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Parmi les théologies qui ont été élaborées au cours du vingtième siècle, la théologie politique de Johann Baptist Metz a donné lieu à beaucoup de débats au moment même où le concile Vatican II venait de rappeler l’importance du monde aux yeux de la foi. L’histoire et la société devenaient plus que jamais des lieux théologiques nécessitant le diagnostic clairvoyant du théologien conscient de sa responsabilité sociale. Les mutations accélérées qui caractérisent l’entrée dans la postmodernité[1] (époque où aucun discours ne peut s’imposer comme valable universellement) poussaient encore plus loin l’investigation pour ancrer la théologie dans le monde réel, porteur de souffrance et d’espérance, en déployant une distance critique à l’égard des évidences culturelles et sociales. Un théologien comme Metz a contribué à penser la théologie comme une réflexion incarnée au service de l’émancipation des sujets. Les écrits du théologien allemand ont donné lieu à beaucoup de passions et de réactions dans la période postconciliaire se caractérisant en outre par un grand souci d’engagement de la part des chrétiens. En s’approchant de la fin du siècle passé, la vague passionnée s’est calmée et la théologie politique fut revisitée par des auteurs en quête d’une nouvelle articulation entre la foi et le monde postmoderne. Après avoir retracé brièvement les années qui ont suivi directement la diffusion du projet théologique de Metz, il s’agira de présenter la réception actuelle de la « nouvelle théologie politique ». Nous allons rendre compte de la façon dont la pensée de Metz a été évaluée par des théologiens contemporains particulièrement soucieux de la pertinence politique de la foi chrétienne. Nous limiterons notre périmètre aux auteurs que sont J. Milbank, H.-J. Gagey et J.-L. Souletie, L. Boeve, pour ouvrir ensuite quelques perspectives de recherche. Nous pensons que l’analyse de l’écho de la pensée de Metz chez d’autres promeut une réflexion fondamentale en théologie. De ce fait, nous cherchons à tenir ensemble une approche descriptive de la réception et les questions qui en résultent sur un plan systématique.

I. Premières réactions à la théologie politique

L’expression « théologie politique », dans les années 1960 et 1970, était souvent une étiquette qui recouvrait une politisation de la foi. Elle allait de pair avec des aspirations de gauche, généralement révolutionnaires ou anarchistes[2]. Alors qu’une certaine théologie politique avait été au service de politiques conservatrices[3], la nouvelle théologie politique risquait de donner lieu à un alignement sur le mouvement gauchiste, bien que quelqu’un comme J.B. Metz n’ait jamais encouragé la politisation de la foi[4]. Cette nouvelle théologie davantage tournée vers le monde survient au moment même où l’Église perd une partie de son influence sociale. « C’est comme si au moment où l’Église devient toujours plus marginale dans la société d’aujourd’hui, elle prenait une conscience de plus en plus vive de sa responsabilité historique à l’égard de l’homme et de la transformation de la société[5] ». Marcel Xhaufflaire, qui a fait connaître la pensée de Metz dans les pays francophones, fait état des premières réactions aux thèses de Metz : « Et déjà, un peu partout, on entend parler de prédication politique, de catéchèse politique, de liturgie politique, de communauté politique. Si la théologie de J.B. Metz laisse peu de monde indifférent, c’est qu’elle correspond à un besoin actuel. De quel besoin s’agit-il ? À première vue, on pourrait faire allusion au besoin des chrétiens engagés dans une action politique progressiste d’avoir à leur disposition la théorie théologique de leur type d’engagement[6] ». Cette époque est donc marquée par un engouement pour le combat politique et les chrétiens sont en quête d’une théologie venant justifier leur engagement dans la lutte sociale. Plus fondamentalement, la théologie politique est l’expression d’un désir de dialogue authentique entre l’Église et le monde moderne. Dans ce but, la théologie de Metz cherche, à partir de l’eschatologie, à souligner la dimension politique et sociale du christianisme. Cependant, cet auteur ne procure pas une théologie politique directement applicable sur le terrain et se garde bien de légitimer une théorie de la société ou un programme politique déterminé. Beaucoup lui ont reproché le caractère trop abstrait de son discours théologique, ce dernier n’offrant pas les médiations entre la théorie et la pratique[7]. Certains auteurs ont d’ailleurs dénoncé chez Metz le peu de connaissance quant à la complexité du politique, tout comme le manque d’articulation entre théorie et praxis[8]. Ce manque de réalisme était également une critique de la part des théologiens de la libération. Sur la base de la philosophie marxiste, ceux-ci ont reproché à Metz sa trop grande abstraction du fait d’un manque d’insertion dans la réalité sociale et économique[9]. Toutefois, il ne faut pas oublier que la théologie de la libération, bien qu’historiquement liée au continent latino-américain, est née de la théologie et de la philosophie européennes. Elle est même en partie redevable de la pensée de J.B. Metz, ainsi que l’a fait remarquer J. Rollet : « Des auteurs tels que Gutiérrez, Boff, Segundo, Assmann doivent beaucoup à Metz et Moltmann en théologie, à la tradition marxiste en philosophie[10] ». La rencontre entre théologie politique et théologie de la libération était aussi une rencontre entre des mondes culturels différents. En effet, le contexte de la théologie politique est celui de la culture moderne issue des Lumières, culture marquée par la sécularisation et la subjectivité de l’individu émancipé. Le contexte d’émergence de la théologie de la libération est bien différent puisqu’il s’agit d’un monde où règne l’oppression sociale et dans lequel un grand nombre de personnes sont dépouillées de leurs droits les plus élémentaires. L’interlocuteur de la théologie de la libération n’est pas l’homme émancipé mais celui que Gutiérrez appelle la « non-personne », dénomination appliquée aux hommes et aux femmes qui ne sont pas considérés comme des êtres humains par l’ordre social, à savoir les classes exploitées, les races marginalisées ou encore les cultures méprisées[11]. La théologie politique souligne l’universalité de la sécularisation et la privatisation de la foi. Or, si cela caractérise les sociétés industrialisées, c’est loin d’être évident dans les autres sociétés, en particulier en Amérique latine. Au contact des théologiens latino-américains, la théologie politique a évolué en prenant davantage en considération les différences culturelles et sociales. Comme le souligne Gutiérrez, elle a été « amenée à préciser et à nuancer ses positions. Qui plus est, bien qu’elle soit conditionnée par le milieu politique et culturel dans lequel elle surgit, elle sait s’ouvrir à de nouvelles perspectives en prenant en compte des exigences venant d’autres horizons[12] ». Si dans un premier temps, Metz a provoqué des polémiques auprès de chrétiens très soucieux d’effectivité pratique, en particulier les théologiens de la libération, il faut souligner qu’il a su nuancer ses affirmations et qu’il a pris en compte les critiques qui lui ont été adressées. C’est ainsi, par exemple, que Metz a développé l’idée du peuple comme sujet actif de l’histoire[13]. Alors qu’au départ il se focalisait surtout sur la personne comme sujet, Metz a progressivement aussi donné une place au sujet collectif qu’est le peuple. Néanmoins, il faut bien reconnaître que dans l’état actuel des choses, le sujet historique qui portait les théologies de la libération s’est progressivement dissous. En effet, les opprimés ne sont plus mobilisés par une utopie sociale, laquelle semble aujourd’hui relever davantage de la rhétorique que de la pratique. Dans les pays industrialisés, les théologies politiques n’ont jamais bénéficié d’un soutien populaire et sont restées à l’état de programme[14].

II. Réception contemporaine de la théologie politique

1. J. Milbank et la Radical Orthodoxy

Depuis les années 1990, un nouveau courant théologique animé par des théologiens anglo-saxons s’est formé autour de la personnalité du théologien britannique anglican John Milbank. Ce mouvement, réuni sous l’appellation de Radical Orthodoxy prône une théologie politique « post-libérale », c’est-à-dire une théologie qui dépasse les étroitesses de la société libérale et plus largement de la modernité. Milbank expose ses thèses fondamentales dans un ouvrage capital : Theology as Social Theory : Beyond Secular Reason[15]. D’après l’auteur, la théologie est par elle-même une théorie sur la société, même si elle a eu une fâcheuse tendance à se laisser dominer par d’autres discours façonnés par la modernité. Un cheval de bataille de la Radical Orthodoxy consiste à dénoncer le fait que la théologie se soit appauvrie en se mettant au service des sciences sociales et de la vision moderne du politique, celui-ci se voulant autonome par rapport à toute évaluation théologique. Contre cette évolution, Milbank veut réhabiliter le discours théologique comme discours social.

Dans Theology as Social Theory, Milbank se lance dans une étude critique de la théologie politique et de la théologie de la libération, en questionnant les présupposés de ces courants théologiques[16]. Il vise de manière explicite les travaux de J.B. Metz, dans le chapitre où il traite des implications politiques du surnaturel[17]. Toutefois, il discute plus généralement la « théologie politique » qu’il situe dans le sillage des options théologiques de Karl Rahner. C’est pourquoi, avant de nous attarder sur les références explicites à Metz, il nous faut faire mention du débat autour de Rahner. La théologie politique de Metz trouve en effet une partie de son inspiration chez ce dernier dont il a été l’assistant. Or, Milbank refuse la façon dont Rahner comprend la relation entre la nature et la grâce au motif que le théologien allemand opère une « naturalisation »du surnaturel. Milbank se positionne dans le débat au sujet de l’« intégralisme », notion théologique visant à rendre compte du fait que la nature n’est pas une réalité indépendante de Dieu. La grâce est dès le départ active au sein de la nature, elle n’est jamais simplement juxtaposée. À partir de sa vision de l’« intégralisme », Rahner suggère un christianisme agissant dans le monde de façon implicite (idée du christianisme anonyme). En raison de sa méthode transcendantale, il aboutit à une universalisation de la doctrine de la grâce faisant que chaque personne, croyante ou non, est attirée par la grâce divine. Le sujet est donc envisagé en tant qu’il est structurellement capable de Dieu. Les théologiens de cette tendance posent le monde comme une réalité autonome distincte de la théologie et de l’Église. Par conséquent, le politique est un domaine posé hors de l’Église comme s’il n’entretenait aucune relation avec elle. La version rahnérienne de l’intégralisme fait du social le lieu du salut en baptisant dialectiquement la société profane. De ce fait, selon Milbank, le contenu du salut tend à être réduit à une libération sociale de type marxiste[18]. De plus, la vision anthropocentrique accompagnant l’idée de sujet transcendantal est très individualiste. Metz, aussi bien que les théologiens de la libération, sont héritiers de cette conception, ce qui n’est pas sans surprendre pour des théologiens qui se veulent « politique ». En fait, ils ont tout simplement baptisé une éthique universelle individualiste, s’appuyant sur le souci personnel d’aimer son prochain[19].

À l’opposé, Milbank se situe dans la ligne d’auteurs qui comprennent l’« intégralisme » comme une « surnaturalisation » du naturel. Pour des théologiens tels qu’H. de Lubac et H.U. von Balthasar, la nature est transformée par la grâce par la continuité qui existe entre l’action humaine et la grâce surnaturelle. Le désir naturel de Dieu est le signe de la grâce qui vient agir en l’homme à l’intérieur des circonstances historiques. Le salut ne s’offre donc pas sur le plan d’une universalité abstraite mais au coeur de l’histoire. La foi n’est pas une idée ou un impératif moral mais bien plutôt une participation à la révélation qui se donne dans notre histoire.

Milbank salue néanmoins l’effort de la théologie politique allemande pour son insistance en vue d’offrir une contribution spécifique de la théologie à la réflexion politique. Cette volonté est due aux critiques des disciples de Metz, en particulier de la part de Marcel Xhaufflaire[20]. Ce dernier, accompagné par d’autres élèves de Metz, a soulevé le trop grand souci de préserver une autonomie subjective qui laisse dominer le libéralisme moderne dont le seul intérêt réside dans la capacité de choisir. Une extension de l’autonomie individuelle conduit à une instrumentalisation des relations avec la nature et avec les autres, du fait qu’on se sert du marché et de la bureaucratie pour satisfaire les libertés individuelles. Marcel Xhaufflaire et Michael Theunissen ont soutenu à juste titre, écrit Milbank, que la liberté se réalisait au sein d’une communauté dans laquelle les intérêts individuels doivent rencontrer les objectifs communs[21]. Autrement dit, la théologie politique de Metz devait mieux entendre la réflexion hégélienne sur la Sittlichkeit, et montrer un ancrage plus collectif de la foi. Par rapport à cela, Milbank affirme clairement : « Les idées de Xhaufflaire et Theunissen ont, toutefois, été dans la bonne direction. Elles semblent avoir été acceptées par Metz dans son travail postérieur[22] ». En effet, ajoute le théologien anglican, Metz, dans son ouvrage La foi dans l’histoire et la société[23], développe l’idée d’une liberté qui dépend d’une communauté chargée de faire mémoire d’un passé pour anticiper la communauté idéale de justice et de solidarité[24].

Milbank relève aussi avec intérêt les développements ultérieurs de Metz au sujet de la notion de mémoire[25]. En voulant penser la communauté idéale, Metz ne se satisfait pas d’une vision formelle telle que Habermas l’envisage (communauté comme lieu d’une situation idéale de communication), et réclame une approche plus substantielle en se référant à la pensée de la mémoire du philosophe Walter Benjamin. En faisant appel au souvenir des victimes de l’histoire, en faisant mémoire de ces innocents, Metz remet au centre l’importance du passé pour nourrir la réflexion théologique sur la société. Toutefois, selon Milbank, la memoria passionis ne devrait pas se limiter aux faits malheureux de l’histoire mais également inclure les faits plus heureux, à commencer par la victoire du Christ. Metz n’insiste pas suffisamment sur cet aspect de la rédemption, tout comme il laisse de côté les saints de l’histoire chrétienne. Il serait donc possible d’avoir un apport plus substantiel encore sur base de la notion de memoria. Metz articule celle-ci à une éthique de la responsabilité (et la reconnaissance de la faute), mais il ne montre pas assez en quoi l’Église apporte une pratique spécifique de la responsabilité et une attitude propre par rapport à la faute. Il laisse la pratique au monde profane tel qu’il est façonné par la raison pratique des Lumières. « Il essaie en réalité de montrer que la mémoire de l’innocent mort, de même que la culpabilité et la souffrance, appartiennent aux fondations rationnelles universelles d’un sens de la justice[26] ». Mais il ne faut pas oublier ce que la tradition chrétienne apporte de spécifique à travers sa vision d’une rédemption grâce au Christ. « La memoria passionis trouve son contexte également dans la mémoire des actes et des paroles du Christ[27] ».

Pour les tenants de la Radical Orthodoxy, la théologie politique de Metz demeure captive de la modernité, et plus particulièrement de l’organisation moderne de l’État[28]. Metz ne remet jamais en question la légitimité de l’État-nation mais tente de situer les chrétiens à l’intérieur de cette configuration sociopolitique. Or, l’État-nation se fonde sur le monopole de la violence qui vise à gérer une réalité conflictuelle considérée comme originaire (à la façon de Hobbes). À l’ontologie de la violence qui sous-tend les philosophies morales et politiques modernes, Milbank oppose radicalement une ontologie de la paix fondée sur la Trinité qui exprime l’harmonie entre les différences[29]. Une théologie chrétienne ne peut donc jamais donner la première place à la violence du monde. Or, il faut résister à cette logique de violence par une pratique sociale de l’agapè. Milbank propose donc aux chrétiens de mettre sur pied une « contre-éthique » et un « contre-royaume », sur base de pratiques rituelles, narratives et sociales[30]. Bien qu’il ne parle pas explicitement de Metz sur ce point, il nous semble que celui-ci est jugé trop faible par Milbank pour organiser une telle communauté chrétienne en opposition avec l’État moderne. Metz fait de l’Église une des composantes parmi d’autres de la société civile, excluant de ce fait le discours théologique du domaine politique. Milbank est quant à lui en faveur d’un discours théologique englobant toute réalité politique pour dépasser les impasses venant du libéralisme et du capitalisme. Pour aller dans cette direction, il faut retrouver les pratiques spécifiques du christianisme et en dégager les effets politiques. L’Église est davantage qu’une institution de critique sociale (qui reste l’optique première de Metz) dans la mesure où elle s’offre comme un corps politique. Dans le sillage de Milbank, W. Cavanaugh dénonce la trop faible ecclésiologie de la théologie politique de Metz. En effet, cela revient à penser l’Église comme étant uniquement « l’âme du monde », comme chez J. Maritain[31]. Or, en théologie chrétienne, l’âme ne peut être pensée sans un corps. Par conséquent, l’action ecclésiale ne peut jamais se limiter à une influence au niveau des consciences personnelles, mais il faut aussi mettre en évidence les effets politiques des pratiques d’une communauté particulière comme l’Église[32]. En voulant sauver la religion d’un point de vue sociologique, on l’a malheureusement vidée de tout contenu pratique concret. Selon Milbank, une juste théologie de la grâce implique une accentuation de l’Église comme lieu de la société juste et une suspicion envers les organisations politiques qui se fondent sur la coercition. Cette théologie appelle une ecclésiologie qui pense le corps ecclésial comme étant une nouvelle société (« a new civitas[33] »).

2. Appréciation critique de H.-J. Gagey et J.-L. Souletie

Ces dernières années, deux théologiens français — Henri-Jérôme Gagey et Jean-Louis Souletie — réfléchissent à l’actualisation de la théologie politique, avec une attention particulière au contexte de leur pays[34]. Ils soulignent que la théologie politique pensée par des auteurs comme Metz demeure limitée à une fonction de résistance-critique. Ajoutant plus globalement que « cette limitation de la théologie politique à une fonction critique est une constante de la réflexion catholique […][35] ». Metz lui-même n’a pas réussi à dépasser ce stade critique. Le théologien allemand a parfaitement montré qu’une théologie responsable devait se préoccuper de son incidence sur l’histoire et la société, la foi ayant une dimension sociale et politique incontestable. L’eschatologie implique une vision historique du salut, bien que tout projet humain demeure suspendu à la « réserve eschatologique ». Par conséquent, la foi suppose une relation à la fois critique et dialectique avec la société. Cependant, si Metz a bien introduit cette approche dans sa théologie, il ne pense pas vraiment « l’efficacité propre à la foi sur le terrain du politique[36] ». Autrement dit, la théologie de Metz constitue plus une éthique chrétienne de l’engagement qu’une théologie de la pratique chrétienne dans l’espace public. En cela, elle se situe dans la ligne de la philosophie politique de Maritain. Dans L’humanisme intégral, Maritain distingue nettement le niveau spirituel où le chrétien doit agir en tant que chrétien et le niveau temporel où le chrétien doit agir comme tout homme. En conséquence, le christianisme agit dans le domaine social par la médiation de la conscience personnelle, sans plus. La foi intervient comme motivation d’un agir sécularisé au sein d’une société pluraliste. L’influence de l’Église comme corps politique n’est pas envisagée. Gagey souligne deux limites essentielles au projet de Metz. D’abord, le fait que le mouvement social de libération soit vu comme l’allié naturel auquel il faut se joindre. Les croyants sont invités à se joindre au combat pour la justice et la libération. Dans cette perspective, la foi n’apporte aucune ressource propre, elle existe seulement comme motivation. « La foi pousse à l’engagement, elle ne l’alimente pas[37] ». La seconde limite de Metz est de croire que la foi est une réalité largement présente dans la société qu’il suffirait d’activer pour soutenir le progrès social de la collectivité. Un tel présupposé ne colle pas à la situation de la foi dans le monde contemporain. En effet, « le “facteur foi” ne peut plus être considéré comme acquis, mais doit faire l’objet d’une proposition résolue[38] ».

Gagey et Souletie mettent en évidence une impuissance politique des théologies politiques. Il est vrai que les théologiens politiques européens comme Metz ou Moltmann ne se sont pas tellement préoccupés des conditions de réalisation de leur projet théologique[39]. Metz, ne prenant jamais en compte le caractère polémique et complexe du politique, en reste à une vision abstraite. En effet, il passe à côté de la pluralité culturelle et des rapports de force présents dans la vie politique. Le politique n’est jamais une zone unifiée dans la mesure où il repose sur des équilibres précaires entre les intérêts en présence et les groupes en conflit. Par conséquent, comme l’affirment Gagey et Souletie, Metz n’offre pas une théologie du politique mais une éthique de l’engagement[40]. Metz veut être un promoteur, dans le contexte d’une société apathique, du croyant comme sujet engagé et solidaire. Cependant, il accorde peu de place aux pratiques chrétiennes susceptibles de construire un tel sujet. Le projet de Metz apparaît de ce fait comme insuffisamment théologique[41].

Le projet de théologie politique de Metz doit être repris en dépassant les limites dénoncées. De plus, ce projet doit aujourd’hui dégager les ressources propres à la foi chrétienne pour promouvoir de nouveaux arts de vivre ensemble[42]. La tradition chrétienne dispose d’un potentiel propre à créer des espaces de solidarité et de fraternité, dans lesquels les différences ne sont pas perçues comme des dangers mais comme des richesses à partager. « Le défi qui demeure entier pour le christianisme est […] de réussir à penser comment la foi peut devenir une puissance de proposition et d’invention sans pour autant que les Églises se confondent avec le politique ni qu’elles se cantonnent évidemment dans la sphère privée[43] ». Si elles veulent contribuer de façon originale au vivre-ensemble, les Églises doivent résister aux mouvements de privatisation qui se dressent derrière le concept ambigu de sécularisation. À la suite du sociologue américain Casanova, Gagey et Souletie insistent pour montrer la faisabilité d’une « déprivatisation » des religions[44]. En effet, la sécularisation, si elle implique à juste titre l’impossible fusion entre la sphère politique et la sphère religieuse, ne signifie aucunement l’exclusion définitive des Églises et des religions de l’espace public. « Il faut encore faire un pas de plus et penser les ressources de la foi pour contribuer à la “reconstruction” d’un nouvel art de vivre ensemble, qui, débordant le cadre restreint de l’exercice d’une “résistance critique”, ouvre sur la perspective plus ample d’une contribution à l’“invention” de la société[45] ». La société actuelle subit de nombreuses transformations, notamment la globalisation. De nombreuses difficultés sociales et politiques ont aujourd’hui une portée mondiale. Parallèlement, on insiste de plus en plus sur les particularités culturelles et religieuses. Dans un tel contexte, de plus en plus complexe, il devient urgent de mobiliser les ressources propres au christianisme en vue d’élaborer des modes de vie collective porteurs d’un avenir durable. Dans cette perspective, Gagey et Souletie rejoignent la proposition de Cavanaugh de voir dans la liturgie ecclésiale un lieu où se construisent des sujets politiques. Ainsi, l’eucharistie, le baptême et l’oraison peuvent être compris comme des actes politiques[46]. On ne peut donc pas simplement passer de la foi à l’éthique, sans faire le détour par les ressources propres de la foi telles que celles offertes par la liturgie. Bien qu’ils soient en faveur de cette proposition de Cavanaugh, les deux théologiens français se démarquent de la politique théologique du « contre la modernité » affichée par les partisans de la Radical Orthodoxy. Ce courant reste trop dans une optique de la résistance critique, « plus proche qu’on ne pourrait s’y attendre du paradigme mystico-prophétique mis en oeuvre par la revue théologique Concilium[47] ».

3. La relecture postmoderne par L. Boeve

Le théologien louvaniste Lieven Boeve a entrepris une tentative de recontextualisation de la théologie politique de Metz, dans le cadre d’un dialogue avec la pensée postmoderne[48]. Metz évalue la postmodernité de façon radicale en la décrivant comme une culture de la superficialité, du relativisme et de l’esthétisme apolitique[49]. Le théologien allemand insiste aussi beaucoup sur la culture de l’oubli qui évacue du champ de l’histoire la mémoire et les traces de la souffrance. Boeve considère que Metz est parfois trop critique à l’égard de notre société. Néanmoins, il rejoint les insistances de ce dernier pour une interprétation chrétienne du temps et une praxis de la venue de Dieu[50]. Toutefois, il défend le fait que le père de la théologie politique ne soit pas encore entré en discussion avec les penseurs postmodernes. Metz est en effet resté au stade de la modernité finissante sans vraiment entrer dans le contexte de la postmodernité. Celle-ci se caractérise par la fin des grands récits explicatifs du monde et par une nouvelle forme de conscience critique pour laquelle la particularité est radicale et la pluralité insurmontable. De ce fait, il n’y a plus de méta-récit universel et aucune vision du monde ne peut être absolutisée. Les méta-récits sont en effet rejetés en raison de leurs prétentions universelle et cognitive. Ces récits se heurtent à l’irréductible altérité présente en notre monde. « Le postmoderne, de façon consciente, décrit son monde comme pluriel. Il ne se lamente pas sur la perte d’une vue unifiante, mais au contraire, voit dans la multiplicité des types de rationalité, des modèles d’action et des modes de vie, des occasions plus larges pour la liberté[51] ».

Metz demeure un partenaire critique de la modernité et du projet d’émancipation universel des penseurs néomarxistes de l’École de Francfort. Cette école continue à être l’interlocuteur privilégié du théologien, notamment à travers la pensée de Habermas. Toutefois, Boeve fait observer que les penseurs comme Habermas, attachés à l’universalité de la raison, restent encore situés dans le cadre de la modernité finissante. Metz, pour sa part, critique les postmodernes, leur reprochant surtout de soumettre le sujet aux formes du langage et de ratifier la disparition de Dieu qui entraîne avec elle la mort de l’homme. Pour Metz, en effet, le sujet n’advient pas d’abord dans le langage mais précisément au travers de la souffrance. Boeve fait remarquer que le jugement sévère du théologien allemand ne peut pas être généralisé. Preuve en est la réflexion d’un philosophe postmoderne français : Jean-François Lyotard, pour qui le drame d’Auschwitz constitue un point de départ de son analyse[52]. Ce faisant, Lyotard intègre la situation des perdants et des souffrants dans sa philosophie[53]. Boeve se démarque tant des penseurs de la modernité finissante (comme Habermas et Metz) qui promeuvent un discours universaliste axé sur l’émancipation et le progrès que des néoconservateurs (comme J. Ratzinger) qui prônent un retour à une pensée unifiée prémoderne. Le contexte postmoderne nous oblige à passer des récits fermés (master stories) qui prétendent à l’hégémonie du vrai à des récits ouverts (open stories) qui se laissent interpeller par l’autre. Comme théologien postmoderne, Boeve tient à respecter l’altérité de l’autre, ses attentes, ses questions, en élaborant un « récit chrétien ouvert » qui évite toute absolutisation d’une vision particulière[54].

Même s’il dénonce le caractère insuffisant de la philosophie de Habermas face au défi de la conscience postmoderne, Boeve rejoint certaines critiques adressées par le philosophe de Francfort à l’égard de la théologie politique de Metz[55]. Pour Habermas, Metz ne distingue pas assez entre la philosophie et la théologie, oubliant l’athéisme méthodologique de la philosophie. Il ne prend pas non plus suffisamment en compte le fait que le christianisme est en position minoritaire et que la communauté chrétienne n’est qu’une communauté d’interprétation parmi d’autres. Habermas pense aussi que Metz est trop réducteur en ne soulignant pas le potentiel anamnétique et narratif de la raison. Or, la philosophie ne peut en aucun cas laisser ces dimensions aux seules mains de la théologie dans la mesure où la mémoire et le récit font également partie de la réflexion rationnelle.

Dans sa propre élaboration théologique, Boeve reprend donc un certain nombre d’intuitions de Metz qu’il tente de déployer et de contextualiser en fonction du monde postmoderne. Dans ce travail de réappropriation, Boeve a notamment élaboré une théologie de l’interruption animée par la conscience apocalyptique. Il reprend ainsi chez Metz la définition de la religion comme interruption. Partant du constat du déficit de transmission de la tradition chrétienne, comme de la fin des grands récits, Boeve souligne que nous devenons plus conscients de nos limites et de la présence d’autres qui ne pensent pas comme nous. Nous sommes aujourd’hui très sensibles à la pluralité des discours. Dès lors, les chrétiens doivent prendre au sérieux leur propre identité, ce qui empêche le relativisme, tout en respectant les autres convictions. Il en résulte que la rencontre avec l’autre, le différent, provoque une interruption de nos discours religieux. Le récit chrétien se présente comme récit ouvert dans la mesure où il se laisse interrompre par l’autre, y compris par Dieu. Déjà dans la Bible, Dieu intervient pour interrompre l’esclavage et l’idolâtrie. Des événements comme l’exode ou la résurrection sont des interruptions au coeur du récit religieux. Aux yeux de Boeve, l’interruption est une catégorie théologique qui prend corps dans la résurrection de Jésus. La foi chrétienne, comme Metz l’a bien souligné, interrompt tout discours en faveur des vainqueurs. Boeve va plus loin en estimant que la théologie de l’interruption implique une herméneutique de la contingence, c’est-à-dire une mise en évidence du caractère situé et limité de tout discours théologique[56]. La relativisation du discours chrétien permet à l’autre de ne pas se voir exclu du discours.

Enfin, Boeve considère, dans le sillage de Metz, que l’apocalyptique est une ressource théologique indispensable pour interrompre la perception moderne du temps. Nous baignons aujourd’hui dans une vision cyclique du temps d’après laquelle le temps coule sans qu’on ne s’attarde sur les événements concrets qui se déroulent dans l’histoire (les conflits, les souffrances, etc.). Cela signifie qu’on vit dans une culture de l’oubli et de l’amnésie. Or, la théologie doit venir interrompre cette atmosphère intemporelle, notamment en valorisant la dimension apocalyptique de la tradition chrétienne[57]. Le monde contemporain est animé par une vision continue du temps. Les choses s’enchaînent les unes aux autres sans interruption. Or, l’apocalyptique, si elle surgit en période de crise, révèle aussi que le temps est discontinu. En effet, Dieu peut interrompre le temps à tout instant. Boeve signale que nous sommes actuellement confrontés à un paradoxe étonnant. En effet, au moment même où la conscience apocalyptique a été enlevée de la tradition chrétienne, un sentiment apocalyptique a surgi dans notre monde postmoderne. Ce sentiment traduit une certaine appréhension à l’égard des risques de destruction de l’humanité et du monde (guerres, maladies, réchauffement climatique, nouvelles technologies). Le cinéma se fait le révélateur de cette angoisse quant à l’avenir du monde. Généralement, le sentiment apocalyptique exprime la conscience que nous ne maîtrisons plus des choses que nous avons créées. Il existe une sensation d’insécurité et d’incertitude dans un monde qui ne trouve plus son unité dans les grands récits traditionnels. Pour la foi chrétienne, l’apocalyptique n’est pas de l’ordre du mythe mais bien plutôt, explique Boeve, « un cri de peur et d’espérance confiante en Dieu ». L’apocalypse n’est pas seulement un symbole de catastrophe, c’est surtout une perspective de révélation. L’apocalyptique signifie que le temps est soumis à Dieu, qui peut l’interrompre à tout moment. La perspective apocalyptique part de la souffrance et des victimes, de façon à révéler les manques de justice au sein de l’histoire. Théologiquement, l’apocalyptique n’implique pas une fuite du monde, un désir d’évasion, mais au contraire une prise au sérieux de l’ici et maintenant. Le temps est compris comme discontinuité et, par conséquent, comme histoire. Les crises et les injustices peuvent ainsi être considérées pour elles-mêmes et non plus envisagées comme des étapes d’un processus évolutif continu. L’accentuation de l’attente de Dieu ne conduit pas à la paralysie mais, au contraire, à un engagement plus fort dans la praxis. L’apocalyptique empêche en effet de faire du croyant un spectateur désengagé dans la mesure où elle le provoque à agir sans attendre.

Conclusion

Alors qu’on aurait pu croire que la théologie politique avait vécu au même titre que le militantisme de la seconde moitié du vingtième siècle, on est en droit de se reprendre pour reconnaître l’actualité d’une théologie en prise avec les mutations sociales de notre temps, et en particulier le retour de la préoccupation religieuse dans la sphère publique. La théologie de Metz a joué un rôle majeur dans la prise en compte du monde au sein de la théologie. Elle a nourri de nombreux théologiens, en particulier ceux qui ont promu la théologie de la libération. La réception s’est faite dans le cadre d’un débat et de questions posées à ce théologien allemand. Il a lui-même évolué dans sa réflexion sur base des critiques qui lui étaient adressées, notamment de la part de théologiens de la libération[58]. Actuellement, le débat se fait sur le registre de la pensée postmoderne, dans sa version radicale (J. Milbank), comme dans sa version plurielle (L. Boeve), sans oublier la préoccupation pastorale de Gagey et Souletie. Il ne nous semble pas que Metz soit prisonnier de la modernité finissante et de ses logiques destructrices. Au contraire, il y a chez lui un potentiel de résistance dans le droit fil des prophètes bibliques, qui s’accompagne d’une sympathie critique par rapport à la modernité. Metz a une attitude plus mesurée face aux apports positifs et aux dérives de l’État moderne, alors que Milbank se cabre dans une attitude pessimiste de rejet. D’un autre côté, dire que Metz ne serait pas encore entré en postmodernité en reconnaissant la pluralité des discours nous semble juste. Boeve a donc raison en disant que Metz conserve l’idée d’une émancipation universelle alors que c’est la fin des grands récits. Nous pensons que Metz, en tant que croyant, garde nécessairement une visée universelle du message chrétien et l’explicite comme discours fondateur. Ceci ne signifie pas pour autant que le discours metzien soit fermé, simplement il attend une mise en question de la part des autres. Avec son idée d’interruption, Metz est conscient du danger de s’enfermer dans une pensée systématique détachée de l’histoire concrète du monde. Le souci attentif aux événements de l’histoire humaine et le sentiment d’urgence lié à l’apocalyptique ont pour but de susciter une pensée vigilante face aux défis contemporains. La banalité est une maladie qui peut corrompre le sens critique et prophétique de la foi. Metz voit à juste titre dans la postmodernité une pente vers la banalité et l’indifférence, si bien qu’il réagit avec vigueur. Il s’attaque souvent à la vision du temps qui s’est diffusée dans notre monde moderne, laquelle laisse l’histoire se vivre comme un continuum indifférencié. Boeve a donc raison de rappeler avec Metz que le temps n’est pas une réalité continue et répétitive. L’herméneutique de l’urgence et du danger, propre à la théologie metzienne, est une ressource indispensable pour la réflexion théologique.

La foi comme mémoire s’inscrit dans la société, dans notre histoire et nos récits. Mais quelle devrait être la pratique qui en découle ? Les auteurs abordés ont souvent dénoncé le caractère abstrait de la théologie de Metz et de son manque d’articulation avec la praxis. En cela, la théologie de la libération a sans doute été plus loin dans l’insertion d’une théologie au coeur de l’histoire et la société. Néanmoins, ces théologies restent trop faibles quant à une promotion du politique qui ferait appel à des ressources du christianisme. Gagey et Souletie ont à juste titre montré que la théologie de Metz, sur ce plan, en restait à l’état de projet, de programme, d’intuition. Néanmoins, on peut s’interroger sur la distance que met Metz entre le discours sur Dieu qui est sa tâche première (une théologie fondamentale pratique) et la complexité des rapports de forces au coeur du politique. Le théologique doit sans doute se garder de vouloir jouer un rôle trop marqué sur le plan politique. Ne risque-t-on pas sinon de retomber dans la confusion entre ces plans ? Dès le début de son oeuvre, le théologien allemand a pris ses précautions en utilisant le concept de « réserve eschatologique », disant par là l’inadéquation entre tout programme politique (même sur base théologique) et le salut qui s’offre sous le signe de la grâce (le royaume). Il importe évidemment que la théologie ne soit pas complice d’une idéologie qui empêche de voir la réalité en vérité (les injustices, les souffrances, etc.). Mais il convient aussi de rappeler que la théologie est d’abord un discours sur Dieu et non un discours sur la société, sachant que l’objet théologique excède notre compréhension. En ce sens, il faut conserver l’idée d’une distance de précaution entre la théologie et les questions politiques. Ceci n’interdit pas de réfléchir, comme le font Gagey et Souletie, aux ressources de la tradition chrétienne pour former des croyants qui soient de vrais sujets « politiques », c’est-à-dire qui prennent au sérieux leur responsabilité publique avec un sens aigu du bien commun.

Le christianisme doit selon nous montrer concrètement sa contribution au vivre-ensemble, en mettant en évidence sa manière propre de concevoir la vie en société. Il y a à ce niveau un vaste chantier à parcourir et à travailler. Il est important de faire un travail de discernement en fonction de la mémoire chrétienne, mais il faut aller plus loin et signifier concrètement la vision chrétienne du « politique » et du rapport à ce dernier[59]. Sans en rester à un plan purement théorique, on peut se demander quel genre de communauté les chrétiens sont appelés à être pour donner un témoignage au monde. Si la particularité et l’altérité font à présent partie de la condition postmoderne, les chrétiens ont un rôle à jouer en proposant un style de vie marqué par leurs convictions. Immédiatement, on rencontre ici de fameux obstacles. D’abord, une pensée théologique enracinée dans la singularité d’une tradition risque de s’isoler du reste du monde et de ne plus honorer la vocation universelle du christianisme. D’autre part, la création d’une communauté visible et imprégnée de l’Évangile se heurte aux processus isolationnistes de l’individualisme ambiant. Certains seraient tentés de soutenir une vision élitiste en se focalisant sur la communauté des bons chrétiens mais cela ne répond pas vraiment à la dynamique de salut racontée dans les Évangiles[60]. J. Milbank, de même que S. Hauerwas, veulent faire de l’Église une « communauté de contraste » par rapport à la société postmoderne[61]. Il y a là quelque chose de séduisant à une époque d’indifférenciation rampante. Montrer sa spécificité, sa différence est en effet à l’ordre du jour. Comment l’Église peut-elle affirmer sa différence dans la postmodernité ? Faut-il imaginer une société alternative, une polis chrétienne ? Pour ces auteurs anglo-saxons, on aurait moins besoin d’une théologie politique que d’une politique théologique. Mais cette politique ne conduit-elle pas à isoler la communauté des chrétiens vis-à-vis du monde où le salut est également à l’oeuvre ? L’émergence d’un « communautarisme ecclésial » dans la théologie récente pose à nouveau la question du rapport au monde en régime chrétien[62]. Entre une « Église-ghetto » et une Église diluée dans la société des individus, il y a une voie médiane à trouver, sans jamais oublier que l’Église est au service du Royaume qu’elle proclame (ce que Metz a bien montré). Le débat est donc ouvert, dans lequel les théologiens du « communautarisme ecclésial » jouent un rôle d’aiguillon indispensable. Comme nous ne faisons jamais partie d’une communauté unique (l’Église, notamment), il faut aussi penser l’articulation des différentes communautés qui forment la société. L’Église elle-même est une « communauté de communautés », non pas une société homogène. Metz a bien conscience du caractère polycentrique de l’Église et il nous préserve donc d’une conception trop homogène du corps ecclésial. L’homogénéité n’est pas le lieu de résidence de la foi, celle-ci survenant au contraire comme force interruptive et soucieuse d’altérité. Par conséquent, la pensée metzienne peut nous aider à ne pas nous enfermer dans un système qui ne tiendrait plus compte de l’autre en se retranchant derrière le discours d’une communauté particulière. La memoria passionis est au coeur du christianisme comme une ouverture au-delà des frontières de la communauté croyante. La vocation universelle du message chrétien demande effectivement une écoute de l’autre, de son histoire, de ses souffrances, ainsi que l’annonce d’une parole d’espérance. Cette universalité qui vient du Christ nous conduit à rencontrer la particularité du prochain comme du lointain, avec la conviction que Dieu se dit aussi dans l’interruption de nos discours et de nos systèmes. En ce sens, la théologie chrétienne est politique quand elle justifie le vouloir vivre ensemble de tous, dans le respect mutuel et la force de croire en un avenir ouvert sur un monde réconcilié.

Dès lors, si la théologie politique comme théologie du pouvoir dominant est révolue, la théologie politique comme théologie du vivre-ensemble ne fait que commencer. C’est en ce sens que Paul Ricoeur écrivait en 1993 : « Une théologie politique autrement orientée devrait, selon moi, cesser de se constituer comme théologie de la domination pour s’instituer en justification du vouloir vivre ensemble dans des institutions justes[63] ».