie se situe en sa confrontation entre les éléments fondateurs de la triade « manuscrits-esséniens-Qumrân » et la réinterprétation des ruines par les archéologues de la nouvelle vague. À ce sujet, l’auteur se réfère principalement aux actes de colloque The Site of the Dead Sea Scrolls : Archaeological Interpretations and Debates, publiés en 2006 sous la direction de K. Galor, J.-B. Humbert et J. Zangenberg.

Les chapitres suivants abordent premièrement le christianisme en gestation, celui de Jésus et de Paul, et détaillent courtement les trois figures messianiques se dégageant des textes. Il y est ensuite avancé que les manuscrits de la mer Morte témoignent directement de la Mishnah en chantier. On décèle dans ces écrits les signes évidents de courants prérabbiniques et préchrétiens. Le livre se termine en présentant brièvement la gnose à travers quelques exemples, dont les textes de Nag Hammadi, et en traitant des thérapeutes, un groupe de contemplatifs juifs d’Égypte, décrits par Philon dans son De vita contemplativa. L’A. met finalement en doute l’existence de la communauté essénienne évoquée par Philon dans sa description des thérapeutes.

Cet ouvrage s’avère être une initiation vulgarisée et nuancée à la qumranologie et à la direction que prendront les développements de cette science. Par ses arguments, André Paul sait convaincre le lectorat à un désenclavement de la « thèse essénienne ». Cet ouvrage destiné au grand public se range donc du côté de la remise en question de l’origine des manuscrits habituellement présentée aux plus expérimentés. Accessible aux néophytes, il intéressera toute personne désireuse de se familiariser aux débats actuels par un survol sur le sujet. Toutefois, il est à noter que l’argumentation archéologique aurait pu être soutenue par des références plus diversifiées.

Mélissa Dubé

14. Peter Schäfer, The Origins of Jewish Mysticism. Tübingen, Mohr Siebeck GmbH & Co. KG, 2009, xv-398 p.

Il y a presque 70 ans maintenant, Gershom Scholem publiait Major Trends in Jewish Mysticism, une oeuvre qui eut depuis un impact indéniable sur l’étude contemporaine de la littérature juive dite « mystique ». Dans son dernier ouvrage, dont le titre The Origins of Jewish Mysticism fait écho à l’opus de Scholem, Peter Schäfer reprend la question de l’évolution d’un mysticisme juif initialement lancée dans Major Trends, à la lumière des plus récents développements dans le domaine. Rappelons que Schäfer, affilié jusqu’à tout récemment à la Freie Universität de Berlin et aujourd’hui directeur du programme d’études juives de Princeton, a largement contribué au cours des trente dernières années au développement d’une approche plus systématique et littéraire de la littérature juive des premiers siècles de notre ère, notamment en ce qui concerne la littérature des Heikhalot.

L’A. se donne pour mission de réfuter la théorie « classique » de l’évolution du mysticisme juif tel qu’initialement proposé par Scholem, puis abondamment repris par la recherche subséquente. Selon celle-ci, même des courants mystiques juifs aussi tardifs que la Kabbale seraient directement tributaires de la production littéraire de la période « romantique » du judaïsme, ou encore même de la gnose orientale des premiers siècles. Dès l’introduction, l’A. révèle son inconfort quant à l’utilisation du terme « mysticisme », compris comme l’expérience d’une unio mystica, dans le contexte juif des premiers siècles. Il établit clairement qu’il entend faire usage d’une approche littéraire, philologique et historico-critique afin de faire état de la progression de la littérature « mystique » juive, depuis la vision d’Ézekiel décrite dans le premier chapitre du livre biblique éponyme jusqu’à la littérature des Heikhalot.

Ainsi, tandis que le premier chapitre traite de la vision d’Ézekiel et des thèmes qui y sont abordés, les deux chapitres suivant s’intéressent à la manière dont ces mêmes thèmes ont été récupérés par plusieurs textes apocalyptiques. L’A. reconnaît en ces derniers la continuation, et dans certains cas l’amplification, de la critique du temple terrestre amorcée en Ézekiel, tout en observant un déplacement progressif du message et une évolution de cette tradition littéraire. Tandis que l’accent est mis sur le sort de la communauté dans 1 et 2 Énoch, le Testament de Lévi, l’Apocalypse d’Abraham et l’Apocalypse de Jean, d’autres textes, comme l’Ascension d’Ésaïe et l’Apocalypse de Sophonie, s’attardent plutôt à la question du salut individuel.

Le chapitre 4 passe en revue quelques-uns des manuscrits de la mer Morte, à savoir le Rouleau de la guerre, les Hodayot, le Chant pour le sacrifice du sabbat et l’Hymne d’auto-glorification. Outre la représentation d’un temple céleste en opposition à un temple terrestre pollué et dysfonctionnel qu’on y retrouve, ces textes partagent un autre point en commun avec les autres textes apocalyptiques discutés précédemment : contre toute attente, très peu d’attention est portée à ce qui semblerait à première vue être le point culminant du développement narratif, à savoir la vision de Dieu. On insiste plutôt sur le message transmis au protagoniste, et les descriptions des attributs physiques de la figure divine restent éminemment sommaires.

Le chapitre suivant survole brièvement l’oeuvre de Philon d’Alexandrie. Pour l’A., la pensée de Philon reste somme toute en marge des courants de pensée principaux du monde juif de l’Antiquité. Bien que Philon emploie parfois une terminologie empruntée à la littérature apocalyptique, l’intellectuel alexandrin innove en introduisant pour la première fois une dualité claire entre le corps et l’âme, un concept qui est absent des textes apocalyptiques de la période intertestamentaire.

Les chapitres 6 et 7 sont consacrés aux passages traitant de la ma’aseh bereshit et de la ma’aseh merkavah au sein de la littérature rabbinique. Selon l’A., ces passages ne reflètent en aucun cas l’existence d’une praxis mystique et ésotérique reliée respectivement à la Genèse ou à Ézekiel, mais refléteraient plutôt une activité purement exégétique de la part des rabbins. L’A. s’oppose donc catégoriquement à l’opinion de plusieurs chercheurs contemporains voulant qu’une mystique de la Merkabah et que la pratique d’une ascension céleste eussent été centrale pendant la période rabbinique. Au contraire, selon l’A., c’est l’exégèse même de ces passages des Écritures qui constituait une discipline ésotérique pour les rabbins de l’époque, et c’est par cette exégèse, et non par une quelconque ascension mystique, que les rabbins considéraient pouvoir se rapprocher de Dieu.

Le huitième et dernier chapitre de l’ouvrage porte sur la littérature des Heikhalot. L’A. y souligne à nouveau que, pour la plupart des macro-formes composant cette littérature, ce n’est pas une vision de Dieu ou une unio mystica qui se situe à l’apex narratif, mais plutôt une « unio liturgica » où le protagoniste de l’ascension se joint à la liturgie du choeur céleste. Également, comme cela a été démontré être le cas pour plusieurs des apocalypses intertestamentaires, la plupart des macro-formes de la littérature des Heikhalot mettent de l’avant le salut de la communauté plutôt que le salut individuel.

Au terme de son étude, l’A. nous fait profiter de sa grande érudition concernant la littérature du judaïsme du Second Temple et des premiers siècles de notre ère, grâce à une argumentation à la fois accessible et bien étayée. La façon dont il présente le contexte et le contenu de chaque texte, de même que son analyse méthodique et systématique des passages d’intérêts, rendent la démarche de l’A. des plus limpides. On sent que les champs d’intérêts particuliers de l’A. ont été davantage mis de l’avant ; par exemple, tandis que le chapitre sur Philon d’Alexandrie n’occupe que vingt pages, celui portant sur la Merkavah s’étale sur quatre-vingt-sept pages. Autrement, l’A. aurait peut-être gagné à mentionner brièvement les théories divergentes concernant l’occupation du site de Qumran et la source des écrits découverts à proximité, puisqu’il consacre un chapitre aux textes découverts près de Qumran et réfère constamment à la communauté de Qumran sans même en faire mention. Ceci étant dit, il ne fait aucun doute que The Origins of Jewish Mysticism reste un ouvrage d’une grande valeur, d’une part comme introduction à la littérature apocalyptique et aux spéculations ésotériques du judaïsme ancien, et d’autre part comme une remise en question méthodologique constructive des études qui ont été réalisées dans ce domaine au cours des dernières décennies.

David Joubert-LeClerc

Histoire littéraire et doctrinale

15. Monica J. Blanchard, Robin Darling Young, dir., To Train His Soul in Books. Syriac Asceticism in Early Christianity. Washington (D.C.), The Catholic University of America Press (coll. « CUA Studies in Early Christianity »), 2011, xix-215 p.

Devoted students and colleagues of Sidney H. Griffith composed this volume in anticipation of his 70th birthday to honour his work in Syriac studies and early Arabic Christian literature. The editors begin by detailing Griffith’s priestly vocation and his teaching and scholarly careers. They end with a bibliography of his published works. The ten contributions to the book are grouped under three titled parts.

Part I is titled “Poetry and Ephrem the Syrian” and it is comprised of two essays. In the first essay “Syriac Strophic Poetry : Intercalated Psalms,” Joseph P. Amar traces the evolution of praying the psalms in Christian worship from an early “soloist — community-response” chanting format into the “antiphonal mode” with each verse rejoined by a liturgical composition inspired by it ; and into “strophic poetry” where intercalated ‘enyōnê (responses) displace the psalm verses as in the Syriac Maronite Church tradition.

Javier Martinez presents his Syriac-to-Spanish translation of Ephrem of Nisibe’s first three Madroshë [Hymns] on virginity in his article titled : “Efrén de Nisibe, Himnos De Virginitate, I-III.” He discusses the hymns in their historical and liturgical contexts.

“Texts, Terms, Metaphors,” is the title of Part II where five essays are presented. In “Redeem Your Sins through Works of Charity,” Gary Anderson explores an age-old debate hinging on two terms, sidqâ and peruq, from the Book of Daniel. Can acts of beneficence redeem sins ? Avi Hurwitz claims the parallel semantic development of the terms to eventually signify almsgiving and redemption is found in Psalms and Proverbs — not the Bible as a whole. Anderson traces this development in Aramaic Targums and in Rabbinic literature.

In his essay so titled, Alexander Golitzin argues for, “A Monastic setting for the Syriac Apocalyse of Daniel.” Golitzin explains the absence of theodicy and lack of history in this “historical apocalypse” by positing that its author is a monk who interprets the canonical Daniel to remind fellow monks of their solemn vows, urge them to persevere in their vocation and advise them about the nature and dangers of spiritual experience.

Michael Hollerich aims to reconstruct an Athanasian “trajectory” in Syriac Christianity. His article, “A Syriac Life of Athanasius of Alexandria,” is based on a text called Vita Athanasii Syriaca (VAS). He combs the text’s literary character to establish its date, author, language of composition and intended purpose. He then proceeds to identify the connections between the VAS and other sources on Athanasius.

Sebastian P. Brock reviews the early Syriac ascetic principle of msarrqûtâ in “Radical Renunciation : The ideal of msarrqûtâ.” He traces how the term sûrrāqâ (later, msarrqûtâ) came to denote the relinquishing of belongings in the context of discipleship and explores how other writers used the word in different contexts ; e.g. interior self-emptying through privation of the senses in order to prevent the impeding of spiritual progress.

In “Housekeeping : An Ascetic Theme in Late Antiquity,” Susan Ashbrook Harvey explores how writers in that period expanded the early Christian metaphor of the house as the human person. They used images of housekeeping to denote ascetic discipline, i.e. the fastidious upkeep of the inner self crucial to an ongoing ascetic calling.

Two essays and a poem make up the final part of the book, “After Ephrem the Syrian.” In her essay, “The Influence of Evagrius of Pontus,” Robin Darling Young examines how the Greek monastic Evagrius influenced the works of a later Syriac-speaking author, Philoxenos of Mabbug. Young focuses on their similar outlook on a particular facet of monastic life, the imitation of Christ. Evagrius compares monastic clothing to putting on Christ in outward monastic practices and to inner clothing in the sense of knowledge.

Monica Blanchard explores an eighth century East Syrian monk’s writings regarding purity of heart in her essay, “The Syriac Discourses of Beh Isho‘ Kamulaya.” Blanchard traces the collections in which the six discourses (essentially handbooks for monks) have been included and the names with which they have been associated.

Finally, Shawqi Talia offers his soġī~tā, “Ode to Joy,” written in a Neo-Aramaic dialect with an English translation that mirrors that dialectic style. His preamble to the laudatory poem encapsulates Griffith’s work. It includes a short history of Neo-Aramaic dialects and lists the Churches and geographic locations in which they are still used.

This Festschrift offers a sampling of enquiries into the work of Ephrem and ensuing developments in Syriac-speaking asceticism. The contributions by Griffith’s colleagues and students speak to their continued dedication to the discipline in which he served as their mentor and teacher. The book is intended for a specific readership, i.e. Griffith and the academic community of which he was a valued member. A knowledge of Spanish is essential to access Martinez’s contribution as is a Neo-Aramaic dialect to fully appreciate Talia’s soġī~tā. Also, familiarity with the Syriac, Greek and Hebrew words interspersed in the text would facilitate reading continuity and enhance comprehension of the articles in this ancient language-based field.

Mary Gedeon Harvan

16. Lorenz E. Baumer, Mémoires de la religion grecque. Avant-propos de Philippe Hoffmann et François Queyrel. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Conférences de l’École pratique des hautes études », 3), 2010, 179 p.

Cet ouvrage est la version imprimée d’un cycle de conférences données à l’École pratique des hautes études (ÉPHÉ) à Paris en février 2009 par l’A., professeur d’archéologie classique à l’Université de Genève et spécialiste renommé de la sculpture antique. Troisième titre de la jeune collection « Les conférences de l’École pratiques des hautes études » aux Éditions du Cerf, le texte s’appuie sur une cinquantaine d’illustrations en noir et blanc (photographies, cartes et plans) et est accompagné d’une bibliographie thématique d’une vingtaine de pages, ainsi que d’un glossaire consistant[11].

La survivance durant l’Antiquité tardive de l’idéal païen, envisagé naguère comme une vaine réaction[12] aux innovations sociétales chrétiennes, est relativement bien connue[13] : dans le sillon tracé par Eric Robertson Dodds[14] — qui, en rompant avec une vision antagoniste de la société, a révélé la nature d’un nouveau rapport au monde divin qu’entretiennent alors tant les chrétiens que les païens — et Henri-Irénée Marrou[15] — lequel s’est (temporairement[16]) débarrassé de l’encombrante notion de « décadence » au profit d’une dynamique culturaliste où le christianisme est perçu comme le principal facteur de progrès —, Peter Brown[17] a montré à travers l’ensemble de ses travaux qu’on a eu essentiellement affaire à un changement de la « religiosité » ou, plus largement, à des mutations qui ont affecté les structures mentales, sociales et religieuses de la civilisation romaine tardive et lui ont en conséquence conféré sa singularité[18].

Nous sont également de mieux en mieux connus, parce que très discutés, le sort tardo-antique des monuments païens en général[19] et la réutilisation des sanctuaires en particulier[20], notamment en Grèce[21] — un problème qui constitue l’un des multiples aspects du questionnement complexe relatif à la spatialisation du sacré et à la polarisation dudit espace[22]. En revanche, le devenir religieux des oeuvres et des objets antiques demeure une voie moins fréquentée[23] et ce n’est pas le moindre des intérêts de cet ouvrage que de l’emprunter, deux des chapitres étant en effet consacrés à la réutilisation d’oeuvres grecques de l’âge classique (décors, sculptures, reliefs) au sein d’édifices tardo-antiques.

Les spécialistes suivent depuis longtemps la circulation des vestiges grecs dans le monde romain tardif : leur remploi dans les villas privées ou dans les édifices publics est documenté dès le deuxième siècle av. J.-C. et alimente un marché où, très rapidement, la demande dépasse l’offre, provoquant un afflux de copies et de faux[24]. De même, la figure du collectionneur romain a fait l’objet d’enquêtes approfondies[25] et ses motivations politiques et institutionnelles ont été sondées[26]. Quant aux rapports idéologiques entre la conquête romaine et le pillage du patrimoine grec, ils ont été soulignés à l’occasion par les plus éminents savants[27]. Rarement cependant, il nous a été donné d’envisager le collectionnisme sous l’angle strictement religieux, et encore moins d’isoler le lien entre la fonction cultuelle originelle de l’objet et sa potentielle réutilisation aux mêmes fins dans l’Antiquité tardive. Pourtant, l’enjeu est de taille puisque ce recyclage est parfois considéré comme un indice valable du regain païen tardo-antique[28].

Dans la première étude (p. 13-46), l’auteur s’intéresse à un ensemble architectural du cinquième siècle, communément appelé « villa de Proclus », situé au sud de l’Acropole d’Athènes, et à certains objets sculptés datés du quatrième siècle av. J.-C. qu’on y trouve : un naïskos (inscrit) de Cybèle, un relief votif dit de Pankratès et une base funéraire. Convoquant aussi bien les vestiges textuels (telle la Vie de Proclus de Marinos de Naplouse, rédigée dans la seconde moitié du cinquième siècle[29]) que matériels, Lorenz E. Baumer parvient à montrer qu’on est en présence d’une réutilisation cultuelle intentionnelle desdits objets, qu’il replace dans le contexte d’une Athènes toujours profondément païenne : pour quelques années encore, ce sont effectivement les philosophes néoplatoniciens, jouissant d’un prestige international, qui conservent le pouvoir dans la cité. Et si cette villa a été habitée par Proclus, il semble bien que ce soit à son prédécesseur Plutarque, rénovateur de l’Académie, que l’on doive sa construction ainsi que la fondation d’un culte à la mémoire des anciens philosophes.

Les deuxième et quatrième études peuvent être rassemblées puisqu’elles traitent du devenir tardo-antique des lieux de culte païens. Dans la première des deux (p. 47-84), ce sont les sanctuaires ruraux de l’Attique qui retiennent l’attention de Lorenz A. Baumer. Il confirme tout d’abord leur abandon à l’époque impériale, qu’il corrèle au problème du déplacement de plusieurs temples depuis la campagne vers la ville (les fameux « temples ambulants » brièvement décrits jadis par Homer A. Thompson[30]) sans toutefois conclure à un rapport de cause à effet. L’existence et le fonctionnement des sanctuaires ruraux sont liés dans leur essence au système politique mis en place à l’époque classique : lorsque celui-ci se désagrège, avec notamment la disparition des dèmes entamée à l’époque hellénistique, les sanctuaires ruraux tombent en désuétude, sans qu’il soit nécessaire, selon l’auteur, de recourir aux traditionnelles explications démographiques. Temporairement réinvestis par les païens à l’entour du milieu du quatrième siècle, c’est aux chrétiens que l’on doit ensuite la conservation monumentale de ces sanctuaires ruraux. Comme le souligne Lorenz A. Baumer, Athènes et l’Attique présentent effectivement un cas à part dans l’étude de l’expansion chrétienne : alors qu’en général c’est en milieu urbain que les idées chrétiennes se répandent le plus aisément[31], l’importance et le rayonnement de l’Athènes païenne[32] ont contraint une partie des chrétiens à s’installer dans la campagne environnante et à réutiliser à son profit — non sans les avoir au préalable rituellement purifiés[33] — les anciens sanctuaires païens.

La seconde étude (p. 119-143) porte sur la fermeture de plusieurs sanctuaires de Grèce (Pella, Rhamnonte et Thasos) et de Grande Grèce (Bitalémi, Syracuse, San Nicola di Albanella, Santa Maria d’Anglona et Antella), où l’on célébrait les Thesmophories, fêtes féminines parmi les plus répandues du monde grec, en l’honneur de Déméter[34]. Comme le rappelle Lorenz A. Baumer, si l’image du temple en ruines est déjà un topos de la littérature grecque tardive[35], la fermeture d’un sanctuaire, même intentionnelle, semble rare et n’est en tous cas pas textuellement documentée. C’est donc vers les vestiges matériels que l’auteur se tourne et, des cas étudiés ici, il ressort en premier lieu qu’il n’est pas possible de généraliser le motif de fermeture du site (causes économiques, insécurité militaire), ce qui n’est pas étonnant lorsqu’on sait qu’un sanctuaire rural est avant tout l’expression monumentale des rapports sociaux dont la ou les cité(s) dont il dépend constituent le centre réel et symbolique. En second lieu, l’abandon des sites procède moins d’un facteur exogène que d’une décision concertée et probablement collective : l’enfouissement des sanctuaires était en effet précédé de dépôts d’offrandes céramiques massifs qui ont longtemps passé inaperçu aux yeux des archéologues, considérés comme un niveau stratigraphique à percer pour atteindre les couches inférieures.

Dans la troisième étude (p. 85-118), l’auteur revient sur le problème du « collectionnisme[36] » antique et de la profusion, dans les villas et jardins de la noblesse romaine notamment, de copies de chefs-d’oeuvre d’époque classique. Au terme de son enquête, il montre que, dans tous les cas ou presque, la réutilisation de ces oeuvres n’assouvit que des désirs esthétiques et n’ont donc rien à voir avec un renouveau des cultes païens comme on l’a parfois avancé. En définitive, seules les sculptures de la villa dite de Proclus, au pied de l’Acropole athénienne, sont remployées comme à l’origine, pour des fonctions religieuses.

À travers ce travail, c’est la réception tardo-antique de l’art classique qui est questionnée. Sans doute aurait-il été possible d’aller plus loin, car en explorant cette problématique on en atteint rapidement une autre, celle du patrimoine et de sa constitution. L’intégration d’un certain nombre d’oeuvres issues de l’Antiquité classique dans le patrimoine romain tardif, leur validation ou non — l’oubli est aussi important que le souvenir, comme l’a montré par exemple Patrick J. Geary pour le haut Moyen Âge, en tant qu’il participe de la « création du passé » par des groupes sociaux déterminés et du contrôle qu’exerce à cette occasion un certain nombre d’instances sociétales[37] — par une nouvelle culture (celle des chrétiens), renvoie effectivement à des considérations importantes sur la relation au passé, à son usage et à la construction tardo-antique de l’identité chrétienne. De sorte que la réflexion déjà fructueuse de Lorenz E. Baumer, aurait encore gagné davantage à cerner par les vestiges matériels ce processus de construction de l’identité chrétienne que l’on ne débusque habituellement que dans les textes[38].

Amaury Levillayer

17. Cornelia B. Horn, Robert R. Phenix, dir., Children in Late Ancient Christianity. Tübingen, Mohr Siebeck GmbH & Co. KG (coll. « Studien und Texte zu Antike und Christentum », 58), 2009, xxvi-497 p.

Children in Late Ancient Christianity is an excellent collection of fourteen essays by various scholars who contribute to the study of children in Mediterranean antiquity, a subdiscipline of the study of Late Antique civilization. The essays study various aspects of children’s lives, including but not limited to sickness and healing of children, mother-child bonding, sexual abuse, and the role of children in ascetic communities. These essays also provide a considerable engagement of Late Antique Christian sources, including hagiographies, letters, and other writings.

Reidar Aasgaard’s essay, “Uncovering Children’s Culture in Late Antiquity : The Testimony of the Infancy Gospel of Thomas,” seeks to determine whether or not there was a “children’s culture” in Late Antiquity. He argues that the Infancy Gospel of Thomas (IGT) is an example of a children’s story and is therefore a witness to this culture. Aasgaard determines that there is a significant amount of literature that points to a children’s culture, therefore refuting scholarship that declines to see evidence to support childhood as a distinct stage in life in antiquity. Tony Burke’s essay, “‘Social Viewing’ of Children in the Childhood Stories of Jesus,” also looks at the IGT, but views it as a work aimed at adults. He argues that the IGT is an idealized portrayal of childhood. Jesus possesses qualities that are valued by adults and which demonstrate that he is more than average.

Inta Ivanovska’s essay, “Baptized Infants and Pagan Rituals : Cyprian versus Augustine,” argues that Cyprian of Carthage taught that baptized Christian newborns could become contaminated by the external pagan world, whereas Augustine of Hippo viewed an infant’s “own nascent will” (p. 73) as being able to bring about such contamination. Augustine appropriates Cyprian’s message two centuries later, but adapts it in order to speak to a Christian community that is safer in its religious identity.

Carole Monica C. Burnett’s essay, “Mother-Child Bonding in the Greek and Latin Fathers of the Church,” studies various genres of literature in order to piece together Christian motherhood in antiquity. She concludes that early Christianity adopts “the Hellenistic devaluation of maternal attachment” where the ideal mother should sacrifice the bond with her child, and direct her efforts to the spiritual life (p. 101). The mother of the Maccabees is an exemplary mother.

Cornelia B. Horn contributes three essays to this volume. Her essay “Children in Fourth-Century Greek Epistolography : Cappadocian Perspectives from the Pens of Gregory Nazianzen and Basil of Caesarea” looks at the letters produced by Gregory and Basil as a source of information concerning children in the Cappadocian communities. Gregory wrote regarding children’s education, childhood hardships, the matters that affect parent-child relationships, and the place of children in Greek mythology. Basil’s letters demonstrate his concern with orphans, children vis-à-vis the last judgment, and children’s ascetic vows. Horn’s “Approaches to the Study of Sick Children and Their Healing : Christian Apocryphal Acts, Gospels, and Cognate Literatures” uses medical anthropology to analyze childhood sickness. She demonstrates the value ascribed to healers and the familial search for healing. Her work “Raising Martyrs and Ascetics : A Diachronic Comparison of Educational Role-Models for Early Christian Children” examines stories with children as models for asceticism and martyrdom, and explains that these stories were used for pedagogical purposes.

Susan R. Holman’s essay, “Sick Children and Healing Saints : Medical Treatment of the Child in Christian Antiquity,” explores ancient Christian pediatric medicine through the study of healing stories. She demonstrates that early Christianity did not depend “on standard medical theories about children’s bodies” (i.e. the humours), but rather, children’s bodies were understood to be affected by supernatural forces (p. 169). Nicole Kelley’s essay, “The Deformed Child in Ancient Christianity,” explores Christian attitudes towards deformed children. She notes that Christian texts that treat the topic also use it “as a tool for thinking about larger theological issues such as sin, nature, fate, and virtue” (p. 225). The author also studies writings that treat deformity in relation to physical resurrection.

John W. Martens’ essay, “‘Do Not Sexually Abuse Children’ : The Language of Early Christian Sexual Ethics,” explores the term paidopthoreô, which was created by early Christians in order to criticize the sexual behavior of the surrounding culture and within their own communities. Ville Vuolanto’s essay, “Choosing Asceticism : Children and Parents, Vows and Conflicts,” examines the question of whether or not Christianity enabled greater personal freedom to children, and concludes that young ascetics did not simply abandon the structure of traditional families in antiquity.

Carrie Schroeder’s essay, “Children and Egyptian Monasticism,” confirms that children were a part of Egyptian monastic communities from the beginning, and they became more and more integrated into coenobitic and semi-anchorite institutions with time. Chrysi Kotsifou’s essay, “Papyrological Perspectives on Orphans in the World of Late Ancient Christianity,” demonstrates that there are many Egyptian papyrological remains that deal with the issue of orphans, including its legal, educational, and social aspects.

Robert Phenix’s essay, “The Contribution of Social Science Research to the Study of Children and Childhood in Pre-Modern Ethiopia,” explores the possibility of using the presentation of children in Ge’ez hagiographies in order “to find the general truth” of children’s experience in late antique Ethiopia (p. 405).

This volume demonstrates that ancient sources are rich in information regarding children in late ancient Christianity. The contributions tend to be a starting point in this research, and some may appear to fall short, but they allow the possibility for future work in this field. The essays illustrate an extensive engagement with early Christian and non-Christian sources, they employ various methods to interact with the material, and they allow a possible, but still limited, reconstruction of the world of children in late antique civilization. This volume is an impressive and useful resource to both students and scholars of Late Antiquity and early Christianity.

Stéphanie Machabée

18. Bruce Chilton, Abraham’s Curse. The Roots of Violence in Judaism, Christianity and Islam. Child Sacrifices in the Legacies of the West. New York, Doubleday, 2008, 259 p.

Un meurtre perpétré dans son voisinage par un malade entendant des voix amène l’A. à réfléchir sur le sacrifice d’Isaac en Gn 22 et sur le fait que le judaïsme et le christianisme auraient au deuxième siècle développé une idéologie selon laquelle Dieu désirait et acceptait le sacrifice humain (p. 9), une idéologie illustrée entre autres par les récits de martyres et se référant parfois explicitement au sacrifice d’Isaac, l’aqedah de la tradition juive. Sa réflexion, exposée dans ce livre, se divise en trois parties : la première (p. 17-70), intitulée « The Test », porte sur le sacrifice, et le sacrifice humain, dans la pré- et la proto-histoire, puis sur le martyre en tant qu’invention juive (Jewish invention) à la période des Maccabées ; la deuxième (p. 71-142), intitulée « Blood of the Lamb » porte sur la reprise chrétienne du motif dans le sacrifice de Jésus et dans la typologie de l’épître aux Hébreux puis dans les récits de martyres ; la troisième enfin (p. 143-224), intitulée « Taking Leave of Moriah » est consacrée aux développements de la tradition en islam (Coran 37, 83-113) et à une prise de distance à l’égard d’une tradition qui, dans les trois religions, le judaïsme, le christianisme et l’islam, a instillé le modèle de la victime sacrificielle consentante, Isaac, Jésus ou Ismaël, dans des millions de consciences ainsi préparées à donner leur vie pour une foi, une idéologie ou une cause.

Dans l’esprit de l’A., il faut redescendre du mont Moriah, débarrasser la figure d’Abraham du masque de justice que lui a imposé une triple tradition hagiographique et constater qu’un patriarche qui sacrifie volontiers son épouse légitime à la libido de Pharaon au profit de son intérêt personnel (Gn 12,10-20) et qui accepte de sacrifier son fils sans sourciller n’est peut-être pas un modèle de vertu à imiter. Il rappelle que les trois religions « abrahamiques » insistent sur la valeur de l’être humain comme sommet de la création et dénient à quiconque de prendre la vie de l’autre, encore moins aux parents, celle de leurs enfants. Les dernières pages évoquent les critiques de la religion Sam Harris, Christopher Hitchens et Richard Dawkins et situent cette réflexion dans l’après 11 septembre.

Formulée pour un large public mais néanmoins fondée sur une solide érudition exégétique, cette réflexion porte sur le rapport plus actuel que jamais entre religion et violence et constitue un appel à examiner la riche tradition exégétique qui, dans chacune des trois traditions abrahamiques, invite à « descendre du mont Moriah ». La réflexion de Chilton demeure d’une grande actualité. L’aqedah est toujours présent dans l’imaginaire occidental, religieux ou non, même là où on ne l’attendrait guère ; en témoigne le récent jeu video « The Binding of Isaac ». Dans ce jeu video en effet, Dieu intime à une mère l’ordre de tuer son fils Isaac pour obtenir son billet pour le Paradis. (http://www.jeuxvideo.com/articles/0001/00015802-the-binding-of-isaac-test.htm).

Louis Painchaud

19. Nicole Bériou, Béatrice Caseau, Dominique Rigaux, dir., Pratiques de l’eucharistie dans les Églises d’Orient et d’Occident (Antiquité et Moyen Âge). Actes du séminaire tenu à Paris, Institut Catholique (1997-2004). Volume I. L’institution. Volume II. Les réceptions. Paris, Institut d’Études Augustiniennes (coll. « Études Augustiniennes », série « Moyen Âge et Temps Modernes », 45-46), 2009, 250 ill., xxxii-1 336 p.

Cet impressionnant ouvrage en deux volumes regroupe une quarantaine de communications qui furent présentées dans le cadre d’un séminaire qui s’est tenu à l’Institut Catholique de Paris de 1997 à 2004. La thématique de ce séminaire s’enracine « dans le constat que l’examen du vocabulaire fait apparaître l’usage ambivalent précoce, dans la langue latine des chrétiens, du mot eucharistia : dès le début du iiie siècle en effet, il désigne l’action de grâces d’une part, en référence à la Cène et à la commémoration du Sacrifice du Christ, et le pain et le vin consacrés d’autre part » (p. 37). D’où « le projet de susciter et d’animer des réunions régulières, consacrées à une étude comparée des formes concrètes d’expression des expériences religieuses liées à l’eucharistie, évidemment diverses, étranges aussi parfois, selon les lieux et selon les communautés d’appartenance des fidèles » (p. 38). Cette recherche commune s’est déployée selon trois axes : les espaces et les rituels de la célébration, les pratiques de communion et de contemplation, les espèces eucharistiques et leurs usages, tout cela dans une perspective multidisciplinaire faisant intervenir au premier plan l’approche historique mais aussi la théologie, la linguistique, la sociologie, l’anthropologie historique et l’histoire de l’art. Chacun des deux volumes s’ouvrent en effet par un riche « parcours iconographique » réalisé par Dominique Rigaux et matérialisé en un ensemble totalisant 64 planches couleur dont on appréciera la qualité de la réalisation. Ce « parcours » est d’ailleurs complété par les reproductions en noir et blanc qui accompagnent plusieurs articles. Les dossiers constitués par les communications données au fil des séances du séminaire ont été organisés en vue de la publication en deux volets : d’un côté, « l’institution eucharistique, nécessaire repère historique dans l’étude d’une religion qui appelle à demeurer fidèle au repas de la Cène et aux enseignements du Christ », de l’autre, « [les] multiples réceptions que les traces documentaires les plus variées nous invitent, aujourd’hui encore, à décliner, pour mesurer le poids et la portée de cette institution dans l’histoire des hommes, jusqu’au ressac implicite des temps présents » (p. 42).

Le premier volume (L’institution) s’ouvre sur l’introduction générale de Nicole Bériou, instigatrice, avec Béatrice Caseau et Dominique Rigaux, du séminaire qui est à l’origine de la publication dont elles ont assuré la préparation et l’édition. On y trouvera en annexe (p. 73-77) le programme des séances qui ont réuni les participants de 1997 à 2004 et au cours desquelles furent présentées 55 communications. Après une étude portant sur « le cycle de la Cène dans la Bible moralisée au xiiie siècle » (Yolanta Zaluska, François Boespflug, Antonio Fernandez), les contributions qui suivent sont regroupées sous quatre titres : lieux de culte et eucharistie ; les espèces eucharistiques ; accueillir, célébrer, prier : la chair et l’esprit ; au-dedans et au dehors : communauté et excommunication. Des vingt textes qu’on y trouve, une dizaine touche l’Antiquité, le haut Moyen Âge ou le monde byzantin, qui mériteraient tous d’être signalés ici. Mentionnons au moins les contributions d’Alain Le Boulluec (« L’accueil du corps du Seigneur et les conditions requises selon Origène »), Marie-Odile Boulnois (« L’eucharistie : figure ou réalité ? Une controverse théologique, d’Origène à la querelle iconoclaste ») et Nicole Belayche (« La polémique pagano-chrétienne autour du repas rituel [iie-ive siècle] : un conflit d’“identités” »).

Consacré aux « réceptions », le second volume est lui aussi divisé en quatre sections : cultures en frontières ; dire l’eucharistie ; Dieu et Satan ; l’eucharistie en miroirs. Là aussi, plusieurs textes intéresseront les lecteurs de cette chronique, entre autres ceux de Jean-Michel Spieser (« Des images eucharistiques dans l’art paléochrétien »), Bernadette Martin-Hisard (« Liturgie eucharistique et pratiques eucharistiques dans le monde géorgien [ive-xie siècle] »), ou de Michel-Yves Perrin (« Norunt fideles. Silence et eucharistie dans l’orbis christianus antique »).

Une bibliographie raisonnée et un glossaire terminent le second volume. La centaine de pages de « tables et indices » qui suivent (index des citations scripturaires, des sources écrites citées, des illustrations, des thèmes et des noms de lieux et de personnes) donne une idée de la richesse d’un ouvrage qui n’a pas « l’ambition d’une quelconque exhaustivité » (p. 42), mais qui s’imposera néanmoins comme une contribution majeure, sur le plan de l’histoire des pratiques, des doctrines, des représentations et des mentalités, à l’étude du principal rite identitaire chrétien avec le baptême.

Paul-Hubert Poirier

20. Jean-Pierre Batut, Pantocrator. « Dieu le Père tout-puissant » dans la théologie prénicéenne. Paris, Institut d’Études Augustiniennes (coll. « Études Augustiniennes », série « Antiquité », 189), 2009, 581 p.

S’il est un titre divin qui suscite l’incompréhension, chez bon nombre de croyants, c’est bien celui de « tout-puissant », surtout qu’il revient constamment dans la Bible et dans la liturgie. En effet, comment Dieu pourrait-il être dit tout-puissant alors que l’imperfection du monde et l’existence du mal ne font que proclamer sa faiblesse ? Le malaise est d’ailleurs plus perceptible dans le cas de toutes les langues qui, comme le français, traduisent plus ou moins littéralement le latin omnipotens. Car ce participe-adjectif qui figure au tout début du symbole de Nicée-Constantinople comme de celui dit des Apôtres (« Credo in unum Deum, Patrem omnipotentem », « Credo in Deum, Patrem omnipotentem ») est un équivalent, beaucoup plus qu’une traduction, du grec παντοκράτωρ, qui figure dans le texte original du symbole de Nicée-Constantinople, et qui signifie littéralement « celui qui (main)tient tout » ou « celui qui domine sur tout », selon les deux sens du verbe κρατεῖν, donc omnitenens, et non omnipotens, comme le fait remarquer Augustin (p. 947-500). Plutôt qu’un potentat à la puissance sans limite, le Pantocrator est le maître de l’univers, qui se manifeste par sa providence tout autant que par sa domination ou sa maîtrise sur les choses et les êtres : il « tient » le monde et tout à la fois le « maintient ». Inconnu de la langue classique, le terme παντοκράτωρ passera dans le vocabulaire chrétien en raison de son usage massif dans la Septante, où il rend surtout l’hébreu Sabaot(h), « Dieu des armées » (Osty-Trinquet), « Dieu de l’Univers » (TOB), ou « Dieu Sabaot » (BJ), le « Deus exercituum » de la Vulgate. De pantocrator à omnipotens et à tout-puissant, il s’est donc produit un glissement sémantique sur lequel l’essentiel a été dit dans les trois thèses par lesquelles André de Halleux résumait son étude sur ce vocable :

1.- Dans le premier article du Credo, les mots « Dieu, (le) Père pantokratôr » avait probablement pour fonction originelle de désigner le Dieu de la foi chrétienne dans son activité créatrice et providente vis-à-vis de l’univers, comme se la représentait le monothéisme populaire des premiers siècles chrétiens. 2.- Le sens vétérotestamentaire, dominateur, de pantokratôr ne se serait substitué, dans la lecture des symboles de foi, à celui de « Provident » ou « Sauveur » qu’à la suite d’une orientation de plus en plus exclusivement trinitaire de la théologie du Dieu Père. 3.- De toute façon, la conception latine de l’omnipotens, que traduit notre « tout-puissant », est aussi infidèle à l’acception biblique qu’à l’interprétation helléno-chrétienne du grec pantokratôr[39].

C’est à cette délicate question de la παντοκρατορία, de l’« omnimaintenance » de Dieu à laquelle Jean-Pierre Batut s’attaque dans une vaste étude de patristique et d’histoire des doctrines qui se développe en six chapitres : I. le titre divin Pantocrator, de l’Écriture aux Actes des Martyrs ; II. le Pantocrator et la création ex nihilo, de l’Écriture à Théophile d’Antioche ; III. le déploiement de la pantocratoria dans l’histoire du salut selon saint Irénée ; IV. l’enracinement en Dieu de la pantocratoria et de l’histoire du salut chez Hippolyte et Tertullien ; V. le Logos et le Père pantocrator chez Clément d’Alexandrie et Origène ; VI. le destin du Pantocrator dans l’histoire de la théologie. Chacun de ces chapitres constitue en lui-même une véritable monographie, que l’on ne saurait résumer ici, tant les analyses qu’ils contiennent sont détaillées. Par-delà l’étude de pantocrator que nous offre Jean-Pierre Batut, on aura intérêt à fréquenter son livre, que l’on s’intéresse à Théophile d’Antioche, Irénée de Lyon ou Origène, pour ne mentionner que ces auteurs.

L’acquis principal de cet ouvrage est de retracer les heurs et les malheurs du terme παντοκράτωρ, depuis la Septante jusqu’au concile de Nicée (et même au-delà) et au fil des traductions et des équivalences qui en seront données. Batut montre comment la théologie, surtout occidentale (mouvement qui culminera chez Pierre Damien et Thomas d’Aquin), a absolutisé un terme relationnel. On est ainsi passé d’un terme et d’une notion reliés à l’économie créatrice, providente et salvatrice de Dieu à un omnipotens exprimant une puissance divine absolue qui n’est limitée que par le principe de contradiction, en d’autres termes, d’une puissance « ordonnée » par la bonté de Dieu à une puissance illimitée, perdant ainsi de vue la « pensée économique » qui caractérisait la réflexion théologique et christologique anténicéenne (p. 462). Dans cette évolution, il est clair que la lutte contre l’arianisme a joué un rôle capital :

L’évolution du vocabulaire de la toute-puissance divine, conclut l’auteur, est une illustration frappante de l’influence des mises au point dogmatiques sur la formulation de la foi : à la faveur de la lutte anti-arienne au ive siècle, l’emploi du mot Pantocrator connaît une transformation rapide et significative dans son domaine linguistique et culturel, le monde hellénistique. Le fait majeur, du côté de la chrétienté de langue grecque, est le transfert du vocable sur le Christ glorieux, tandis que du côté latin son équivalent omnipotens, lui-même emprunté à la culture et au culte païens[40], fait l’objet d’un usage incontesté en dépit de son origine non biblique et de son inaptitude à traduire toute la richesse du mot grec.

p. 475

Faudrait-il pour autant, dans la pratique courante et dans la liturgie, en venir à une traduction française qui soit plus proche du pantocrator grec que de l’omnipotens latin, qui évoque davantage le « souverain de l’univers », créateur, provident et sauveur, que le « tout-puissant » à qui rien ne devrait résister ? Même si cela peut paraître raisonnable et souhaitable, le poids de l’habitude tout autant que les prescriptions et l’application romaine de Liturgiam authenticam rendent la chose impossible[41]. Mais l’enseignement théologique et la catéchèse gagneront à s’inspirer des conclusions du présent ouvrage.

Oliver Boulnois a salué « l’étude impeccablement érudite » et « le livre exceptionnel » de Jean-Pierre Batut[42]. On ne saurait en effet remettre en question l’érudition de cet ouvrage, qui s’appuie sur un très grand nombre d’études savantes que l’auteur cite très abondamment et qui lui fournissent sur certains points l’essentiel de son argument. Néanmoins, son information bibliographique reflète souvent l’état de la recherche des années 1950-1960, dont il se réclame des représentants les plus remarquables (Sagnard, Festugière, Balthasar et Bardy, entre autres). Mais, sur plus d’un sujet, il ignore des travaux récents et décisifs, comme ceux d’Einar Thomassen sur le valentinisme, d’Alain Le Boulluec sur la construction du concept d’hérésie et le milieu alexandrin (Clément d’Alexandrie et Origène), de Winrich Löhr sur Basilide, ou même le classique de Walter Bauer sur le couple hérésie-orthodoxie dont une traduction française a naguère été publiée[43], de même qu’il ne connaît pas les travaux récents consacrés au gnosticisme. Cette ignorance transparaît dans la façon non critique et anachronique dont sont utilisés les concepts d’orthodoxie et d’hérésie tout au long de l’ouvrage (cf. p. ex., p. 91, 126-128, 132, 236).

Une remarque finale sur un point plus technique, à propos de la traduction d’un passage du chap. 43 de la Démonstration de la prédication apostolique[44] d’Irénée de Lyon (p. 167-170 et 180). En dépit de l’argumentation de L.M. Froidevaux[45], sur laquelle s’appuie Batut, l’arménien որդի ի սկզբանն ne peut se traduire que par « le Fils (est/était) au commencement ». Comme le texte grec de la Démonstration est perdu, la prudence exige de s’en tenir à la version arménienne, seul témoin disponible.

Sur le plan organisationnel, il aurait été souhaitable de donner à chacun des chapitres et à l’ensemble de l’ouvrage une conclusion qui eût fait la synthèse des résultats de l’enquête. On perd un peu le fil à la lecture des différents dossiers dont se compose l’enquête de l’auteur. Nonobstant ces quelques réserves, l’ouvrage de Jean-Pierre Batut demeurera une contribution majeure à l’histoire de la doctrine et du lexique chrétien, sur un point qui conserve une grande actualité théologique et pastorale[46].

Paul-Hubert Poirier

21. Dorothea Frede, Burkhard Reis, dir., Body and Soul in Ancient Philosophy. Berlin, New York, Walter de Gruyter GmbH & Co. KG, 2009, ix-562 p.

Cet ouvrage regroupe vingt-deux contributions originellement présentées comme communications à la deuxième conférence internationale de la Société de philosophie antique de l’Université de Hambourg, du 18 au 21 juillet 2007. Le thème retenu, la relation ou le dualisme corps-âme dans la philosophie ancienne, apparaît comme une question récurrente dans la pensée grecque, depuis l’époque archaïque jusqu’aux premiers siècles chrétiens, qui ne perdit rien de son intérêt dans la réflexion philosophique ultérieure. Les contributions, signées par les meilleurs spécialistes des différentes périodes envisagées, sont regroupées en cinq sections : les présocratiques, Platon, Aristote, l’Académie, la philosophie hellénistique et les « philosophes » du christianisme ancien. De Pythagore à Augustin, en passant par Héraclite, Empédocle et Démocrite, Platon et Aristote, l’ancienne Académie, les stoïciens, Galien, Cicéron et Sénèque, on a ainsi un parcours d’histoire de la pensée antique qui constitue un véritable traité d’anthropologie. De la métempsychose à la résurrection de la chair, le lecteur peut apprécier la riche complexité des variations grecques sur la dualité corps-âme/esprit/intellect. Les deux index, locorum et rerum, permettront de tirer le meilleur profit de l’ouvrage.

Paul-Hubert Poirier

22. Kevin Corrigan, Evagrius and Gregory. Mind, Soul and Body in the 4th Century. Farnham, Surrey, Burlington (Vt.), Ashgate Publishing Limited (coll. « Ashgate Studies in Philosophy & Theology in Late Antiquity »), 2009, x-246 p.

Dans ce livre, Kevin Corrigan, spécialiste bien connu de la tradition platonicienne et de Plotin en particulier, propose une étude comparative de deux grandes figures de la théologie et de la mystique du quatrième siècle, Évagre le Pontique (vers 343-399) et Grégoire de Nysse (335/336-vers 395). Corrigan qualifie d’emblée ces deux personnages de « unlikely companions » (p. 1). De fait, si Évagre était proche de Basile de Césarée et de Grégoire de Naziance, et s’il a très probablement connu Grégoire de Nysse puisque celui-ci était le jeune frère de Basile, rien n’indique que le Nyssénien et Évagre se soient fréquentés. Et en ce qui concerne une possible influence de Grégoire sur Évagre, Antoine Guillaumont, dans l’ultime synthèse qu’il a consacrée à son auteur de prédilection, écrit qu’« on aimerait mieux connaître les rapports personnels et intellectuels qu[e Grégoire de Nysse] eut avec Évagre[47] ». Peut-être se sont-ils rencontrés à Constantinople à l’occasion du concile de 381, mais, comme l’avoue Corrigan, « no detail have been preserved » (p. 2). Néanmoins, il était tout à fait justifié d’entreprendre une lecture parallèle du Cappadocien et du Pontique, tant sont nombreux et importants les rapprochements que l’on peut faire entre la pensée de l’un et de l’autre, et considérant l’influence que l’un et l’autre eurent sur le développement de la spiritualité chrétienne. Le sous-titre donné à son ouvrage par Corrigan, « Esprit, âme et corps au ive siècle », en indique le point de vue : il s’agira en effet de mettre en lumière la doctrine spirituelle, théorique et pratique, de ceux que Corrigan considère, l’un comme « ascetic master », l’autre comme « pastoral father ». Une autre constante de ce livre, qui ne surprend pas quand on connaît son auteur, est de rechercher les sources, notamment philosophiques, de la pensée de Grégoire et d’Évagre.

Dans le premier chapitre, Kevin Corrigan présente la vie et l’oeuvre d’Évagre et de Grégoire, en mettant particulièrement en lumière l’originalité des écrits évagriens (« his work is consciously gnomic, almost devoid of ornementation », p. 9) et les grandes caractéristiques du monachisme basilien, et en évoquant, à propos de Grégoire et du pseudo-Macaire de la Grande Lettre, la question fort débattue du messalianisme. Malgré sa brièveté, ce chapitre d’introduction constitue une excellente mise au point bio-bibliographique sur les deux auteurs étudiés. Le deuxième chapitre, intitulé « Christian Upheavals », présente le quatrième siècle chrétien, qui fut effectivement riche en bouleversement et en perturbations de toutes sortes sur le plan ecclésial, qu’il s’agisse de l’arianisme et de ses séquelles ou encore de la gestion du legs origénien.

Le troisième chapitre donne une vue d’ensemble du thème de l’ouvrage : l’esprit (νοῦς ; animus, mens, intellectus), l’âme (ψυχή ; anima) et le corps, dans la pensée d’Évagre et de Grégoire de Nysse. Corrigan insiste sur le fait qu’au quatrième siècle, l’esprit ou l’intellect inclut, comme élément constitutif de son activité, le « sentiment ordonné » (καρδία, le coeur, dans le νοῦς). Quant au corps (σῶμα), il est co-extensif à l’âme, en tant que moyen de purification et siège des passions. Il y a donc différentes possibilités de penser la relation entre l’esprit/intellect, l’âme et le corps. Et s’il faut, par l’ascèse, séparer l’âme du corps ou de la chair, un thème à la fois platonicien et biblique, il n’y a pas lieu pour autant d’y voir l’expression d’un dualisme : « […] since mind and soul have biological functions, while bodily organs are also bases for higher capacities in Evagrius and Gregory, the widespread modern view of an incarnational biblical anthropology opposed to a dualist otherwordly Hellenism is profoundly misguided » (p. 50). Comme on le voit à la lecture de ces quelques lignes, mais il y reviendra à plusieurs endroits dans le livre, Corrigan amène son lecteur à remettre en question bien des idées reçues sur les « platoniciens chrétiens » du quatrième siècle comme sur la tradition philosophique contemporaine.

Les chapitres qui suivent déploient l’anthropologie tripartite caractéristique d’Évagre et de Grégoire. Le quatrième chapitre aborde le thème de l’impassibilité et de la pureté du coeur chez l’un et l’autre auteur. Corrigan consacre tout d’abord quelques pages à l’ἀπάθεια chez Platon et Aristote pour mieux montrer que la recherche de l’impassibilité et d’une « higher compound existence uplifted by the soul/mind in God […] is not so much Stoic as it is based squarely in the tradition of Plato, Aristotle, the Gospels, Paul and Clement » (p. 71), sans oublier, bien sûr, Plotin.

Irénée Haussherr écrivait en 1931 que « beaucoup de gens ne connaissent Évagre le Pontique que comme inventeur de la théorie des “huit péchés capitaux”[48] ». Plutôt que de « péchés capitaux », il convient de parler des huit « pensées générales » ou « génériques[49] » (οἱ γενικώτατοι λογισμοί) que sont la gourmandise, la fornication, l’avarice, la tristesse, la colère, l’acédie ou « démon du midi » (ἀκηδία, terme intraduisible en français, tout à la fois ennui, torpeur, dégoût), la vaine gloire et l’orgueil, qui comprennent toutes les « pensées » contre lesquelles l’ascète ou le moine doit lutter, « eight forms of dangerous reasoning […], the tendencies of thinking, imagination, or concepts as means of temptation » (p. 73). Corrigan consacre son cinquième chapitre à cette doctrine éminemment évagrienne des huit logismoi pour en dégager les sources et la structure. Il insiste, plus qu’on l’a fait jusqu’à présent, sur la dette d’Évagre à l’endroit de la tradition philosophique grecque, depuis Platon et Aristote jusqu’à Plotin et Jamblique, sans toutefois nier son apport propre : « […] the eight specific logismoi might just have been [Evagrius’s] own innovation, modeled in some measure upon the aberrant psychological-sociological typologies of Republic 8-9, and revealing some subtle philosophical/psychological possibilities that have hitherto remained a hidden part of the 4th-century landscape » (p. 101).

Avec le chapitre 6, on revient à Grégoire de Nysse avec le thème de la chute de l’intellect, en particulier dans le De hominis opificio, dont Corrigan dégage les résonances plotiniennes et jamblichéennes. Le chapitre 7, « Body into Mind : the Scientific Eye in Evagrius », et 8, « Gregory’s Anthropology : Trinity, Humanity and Body-Soul Formation », abordent plus directement l’anthropologie d’Évagre et de Grégoire, et illustrent les éléments les plus remarquables de la pensée des deux auteurs, comme le corps intelligible, la connaissance de soi, la transmigration ou la nature du corps ressuscité.

Les chapitres 9, « The Human in the Divine : the Dialogical Expansion of Mind and Heart in Evagrius », et 10, « Pathways into Infinity : Gregory of Nyssa and the Mystical Life », présentent un intérêt théologique plus marqué. Corrigan réagit contre des conceptions courantes à propos d’Évagre (« neither exclusively intellectualistic nor cataphatic ; there is a hidden balance or tension in his thought throughout », p. 172), ou de Grégoire, chez qui anthropologie et théologie sont intimement liées et qui n’ignore pas les questions de l’individualité, de la personne et de l’identité, même s’il ne les pose pas en termes post-cartésiens ou post-kantiens : « Much in Gregory does not seem personal in this modern sense, and the problem is that unless we read him carefully, he and other ancient thinkers seem abstract, impersonal, and arid for readers informed by this modern dichotomy : personal or impersonal » (p. 175).

La conclusion générale (chap. 11) reprend les acquis des chapitres précédents. Ce qui ressort clairement de cet ouvrage, c’est à quel point la pensée d’Évagre le Pontique et de Grégoire de Nysse est tout autant traditionnelle que profondément originale. L’un et l’autre puisent aux racines de la tradition biblique et chrétienne en même temps qu’ils relisent et réinterprètent la tradition platonicienne et en particulier Plotin. Peu importe qu’on la considère d’un point de vue chrétien ou « païen », il est donc impossible de reconstruire l’histoire intellectuelle du quatrième siècle sans tenir compte de l’apport de penseurs comme Évagre ou Grégoire, qui ont cherché à ouvrir une via media « between Origen and Plotinus, rejecting the pagan side but including it in dialogue by showing that the compelling inner logic of its greatest insights pointed to Christianity, not Neoplatonism » (p. 208). Le livre si riche et si stimulant de Kevin Corrigan intéressera donc tout autant les spécialistes de la philosophie grecque que ceux de la pensée chrétienne ancienne.

Paul-Hubert Poirier

23. Sarah Coakley, Charles M. Stang, dir., Re-thinking Dionysius the Areopagite. Malden (Mass.), Wiley-Blackwell (coll. « Directions in Modern Theology »), 2009, vi-234 p.

Sarah Coakley, professeur à la Divinity Faculty de l’Université de Cambridge, a publié en 2003, dans la même collection, un Re-thinking Gregory of Nyssa. Elle nous offre maintenant, avec son collègue, Charles Stang, de la Harvard Divinity School, un Denys l’Aréopagite conçu sur le même modèle, dont l’objectif est de rendre compte, d’une manière accessible et néanmoins scientifique, du renouveau qu’ont connu les études dionysiennes depuis quelques décennies et d’analyser les diverses réceptions dont le corpus dionysien a fait l’objet, depuis son apparition au sixième siècle. Les thèmes suivants sont abordés en autant de chapitres : Denys et saint Paul : la signification d’un pseudonyme (C.M. Stang) ; la plus ancienne réception syriaque de Denys (István Perczel) ; la réception de Denys jusqu’à Maxime le Confesseur et de Maxime à Grégoire Palamas (Andrew Louth) ; le premier « Denys » latin : Jean Scot Érigène et Hugues de saint Victor (Paul Rorem) ; la tradition dionysienne « affective » (primauté de l’affectio sur la connaissance) au Moyen Âge (Boyd Taylor Coolmman) ; Albert le Grand, Thomas d’Aquin et Denys (David Burrell et Isabelle Moulin) ; Denys et les mystiques médiévaux de l’Europe du Nord : Marguerite de Porète, Maître Eckhart, Jan van Ruusbroec, Jean Gerson, Denys le Chartreux, Nicolas de Cuse (Denys Turner) ; Nicolas de Cuse sur Denys : le virage vers la théologie spéculative (Peter Casarella) ; Luther et Denys : la continuité retrouvée (Piotr J. Malysz) ; la pensée dionysienne dans la théologie mystique espagnole du sixième siècle (Luis M. Girón-Negrón) ; la réception de Denys dans l’orthodoxie orientale, essentiellement russe, au vingtième siècle (Paul L. Gavrilyuk) ; Denys, Derrida et la critique de l’« ontothéologie » (Mary-Jane Rubenstein) ; Denys chez Hans Urs von Balthasar et Jean-Luc Marion (Tamsin Jones). Cet ouvrage fournit donc un aperçu très large de la réception de Denys l’Aréopagite. Une autre qualité de l’ouvrage est la richesse de l’information bibliographique et critique que l’on trouvera dans l’annotation de chacun des chapitres. Il peut ainsi servir en quelque sorte de porte d’entrée dans la recherche récente consacrée au Pseudo-Denys. On y trouvera également des vues neuves sur plusieurs aspects, par exemple sur la plus ancienne tradition dionysienne syriaque, dont I. Perczel cherche à montrer qu’elle est importante « not only because it parallels, but also antedates the Greek reception » (p. 34).

Paul-Hubert Poirier

24. Hans Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic and Platonism in the Later Roman Empire. Troisième édition par Michel Tardieu avec un supplément « Les Oracles chaldaïques 1891-2011 ». Paris, Institut d’Études Augustiniennes (coll. « Études Augustiniennes », série « Antiquité », 77), 2011, xxviii-770 p.

La publication en 1956 de l’imposante monographie de Hans Lewy consacré aux Oracles chaldaïques[50] a marqué un point tournant de la recherche sur ce qui fut qualifié de « bible » ou de « livre saint » des néoplatoniciens. Malheureusement, la parution de l’ouvrage se fit dans des circonstances de date et de lieu qui ne facilitèrent pas sa diffusion et celui-ci devint rapidement introuvable. C’est pourquoi, en 1978, Michel Tardieu prit l’initiative d’en faire paraître une nouvelle édition, reproduction à l’identique de l’édition originale qu’il accompagna de douze compléments totalisant à eux seuls près de 220 pages : une préface dans laquelle Tardieu évoque la genèse de Chaldaean Oracles et le contexte de sa publication, et cite sept fragments chaldaïques qui avaient échappé à Lewy ou avaient été repérés après lui ; une liste d’errata ; des addenda largement tirés du manuscrit allemand de Chaldaean Oracles et des ajouts ou corrections que Lewy y avait consignés ; un précieux index locorum ; un index verborum, où les termes grecs et latins d’origine chaldaïque ou utilisés dans les Oracles chaldaïques sont marqués d’un astérisque ; un index rerum ; un index des auteurs récents cités par Lewy ; une concordance de la numérotation des fragments des Oracles chez Kroll, Theiler, Lewy, Hadot et des Places ; la reproduction de l’article par lequel Eric Robertson Dodds fit connaître l’ouvrage de Lewy (« New Lights on the “Chaldaean Oracles” », Harvard Theological Review, 54 [1961], p. 263-273) ; une contribution de Pierre Hadot rédigée spécifiquement pour la réimpression de l’ouvrage de Lewy : « Bilan et perspectives sur les Oracles chaldaïques[51] » ; une « Notice sur Hans Lewy » ; et la bibliographie de celui-ci.

Preuve de l’importance et de l’actualité de l’ouvrage de Lewy, la deuxième édition fut elle-même rapidement épuisée. Il faut donc être reconnaissant à l’Institut d’Études Augustiniennes et à Michel Tardieu de le rendre à nouveau disponible. Cette troisième édition est identique à la précédente[52], sauf pour un treizième complément rédigé par M. Tardieu et consacré à la recherche sur les Oracles chaldaïques de 1891 à 2011 (p. 731-766). Dans la première moitié, historiographique, de ce complément, Tardieu rappelle les débuts de la recherche moderne portant sur les Oracles chaldaïques, qu’il fait faire remonter non à la célèbre thèse de Wilhelm Kroll[53] mais à celle, moins connue, d’Albert Jahn[54], à qui l’on doit « le retour à l’usage ancien d’appeler ces oracles chaldaïques, et non plus, comme le faisaient les éditeurs de la Renaissance, Oracles de Zoroastre », et aussi le fait d’avoir interprété « l’épithète de chaldaïques, non dans un sens ethnique ou géographique, en référence à la Perse ou à la Babylonie, mais comme synonyme de “théosophes”, autrement dit sages païens, monothéistes » (p. 731-732). Tardieu évoque les « aires d’étude » où s’est déployée la recherche sur les Oracles, et ce qu’ils étaient aux yeux des néoplatoniciens, ni plus ni moins que « le sommet de l’enseignement et de la philosophie » (p. 741). La seconde partie du complément, essentiellement bibliographique, documente, sur la base d’une « Chronologie 1891-1978 » et d’un « Répertoire alphabétique 1979-2011 », les grandes étapes de la recherche chaldaïque : édition et repérage des fragments, réception ancienne et moderne, détermination des contextes et des interprétations. On trouvera sans doute à ajouter l’un ou l’autre titre à cette riche bibliographie raisonnée. Je signale simplement que la contribution de mon collègue lavallois Michel Roberge à l’étude des rapports entre les Oracles chaldaïques et la gnose, en particulier dans la Paraphrase de Sem (NH VII, 1), ne se limite pas au seul titre mentionné à la p. 763[55].

Cette nouvelle édition de l’ouvrage de Hans Lewy, en grande partie grâce au supplément de Michel Tardieu, servira désormais de point de départ obligé de tout travail portant sur les Oracles chaldaïques. Avec la jeune collection Bibliotheca Chaldaica[56], elle témoigne d’un renouveau d’intérêt pour cet énigmatique recueil.

Paul-Hubert Poirier

25. Jörg Frey, Jenz Herzer, Martina Janßen, Clare K. Rothschild, dir., Pseudepigraphie und Verfasserfiktion in frühchristlichen Briefen. Pseudepigraphy and Author Fiction in Early Christian Letters. Unter Mitarbeit von Michaela Engelmann. Tübingen, Mohr Siebeck GmbH & Co. KG (coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », erste Reihe, 246), 2009, xii-902 p.

Cet imposant ouvrage résulte d’un symposium tenu les 15-16 juin 2007 à la Faculté de théologie évangélique de l’Université Ludwig-Maximilian de Munich et consacré à la pseudépigraphie et à la « fiction d’auteur » ou à la paternité littéraire fictive dans l’épistolographie chrétienne de l’Antiquité. Aux neuf communications qui avaient été présentées lors du symposium se sont ajoutées pour la publication des actes dix-sept contributions qui font de cet ouvrage de plus de neuf cent pages une véritable somme des recherches actuelles sur la pseudépigraphie dans la littérature chrétienne ancienne. Si la pseudépigraphie ou la pseudonymie — c’est-à-dire la production et la mise en circulation d’oeuvres sous des titres ou des noms d’emprunts — est un phénomène que l’on observe dans toutes les littératures, il est particulièrement remarquable dans la première littérature chrétienne. Il suffit de rappeler que, sauf pour les sept lettres de Paul unanimement considérées comme authentiques par la critique (Rm, 1 Co, 2 Co, Ga, Ph, Phm, 1 Th) et l’Apocalypse de Jean de Patmos, l’ensemble des vingt-sept écrits qui seront réunis dans le Nouveau Testament sont soit anonymes, soit pseudépigraphes. Longtemps polarisée autour des couples authentique/inauthentique, canonique/non canonique, vrai/faux, la recherche portant sur la pseudépigraphie chrétienne a cessé d’être la chasse-gardée de la théologie et de la polémique pour s’ouvrir à des problématiques historiques et littéraires plus larges, notamment sur le plan comparatif. L’introduction du volume, rédigée par Martina Janßen et Jörg Frey, brosse un tableau des perspectives de la recherche sur la pseudépigraphie, inaugurée dès les dix-huitième et dix-neuvième siècles par Richard Bentley et Friedrich Schleiermacher, dans une visée à vrai dire polémique, et marquée au vingtième siècle, par des travaux importants, dont ceux de Norbert Brox et Wolfgang Speyer. Dans ce paysage, la pseudépigraphie néotestamentaire a toujours occupé une place prépondérante en raison des conséquences théologiques et herméneutiques que sa reconnaissance entraîne.

À la suite de l’introduction, les contributions que regroupe l’ouvrage sont réparties en trois sections dont la première est dévolue au contexte juif ancien, avec trois essais, ceux de Leo G. Perdue, qui étudie les notions de pseudonymie et de pseudépigraphie dans l’Antiquité gréco-romaine et orientale, dans l’Ancien Testament et dans la rhétorique, pour terminer par quelques pages sur le recours à la mimésis dans la Sagesse de Salomon ; de Karina Martin Hogan, sur la pseudépigraphie et la périodisation de l’histoire dans les apocalypses juives ; et de Eibert Tigchelaar, sur les formes de pseudépigraphie observables dans les manuscrits de la mer Morte, avec un appendice sur les lettres à Qumran.

Le contexte gréco-romain, thème de la deuxième partie de l’ouvrage, fait l’objet d’un traitement plus ample, avec six contributions. La première est signée par un vétéran de la recherche dans le domaine, Wolfgang Speyer, et elle porte sur la paternité littéraire (« Verfasserschaft ») divine et humaine dans l’Antiquité. Martina Janßen recense, pour sa part, les déclarations (et autodéclarations) antiques relatives aux motifs divers qui ont pu pousser à la pseudépigraphie, y compris dans les écoles philosophiques. S’interrogeant sur la pseudépigraphie reconnue ou démasquée, Marco Frenschkowski cherche à déterminer dans quelle mesure la pseudépigraphie faisait partie en tant que telle de l’horizon littéraire et de la culture antiques, à la lumière, notamment, de ce qu’écrit Galien dans le prologue de son Sur ses propres livres. Il observe aussi que la référence pseudépigraphique (deixis), proche (Pierre, Jacques, Paul) pour le christianisme primitif, est lointaine (Moïse, Hénoch, Noé, Salomon) pour le judaïsme hellénistique, et moyenne (Esdras, Baruch, les Sibylles) pour le judaïsme de l’époque impériale. Katharina Luchner s’intéresse à l’expression de la pseudépigraphie dans les romans épistolaires anciens et dans les collections de lettres, comme celles de Platon ou de Chion d’Héraclée. Timo Glaser traite du même corpus, mais d’un point de vue narratologique, et il intègre à son analyse les épîtres pastorales considérées comme un roman épistolaire paulinien. La dernière contribution de cette section, signée par Robert Matthew Clahoun, porte sur la Lettre de Mithridate à son cousin, le roi du même nom, dont il donne le texte grec et la traduction, suivie d’une étude détaillée.

Le contexte chrétien primitif constitue le thème de la troisième et majeure partie de l’ouvrage. Elle s’ouvre par la contribution d’Harry Y. Gamble sur la relation entre pseudonymie et canon du Nouveau Testament, et la façon dont le problème de la pseudépigraphie néotestamentaire a été envisagé dans l’Église ancienne et dans les traditions théologiques protestante et catholique. Dans « De Paul à “Paul” », Eve-Marie Becker envisage la pseudépigraphie paulinienne du point de vue de l’histoire littéraire, alors que, dans « Paul contre Paul », Martin Hüneburg montre que l’épître aux Éphésiens est une version corrigée et augmentée de l’épître aux Colossiens. C’est également à Colossiens qu’est consacré l’article de Nicole Frank, dans lequel elle décrit la pseudépigraphie comme un miroir des affrontements qui ont fait rage autour de l’interprétation de l’héritage paulinien. La brève contribution de Trevor Thompson est en fait une introduction à celle d’Edgar Krentz qui suit et qui est consacrée à la question fort débattue de la (non-)paternité paulinienne de 2 Thessaloniciens. Le texte de Krentz avait été présenté en 1983 dans le cadre du « Thessalonians Seminar » de la Society of Biblical Literature, mais n’avait jamais fait l’objet d’une publication. On y trouvera une réfutation très solidement argumentée de l’authenticité paulinienne de la lettre. À la suite de Krentz, Thompson reprend la plume (« As If Genuine ») pour montrer qu’une fois admise la pseudépigraphie de 2 Th, il demeure difficile d’aller plus loin et d’en reconstruire le Sitz im Leben, faute d’un modèle herméneutique rigoureux qui prendrait en compte les difficultés posées par le fait de travailler avec un texte pseudépigraphe. La longue contribution de Jeans Herzer revient sur la pseudépigraphie des Pastorales, qui demeurent au centre des discussions sur la pseudépigraphie paulinienne. Clare K. Rothschild propose de voir l’épître aux Hébreux comme un guide pour lire la lettre aux Romains et de l’ajouter ainsi « to a growing list of early Christian writings understood as guides to early Pauline letter collections » (p. 572).

Les épîtres catholiques se devaient d’occuper une place de choix dans ce recueil. Pas moins de six contributions leur sont consacrées : Matthias Konradt, sur la figure de « Jacques le Juste » comme motivation pour la pseudépigraphie de la lettre de Jacques ; Matt Jackson-McCabe, sur la politique de la pseudépigraphie mise en oeuvre dans la lettre de Jacques ; Karl Matthias Schmidt, sur les « performances pragmatiques » de la fiction d’auteur dans les lettres de Pierre ; Lutz Doering, sur la construction de l’auteur et de l’image de Pierre dans 1 Pierre ; Jörg Frey, sur la construction de l’auteur fictif et de l’adversaire dans la lettre de Jude et la Secunda Petri ; Jutta Leonhardt-Balzer, sur la pseudépigraphie comme expression de la communauté dans les lettres johanniques. La dernière contribution de cette section, due à Stefan Krauter, porte sur la correspondance entre Paul et Sénèque, dont la pseudépigraphie est plus accusée que dans le cas des lettres néotestamentaires.

L’ouvrage se termine sur un épilogue de David E. Aune, intitulé « Reconceptualizing the Phenomenon of Ancient Pseudpigraphy », dans lequel il fait un retour historiographique sur la pseudépigraphie à partir des contributions rassemblées dans cet ouvrage. Il ne fait pas de doute que ce fort volume marque une nouvelle étape dans la recherche sur la pseudépigraphie, non seulement dans le corpus épistolaire du Nouveau Testament, mais aussi dans l’ensemble de la littéraire ancienne. Il vient enrichir de points nouveaux une bibliographie déjà considérable.

Paul-Hubert Poirier

26. Jan N. Bremmer, dir., The Pseudo-Clementines. Leuven, Peeters Publishers (coll. « Studies on Early Christian Apocrypha », 10), 2010, xv-342 p.

La collection d’études sur les apocryphes chrétiens anciens publiée par la maison Peeters a d’ores et déjà fourni une dizaine d’ouvrages collectifs consacrés aux actes apocryphes des apôtres (Jean, Paul et Thècle, Pierre, André et Thomas), aux apocalypses de Pierre et de Paul, et à l’Ascension d’Isaïe. Celui que nous présentons maintenant est consacré à un des corpus les plus fascinants mais aussi les plus mystérieux de l’Antiquité, le roman pseudo-clémentin. Ce corpus regroupe deux ensembles, l’un latin, les Reconnaissances, l’autre grec, les Homélies, qui ont comme point commun de tourner autour d’un personnage à la fois historique et légendaire, Clément de Rome, à qui, d’après Irénée de Lyon (Contre les hérésies III,3,3), l’« épiscopat » de l’Église de Rome est échu « en troisième lieu à partir des apôtres ». Auteur d’une Lettre aux Corinthiens, ce Clément devient, dans les Pseudo-Clémentines, le héros d’un vaste récit dont le moteur narratif est une histoire de retrouvailles familiales, qui le mène à suivre les traces de Pierre et de son adversaire, Simon le Mage (cf. Ac 8). Souvent considéré comme le manifeste du judéo-christianisme, les Pseudo-Clémentines, sous leur forme duelle, remonte vraisemblablement à un « écrit de base » (Grundschrift) perdu. Par les nombreux discours qu’ils contiennent et les doctrines qu’ils mettent de l’avant, les écrits pseudo-clémentins constituent l’un des témoignages les plus importants de la théologie chrétienne ancienne. Dans cet ouvrage qui leur est consacré, dix-sept études permettent à la fois de faire le point de la recherche et de traiter de questions particulières. La contribution de Jan N. Bremmer (« Pseudo-Clementines : Texts, Dates, Places, Authors and Magic ») sert d’ouverture et présente une revue critique de la recherche ancienne et moderne consacrée aux Pseudo-Clémentines. István Czachesz (« The Clement Romance : Is It a Novel ? ») revient sur la question du genre littéraire des Pseudo-Clémentines et exprime des réserves sur leur appartenance présumée au genre du roman grec. George H. van Kooten (« Pagan, Jewish and Christian Philanthropy in Antiquity : A Pseudo-Clementine Keyword in Context ») cherche à montre que la notion de philanthropie est centrale dans les écrits pseudo-clémentins et qu’elle se distingue, par son aspect non élitiste et ses « intentions charitables », de la philanthropie gréco-romaine. Dans « Judaism and Hellenism in the Pseudo-Clementine Homilies and the Canonical Acts of the Apostles », Albert L.A. Hogeterp analyse la référence aux « Hébreux » que l’on trouve de part et d’autre en notant que les Pseudo-Clémentines accordent beaucoup plus d’attention aux intérêts idéologiques et religieux des « Hébreux » que les Actes canoniques. Dans une notice prosopographique, Jan N. Bremmer considère ensuite deux protagonistes des Pseudo-Clémentines (« Apion and Anoubion in the Homilies ») qui trouvent leur pendant dans les sources littéraires et historiques contemporaines. La contribution d’Eibert Tigchelaar (« Manna-Eaters and Man-Eaters : Food of Giants and Men in the Pseudo-Clementine Homilies 8 ») montre comment l’auteur de la huitième Homélie clémentine a transformé en profondeur le mythe hénochique des Veilleurs tel qu’on le lit dans 1 Hénoch (éthiopien) 1-36. Le roman pseudo-clémentin contient deux versions du mythe orphique, à propos desquelles Lautaro Roig Lanzillotta (« Orphic Cosmogonies in the Pseudo-Clementines ? Textual Relationship, Character and Sources of Homilies 6.3-13 and Recognitions 10,17-19.30 » établit que les Homélies semblent donner la version la plus authentique, dans la mesure où elle n’est pas contaminée par le mythe hésiodique, comme c’est le cas pour les Reconnaissances. Le thème de la fatalité astrale tient une grande place dans les Pseudo-Clémentines et il est particulièrement mis en scène par le personnage de Faustus, le père de Clément. Christoph Jedan (« Faustus : Epicurean and Stoic ? On the Philosophical Sources of the Pseudo-Clementines ») montre que les Pseudo-Clémentines combattent la négation de la providence divine par le fatalisme astral et l’épicurisme. Dans cette perspective, Faustus apparaît comme « an exemplar of the ordinary citizens deluded by dangerous philosophical entrepreneurs » (p. 156). Pour sa part, Monika Pesthy (« Duae Viae in the Pseudo-Clementine Homilies ») illustre la contribution des Pseudo-Clémentines à l’élaboration d’un des thèmes les plus importants de l’éthique paléochrétienne. Cornelia Horn (« The Pseudo-Clementine Homilies on the Challenges of the Conversion of Families ») montre que « the portrait of the ideal Christian family that emerges from the Pseudo-Clementines is consistent with the Greco-Roman model » (p. 188), y compris dans ses aspects polémiques, contre la pédophilie et l’inceste. János Bolyki (« Recognitions in the Pseudo-Clementina ») met en lumière le rôle du thème de la reconnaissance, ou ἀναγνωρισμός/ἀναγνώρισις dans les Pseudo-Clémentines. Christoph Jedan (« Philosophy Superseded ? The Doctrine of Free Will in the Pseudo-Clementine Recognitions ») revient sur la place de la doctrine du libre-arbitre dans le roman pseudo-clémentin, élaborée avec, comme arrière-plan, « a preconceived idea of an opposition between philosophy and true faith » (p. 216), dans la mesure où la philosophie est vue comme un adversaire pour Pierre et ses disciples. Comme on le devine, la rhétorique tient une place importante dans les Pseudo-Clémentines, et en particulier dans les discours. Dans sa contribution (« Figures of Speech and Reason in the Recognitions »), Tamás Adamik étudie de ce point de vue le premier débat de Pierre et de Simon sur la paix et la justice (Rec. 2,2-36). L’un des plus importants spécialistes actuels des Pseudo-Clémentines, F. Stanley Jones s’intéresse à un passage de la version syriaque des Clémentines, qui rapporte une tradition relative à l’origine des Sadducéens (« Jewish Traditions on the Sadducees in the Pseudo-Clementines »), qui trouve un parallèle dans les Avot de Rabbi Nathan et dans le traité Avot de la Mishnah. Jones montre que le témoignage des Pseudo-Clémentines sur les Sadducéens ne saurait être ignoré en raison de son ancienneté. La seconde contribution d’Albert L.A. Hogeterp (« Proclaiming the Gospel in the Pseudo-Clementine Recognitions. Historical Settings and Communicative Intention of Speeches in Recognitions 1 ») analyse la mise en scène narrative de la mission évangélique opérée par les discours du premier livre des Reconnaissances, tant du point de vue de la narration (le plan de l’histoire racontée) que du discours (le plan de la communication). Meinolf Vielberg (« Centre and Periphery in the Ancient and the Christian Novel — A Comparison between the Pseudo-Clementine Homilies and Recognitions ») montre l’importance que tient la géographie réelle et symbolique dans le roman clémentin, ce qui permet, entre autres, de le compter « among the earliest examples of a description of the Holy Land as a sacred landscape » (p. 283). La dernière contribution de l’ouvrage est due à Anthony Hilhorst (« The Chapter on Clement in Jacobus de Voragine’s Golden Legend ») et elle porte sur la survie médiévale du matériau clémentin et sa réception dans la Legenda aurea. L’ouvrage se termine par une bibliographie des Pseudo-Clémentines, compilée par Jan N. Bremmer et par un index des noms, des sujets et des sources citées. Ce collectif témoigne de la vitalité des recherches actuellement consacrées aux Pseudo-Clémentines dans la perspective des projets de réédition de ce corpus, sous l’égide de l’Association pour l’étude de la littérature apocryphe chrétienne (AÉLAC).

Paul-Hubert Poirier

27. Adele Monaci Castagno, dir., L’Archivio « Erik Peterson » all’Università di Torino. Saggi critici e Inventario. Torino, Centro di Scienze Religiose ; Alessandria, Edizioni dell’Orso (coll. « Studi del Centro di Scienze Religiose », 1), 2010, viii-247 p.

Né à Hambourg en 1890 et décédé dans la même ville en 1960, Erik Peterson, d’ascendance suédoise et française, s’est principalement consacré à l’étude du Nouveau Testament, de l’histoire de l’Église ancienne et de l’archéologie chrétienne. Sa carrière universitaire s’est déroulée d’abord en Allemagne, à Göttingen et à Bonn, puis en Italie, à Rome, à partir de sa conversion au catholicisme en 1930. Peterson se fit connaître dès 1926 par la publication de sa thèse d’habilitation intitulée Heis Theos. Epigraphische, formgeschichtliche und religionsgeschichtliche Untersuchungen, et surtout en 1935, par son Monotheismus als politisches Problem (traduction française chez Bayard, 2007). On lui doit d’autres ouvrages et un grand nombre d’articles, dont la réédition est en cours dans les Ausgewählte Schriften, édités par Barbara Nichtweiss (auteur d’une imposante biographie de Peterson) et al. (12 volumes, dont 9 parus, chez Echter Verlag à Würzburg). Plusieurs des contributions de Peterson touchant le christianisme ancien avaient été réunies de son vivant dans Frühkirche, Judentum und Gnosis (Rome, Herder, 1959). Très influencé par Søren Kierkegaard, Peterson prit également part aux débats de son époque, notamment par les échanges et les controverses qu’il entretint avec Adolf von Harnack, Karl Barth et Rudolf Bultmann, mais aussi avec Carl Schmitt, qui se voulut un temps le juriste officiel du IIIe Reich. Erik Peterson est donc une personnalité aussi riche que complexe dont on redécouvre de plus en plus l’importance.

Un an après le décès de Peterson, l’Université de Turin, par l’intermédiaire de Paolo Siniscalco et du futur cardinal Michele Pellegrino et à la suite des contacts avec Peterson lui-même quelques années auparavant, fit l’acquisition de la bibliothèque et des archives du savant, dont un énorme fichier (« Zettelkasten ») comptant plusieurs centaines de milliers de fiches destinées surtout à inventorier le vocabulaire de la langue religieuse grecque, que Peterson avait patiemment constitué tout au long de sa vie académique. Cet ensemble, bibliothèque personnelle (environ 5 000 volumes), fichier et archives, fut rassemblé en 1962 dans un « complexe bibliographique » autonome, au sein de l’Université de Turin, qui prit le nom de « Biblioteca Erik Peterson ».

Le présent ouvrage a comme objectif premier de dresser l’inventaire des archives Peterson. Celles-ci regroupent, en trois fonds (Erik Peterson, Matilde Bertini, l’épouse de Peterson, et Franco Bolgiani, professeur émérite de l’Université de Turin) et en vingt « séries », la correspondance de Peterson (envoyée et reçue), des documents administratifs (dont des contrats d’édition), les diplômes et papiers personnels officiels (passeports, documents militaires ou de police), des cahiers de notes, tirages à part, publications le concernant, etc. Mais ce livre présente un intérêt plus large que ce simple catalogue. Celui-ci est en effet précédé de quatre essais substantiels sur le Fonds Peterson et sur Peterson lui-même. Adele Monaci Castagno présente tout d’abord un survol du Fonds et de la Bibliothèque Peterson ; Giovanni Filoramo évoque ensuite les faits marquants de la vie de Peterson ; Barbara Nichtweiss, dans un essai intitulé « Étranger au monde », traite de la réception de l’oeuvre de Peterson dans la culture contemporaine ; Roberto Alciati décrit de façon plus détaillée le Fonds Erik Peterson à l’Université de Turin. Ces essais, et surtout ceux de Filoramo et de Nichtweiss, constituent en quelque sorte une introduction à la personne et à la pensée de Peterson, et montrent bien la pertinence et l’actualité de son oeuvre sur les plans à la fois historique et théologique.

Paul-Hubert Poirier

28. Jean-Noël Guinot, Claude Mondésert, Lire les Pères de l’Église dans la collection « Sources Chrétiennes ». Nouvelle édition refondue et augmentée. Paris, Les Édition du Cerf, 2010, 204 p.

Avec la parution du 500e numéro de la collection des « Sources Chrétiennes » en 2006 est née l’idée de rééditer le volume publié par Claude Mondésert en 1979 (et augmenté en 1988), petit livre de poche dont le but avoué n’était pas de faire l’histoire de la littérature chrétienne des premiers siècles, mais de présenter les oeuvres parues ou à paraître aux « Sources Chrétiennes » et de donner le goût de poursuivre la lecture des Pères. Considérant le chemin parcouru ces vingt dernières années, J.-N. Guinot entreprit donc de réviser cet ouvrage. Le travail accompli par cet ancien directeur de la collection dépasse toutefois celui d’une simple réédition augmentée ; il s’agit d’une véritable refonte. En sacrifiant le format de poche (l’ouvrage occupe maintenant près du double en grandeur et en nombre de pages), l’édition actuelle se démarque des précédentes par son apparence esthétique, son contenu approfondi et son objectif.

À l’introduction à peine remaniée de Montdésert qui présentait la collection, son histoire et ses collaborateurs, Guinot a ajouté un avant-propos bien documenté sur l’édition des Pères depuis la Renaissance, ainsi qu’une postface sur les évolutions passées de la collection et ses perspectives d’avenir. Le corps de l’ouvrage est constitué, comme précédemment, d’une série de notices sur les premiers auteurs chrétiens, principalement ceux édités aux « Sources Chrétiennes », réparties en six ensembles chronologiques ou thématiques. Ces six chapitres, hérités de la première édition, sont toutefois disproportionnés : deux pages pour le passage du judaïsme au christianisme (chapitre I), 28 pages pour les trois premiers siècles (chapitre II), 44 pages pour le quatrième siècle (chapitre III), trois pages pour le monachisme (chapitre IV) et 25 pages pour le cinquième siècle (chapitre V). Quant à la matière du sixième chapitre, elle était devenue si abondante que l’éditeur actuel dut la diviser en deux (du sixième au huitième siècle et du neuvième au quatorzième siècle), créant ainsi deux chapitres VI ! Guinot manifeste donc un respect un peu rigide de la structure du texte original, une dépendance qui contraste avec ses apports substantiels au contenu des notices.

Chaque présentation d’auteur commence par quelques informations biographiques choisies et une appréciation du caractère de l’écrivain, de son oeuvre ou de son style, dont la rédaction est le plus souvent due à Montdésert, du moins pour les quatre premiers chapitres. À cette introduction brève et souvent élogieuse, l’éditeur actuel a joint une description plus approfondie et objective des oeuvres éditées aux « Sources Chrétiennes » : il en fait un résumé succinct et mentionne, s’il y a lieu, le contexte d’écriture ou l’histoire du texte et de son édition moderne. Un autre ajout intéressant de la présente édition sont les courts extraits qui viennent agrémenter les notices et donnent un aperçu de l’oeuvre ; malheureusement, ils se font moins nombreux dès la deuxième moitié du troisième chapitre.

Les choix éditoriaux de cette nouvelle édition montrent bien en définitive l’« infléchissement scientifique de la Collection » (p. 177), qui évoluait à ses débuts dans un monde de clercs et de religieux, mais qui intégra graduellement des collaborateurs issus des milieux universitaires. Cette réédition ne se veut pas davantage un manuel de patrologie, mais, par la diversité des auteurs présentés et la qualité accrue de son information, elle offre un bon tour d’horizon de cette littérature, surtout pour les cinq premiers siècles. Et puisque l’éditeur ne se limite pas aux seules oeuvres publiées aux « Sources Chrétiennes », ce livre permet de faire le point sur ce qui a été édité en France dans le domaine patristique, ce qui est en préparation d’édition et ce qui reste à faire.

Gaëlle Rioual

29. Natalie Depraz, Le corps glorieux. Phénoménologie pratique de la Philocalie des Pères du Désert et des Pères de l’Église. Louvain-la-Neuve, Institut Supérieur de Philosophie ; Louvain, Dudley (Mass.), Peeters Publishers (coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain », 74), 2008, 280 p.

Dans cet ouvrage, Natalie Depraz, phénoménologue et maître de conférences à l’Université de Paris-IV, présente le rapport au corps dans le christianisme oriental et dans la pensée phénoménologique en cinq étapes : (1) le rapport au corps dans « la prière du coeur », (2) le « corps glorifié » dans la kénose, (3) le corps lumineux et communautaire, (4) la manière de communiquer du Christ en tant que modèle phénoménologique par excellence, et (5) la manière dont il faut utiliser l’espace de rencontre entre phénoménologie et théologie afin de le rendre utile pour les deux.

Le premier chapitre décrit la pratique de la prière du coeur à partir de la Philocalie, encadrée par la pratique spirituelle ignacienne et jésuite. Les qualités de la prière hésychaste sont mises en miroir avec les catégories phénoménologiques : νηψίς/« conversion réflexive du regard », le cadre pratique/l’épochè, le προσοχή/« la capacité d’application durable de l’attention » et l’ἡσυχία/le laisser-être heideggérien, pour conclure que la phénoménologie « donnent des noms » aux pratiques hésychastes qui, elles, nourrissent « l’aridité spéculative des concepts phénoménologiques ».

En passant par les sens spirituels (Origène/Macaire), nous sommes dirigés vers la compréhension de la glorification comme transformation de la « chair » mondaine en « chair transcendantale », sur la matrice constituante du corps christique.

Le deuxième chapitre parle effectivement de la glorification du corps, sous la multiple forme de la kénose : confession, patience, incarnation, mises en miroir avec la réflexion husserlienne sur le « mouvement de conversion réflexive », sur le temps et sur le « présent vivant ». La phénoménologie serait l’espace où le dualisme peut être dépassé et elle-même gagne un nouvel espace, la « phénoménologie de l’illumination ».

Le corps de communion est décrit, dans le troisième chapitre, selon trois modalités : la communion dans l’eucharistie, dans le martyre et dans la communion des saints, chacune en parallèle, respectivement, avec les catégories husserliennes de la réduction phénoménologique du Körper (le corps physique) au Leib (la chair vivante), avec « l’imagination empathique vécue » et de « l’empathie émotionnelle immédiate et fusionnelle » du Scheler. Plus complexe, le corps mystique du Christ, l’Église, est vu par la perspective de l’« inter-corporéité » merleau-pontienne, en détriment de la réflexion de Michel Henry, dont Natalie Depraz reproche la réduction de l’existence trinitaire à un schéma de relation binaire — Père-Fils.

Le Christ est présenté comme le principe générateur de son corps communautaire et aussi de toute attitude phénoménologique dans l’avant-dernier chapitre. Trois aspects de la manifestation du Christ — ἔρως, ἦθος et τρόπος — sont analysés en parallèle avec le « couplage » husserlien, avec la relation touchant-touché asexuée de Merleau-Ponty, la conception sado-masochiste de Sartre, « l’érotisation idyllique du corps caressé » de Lévinas, « l’auto-érotisme » henryen ou avec l’idéalisation de la relation de l’amour par l’intentionnalité chez Jean-Luc Marion. L’ἦθος du Christ est le parallèle de l’archonte, dont parle Husserl, ayant comme résultat une « autorité politique singulière » par son ouverture. Le τρόπος est présenté par la répétition tautologique comprise, chez Michel Henry, comme geste liturgique donnant la possibilité du « mode de vie non duelle ».

La vision non duelle sera reprise dans l’énergie — pratique valorisée à l’époque contemporaine par le théologien Yannaras, comprise comme « pulsion » par Husserl avant : le désir proposé par le Christ « de vivre la vie jusqu’au fond ».

Le problème du dialogue entre la théologie et la phénoménologie — le cinquième chapitre — réside dans la méthode, le lieu critiqué par les adeptes d’une plus claire délimitation entre les deux, tel que Dominique Janicaud. L’A. indique clairement l’endroit où elle veut se situer : une « théo-phénoménologie pratique ». Son désir est de produire autre chose qu’une simple « comparaison externe ». Après avoir inventorié les possibilités — utiliser la phénoménologie « dans son opérativité » pour que la théologie s’actualise, l’utiliser en tant qu’herméneutique où la situer dans la phénoménologie de la religion — elle propose une « co-générativité de la phénoménologie et de la théologie ». « On fait apparaître la simple coïncidence des deux actes de pensée, mettre en évidence la co-générativité […] ».

L’acquis serait double : les catégories de la phénoménologie trouvent leur valeur pratique, sortent du domaine de la spéculation. La pratique mystique devient intelligible, sort de son cadre et se présente dans des catégories actualisées. On dépasse l’opposition mais aussi l’univocité par la dynamique qualitative péché/gloire. Le point qui renforce la possibilité de collaborer est la primauté de l’expérience.

Nathalie Depraz réalise un travail dense et important pour cet espace de rencontre entre phénoménologie et théologie. Elle réunit des analyses détaillées des processus spirituels avec des notions phénoménologiques complexes. L’acquis le plus important de son travail est celui de parler clairement d’une méthode dans cet espace où les idées passent assez facilement d’un domaine dans l’autre. Cependant, le procédé de mise en miroir, souligner la « co-générativité », le travail plutôt descriptif, pourraient être perçus comme moins utiles pour les chercheurs des résultats plus circonscris.

L’impression générale est qu’on mobilise toutes les ressources, du côté de la phénoménologie mais aussi du côté de la pratique mystique, pour chercher les « lieux communs », afin de mettre en évidence la nommée « co-générativité ». Le sens de la démarche est double : il est dirigé soit à partir de la pratique spirituelle vers la phénoménologie, soit à l’inverse.

Le travail semble avoir deux caractéristiques qui se constituent en deux fils conducteurs : un travail en miroir par rapport à l’ouvrage « Philosophie sans rupture » de Christos Yannaras et une critique de la pensée de Michel Henry. Il laisse encore des questions sans une réponse précise : le désir de mettre en évidence une « méthode » de la « co-générativité » est-il accompli par un dépassement réel de la « mise en miroir » ? Le dépassement du dualisme de perspective, l’épochè dans l’expression phénoménologique, est-il réalisable dans l’espace théologique par une personne autre que le Christ ?

Daniel Trestianu

Gnose et manichéisme

30. Diego M. Santos, Pablo Ubierna, El Evangelio de Judas y otros textos gnósticos. Tradiciones culturales en el monacato primitivo egipcio del siglo IV. Buenos Aires, Bergerac Ediciones, 2009, 192 p.

Avec ce livre, les auteurs ont une visée double. D’un côté, l’ouvrage se présente comme une introduction à l’Évangile de Judas destinée à un public savant, mais pas nécessairement familiarisé avec l’écrit, et de l’autre, il s’adresse aussi aux chercheurs qui s’intéressent à l’Évangile de Judas en particulier, et au codex Tchacos en général. Malgré son caractère académique, le volume n’apporte toutefois que peu d’informations inédites[57], et les discussions qu’il propose, tout en étant pertinentes, ne sont pas nécessairement nouvelles ou originales. Il est cependant remarquable de constater qu’un tel ouvrage ait été produit loin des centres universitaires et de recherches traditionnels sur le christianisme ancien, à savoir l’Amérique du Nord et l’Europe. D’avoir en effet un livre publié en Amérique du Sud qui fait un si bon état de la question démontre que l’intérêt et les résultats des recherches sur le christianisme ancien et ses manifestations marginales — comme celles exprimées dans le codex Tchacos — se répandent hors de l’hémisphère nord.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première introduit le lecteur à l’Évangile de Judas. Elle fait d’abord état des notices anciennes qu’on peut rapprocher du texte en question, notamment celle d’Irénée de Lyon. Les auteurs sont cependant très prudents en ce qui concerne l’identification de ces notices au texte du codex Tchacos. Cette partie présente également un état de la question très développé des interprétations modernes de ces notices et des attentes qu’y sont liées. Les auteurs font commencer leur inventaire d’interprétations au seizième siècle, ce qui fait de l’ouvrage un bon outil de travail pour ceux qui s’intéressent à la recherche sur le personnage de Judas.

La deuxième partie se consacre au contexte copte de compilation du codex Tchacos. Les auteurs reprennent, grosso modo, les discussions qui tournent autour des origines monastiques de la Bibliothèque de Nag Hammadi, en l’appliquant au codex Tchacos. Ils mettent l’accent sur le caractère varié du monachisme égyptien et les tentatives épiscopales — représentées principalement par Athanase — de le contrôler. Les auteurs traitent également des bibliothèques monastiques coptes. Encore une fois, bien que rien de nouveau ne soit apporté dans cette section du livre, il s’agit cependant d’un excellent état de la question sur la thèse de l’origine monastique des manuscrits apocryphes dits gnostiques, conservés en copte. Comme cette question est rarement soulevée par la recherche, qui est surtout préoccupée avec le contexte original de composition des textes apocryphes conservés en copte, l’ouvrage de Santos et Ubierna est fort utile et pertinent pour les chercheurs qui s’intéressent plutôt au contexte copte de ces textes.

La troisième partie est consacrée aux textes eux-mêmes, soit l’Évangile de Judas, le Livre d’Allogène et le P. Balai’zah 52, inclus dans le volume en raison des similitudes doctrinales avec les deux autres textes. Le volume présente le texte copte et la traduction espagnole de l’Évangile de Judas et du P. Balai’zah 52, mais se limite à la traduction en espagnol du Livre d’Allogène. Le volume offre également une discussion codicologique du codex Tchacos et des restitutions au texte copte de l’Évangile de Judas. Le texte copte présenté dans le volume ne diffère pas beaucoup de celui trouvé dans l’édition critique de National Geographic, bien que Santos et Ubierna aient parfois fait des choix différents pour combler certaines lacunes. La traduction elle-même n’est pas non plus très originale, sauf peut-être pour le fait d’être en espagnol.

À la fin du volume, les nouveaux fragments de l’Évangile de Judas, disponible depuis 2009 dans le site Web personnel de Gregor Wurst, sont présentés dans leur traduction espagnole. C’est la première publication qui rend compte des fragments en question : le livre étant presque imprimé, les auteurs ont ajouté à la dernière minute un appendice avec la traduction des fragments.

Malgré la qualité du volume, qui fait un bon état de la question sur l’Évangile de Judas, on peut lui faire deux reproches. Le premier concerne l’absence du texte copte du Livre d’Allogène. Le texte copte du codex Tchacos, y compris celui du Livre d’Allogène, étant disponible depuis la publication de son édition critique en 2006, on peut se demander pourquoi les auteurs ne l’ont pas inclus dans le volume. Comme les auteurs ne justifient clairement en aucun endroit cette omission, on peut néanmoins penser que cela est dû au mauvais état de conservation du texte. Cet état, qui a entraîné moins d’études sur le Livre d’Allogène que sur l’Évangile de Judas, a aussi pu rendre plus difficile la mise en forme du texte copte dans une telle édition. Le deuxième reproche concerne la bibliographie générale du volume. Plus ou moins approfondie, elle fait un bon état de la recherche, mais elle oublie au moins une contribution importante, à savoir l’article de Peter Nagel (« Das Evangelium des Judas »), publiée en 2007 dans la Zeitschrift für Neutestamentliche Wissenschaft.

Julio Cesar Dias Chaves

31. Samuel N.C. Lieu, dir., Greek and Latin Sources on Manichaean Cosmogony and Ethics. Translated by Greg Fox and John S. Sheldon. Turnhout, Brepols (coll. « Corpus Fontium Manichaeorum », « Subsidia », VI), 2010, xxxviii-256 p.

Avant-dernier volume à paraître dans la section des instruments de travail du corpus des sources manichéennes, cet ouvrage est consacré à la cosmogonie et à l’éthique manichéennes, vues à travers un ensemble d’extraits, grecs ou latins, regroupés sous trente-huit chapitres. Une première partie rassemble des textes tirés des sources manichéennes proprement dites, oeuvres avérées ou présumées de Mani ou de ses disciples : l’Évangile, le Trésor, la Lettre à Édesse, l’Épître dite du fondement, la Lettre de Mani à Menoch, la Prière des émanations (ἡ εὐχὴ τῶν προβολῶν) naguère découverte à Kellis, l’Amatorium canticum cité par Augustin, des extraits de la vie grecque de Mani (Codex manichéen de Cologne), l’inscription sépulcrale de Bassa trouvée à Salone (Dalmatie), des extraits de l’écrit manichéen anonyme cité par Sévère d’Antioche. La deuxième partie de l’ouvrage puisent à des sources antimanichéennes païennes et chrétiennes : la lettre d’un évêque préservée par le papyrus Rylands 469 et datée de 280 environ, de ce fait, le plus ancien document antimanichéen attesté, le Contre la doctrine de Mani d’Alexandre de Lycopolis, le rescrit des empereurs Dioclétien et Maximien (de 302-303 plutôt que de 298-299, semble-t-il), Didyme d’Alexandrie, Eusèbe de Césarée, Libanius, les Acta Archelai, Sérapion de Thmuis, Cyrille de Jérusalem, Titus de Bostra, Épiphane de Salamine (Panarion 66), l’édit des empereurs Valentinien et Valens (372), Augustin, Secundinus, Evodius, Théodoret de Cyr, Marc le diacre, Simplicius, les Anathématismes de Prosper, le Commonitorium d’Augustin, les anathèmes du concile de Braga contre les Priscilliens (563), les Anathématismes de Milan publiés par Muratori, les Capitula VII contra Manichaeos attribués à Zacharie de Mitylène, les codices 85 et 179 de la Bibliothèque de Photius, la notice de la Souda, les deux formules grecques d’abjuration, longue et brève. Faisant pendant à l’introduction, qu’il signe, le commentaire de Samuel Lieu occupe la troisième partie de l’ouvrage. On y trouvera des informations utiles sur chacune des pièces figurant dans le recueil. La quatrième et dernière partie de l’ouvrage propose trois « indices verborum notabilium » grec, syriaque (pour Sévère d’Antioche) et latin, ainsi qu’un index anglais des termes manichéens et des noms propres.

Tel qu’il se présente, ce volume est destiné à remplacer l’anthologie publiée par Alfred Adam en 1954 et rééditée en 1969 sous le titre de Texte zum Manichäismus (Walter de Gruyter). De fait, plus de vingt des textes qu’il contient se trouvaient déjà dans le livre d’Adam. Mais s’il ajoute en quantité, le volume du Corpus se distingue surtout de son prédécesseur et de l’ouvrage plus récent publié par Samuel Lieu et Iain Gardner[58] en ce que les textes retenus sont donnés non seulement en traduction, en l’occurrence anglaise, mais aussi dans la langue originale, grecque ou latine, sauf pour l’Homélie 123 de Sévère d’Antioche, qui n’est plus connue que par une double version syriaque. Les éditeurs ont aussi pu prendre en compte des textes découverts après 1969, comme le Codex manichéen de Cologne ou les papyri et tablettes de Kellis, ou encore des textes dont des éditions critiques ont paru depuis. Avec ses index et le commentaire de S. Lieu, ce volume constituera désormais un outil précieux pour quiconque s’intéresse au manichéisme.

Malheureusement, l’ouvrage est déparé par un bon nombre d’erreurs ou de coquilles qui surprennent dans une collection aussi prestigieuse et aussi… coûteuse. J’en signale quelques-unes, sans prétendre à l’exhaustivité.

  • Coquilles proprement dites : p. xix, l. 26 : surviving ; p. xx, antepaen. lin. : rostrum ; p. xxvii, n. 104, l. 7 : of ; p. 15, l. 1 : Romans ; p. 67, no 45, l. 7 : conjuror’s, l. 10 : Mani’s ; p. 69, no 45, l. 2 : apostle’s, no 46, l. 3 : darkness (au lieu de ñ), l. 5 : Doesn’t, l. 29 : that’s ; p. 71, no 48, l. 5 : “brought up”, l. 22 : the the firmament, no 49, l. 2 : justifier à droite ; p. 153, l. 2 : the by title ; p. 154, l. 23 : translation, l. 25 : Manicheismo ; p. 155, l. 1 : Psalms ; p. 158, l. 25 : forme: 5011914n.jpg ; p. 161, l. 11 ab imo : MICEI ; p. 162, l. 27 : of Lycopolis ; p. 163, l. 4 ab imo : contemporary.

  • Mots coptes qui n’ont pas été rendus à l’impression : p. xiii, n. 7 : forme: 5011915n.jpg, forme: 5011916n.jpg, forme: 5011917n.jpg, forme: 5011918n.jpg ; p. xvii, l. 26 : forme: 5011919n.jpg ; p. 155, l. 11 : forme: 5011920n.jpg, l. 34 : forme: 5011921n.jpg forme: 5011922n.jpg ; p. 171, l. 16 : forme: 5011923n.jpg ; p. 183, l. 5 ab imo : forme: 5011924n.jpg ; p. 184, l. 2 : forme: 5011925n.jpg, l. 6 : forme: 5011926n.jpg or forme: 5011927n.jpg ; p. 185, l. 1 : forme: 5011928n.jpg.

  • Erreurs factuelles ou de traduction : p. xi, n. 1 : note 104 (et non 103) ; p. xxxiv, sub Grant : 1972 ; p. xxxvii, sub Schwartz et p. 185, ult. lin. : Journal of Inner Asian Art and Archaeology, sub Van den Berg : The Case ; p. 55, l. 2 : la traduction de ad illuminandos par « to Shed Light » est grammaticalement et sémantiquement fausse (lire : « Catechetical Lectures to the Catechumenes », ou simplement : « Catechetical Lectures ») ; p. 56, ad I,6 : « begins everywhere : “There was …” » ; p. 59, l. 8 : to arm themselves … of Fire ; p. 59, l. 12-13 : « which is from him » ; p. 73, no 2.12, l. 7-8 : the sacrilegious instruction ; p. 159, l. 13 : 1972 ; p. 167, l. 17 : Paul de Lagarde n’était pas un « great Russian philologist » (lire : Prussian) ; p. 168, l. 6-8 : l’information selon laquelle Catherine Sensal aurait préparé une thèse de Ph.D. à l’Université Laval sur Titus de Bostra est fausse[59] ; p. 174, l. 5 : Bráhman, l. 6 : p. 112 ; p. 187, l. 14 : Le Traité ; p. 195, l. 17 : The Case ; p. 197, l. 15 : for sure. Il est à souhaiter que les prochains volumes du Corpus Fontium Manichaeorum fassent l’objet, de la part de leurs éditeurs, d’une préparation plus soignée.

Paul-Hubert Poirier

32. Wilfried Eisele, Welcher Thomas ? Studien zur Text- und Überlieferungsgeschichte des Thomasevangeliums. Tübingen, Mohr Siebeck GmbH & Co. KG (coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », I, 259), 2010, xii-308 p.

Cet ouvrage, intitulé « Quel Thomas ? Études sur l’histoire du texte et de la transmission de l’Évangile de Thomas », fut présenté par l’auteur comme thèse d’habilitation devant l’Université Eberhard-Karls de Tübingen en 2010. Il comprend trois parties : 1. Introduction : l’Évangile de Thomas — un texte informe ? ; 2. Analyses : comparaison textuelle et formelle des témoins ; 3. Conclusion : Quel Thomas ? Un appendice (p. 251-266) donne une très utile synopse grecque-copte des quatre témoins de Thomas (P. Oxy. 1, 654, 655, NH II) pour les logia qui font l’objet de la recherche de l’A. et le texte grec du prologue et des logia 1, 3 et 36, tels qu’Eisele les lit.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’A. formule tout d’abord l’objectif de son travail : éclairer le contexte de la composition et de la rédaction de l’Évangile selon Thomas, et il rappelle, à la suite de Hans-Martin Schenke, les apories auxquelles le chercheur se trouve confronté : les logia qui constituent des doublets, les différentes façons dont les logia sont introduits, le découpage et le décompte des dits, l’identification du locuteur, le fait que plusieurs logia ne présentent aucunement le sens caché ou secret que l’incipit annonce, le caractère accourci ou condensé de plusieurs logia, qui confine parfois à l’inintelligibilité. Wilfried Eisele recense ensuite et discute brièvement les hypothèses avancées pour expliquer l’origine de l’Évangile selon Thomas par H.-M. Schenke, T. Akagi, D.H. Tripp, S.L. Davies, W.E. Arnal, A. Callahan, J.M. Asgeirsson, N. Perrin, R. Nordsieck et A.D. DeConick. Si plusieurs de ces noms sont connus et occupent une place significative dans l’histoire de la recherche thomasienne, d’autres n’ont qu’une valeur anecdotique : la thèse d’Akagi est restée inédite et la contribution de Tripp totalise 3¼ pages dans une livraison du Expository Times. Par rapport à ces diverses tentatives d’éclairer l’histoire de la composition de l’Évangile selon Thomas, Eisele veut se concentrer sur les dits qui sont doublement attestés, par les papyri d’Oxyrhynque (1, 654 et 655) et par le codex II de Nag Hammadi, et les soumettre à une analyse approfondie en vue d’en tirer des conclusions sur l’histoire du texte et la transmission de l’Évangile selon Thomas. La troisième partie de l’introduction est consacrée au texte de Thomas : les trois témoins grecs et le manuscrit copte, la question débattue d’un substrat syriaque (à propos de l’existence duquel l’A. se montre à juste titre sceptique), la nécessité de considérer indépendamment l’un de l’autre les témoins grecs et copte du texte, et de ne pas restaurer automatiquement le grec, le plus souvent lacunaire, à la lumière du copte.

La deuxième partie de l’ouvrage, qui en constitue l’essentiel, est dévolue à l’étude comparative d’un certain nombre de dits attestés à la fois par le grec et le copte. Il ne saurait être question de présenter ici, même de façon succincte, les analyses très détaillées — parfois même trop — que leur consacre l’A., chacune des sections de cette partie constituant à elle seule une petite monographie. À chaque fois, Eisele procède à une discussion serrée des écarts existant entre le grec et le copte, et il évalue les reconstructions du grec qui ont été mises de l’avant, depuis les éditions de Grenfell et Hunt (1897-1904) jusqu’à celle d’Attridge (1989), avant d’y aller de ses propres conjectures.

Eisele considère tout d’abord le prologue et le logion 1 de l’Évangile selon Thomas. Il discute assez longuement la forme du nom de l’apôtre, forme: 5011929n.jpg, « Didyme Judas Thomas », dans le copte, et Ἰούδα ὁ καὶ Θωμᾶ, « Judas, (qui est) aussi Thomas », dans le P. Oxy. 654, d’après la reconstitution d’Attridge. Eisele préfère, pour sa part, restituer dans le P. Oxy. Δίδυμος ὁ καὶ Θωμᾶς, et combler ainsi, en reprenant partiellement une proposition d’Hofius (1960), la lacune du papyrus : « Voici les paroles, les (paroles) [cachées qu’] a dites Jésus le Vivant, [(lui) qui s’est aussi montré à Didyme, qui] est aussi Thomas », κ[αὶ ὄφθεις Διδύμῳ τῷ] καὶ Θωμᾷ. Même si elle est envisageable, cette restitution m’apparaît assez spéculative, notamment quant à la forme du nom de l’apôtre, qui peut difficilement s’appuyer sur celle qu’il revêt dans le Thomas copte, « Didyme Judas Thomas », manifestement une lectio conflata. Tout aussi spéculative est la restitution de ὄφθεις à la place du ἔγραψεν d’Attridge. En tout cas, la séquence des deux participes, à des temps différents, ὁ ζῶν καὶ ὄφθεις, ne m’apparaît pas très naturelle.

Les logia 2 et 3 retiennent ensuite l’attention d’Eisele. Les textes grec et copte du logion 2 diffèrent en cela que le premier se termine par la mention du règne et le second, par celle du repos. Eisele considère que le texte du P. Oxy. 654 est primitif par rapport à celui du copte, qui aurait gommé la mention du repos parce que trop gnostique. Imputer au texte copte une telle correction orthodoxisante me semble au mieux indémontrable, sinon anachronique. À propos du logion 51, qu’il fait intervenir dans l’interprétation du logion 2 (p. 82), Eisele adopte, à la suite de H.G. Bethge et al., dans la Synopsis Quattuor Evangeliorum (Stuttgart, 2001), la correction en « résurrection (forme: 5011930n.jpg) des morts » du « repos (forme: 5011931n.jpg) des morts », leçon qui est celle du manuscrit copte, seul témoin du texte. Une telle conjecture, fondée uniquement sur la critique interne, est l’exemple parfait d’une correction abusive. En revanche, pour le logion 3, où le grec, par rapport au copte, présente une difficulté réelle (copte : « s’ils vous disent : “[le Royaume] est dans la mer”, alors les poissons vous précéderont » ; grec : « [s’ils vous disent qu]’il est sous la terre, les poissons de la mer [entreront, ayant passé devant] vous »), Eisele propose une reconstruction intéressante du P. Oxy. 654,12b-15a : 12bἑὰν δ’ εἴπωσιν ὅ]13τι ὑπὸ τὴν γὴν ἐστ[ιν ἐν τοῖς ὕδασιν,] 14οἱ ἰχθύες τῆς θαλά[σσης εὑρήσουσι (ou : ἀφίξονται) φθάν]15aτες ὑμᾶς, « 12b[s’ils vous disent qu]13’il est sous la terre, dans les eaux, 14les poissons de la mer [(le) trouveront/(y) parviendront, ayant passé devant] 15avous » (p. 108). Cette conjecture mérite d’être considérée, même si la ligne 14 (en retenant ἀφίξονται, qui convient mieux que εὑρήσουσι) est un peu longue. Elle présente en tout cas le mérite d’expliquer le ὑπὸ τὴν γὴν, en en faisant le lieu des eaux inférieures.

Les logia 5 et 6, sur le caché et le manifesté, font également l’objet d’un examen conjoint de la part d’Eisele. Il reconnaît leur dépendance par rapport aux synoptiques (Mt 10,26 ; Lc 12,2 ; Mc 4,22 ; Lc 8,17), mais on hésitera à le suivre lorsqu’il affirme que le logion 6,5-6 reflète la version sahidique de Mt 10,26 (p. 138). La portée de la variante du logion 6,4 (copte : « tout est dévoilé à la face du ciel » ; grec : « [toutes choses, en face] de la vérité, [se manifestent] ») ne doit pas être réduite, même si le copte forme: 5011932n.jpg, « du ciel », pourrait facilement passer pour une corruption ou une correction de forme: 5011933n.jpg, « de la vérité ».

Le logion 30 de l’Évangile selon Thomas est sans aucun doute l’un des plus obscurs du recueil thomasien. Le texte copte se lit en effet de la manière suivante : « Jésus a dit : “Là où il y a trois dieux, ce sont des dieux ; là où il y en a deux ou un, moi je suis avec lui” ». Quant au texte grec du P. Oxy. 1, qui joint au logion 30 ce qui correspond à la seconde partie du logion 77 du copte, il est lacunaire et il a été restitué de diverses manières ; en voici la traduction d’après le texte proposé par Attridge : « (30) [Jésus dit : “Là] où sont [trois, ils sont] sans dieu ; et où [un seul] est solitaire, je dis : ‘Moi, je suis avec [lui]’. (77,2) Soulève la pierre et là tu me trouveras, fends le bois et moi, je suis là” ». La traduction du logion 77, tel qu’attestée par le codex II, donne ceci : « Jésus a dit : “Je suis la lumière, celle qui est sur toutes choses, je suis le Tout ; c’est de moi qu’est sorti le Tout, et c’est jusqu’à moi que le Tout est arrivé. Fendez du bois, moi, je suis là ; soulevez la pierre, et vous me trouverez là” ». L’interprétation du logion 30, sous sa forme copte, est rendue difficile, pour ne pas dire impossible, par plusieurs problèmes[60]. Mais il se peut que cette difficulté se soit déjà posée à ceux qui ont transmis ou copié le texte, comme en témoigneraient les divergences entre le copte et le grec. On peut y lire néanmoins l’affirmation que Jésus est avec le solitaire (forme: 5011934n.jpg, μόνος), mais, là encore, le copte offre une formulation surprenante. Il faudrait lire en effet : « là où il y en a deux ou un, moi je suis avec eux », à moins de voir dans le singulier un accord ad sensum avec le dernier élément mentionné ; d’un autre côté, le copte perd de vue la prééminence accordée au solitaire. Pour la version grecque du logion 30, Eisele accepte la reconstruction d’Attridge, car, même si elle n’est pas absolument sûre, elle en permet une lecture satisfaisante. Mais il ne peut que constater l’aporie que pose la tautologie du texte copte : « Là où il y a trois dieux, ce sont des dieux ». S’il rejette avec raison l’explication d’A. Guillaumont, qui voyait dans le pluriel « dieux » une fausse traduction de ‘ēlohīm, entendu au sens de « juges », comme dans le Ps 82,1, il ne propose aucune solution de rechange. Au lieu de forme: 5011935n.jpg, « ce sont des dieux », peut-être faudrait-il, à la lumière du grec, corriger le copte en forme: 5011936n.jpg, « ce sont des sans dieu ». Quoi qu’il en soit de ces difficultés, le sens du logion 30, pour Eisele, réside en ce qu’il assure le solitaire de la présence de Jésus. On aurait ainsi une relecture de Mt 18,20, mais du point de vue du « solitaire ». Alors que Mt affirme que « là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », le logion de l’Évangile selon Thomas réplique que la présence de Jésus est assurée au seul « solitaire ». On rejoindrait ainsi l’interprétation d’Éphrem : « Où il y en a un, là je suis, pour qu’aucun solitaire (forme: 5011937n.jpg) ne s’attriste[61] ». Mais, pour aller vraiment dans ce sens, il faut sans doute supposer une autre corruption du texte copte : le singulier forme: 5011938n.jpg pourrait refléter un état du texte où on n’avait pas « deux ou un », mais quelque chose qui équivalait au grec ε[ἷ]ς ἐστιν μόνος. Quant à la seconde partie du logion 77, jointe par le P. Oxy. 1 au logion 30, par les images de la pierre soulevée et du bois fendu, elle prônerait « une forme de mystique du quotidien » (p. 169), qui promet la présence de Jésus dans le travail de tous les jours.

Les deux derniers dits auxquels s’est intéressé Eisele sont les logia 36 et 37, qu’il considère ensemble même si le lien entre les deux n’est pas évident. Le logion 36, attesté sous une forme brève en copte et longue en grec, est parallèle à la péricope de Lc (Q) 12,21-31, sur le souci pour la nourriture et le vêtement, alors que le logion 37 reprend un dit attesté par 2 Clément (12,2.6) et Clément d’Alexandrie (Stromates III,13,92,2), qui l’attribue à l’Évangile des Égyptiens : « Ses disciples dirent : “En quel jour te manifesteras-tu à nous et en quel jour te verrons-nous ?” Jésus dit : “Quand vous vous dévêtirez de votre honte et que vous prendrez vos vêtements, que vous les placerez sous vos pieds comme les petits enfants et que vous les piétinerez, alors [vous] verrez le Fils du Vivant et vous ne craindrez pas” ». Si, de part et d’autre, il est question de vêtement, il reste difficile d’articuler les deux dits l’un avec l’autre. Pour Eisele, alors que le logion 36 veut tout simplement affirmer la confiance des disciples en la providence divine, le logion 37 prend occasion de leur souci pour le vêtement pour les inviter à revenir à l’état paradisiaque originel caractérisé par la nudité et l’absence de honte. Il y aurait ainsi un rapport dialectique entre les deux paroles de Jésus.

La troisième partie de l’ouvrage revient à la question qui en constitue l’intitulé : « Quel Thomas ? » L’A. résume d’abord les conclusions auxquelles il est parvenu pour chacun des logia examinés. Sur le plan de l’histoire de la transmission de l’Évangile selon Thomas, il estime qu’on reconnaît, en plusieurs endroits du texte copte, un effort pour rendre celui-ci plus « orthodoxe » et lui donner un sens résolument non gnostique (p. 247-248). En filigrane de Thomas, s’exprimerait une tendance ascétique invitant à dépasser la dimension charnelle de l’être humain pour retrouver dès ici-bas l’état paradisiaque où l’homme ne faisait qu’un avec lui-même. Comme un tel idéal passe par le célibat et le renoncement à la sexualité, il rejoint le mode de vie des moines égyptiens, « en la possession desquels les codices de Nag Hammadi se sont probablement trouvés » (p. 249). Cette affirmation, formulée à l’avant-dernière page du livre sans autre argumentation, surprend un peu.

Au terme de cette étude touffue et riche en analyses de détail, dont le traducteur de l’Évangile selon Thomas fera son profit, on ne sera pas surpris que l’auteur en arrive à la conclusion qu’il est difficile de dégager de l’écrit « une image cohérente » (p. 249) et qu’il est tout autant impossible d’en rendre compte d’un seul point de vue : « Nous devons accepter qu’avec l’Évangile selon Thomas, nous n’avons pas à faire avec un seul Thomas » (p. 250). Il s’agit d’une salutaire mise en garde contre toute lecture trop globalisante ou uniformisante de ce texte, que ce soit au nom de la gnose, de l’orthodoxie ou de la mystique.

Paul-Hubert Poirier

33. John Horman, A Common Written Greek Source for Mark and Thomas. Waterloo (Ont.), Wilfrid Laurier University Press (coll. « Studies in Christianity and Judaism/Études sur le christianisme et le judaïsme », 20), 2011, viii-256 p.

La question des sources de l’Évangile selon Thomas (NH II, 2 ; P. Oxy. 1, 654, 655 ; ci-après EvTh), et plus particulièrement celle de ses relations avec les synoptiques, figurent au premier plan de la recherche depuis les toutes premières publications de cet évangile (1956, édition photographique ; 1959, editio princeps). On peut même dire que toutes les thèses imaginables ont été soutenues à ce sujet : dépendance de l’EvTh par rapport aux synoptiques ; dépendance de l’un ou l’autre synoptique par rapport à l’EvTh ; l’EvTh, témoin d’une tradition des dits de Jésus indépendante des synoptiques et éventuellement plus ancienne que ceux-ci ; reprise par l’EvTh d’une source commune avec les synoptiques. Le présent ouvrage constitue une variante de cette dernière thèse. Son auteur y soutient en effet que, pour les dits que l’EvTh partage avec Marc — ou, à l’inverse, Marc avec l’EvTh —, l’un et l’autre reprennent une source commune, plus précisément une source commune grecque. John Horman a d’ailleurs publié, il y a plus de trente ans, un article sur la source de la version de la parabole du semeur de l’EvTh (log. 9 ; Mc 4,3-9 et par.), dans lequel il plaidait déjà en faveur de l’existence d’une source commune aux deux évangiles[62]. Même s’il n’a rien publié depuis sur l’EvTh, il a manifestement continué à travailler dans la même direction comme en témoigne le livre qu’il fait paraître. Dans cet ouvrage, la thèse de 1979 est étendue à plus de trente-cinq logia — ou parties de logia — de l’EvTh, qui trouvent des parallèles dans le deuxième évangile.

Le plan de l’ouvrage est très clair. L’introduction rappelle tout d’abord l’article qui en constitue le point de départ. L’auteur évoque ensuite brièvement l’histoire de la recherche sur l’EvTh et le courant qui a dominé dès les débuts, à savoir celui qui affirmait le caractère gnostique et, partant, tardif de l’EvTh, qui devenait, pour reprendre les termes de Horman, « a late Gnostic forgery » (p. 5). À la fois pour contrer cette interprétation et pour rendre compte d’un fait évident, l’allure composite de l’EvTh, Horman se propose d’isoler une des sources de l’écrit, qu’il partagerait avec Marc, et qu’il désigne par le sigle N (pour « notebook » [p. 11]), une source rédigée en grec et dont le contenu est compatible avec une datation au milieu du premier siècle. Un premier chapitre, « The Scope of N », consiste en fait en une synthèse anticipée des résultats de l’enquête, puisqu’on y trouve la liste, en grec et en traduction anglaise, des éléments composant la source N, référencés par les chapitres et versets de Marc, comme les dits de la source Q le sont par les chapitres et versets de Luc.

La section qui suit, intitulée « The Sayings Common to Mark and Thomas », constitue le coeur de l’ouvrage. Chacun des éléments de la source N, vingt-six au total, est analysé de façon plus ou moins détaillée. Les parallèles sont d’abord présentés, en grec et en copte, et les mots ou parties de mots identiques de part et d’autre sont soulignés. Une traduction anglaise accompagne les passages de l’EvTh. Figure ensuite la reconstruction hypothétique de N, en grec et en traduction anglaise, avec le signalement, par un soulignement, des termes où « Thomas and Mark are semantically identical — that is, where either the Coptic text of Thomas translates the corresponding passage in Mark, or a surviving Greek text for Thomas is identical to a corresponding text in Mark » (p. 12). La présentation des témoins parallèles et de la reconstruction de N est suivie de la justification de l’attribution du passage en question à la source N. Il est difficile d’identifier précisément les critères qui ont servi pour décider de l’appartenance de tel logion de l’EvTh ou de tel verset de Marc à la source N, dans la mesure où l’auteur lui-même ne les présente nulle part de manière explicite. Mais il apparaît que la méthode appliquée ici ressortit à la fois à la comparaison des parallèles sur le plan littéraire — état plus ou moins développé ou concret —, et à l’histoire des formes (Formgeschichte). Si ces analyses mettent bien en évidence les ressemblances et les écarts entre Marc et l’EvTh, elles emportent rarement la conviction, si tant est que la chose soit possible en pareille matière.

Dans la foulée de l’identification des éléments présumés de N, Horman retient une dizaine d’« other candidates for N », c’est-à-dire de versets de Marc qui n’ont pas leur correspondant dans l’EvTh mais qui, parce qu’ils sont « poorly integrated into the surrounding narrative [de Marc] » (p. 135), peuvent être versés au dossier. La plupart de ces versets trouvent leur parallèle ailleurs dans la première littérature chrétienne, dans 1 et 2 Clément, Barnabé, la Lettre aux Philippiens de Polycarpe de Smyrne ou 1 Co 7,10 pour Mc 10,9. La section suivante cherche à déterminer « the Setting of N in Early Christianity ». Les thèmes de la source de N suggèrent un milieu juif « since it addresses issues relevant to a small charismatic but non-observant Jewish group in its relation to other Jews » (p. 146), un milieu, d’autre part, semi-rural. Quant à sa datation, la source N pourrait être contemporaine des lettres de Paul. Mais Horman considère aussi que « our document needs not only a milieu in which it was composed, but also a milieu in which it can be preserved, resulting in the Greek text, which was later incorporated into two very different documents, the Gospel of Mark and the Gospel of Thomas ». Et il ajoute : « Such a milieu is found in the form of Christianity, best represented in those miscellaneous texts commonly known as the Apostolic Fathers » (p. 149).

La conclusion de l’ouvrage (p. 151-154) est suivie de cinq excursus : 1. Dits de Jésus et récits concernant Jésus dans l’Église primitive, où l’A. arrive à la conclusion suivante : « Of those writers whose works survive [sc. les Pères apostoliques], Justin Martyr is the first, apart from perhaps Ignatius’s Epistle to the Smyrnians, to quote from narrative Gospels » (p. 171) ; 2. Dits ésotériques et exotériques, et cadre rédactionnel (« setting ») chez Marc ; 3. Les structures narratives dans lesquelles sont enchâssés les dits de Jésus chez Marc ; 4. Marqueurs structurels indiquant l’utilisation de sources dans l’EvTh ; 5. L’EvTh et les « gnostiques ». L’ouvrage se termine sur ce jugement péremptoire : « Thomas […] gives us no clear reasons to read his collection in a way that can reasonably be called Gnostic. Any “Gnostic” reading of Thomas must be brought in from the outside by creative exegesis » (p. 214). Quoi qu’il en soit de la valeur de cette affirmation, elle va dans le sens de certaines interprétations récentes de l’EvTh, comme celle d’April DeConick.

La thèse principale défendue par l’auteur, si elle ne manque pas a priori de vraisemblance, peut difficilement être considérée comme établie, du moins pas sur la base des arguments qu’il avance. Ceux-ci sont trop disparates pour emporter la conviction, aussi bien en ce qui concerne l’EvTh que Marc. En utilisant les mêmes matériaux, on pourrait sans doute bâtir une argumentation tout aussi convaincante à première vue en faveur de la thèse de la dépendance de l’EvTh par rapport à Marc ou à un autre synoptique. Mais je suis tout à fait d’accord avec l’A. lorsqu’il postule, en amont de l’EvTh que nous connaissons, des sources écrites, et des sources écrites grecques. Je ne pense pas que les sémitismes que l’on peut observer dans l’EvTh autorisent à poser, derrière le texte grec ou copte, des sources araméennes ou syriaques. Horman fait plusieurs fois référence à la thèse bien connue de Wolgang Schrage sur les relations de l’EvTh avec la tradition synoptique et les traductions coptes des Évangiles synoptiques. Si cette thèse a été à juste titre critiquée sur le plan méthodologique, elle a au moins établie, comme le fait remarquer Horman (p. 20-22), que la version copte de l’EvTh trahit une influence des traductions coptes des Évangiles synoptiques.

Sur la question du caractère gnostique ou non de l’EvTh, l’auteur construit une opposition manichéenne (si on me passe le mot) entre un EvTh à la datation haute et un EvTh tardif qui ne saurait être qu’un faux gnostique, « a late fraud » ou « a late Gnostic forgery », comme si tout soupçon de gnosticisme entraînait ipso facto une disqualification doctrinale ou littéraire. Si on ne peut qu’être d’accord avec Horman et ceux qui, comme lui, se refusent à faire de l’EvTh tout de go un « écrit gnostique », on ne saurait, en revanche, esquiver le fait que le prologue et le logion 1 caractérisent nettement le texte comme une « révélation gnostique[63] », c’est-à-dire la divulgation de paroles cachées ou secrètes (λόγοι ἀπόκρυφοι) porteuses de γνῶσις, d’une connaissance, dont l’interprétation, une fois découverte par un lecteur qui est tout autant un chercheur, procure l’immortalité. Par ailleurs, la transmission même de l’EvTh dans un environnement codicologique gnostique, à la suite de l’Écrit secret de Jean (NH II,1), si elle ne saurait en faire un texte gnostique par association, montre bien que, tout comme les Sentences de Sextus (NH XII,1), l’extrait de la République de Platon (NH VI,5) ou les Hermetica (NH VI,6-8), ce texte pouvait parler à un auditoire ou à un lectorat gnostique même si, nulle part, il ne présente un mythe gnostique développé. La question des rapports de l’EvTh avec la gnose du deuxième siècle, qui est loin d’être un phénomène marginal[64], reste donc ouverte, et cela en dépit des réserves que l’on a naguère exprimées à l’endroit de la catégorie même de gnose ou de gnosticisme. Même si on n’adhère pas à la thèse de l’auteur, l’ouvrage de Horman comporte de nombreuses remarques sur plusieurs logia de l’EvTh qui seront utiles.

Paul-Hubert Poirier

Éditions et traductions

34. Raban Maur, Claude de Turin, Deux commentaires sur le livre de Ruth. Texte latin de G. Colvener et I.M. Douglas. Introduction, traduction, notes et index de Pierre Monat. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 533), 2009, 189 p.

Ce volume est consacré à deux commentaires carolingiens sur le livre de Ruth. Le premier est l’oeuvre de Raban Maur (780-856), le second est de Claude de Turin († après 830). Tous deux furent des élèves d’Alcuin, sous la direction de qui ils apprirent à lire et à commenter l’Écriture.

L’A. explique brièvement que le commentaire de Raban Maur est actuellement connu par un seul manuscrit du quatorzième siècle conservé à Madrid et de mauvaise qualité. Le scribe a omis certains mots et en a confondu d’autres. Heureusement, Colvener en avait donné une édition en 1617 sur la base d’autres manuscrits qui ne peuvent cependant être retracés. Le texte latin reproduit ainsi cette édition en l’ajustant au besoin sur la base du manuscrit de Madrid. Le texte du commentaire de Claude de Turin a quant à lui été transmis par quatre manuscrits. L’édition de Douglas (1974-1975) en utilise trois et c’est ce texte qui est reproduit ici à huit corrections près (p. 160).

Raban aurait composé son commentaire vers 823 alors qu’il était maître d’école au monastère de Fulda. Sa méthode dite « explication linéaire » (p. 14) consiste à citer chacun des versets, parfois deux, et à les faire suivre d’un bref commentaire. Il s’appuie sur des étymologies souvent inspirées de celles de Jérôme, sur une symbolique des nombres et sur des détails du texte qu’il éclaire en les rapprochant d’autres textes scripturaires. La belle part revient à l’exégèse allégorique. En effet, Raban n’accorde guère d’attention aux questions géographiques, historiques ou sociales qui sont présentes dans le livre de Ruth. Il ne s’intéresse pas non plus aux institutions juives, ni aux aspects juridiques si ce n’est pour les inscrire dans l’histoire du salut de l’Église issue des nations, afin de montrer en quoi celle-ci parachève la Loi et la Synagogue. Sous sa plume, la relation de Booz et de Ruth devient celle du Christ et de l’Église ; Ruth qui ramasse les épis laissés par les moissonneurs dans les champs représente l’Église qui recueille les mystères de l’Écriture et qui persévère dans le champ de la lecture divine ; et lorsque Ruth écarte le manteau des pieds de Booz, c’est pour signifier que l’Église des nations reçoit la révélation des mystères du Christ demeurés cachés à la Synagogue. C’est l’intégralité du livre de Ruth qui est lu et interprété de cette manière par Raban Maur.

Le commentaire de Claude de Turin est beaucoup plus modeste. Il l’aurait lui aussi composé vers l’année 823 alors qu’il était évêque. Certaines sources de ce commentaire sont aisément identifiables. Il faut notamment souligner la présence d’un extrait emprunté à Isidore de Séville au chapitre 10. À la différence de Raban, il laisse de côté certains passages du livre de Ruth, mais privilégie lui aussi la méthode allégorique : la famine mentionnée au début du livre de Ruth signifie pour Claude une famine du Verbe divin parce que plus rien ne venait des prophètes à cause du péché du peuple ; Noémi, la belle-mère de Ruth, figure la synagogue ; et l’union de Ruth et de Booz figure celle du Christ époux et de son épouse l’Église.

D’une lecture accessible, ces deux commentaires sont très caractéristiques de la lectio divina pratiquée à l’époque carolingienne. Cette période de l’histoire de l’exégèse, qui a souvent été qualifiée de période de compilation, recèle pourtant des petits bijoux pour l’analyse rhétorique et constitue un jalon important dans la transmission de matériaux et de méthodes d’exégèse patristique qui seront reçus au douzième siècle et qui inspireront les cisterciens qui s’affaireront à produire notamment des commentaires spirituels sur le Cantique des cantiques.

Nous ne notons qu’un seul bémol. Si le grand public est bien servi par la traduction, le savant reste un peu sur sa faim avec ce volume, compte tenu que l’appareil critique et les notes se réduisent à bien peu. Ces deux petits commentaires, malgré leurs dimensions modestes, auraient mérité un peu plus d’égard.

Serge Cazelais

35. Eusèbe de Césarée, Questions évangéliques. Introduction, texte critique, traduction et notes par Claudio Zamagni. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 523), 2008, 255 p.

Ce volume est une réélaboration d’une thèse de doctorat rédigée sous la direction d’Alain Le Boulluec et d’Éric Junod. Le texte original d’Eusèbe, qui avait pour titre « Questions et réponses sur les Évangiles », est connu par des fragments grecs disparates contenus dans des chaînes, des recueils ou encore des évangéliaires, et par une sélection (ἐκλογή) publiée par Mai et reproduite par Migne au dix-neuvième siècle. Il en existe également des versions syriaques. Le présent volume propose, avec sa première traduction en langue française, une édition du texte grec de l’ἐκλογή à partir du seul témoin complet, le Palatinus Graecus 220 de la bibliothèque vaticane, un évangéliaire daté de la première moitié du dixième siècle, où l’ἐκλογή y est insérée après l’Évangile de Matthieu. Il s’agit de la première étape d’un projet qui se poursuivra avec l’édition des autres témoins, fragmentaires, du texte. Un apparat critique réduit corrige parfois l’édition de Mai à partir du Palatinus lui-même ou encore du Vaticanus Gr. 1611 et du Vaticanus Syr 103, témoins de chaînes grecques et syriaques.

Une introduction est consacrée aux témoins du texte, à la littérature des questions et réponses, puis à la structure de l’ouvrage perdu d’Eusèbe, à ses liens avec les Canons évangéliques[65], aux principes de l’exégèse eusébienne, aux destinataires des Questions et à leur but, apologétique ou didactique.

L’oeuvre elle-même, divisée en deux parties adressées respectivement à Stéphanos et à Marinos, se concentre sur les difficultés posées par les débuts des Évangiles, essentiellement les généalogies chez Marc et Luc (à Stéphanos), et la fin, soit les récits de la découverte du tombeau et des apparitions (à Marinos). Se présentant généralement sous la forme de contradictions apparentes, ces difficultés sont résolues à la lumière d’un principe unique, l’inerrance des Écritures, qu’Eusèbe réaffirme de diverses manières, soit que les évangiles n’ont pas menti (Stéphanos IV 2,237 [p. 121]) ou qu’il n’y a pas de contradiction entre deux passages (Marinos I,8 [p. 212]). Pour cela, Eusèbe met toute sa science et toute son érudition à trouver une explication et un sens à ces difficultés qu’il solutionne à l’aide d’arguments tantôt empruntés au simple bon sens tiré de l’expérience commune, tantôt philologiques, exégétiques (largement redevables à Origène) ou théologiques.

Par exemple, la différence entre les deux généalogies, ascendante chez Luc, descendante chez Matthieu est expliquée par un constat banal : « […] dans les deux situations, la montée et la descente, il y a un seul sentier » (μιᾶς ἀμφοτέροις ἐγκειμένης, τοῖς τε ἀνιοῦσι καὶ τοῖς κατιοῦσι, τρίβου) (II,2, p. 104-105), écho que l’A. ne relève pas au fameux aphorisme d’Héraclite « le chemin pour monter est le chemin pour descendre » (fragment B60)[66]. La différence concernant le père de Joseph, Jacob chez Matthieu et Héli chez Luc, est expliquée quant à elle par la loi du lévirat. Dans certains cas désespérés, Eusèbe va jusqu’à suggérer que le texte a pu être corrompu lors de sa transmission.

Le lecteur glanera au fil des pages mille données intéressantes, par exemple, deux allusions au descensus ad inferos (Stéphanos VIII 1 et X 3[67] [p. 144-145 et 158-159]). Bien qu’il s’agisse de « questions évangéliques », l’oeuvre intéresse également l’exégèse patristique de l’Ancien Testament puisque les généalogies, qui y occupent la plus grande place, sont composées de figures vétérotestamentaires.

Louis Painchaud

36. Eusèbe d’Émèse, Commentaire de la Genèse. Texte arménien de l’édition de Venise (1980), fragments grecs et syriaques, avec traductions de Françoise Petit, Lucas van Rompay, Jos J.S. Weitenberg, Louvain, Walpole (Mass.), Peeters Publishers (coll. « Traditio Exegetica Graeca », 15), 2011, xxxix-442 p.

Né à Édesse vers 300, Eusèbe d’Émèse fréquenta les villes de Scythopolis et Césarée, en Palestine, Antioche et Alexandrie, avant de devenir évêque d’Émèse, ville située à 170 km au sud-est d’Antioche (aujourd’hui Ḥoms, en Syrie). D’après le témoignage de Socrate de Constantinople (Histoire ecclésiastique II,ix), il connut un épiscopat plutôt mouvementé, en raison, semble-t-il, de ses opinions christologiques. En 359, il n’est plus mentionné comme évêque d’Émèse ; il devait donc être mort avant cette date. Malgré les zones d’ombre qui entourent sa biographie, notamment en ce qui concerne sa formation et les maîtres qu’il aurait pu avoir à Antioche, Eusèbe d’Émèse occupe une place non négligeable dans le panthéon littéraire de l’Antiquité chrétienne, où il fut intronisé par Jérôme, qui lui consacra une notice dans son De viris inlustribus (91), louant son talent rhétorique et mentionnant quelques titres parmi ses innumerabiles libri. La liste de ceux qui ont été conservés comprend des sermons et homélies, et des oeuvres exégétiques. Malheureusement, presque rien n’en a survécu en grec et nous les connaissons par des traductions anciennes, des collections caténiques ou par des remplois par des auteurs postérieurs. Le Commentaire sur l’Octateuque, transmis sous le nom de Cyrille d’Alexandrie et que la Clavis Patrum Graecorum range parmi les spuria (no 3542), est intégralement conservé dans une traduction arménienne appartenant à la plus ancienne vague des traductions d’oeuvres grecques et datable de la première moitié du cinquième siècle, par laquelle « le traducteur a voulu produire une traduction précise du texte grec [et] rendre le sens plutôt que les aspects formels de l’original » (p. 19). La langue de la traduction est donc la langue classique du cinquième siècle et non celle de « l’école hellénistique » qui deviendra prédominante au sixième siècle. Cette version arménienne a fait l’objet d’une édition critique par le Père Vahan Hovhannessian, un mekhitariste de Venise, publiée à titre posthume en 1980. Précédée d’une introduction en arménien, cette édition donne tous les commentaires eusébiens contenus dans le manuscrit de Venise 873, dont la copie fut achevée en 1299. Dès 1923, le P. Hovhannessian avait contesté l’attribution cyrillienne du Commentaire. La paternité eusébienne de l’ouvrage sera finalement démontrée en 1975 par Henning J. Lehman[68].

Ce volume de la collection Traditio Exegetica Graeca rend accessible aux non-arménisants la première — et la plus importante — partie du Commentaire d’Eusèbe sur l’Octateuque en donnant, avec une traduction française, pour le commentaire de la Genèse, non seulement le texte arménien édité par Hovhannessian (p. 1-95 de l’édition originale) mais aussi les fragments grecs intégrés à la chaîne de la Genèse et ceux repris par l’Épitomé de Procope de Gaza (m. vers 538), et les fragments syriaques extraits du Commentaire sur l’Ancien Testament d’Išo‘dad de Merv (milieu du neuvième siècle). Ce travail a été réalisé par Lucas van Rompay (arménien et syriaque), Françoise Petit (grec) et Jos J.S. Weitenberg (arménien).

Si l’on considère que l’ouvrage d’Eusèbe d’Émèse est « le plus ancien commentaire antiochien de quelque envergure qui nous soit parvenu » (p. 183), on mesurera l’importance de la présente publication pour quiconque s’intéresse à l’histoire de l’exégèse ancienne et veut connaître l’apport d’Eusèbe à celle-ci. Le livre s’ouvre par une introduction qui fait utilement la synthèse de ce que l’on peut savoir sur l’auteur, sa vie et ses écrits, la survie de ses oeuvres exégétiques et les caractéristiques de son commentaire de la Genèse. Celui-ci se distingue par une sobriété et une attention à la matérialité du texte biblique bien antiochienne, comme aussi par sa sensibilité aux problèmes de traduction (en signalant les leçons de l’« Hébreu » et du « Syrien », et les limites de la Septante), son approche largement historique et son recours très restreint à des interprétations typologiques et symboliques. Même s’il n’est pas aussi systématique et technique que les autres commentateurs antiochiens des quatrième et cinquième siècles, comme Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste, Eusèbe d’Émèse occupe une place significative dans l’histoire de l’exégèse antiochienne, dans la mesure où il est « le premier représentant de l’École dont les écrits exégétiques nous sont parvenus en quantité raisonnable » (R.B. ter Haar Romeny, cité p. xxxiii).

Le texte arménien du commentaire sur la Genèse, seul témoin complet de l’ouvrage d’Eusèbe, reproduit celui d’Hovhannessian, recollationné sur le manuscrit et amendé à l’occasion ; pour faciliter les renvois, il a été divisé en 158 paragraphes subdivisés en a, b, c, etc. La traduction française qui l’accompagne comporte près de 600 notes infrapaginales. Une introduction présente le manuscrit V873, l’édition d’Hovhannessian, la langue du commentaire et les caractéristiques de la traduction, réalisée sur un modèle grec et non syriaque, mais « dans une ambiance culturelle où la langue syriaque avait une présence et un certain prestige » (p. 18).

La partie grecque de l’ouvrage reprend, pour la chaîne de la Genèse, l’édition de Françoise Petit (1991-1996), alors que, pour Procope de Gaza, dont l’Épitomé attend toujours son édition critique, elle propose un texte nouveau établi par Mme Petit, avec la collaboration de José Declerck, sur la base des deux seuls manuscrits anciens et complets, de Munich (et Bâle) et de l’Athos. Comme les textes grecs doublent ceux qu’on lit dans l’arménien, l’annotation de la traduction se limite aux traits qui leur sont propres. La même remarque vaut pour la traduction des fragments syriaques, qui reprend en principe celle du traducteur d’Išo‘dad, Ceslas Van den Eynde (1955). Une table du « contenu respectif des témoins » (arménien, chaîne, Procope et Išo‘dad), un index biblique et un index des noms propres terminent l’ouvrage.

Ce très beau livre, en procurant aux lecteurs, spécialistes ou non, un accès plus facile à une portion importante de l’oeuvre d’Eusèbe d’Émèse, contribuera à mieux faire connaître l’exégèse antiochienne, longtemps négligée au profit de l’alexandrine. Que la vaillante et compétente équipe qui nous l’offre en soit remerciée !

Paul-Hubert Poirier

37. Jacques Schlosser, La première épître de Pierre. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Commentaire biblique : Nouveau Testament », 21), 2011, 332 p.

Ce sixième volume et dernier-né de la belle collection « Commentaire biblique : Nouveau Testament » est l’oeuvre de l’un des plus éminents spécialistes français du Nouveau Testament, Jacques Schlosser, professeur émérite de la Faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg, à qui on doit plusieurs ouvrages, dont un excellent Jésus de Nazareth[69]. J. Schlosser s’intéresse depuis plusieurs années aux épîtres dites « catholiques », sur lesquelles il a dirigé un important ouvrage collectif [70]. Après avoir signé le chapitre consacré à la Prima Petri dans l’introduction au Nouveau Testament dirigée par Daniel Marguerat[71], il nous en offre maintenant un commentaire complet. Celui-ci se présente selon le modèle adopté pour la collection dans laquelle il prend place. Une introduction relativement concise aborde les points suivants : genre littéraire de l’épître (lettre encyclique ou diasporique, dans la ligne de Jr 29 = 39LXX), destinataires (contre James Dunn, préférence argumentée pour des communautés constituées en majorité de pagano-chrétiens), date (données cumulatives qui orientent vers la première moitié du règne de Domitien), auteur et lieu de composition (écrit originaire de Rome, d’un auteur anonyme qui se place « sous l’aura apostolique de Pierre » [p. 37]), agencement et plan (ceux du genre épistolaire propre aux « lettres apostoliques », avec des sections parénétiques dont la rhétorique ancienne peine à rendre compte), but (« les données fournies par la lettre sur les diverses formes d’hostilité rencontrées par les chrétiens et l’insistance sur l’aspect positif des souffrances montrent que l’encouragement des chrétiens décontenancés par cet état de fait est bien le but premier de l’auteur » [p. 45]).

Le commentaire proprement dit est organisé selon les divisions du texte retenues pour le plan (p. 42), qui découpe le corps de la lettre en trois parties (1,13-2,10 ; 2,11-4,11 ; 4,12-5,9), comme c’était le cas pour Achtemeier (1996) et Cothenet (1997). Chaque section du commentaire reprend la même structure : (1) une traduction plutôt littérale, accompagnées de brèves notes surtout textuelles ; (2) la bibliographie de la section commentée ; (3) l’« interprétation », c’est-à-dire l’explication du passage en fonction de sa situation dans l’ensemble de l’écrit ; (4) des notes parfois fort développées portant sur des points techniques. Comme on le voit, l’étagement de la matière du commentaire en permet une lecture et un usage sélectifs, adaptés à différents publics. Il ne saurait être question en ces quelques lignes de donner ne serait-ce qu’une idée du riche contenu du commentaire de J. Schlosser. Qu’il suffise de dire que celui-ci se distingue par l’ampleur de son information (l’abondante production savante dont 1 P a fait l’objet ces dernières années est largement citée, utilisée et discutée), par son érudition sûre et contenue, et par sa lisibilité. Comme en témoigne l’index de la Bible et de la littérature ancienne, le commentaire est soucieux de replacer la Prima Petri dans le contexte de la littérature de l’époque, qumrânienne, pseudépigraphique, judéo-hellénistique et paléochrétienne. Ce nouveau commentaire d’un des textes les plus fascinants du Nouveau Testament figurera sans aucun doute en bonne place à côté des monuments que sont ceux de John Elliott et de Paul Achtemeier[72]. Il constitue en tout cas le plus important commentaire scientifique en langue française, après ceux de Ceslas Spicq, vieilli mais encore utile, et d’Édouard Cothenet, plus bref et à visée essentiellement homilétique et pastorale[73].

Paul-Hubert Poirier

38. Laurence Vianès, Malachie. Traduction du texte grec de la Septante, introduction et notes. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « La Bible d’Alexandrie », 23, 12), 2011, 176 p.

39. Claudine Cavalier, Esther. Traduction du texte grec de la Septante, introduction et notes. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « La Bible d’Alexandrie », 12), 2012, 288 p.

Ces deux plus récents volumes de la Bible d’Alexandrie portent à 19 le nombre de ceux qui ont paru dans cette belle collection. Le premier est consacré au livre qui clôt l’Ancien Testament selon l’ordre traditionnel retenu par les bibles chrétiennes modernes, à l’exception de la TOB, ordre qui est plus ou moins celui de la Vulgate. Dernier des Douze Prophètes, le livre de Malachie a connu, en raison des thèmes qu’il aborde, une grande fortune dans la tradition chrétienne. La traduction de Laurence Vianès a été réalisée à l’Université Stendhal de Grenoble, où l’auteur est maître de conférences. L’introduction au Malachie de la Septante occupe plus de la moitié du volume. La première section (date, genre littéraire, auteur) concerne le livre de Malachie en tant que tel, sous sa forme hébraïque. La datation dans le courant du cinquième siècle est retenue. Le genre littéraire présente la structure du genre littéraire de la « controverse », ce qui permet de diviser le livre hébreu en six parties auxquelles s’ajoutent le titre (1,1) et la conclusion aux versets 3,22-24, généralement considérés comme une addition postérieure au texte prophétique. L. Vianès traite également des divisions traditionnelles du texte hébreu et de l’usage liturgique de Malachie dans le judaïsme. La deuxième partie de l’introduction (Malachie dans la Septante) aborde les questions de la date de la version grecque (au deuxième siècle avant notre ère, plus précisément avant -132), de la position dans le corpus (à la fin des Douze et avant Isaïe) et du titre (« Malachie, douzième [prophète] » ou « le prophète ange », par traduction littérale du nom hébreu, « ce qui est sans doute la façon la plus ancienne de nommer notre auteur » [p. 34]), des divisions (différentes de celles du texte massorétique mais correspondant « au plan dégagé par les modernes d’après le modèle rhétorique de la controverse, qui est aussi dans ses grandes lignes le plan qui est perçu par les lecteurs anciens » [ibid.]). Le caractère et les procédés de la traduction font l’objet de la troisième partie de l’introduction : le vocabulaire, marqué par une recherche de la variatio ; les modifications de la rection des verbes, de transitif à intransitif et vice-versa, phénomène qui témoigne d’une évolution générale de la langue grecque ; les hébraïsmes ; les faits de syntaxe, l’utilisation des pronoms, la réorganisation des personnes grammaticales ; le « tuilage sémantique », lorsqu’est utilisé un mot grec dont le champ sémantique déborde celui de l’hébreu et que ce surplus passe dans la traduction (plusieurs exemples sont analysés). En quatrième lieu, Mme Vianès présente les choix interprétatifs de la Septante : l’auteur, Malachie ou un ange ; l’identification des envoyés divins et des interlocuteurs ; dieux étrangers ou femmes étrangères en 2,11 ; la mise en scène du Jour du Seigneur au chap. 3 ; la conclusion du livre, en 3,22-24, différente de l’hébreu par l’ordre des versets, de manière à terminer le livret prophétique par la mention de Moïse après celle d’Élie. La réception du livre de Malachie dans le judaïsme de l’époque hellénistique, le Nouveau Testament et chez les auteurs chrétiens anciens est ensuite abordée. Si Malachie n’est pas mentionné par Philon ou Josèphe, des fragments de deux commentaires sont attestés à Qumrân, et Malachie est cité à quelques reprises dans le Nouveau Testament. Mais ce sont les auteurs chrétiens des premiers siècles qui lui feront le plus large écho en raison de passages dans lesquels on voyait une annonce prophétique du Christ ou de l’Église : l’élection de Jacob avant sa naissance, en 1,2, invoquée en Rm 9,13 ; le sacrifice pur des nations, en 1,11 ; l’« ange » qui « préparera le chemin », en 3,1 ; le Christ, soleil de justice, d’après 3,20. La traduction se fonde sur le texte établi par J. Ziegler pour la Septante de Göttingen, mais en privilégiant « aussi souvent que possible, quand le grec le mieux attesté s’écarte du T[exte] M[assorétique], l’hypothèse de choix délibérés du traducteur ou d’une Vorlage différente » (p. 96). L’annotation de la traduction est particulièrement abondante et elle fait de ce volume une contribution importante à l’exégèse du livre de Malachie comme tel et non seulement de sa version grecque.

Le livre d’Esther, traduit, introduit et annoté par Claudine Cavalier, possède la tradition « la plus complexe de l’histoire textuelle de la Septante » (p. 7). Il existe en effet deux livres grecs d’Esther, qui présentent de notables différences de par leur structure, leur forme et leur teneur : l’un est l’Esther de la Septante (LXX) transmis par les onciaux et la plupart des minuscules, l’autre, l’Esther dit « lucianique » (L), connu par quatre minuscules d’époque médiévale et ainsi désigné parce que transmis par des manuscrits qui sont des témoins habituels de la recension lucianique pour d’autres livres. Si on ajoute à ces deux textes la « Vieille latine » (VL), traduction préhiéronymienne de la Septante, et le texte massorétique (TM), on obtient quatre versions du même livre. Le texte grec, LXX ou L, se distingue encore de l’hébreu par des additions qui lui sont propres, au nombre de sept (LXX et L) ou de huit (VL), qui s’insèrent à différents endroits du récit. Une des grandes qualités et nouveautés de l’ouvrage de C. Cavalier est de procurer, pour la première fois, un accès direct à cette diversité textuelle : les textes LXX et L sont en effet intégralement traduits et disposés l’un en face de l’autre, alors que la traduction française de la VL figure en annexe, accompagnée d’une annotation réduite. L’introduction du livre, en trois parties, obéit au modèle imposée par la Bible d’Alexandrie. Dans la première partie, on présente la tradition textuelle, brièvement pour le livre hébreu (une datation tardive est retenue et le caractère « postiche » de la fin du livre, concernant la fête de Pourim, est réaffirmé), de façon plus détaillée pour le livre grec (transmission, histoire du texte et inventaire des théories avancées pour rendre compte des différents états). La description de l’Esther grec occupe la deuxième partie, la plus longue, de l’introduction. Les additions des formes grecques du texte retiennent bien entendu l’attention. La structure du texte est abordée par le biais de certaines de ses caractéristiques : la place des formules de relance (du type « et il advint »), la récurrence de certains chiffres, le deux, le trois et le sept, les « plus » et les « moins » du grec par rapport à l’hébreu. Les « questions de vocabulaire » sont traitées en deux volets selon qu’elles concernent la représentation du monde perse (la cour du roi ; les fonctionnaires et les serviteurs ; les lois et leur diffusion ; les « realia », banquets, couleurs et tissus) ou du monde juif (appellations de Dieu, dont la mention est absente du texte hébraïque ; les expressions du « particularisme juif »). Les interprétations et transformations dont a fait l’objet le livre d’Esther sont présentées de manière thématique : le nom et l’identité du roi perse sous lequel se déroule l’histoire d’Esther, variables selon les versions ; la relation d’Esther et de Mardochée, oncle-nièce ou mari-femme ; le portrait de Mardochée et de Haman ; le tirage au sort ; l’antijudaïsme et le sort réservé aux Juifs par leur adversaire ; les faits et les dates ; les lectures historiques ou eschatologiques. La réception d’Esther, abordée dans la troisième partie de l’introduction, n’a pas été sans poser problème, tant du côté juif que chrétien, qu’il s’agisse de la canonicité du livre ou de ses lectures et citations. Du côté juif, Josèphe témoigne néanmoins d’une reprise massive d’Esther au livre XI des Antiquités juives (§ 184-296)[74] ; du côté chrétien, trois citations dans le Nouveau Testament ont été relevées, mais une seule d’entre elle (en Mc 6,23) est probante. Quant aux Pères de l’Église, ils ont « soit négligé entièrement le livre, soit se sont contentés de brèves citations ou allusions », en raison de « l’incertitude sur son statut, et [de] sa supposée clarté, qui, pour Origène et Athanase par exemple, en fait un livre à réserver aux débutants, guère susceptible de recevoir une interprétation allégorique » (p. 126). L’annotation qui accompagne la traduction synoptique de LXX et de L vaut pour les deux recensions, tout en mettant en lumière ce qui est propre à l’une et à l’autre, ou au TM et à la VL. À bien des points de vue, le livre d’Esther est l’un des plus intéressants de la Bible grecque et il a été bien servi par le très beau travail de Mme Cavalier. Même si on peut le deviner (cf. p. 34, à propos de l’édition de R. Hanhart), il eût été utile de préciser sur quelle édition les textes grecs ont été traduits.

Paul-Hubert Poirier

40. Flavius Josèphe, Les Antiquités juives. Volume V : Livres X et XI. Établissement du texte, traduction et notes par Étienne Nodet. Paris, Les Éditions du Cerf, 2010, lxxxiii-166/166* p.

Avec ce cinquième volume, Étienne Nodet est parvenu à mi-chemin de son projet de réédition et de traduction des Antiquités juives de Flavius Josèphe. Lancé en 1990 avec une première version, en deux volumes, des livres I-III, cette publication vise à doter le public francophone d’une traduction récente et à jour sur le plan critique et historique, des Antiquités juives, destinée à prendre le relais de celle qui est parue de 1900 à 1926 dans les Oeuvres complètes de Flavius Josèphe de Théodore Reinach. L’intérêt de l’entreprise d’Étienne Nodet dépasse cependant largement le lectorat francophone dans la mesure où il propose un texte grec renouvelé et critique par rapport à celui de Benedikt Niese, qui demeure la référence. Les livres X et XI, qui fournissent la matière du présent volume, se situent au point de césure de la tradition manuscrite directe des Antiquités ; celle-ci se scinde en effet en deux branches, l’une correspondant aux livres I-X, l’autre, aux livres XI-XX. La première section de l’introduction, consacrée au texte des Antiquités, examine donc séparément la critique textuelle des livres X et XI. Dans chacun des cas, un stemma nouveau des principaux témoins est présenté (p. xxiv et xxxii), dans lequel figurent les manuscrits grecs de la tradition directe et indirecte (dont Eusèbe et Zonaras), la version latine du sixième siècle, l’editio princeps (Bâle, 1544) et celle de Niese. Auparavant, Nodet avait présenté le « caractère » de ces témoins (p. x-xix) et examiné la nature des sommaires figurant au début de chacun des livres des Antiquités, dans lesquels il ne faut pas voir « des tables des matières dignes de ce nom, mais des esquisses préliminaires de l’auteur, établies d’après les sources principales » (p. x). L’édition du texte grec que propose Nodet se veut une editio minor et non « une édition diplomatique fondée sur un ms. de référence ». Il en résulte un texte éclectique, « censé représenter au mieux l’archétype source de la traduction » (p. xxxii). L’apparat ne retient qu’une sélection de variantes et signale les lieux où on s’écarte de Niese.

La seconde partie de l’introduction est consacrée aux sources des livres X et XI. Ceux-ci couvrent la fin de l’époque royale et l’exil, de 702 à 538, pour le livre X, et l’époque perse, allant du retour d’exil à l’arrivée d’Alexandre le Grand, de 538 à 332, pour le livre XI. Pour chacun des livres, Nodet compare soigneusement le récit de Josèphe à ses sources et note les reprises et les écarts. Ces sources sont essentiellement la Bible, « avec quelques détails empruntés aux historiens anciens » (p. xxxiv) : 2 Rois, Ézéchiel, Jérémie et 2 Chroniques, pour le livre X, 1 Esdras, Néhémie et Esther, pour le livre XI. Les historiens grecs sont néanmoins mis à contribution, dont Hérodote et Bérose pour l’identification des rois d’Assyrie et de Babylonie, pour lesquels les sources bibliques sont quelques fois difficiles à concilier.

Si les Antiquités ne sont pas « une oeuvre de haute qualité littéraire », elles constituent cependant « une base documentaire exceptionnelle, qu’il s’agit de rendre accessible » (p. xxxiii). C’est ce qu’entend faire la traduction. Celle-ci est accompagnée d’une abondante annotation, occupant souvent plus de la moitié de la page en petits caractères. Ces notes « s’attachent particulièrement à deux points : les relations entre les Antiquités et la Bible et la situation de Josèphe dans le judaïsme » ; sont aussi signalées « quelques influences littéraires d’historiens grecs, lorsqu’elles sont évidentes, car Josèphe a beaucoup lu, et son style s’inspire souvent de ses lectures, en particulier de Thucydide » (p. xxxiii-xxxiv). On trouvera également dans les notes les parallèles de la Septante et du texte hébraïque (texte massorétique et témoins de Qumrân). Des manchettes dans la marge extérieure indiquent au fur et à mesure les sujets traités par Josèphe et les références bibliques correspondantes, comme le fait d’ailleurs l’édition de la Loeb Classical Library. Par la richesse de l’introduction et de l’annotation, et la qualité de la traduction, ce volume permet une lecture renouvelée des Antiquités juives. Souhaitons que l’éditeur et traducteur nous offre bientôt la suite[75].

Paul-Hubert Poirier

41. Grégoire de Nysse, L’âme et la résurrection. Dialogue avec sa soeur Macrine. Traduction du grec, introduction, notes critiques, index et bibliographie par Bernard Pottier. Bruxelles, Éditions Lessius (coll. « Donner raison », 30), 2011, 186 p.

Le traité de Grégoire de Nysse, intitulé L’âme et la résurrection, adopte la forme d’un dialogue de l’évêque avec sa soeur Macrine alors que celle-ci est sur le point d’affronter la mort. Considéré parfois comme un Phédon chrétien, ce dialogue, qui est tout aussi bien un discours de consolation, aurait pu être composé entre 380 et 385, donc quelques années après le décès de Macrine, survenu le 19 juillet 378. Réalité ou fiction littéraire, l’écrit constitue un véritable traité sur la vie après la mort, dans lequel la soeur de Grégoire, désignée comme « la vierge » ou « la pédagogue » (didaskalos), livre un enseignement sur la nature de l’âme avant et après la mort, et sur sa survie et sa purification, critique la thèse de la transmigration de l’âme et introduit au mystère de la résurrection chrétienne. Si Macrine y figure au premier plan, le traité porte néanmoins clairement la marque de Grégoire de Nysse, ne serait-ce que par son contenu philosophique et par la récurrence du thème de la restauration universelle ou apocatastase. L’introduction de Bernard Pottier, à qui l’on doit plusieurs travaux importants consacrés à Grégoire de Nysse[76], offre une analyse détaillée de la composition et du plan du traité, et de ses grands thèmes. L’auteur montre bien que le De anima et resurrectione doit être lu en parallèle avec d’autres oeuvres majeures du Nyssénien, comme le De hominis opificio, le Discours catéchétique et les Homélies sur l’Ecclésiaste. Ces quatre écrits se complètent l’un l’autre, en particulier sur le plan des conceptions anthropologiques. L’introduction de l’ouvrage fournit également un excellent survol de l’histoire de la recherche consacrée au De anima. À défaut de ne pouvoir encore disposer de l’édition critique d’Andreas Spira, toujours attendue dans les Gregorii Nysseni Opera, B. Pottier s’est fondé sur les éditions existantes et surtout celle de J.G. Krabinger (Leipzig, 1837), et sur des informations communiquées par A. Spira. Ce qui a permis d’accompagner la traduction de nombreuses notes critiques, dont l’interprétation est parfois difficile à faire en raison de l’absence d’un texte grec intégral. L’annotation de la traduction signale aussi les parallèles nysséniens au De anima et resurrectione, ainsi que les contributions de la recherche ancienne et récente, notamment depuis les importants travaux de Jean Daniélou. Malgré ses dimensions modestes, le traité de Grégoire de Nysse est à bien des points de vue une oeuvre importante qu’on peut lire maintenant, grâce à Bernard Pottier, dans une traduction précise, élégante et réfléchie[77].

Paul-Hubert Poirier

42. Atanasio, Lettera agli Antiocheni. Introduzione, testo, traduzione e commento a cura di Angelo Segneri. Bologna, Edizioni Dehoniane Bologna (coll. « Biblioteca patristica », 46), 2010, 208 p.

Cet ouvrage est consacré à une lettre d’Athanase d’Alexandrie aux Antiochiens, mieux connue sous le titre de Tome aux Antiochiens (CPG 2134 et 8593). Datée de 362, la lettre se veut l’émanation du synode tenu à Alexandrie en cette même année ; il s’agit du synode dit « des Confesseurs ». L’authenticité athanasienne du texte, de même que le fait qu’il s’agisse effectivement de la lettre synodale de l’assemblée d’Alexandrie de 362 continuent d’être âprement discutés par les spécialistes. Quoi qu’il en soit de ces questions, il reste que le Tome aux Antiochiens demeure le principal témoin du synode de 362, fort probablement rédigé par Athanase en accord avec les principaux protagonistes de l’événement, comme Eusèbe de Verceil et Astérios de Pétra, et adressé à une communauté ecclésiale particulièrement touchée par la crise arienne et ses soubresauts. Célébré grâce au rappel des « confesseurs » de leur exil par l’empereur Julien, le synode d’Alexandrie s’est voulu comme une main tendue à tous ceux qui, sans être des ariens intransigeants, hésitaient néanmoins à se rallier à Nicée. Il représente donc une étape importante sur la route qui mène de Nicée (325) à Constantinople (381), notamment pour la clarification des concepts d’hypostasis et d’ousia. L’ouvrage d’Angelo Signeri, qui paraît après la publication de l’édition du Tome aux Antiochiens par H.C. Brennecke (Berlin, New York, 2006), facilitera désormais l’accès à un texte capital pour l’histoire doctrinale du quatrième siècle. Une introduction étoffée rappelle tout d’abord les éléments essentiels de l’histoire de la crise arienne entre Nicée et le synode alexandrin de 362, pour ensuite évoquer les circonstances du synode, ses suites et la tradition textuelle du Tome aux Antiochiens. Suivent l’édition critique du texte et sa traduction italienne. Le texte grec est celui de Brennecke, mais avec quelques modifications indiquées dans l’apparat. Le dernier tiers de l’ouvrage est consacré à un commentaire détaillé, dont les lemmes sont tirés du texte grec. Deux index, des citations bibliques et des noms propres et termes techniques permettent de tirer le meilleur parti de l’édition et du commentaire. L’auteur s’est également efforcé de rendre compte d’une manière critique de la recherche ancienne et moderne consacrée au Tome[78], et il nous offre ainsi une belle contribution à l’histoire de la théologie du quatrième siècle. Rappelons que les lecteurs francophones trouveront une traduction dans leur langue du Tome aux Antiochiens dans le premier volume de l’Histoire des conciles oecuméniques (Paris, Éditions de l’Orante, 1963, p. 269-275).

Paul-Hubert Poirier