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L’œuvre majeure de Hayden White, publiée en 1973 sous le titre Metahistory[1], marque une rupture avec une certaine philosophie analytique de l’histoire qui, dans les années 1960, s’est efforcée de déterminer la particularité de l’explication dite « narrative ». Des auteurs comme William Dray, Georg Henrik von Wright ou Arthur Danto attribuaient à l’histoire un caractère de recherche scientifique, tout en délimitant l’explication fournie par le récit historique des explications nomologiques propres aux sciences naturelles. White, au contraire, soutient que l’histoire n’est pas une science[2] ; il la définit comme un « artifice littéraire[3] », en rapprochant l’historiographie de la fiction et en tentant d’effacer, en même temps, la frontière entre l’historiographie et la philosophie de l’histoire.

La parenté qu’il découvre entre l’historiographie et la littérature, d’une part, et entre l’historiographie et la philosophie de l’histoire, de l’autre, résulte d’une analyse plus poussée et plus raffinée de l’explication narrative pertinente au récit historique. Selon les recherches résumées dans Metahistory, cette explication ne se laisse pas réduire à une explication par la séquence narrative, le fil de l’histoire (story-line), mais elle embrasse également d’autres modes explicatifs : l’explication par mise en intrigue (emplotment[4]), ainsi que l’explication par argument formel (formal, explicit, or discursive argument[5]) et par implication idéologique (ideological implication[6]). C’est pourquoi, selon l’analyse de White, il est impossible de tracer une ligne de partage entièrement nette entre l’historiographie, la littérature et la philosophie de l’histoire.

Paul Ricœur se penche sur cette conception dans la seconde partie de Temps et récit[7], lorsqu’il insiste sur le caractère narratif de l’historiographie et envisage de découvrir les structures que le récit historique partage avec la fiction. Pourtant, ce n’est pas sans réserves que la démarche métahistorique est considérée dans Temps et récit. Pour Ricœur, le rapprochement de l’histoire et de la fiction opéré par White pose la question de savoir « s’il est possible de reclasser ainsi l’histoire comme artifice littéraire, sans la déclasser comme connaissance à prétention scientifique[8] ». À l’opposé de White, Ricœur adhère au « primat de la visée référentielle[9] ». C’est pourquoi, déjà dans Temps et récit, il s’engage dans un débat avec l’auteur de Metahistory. À cette époque, l’enjeu du débat consiste à montrer comment l’historiographie contribue à « redécrire » ou à « refigurer » les événements du passé.

Dans la quatrième partie de Temps et récit, la notion de « refiguration » est déployée en contraste avec l’idée whitienne d’un encodage du champ historique par des tropes fondamentaux. Quinze ans plus tard, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli[10], ce débat avec la théorie tropologique présentée dans Metahistory n’est guère repris. Pourtant, il ressort du nouveau livre que Ricœur est toujours loin de rejeter globalement le « structuralisme dynamique[11] » qu’il attribue à l’auteur de Metahistory ; en mettant l’accent sur l’épithète « dynamique », il tient ce structuralisme même pour « parfaitement plausible[12] ». Néanmoins, dans cet ouvrage, la controverse avec White devient plus aiguë, voire acharnée. On peut présumer que cette altération du ton est due au fait que, entretemps, Ricœur s’est éloigné de la position trop « narrativiste[13] » qu’il avait adoptée dans Temps et récit. La cible de sa critique n’est, maintenant, rien de moins que l’idée même d’une explication narrative ; il déplore « l’impasse dans laquelle H. White s’est enfermé en traitant les opérations de mise en intrigue comme modes explicatifs, tenus au mieux pour indifférents aux procédures scientifiques du savoir historique, au pire pour substituables à ces dernières[14] ».

Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricœur insiste, encore plus que dans Temps et récit, sur le primat de la visée référentielle, en disant qu’« il devient urgent de spécifier le moment référentiel qui distingue l’histoire de la fiction[15] » et en ajoutant : « On ne trouvera jamais dans la forme narrative en tant que telle la raison de cette quête de référentialité[16]. » Mais, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, le problème de la référentialité se pose d’une nouvelle manière. Ce qui est montré dans cet ouvrage est que le travail de la refiguration des événements passés ne relève pas seulement d’une épistémologie de la connaissance historique, mais elle est portée bien plutôt par un rapport ontologique avec l’histoire, s’enracinant dans ce que Ricœur nomme la « condition historique ».

La réflexion sur cette dimension ontologique donne au débat de Ricœur avec White une nouvelle profondeur. C’est la constitution du champ historique qui devient maintenant l’objet principal de la controverse. Pour Ricœur, c’est dans l’expérience vive que se constitue le champ historique et c’est par la mémoire que ce champ s’ouvre au travail de l’historien. Selon cette conception, la refiguration des événements passés assume la signification d’une reconstruction de l’expérience vive par l’histoire. C’est pourquoi Ricœur peut maintenant définir la connaissance historique expressément comme « la reconstruction vraie du passé[17] ». Le fait que Ricœur essaie finalement de surmonter le structuralisme dynamique de White et de lui substituer une phénoménologie herméneutique de l’expérience historique, est une conséquence globale de la nouvelle manière d’interpréter la constitution originale du champ historique.

C’est cette dimension de profondeur qui, encore aujourd’hui, donne un intérêt majeur au débat dont nous faisons, ici, l’objet de nos recherches[18]. C’est pourquoi les considérations suivantes placeront ce débat dans la perspective de l’expérience historique. En un premier temps, la conception whitienne de la constitution du champ historique sera considérée. En un deuxième temps, nous montrerons que même le structuralisme dynamique de White laisse voir quelques traces de l’expérience historique. En un troisième temps, finalement, nous nous pencherons sur les objections majeures soulevées par Ricœur contre la conception métahistorique de White. C’est la notion d’une refiguration des événements passés et l’idée d’une reconstruction de l’expérience historique qui seront mises au centre de notre enquête sur Ricœur.

I. La constitution du champ historique

Ricœur s’appuie sur Reinhard Koselleck pour montrer que l’expérience de l’histoire « est propre à l’époque moderne[19] ». Car cette expérience porte sur l’histoire « en tant que collectif singulier reliant les histoires spéciales sous un concept commun[20] » ; mais ce n’est qu’à partir des dernières décennies du xviiie siècle qu’il y a « une histoire une[21] ». Koselleck fait remarquer que, selon toute vraisemblance, c’est Kant qui a forgé le terme de « progrès » (Fortschritt) en allemand ; et on sait que c’est encore lui qui, dans Les conflits des facultés, formule l’idée d’une « expérience » qui, comme un Geschichtszeichen, un « signe d’histoire », indique, dans l’espèce humaine, une disposition et une aptitude à être cause « du progrès vers le mieux[22] ». C’est la Révolution française qui, dans Les conflits des facultés, est spécifiée comme une telle expérience et un tel signe d’histoire. Ce fait n’est pas surprenant ; car, à l’époque moderne, c’est la Révolution française qui déverse des promesses de rédemption sur l’humanité à venir. Ricœur est convaincu que l’idée d’une expérience de l’histoire se relie aussi à « une religion séculière », ainsi qu’elle réside surtout dans l’équation hégélienne entre l’histoire et la raison[23]. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, nous lisons :

Si Koselleck peut parler d’expérience de l’histoire, c’est aussi dans la mesure où le concept d’histoire peut prétendre remplir l’espace occupé auparavant par la religion. C’est en vertu de cette parenté et de cette substitution que la philosophie idéaliste de l’histoire a pu s’élever au-dessus des simples analyses causales, intégrer des temporalités multiples, s’ouvrir sur le futur ou, mieux, ouvrir un nouvel avenir […][24].

C’est pourquoi, selon Ricœur, la genèse de l’expérience de l’histoire est inséparable du surgissement de la philosophie idéaliste de l’histoire.

C’est le même événement qui marque le commencement de l’histoire racontée dans Metahistory. La voie qui mène de Kant et de Herder à Hegel est l’objet principal de la première partie du livre. Il s’agit, chez White, tout aussi bien que chez Koselleck et chez Ricœur, d’une période de transition qui jette les fondements de l’historisme caractéristique du xixe siècle. Cependant, l’expérience de l’histoire n’est pas évoquée dans Metahistory. White parle bien plutôt d’un passage de l’ironie des Lumières à la métaphore de l’idéalisme qui, dans la philosophie hégélienne de l’histoire, vient être, tout d’abord, transformée en métonymie et, ensuite, élevée en synecdoque[25]. Cette différence se laisse aisément ramener à la conception singulière que White développe de la constitution du champ historique et qui n’est partagée ni par Koselleck ni, à vrai dire, par Ricœur.

C’est la notion de « préfiguration » du champ historique qui est mise au centre de cette conception. Selon White, l’historien se trouve confronté au problème de construire un discours sur l’histoire. Il se rapporte à l’ensemble des événements qui lui sont transmis par les documents. Il explique ces événements, premièrement, en sélectionnant quelques-uns d’entre eux et en les mettant en ordre narratif, c’est-à-dire en y discernant un commencement, une continuation et une fin ; deuxièmement, en mettant son récit en intrigue ; troisièmement, en apportant des arguments formels ; finalement, en en suggérant les implications idéologiques. Mais cette opération multiple d’explication présuppose déjà la constitution du champ historique en tant qu’« un fond habité par des figures discernables[26] ». Il s’agit d’un fond qui présente « l’aspect d’une totalité en elle-même consistante[27] » ; il exhibe, donc, une « cohérence et consistance[28] » propres à lui et préalables aux figures ; c’est pourquoi le terme « préfiguration du champ historique » est pertinent. Quant aux figures, elles ne sont rien d’autre que les événements traités par l’historien, mais l’accent est mis par White sur le fait que, d’ores et déjà, ces événements sont insérés à la totalité préfigurée du champ historique. En outre, ces figures sont conçues comme des éléments qui sont — ou peuvent être — classifiés en des ordres, des classes, des genres et des espèces de phénomènes[29]. C’est la « vision cohérente » (coherent vision) ou « l’image dominante » (presiding image)[30] de la forme du champ historique qui peut être considérée comme l’organe principal de l’opération de préfiguration.

Ces idées ne sont pas sans rapport avec le problème d’une expérience de l’histoire. La preuve en est que White lui-même interprète la préfiguration du champ historique comme la constitution de l’histoire en tant qu’« objet de perception mentale[31] ». Ici, « perception » n’est qu’un autre mot pour « expérience ». Pourtant, tout le problème d’une expérience de l’histoire réside dans l’ajout (« … mentale »). Car l’expérience de l’histoire n’est pas une expérience commune ; elle ne se réduit pas à la perception immédiate et sensible. L’expérience de la bataille à Borodino et de celle à Waterloo est bien portée par l’épreuve des vicissitudes militaires subie, chez Tolstoï, par Pierre Bezuhov et, chez Stendhal, par Fabrice del Dongo, mais, en réalité, elle ne s’épuise pas dans cette épreuve. De par sa nature, l’histoire est l’objet d’une « perception mentale », c’est-à-dire d’une expérience suprasensible ou intellectuelle, si on entend par cette expression la même chose que les Allemands désignent, à la suite de Hegel, comme geistige Erfahrung.

Quel est, pourtant, le surplus qui est indiqué, plutôt que spécifié, par les épithètes « geistig », « mental », « suprasensible » et « intellectuel » ? La tradition phénoménologique offre le terme d’« intuition catégoriale » pour saisir ce surplus ; mais, à vrai dire, la notion traditionnelle de catégorie ne se prête pas à en dégager la particularité. Dans la quatrième partie de Temps et récit, Ricœur propose une désignation analogue, mais plus neutre, en évoquant l’idée wittgensteinienne d’un « voir-comme… » et en attribuant aux événements historiques un « être-comme… » corrélatif d’un « voir-comme…[32] ». Il s’agit d’une variante de la structure du « comme » ou de l’« en tant que » (Als-Struktur) qui, pour Husserl tout aussi bien que pour Heidegger, définit la notion la plus élargie du « sens » (Sinn). C’est à partir du concept d’un « être-comme » des événements historiques que Ricœur essaie de comprendre l’idée whitienne d’une préfiguration du champ historique[33]. Dans cette perspective, le propre de la démarche entreprise dans Metahistory semble consister en un essai de saisir l’« être-comme », contrairement à la tradition phénoménologique, non pas par un réseau catégoriel, mais par une grille tropologique[34].

En effet, selon White, ce sont les tropes métaphore, métonymie, synecdoque et ironie qui peuvent être considérés comme les véhicules de la préfiguration du champ historique. Le choix des tropes pour cette fonction se légitime par des analyses que Ricœur décrit à juste titre comme à la fois « subtiles et souvent obscures[35] ». De toute évidence, le point de départ de ces analyses consiste dans la conviction que le surplus de sens qui revient aux événements du passé dans le champ historique préfiguré est un pur et simple produit du langage. Qu’il en soit ainsi, ne fait l’objet d’aucune preuve. Il s’agit bien plutôt d’un présupposé qui apparente l’entreprise tropologique de White au structuralisme, même si la réduction des tropes principaux à la métaphore et à la métonymie, ainsi qu’elle a été opérée par Jacobson, Lévi-Strauss et Lacan, est sévèrement critiquée et expressément rejetée dans Metahistory[36]. Un autre présupposé qui rapproche la tropologie de White du structuralisme est la conviction que la genèse du sens dans le langage puisse être saisie à partir du seul système idéal de la langue, sans avoir recours à ce que Merleau-Ponty a nommé la « parole opérante[37] ». C’est ce second présupposé qui amène White à concevoir la préfiguration du champ historique comme un encodage linguistique des événements du passé. Bien évidemment, il s’agit d’un encodage supplémentaire qui leur donne, en outre de leur signification propre, un surplus de sens. C’est la tâche de cet encodage supplémentaire qui est assignée par White à la grille tropologique de métaphore, métonymie, synecdoque et ironie. Par conséquent, dans Metahistory, l’acte de préfiguration du champ historique est interprété comme un acte poétique qui, dans l’« économie » de la conscience de l’historien, précède la connaissance et la critique[38].

Les conséquences philosophiques de l’option tropologique sont claires. Elles sont nettement indiquées par Ricœur. Selon lui, dans Metahistory, « la rhétorique gouverne la description du champ historique, comme la logique gouverne l’argumentation à valeur explicative […][39] ». En même temps, dans cet ouvrage, l’épistémologie de la connaissance historique est remplacée par « une poétique qui a pour thème l’imagination, plus précisément l’imagination historique[40] ». En effet, White considère comme l’un des mérites majeurs qui peut être attribué à la démarche métahistorique de tirer au jour « la structure profonde de l’imagination historique[41] ».

II. Les traces d’une expérience de l’histoire

Selon Ricœur, c’est surtout le problème de la référentialité du discours historique qui, dans Metahistory, n’est pas clair. Dans un passage caractéristique[42], White compare la tâche de l’historien à celle du grammairien qui décrit une langue inconnue, en établissant son lexique, sa grammaire, sa syntaxe et sa sémantique. Ici, la construction du discours historique prend les couleurs d’une reconstruction (même s’il n’est pas évident qu’on puisse attribuer au champ historique quelque chose comme une langue, même inconnue). Pourtant, dans un autre passage[43], il devient clair qu’il n’en est rien : il ne s’agit que d’un encodage linguistique du champ historique sur les quatre niveaux du lexique, de la grammaire, de la syntaxe et de la sémantique.

Sans doute, cette théorie complexe du discours historique a le mérite d’avoir mis en évidence la double parenté de l’historiographie avec la littérature, d’une part, et avec la philosophie de l’histoire, de l’autre. Si la construction du discours historique est gouvernée par les tropes fondamentaux, alors non seulement la littérature, mais aussi l’historiographie relève d’une poétique de l’imagination. Si, en outre, l’encodage linguistique du champ historique s’étend, dans chaque cas, sur les quatre niveaux du lexique, de la grammaire, de la syntaxe et de la sémantique, alors l’historiographie ne se laisse pas délimiter de la philosophie de l’histoire, celle-ci n’étant rien d’autre qu’une conception générale du sens de l’histoire, c’est-à-dire une élaboration propre de niveau sémantique.

La théorie whitienne du discours historique fournit également un cadre typologique minutieusement élaboré à l’analyse des différents styles développés par les historiens majeurs du xixe siècle, y compris les philosophes de l’histoire. Dans Metahistory, les quatre tropes de métaphore, de métonymie, de synecdoque et d’ironie deviennent les désignations de quatre formations globales du discours historique, qui montrent des affinités électives avec les différents types de l’explication par mise en intrigue, par argument formel et par implication idéologique[44].

Ce cadre typologique extrêmement complexe et bien articulé se révèle être un moyen d’analyse fort puissant dans les chapitres du livre qui sont consacrés à la présentation des quatre historiens Michelet, Ranke, Tocqueville et Burckhardt, ainsi qu’aux quatre philosophes de l’histoire Hegel, Marx, Nietzsche et Croce. Mais il n’offre aucun repère pour décider s’il y a aussi une différence entre ces visions hétérogènes de l’histoire, quant à leur teneur de réalité. White se refuse de prendre le parti de l’une contre l’autre, parce qu’il pense que chacune d’elles définit un autre critère de « réalisme[45] ». À vrai dire, tout le livre est un ensemble de variations sur ce thème. Non seulement le « réalisme » marqué de Hegel est mentionné[46] ; mais les quatre historiens énumérés sont traités dans la deuxième partie de l’ouvrage sous le titre « Quatre espèces de “réalisme” dans l’historiographie du xixe siècle », alors que, dans la troisième partie du livre, les trois chapitres sur Marx, Nietzsche et Croce sont subordonnés sous le titre général « Le refus de “réalisme” dans la philosophie de l’histoire de la deuxième moitié du xixe siècle ». Pourtant, le mot « réalisme » est partout mis entre guillemets. Aux yeux de White, à la fin du xxe siècle, l’usage du terme « réalisme » sans guillemets n’attesterait rien d’autre qu’une naïveté anachronique (pourvu qu’il ne s’agisse pas du réalisme littéraire de la première moitié du xixe siècle).

Cependant, le problème de la référentialité du discours historique, au sens de White, ne s’épuise pas dans ces constatations négatives. Dans Metahistory, les présentations des différentes visions de l’histoire laissent entrevoir des traces d’une véritable expérience de l’histoire. Malgré sa propre conception du « réalisme », chez plusieurs auteurs dont il traite, White parvient à mettre en évidence une certaine rencontre avec la réalité. C’est ici que le caractère « dynamique » de son structuralisme se manifeste le plus clairement. Ce caractère dynamique résulte de trois traits majeurs de la typologie ramifiée dont White fait usage dans les analyses consacrées aux auteurs singuliers.

Premièrement, dans Metahistory, les affinités électives qui se montrent entre les tropes fondamentaux et les différents modes explicatifs du discours historique ne sont pas considérées comme des combinaisons nécessaires[47]. C’est pourquoi il y a des divergences, des écarts du paradigme, voire des singularités atypiques.

Deuxièmement, une seule constellation tropologique et explicative ne suffit que rarement à caractériser un historien ou un philosophe de l’histoire. Dans Metahistory, c’est le cas avec Michelet, qui, dans la chaîne des événements initiaux de la Révolution française, cherche à découvrir la manifestation de l’idée de fraternité[48] et dont la vision de l’histoire, par conséquent, peut bien être présentée sous le signe de la seule métaphore[49]. C’est le cas à peu près aussi avec Burckhardt dont l’œuvre est, selon White, entièrement pénétrée par l’ironie, même si, chez Burckhardt, cette ironie ne se définit que comme un parti pris contre la Métaphore[50]. Mais ce n’est pas le cas avec des philosophes de l’histoire comme Hegel ou Marx qui, dans leur lutte constante contre l’attrait de l’ironie, se meuvent dans l’espace entre la métonymie et la synecdoque et, au niveau de l’explication par mise en intrigue, s’efforcent de transmuer la tragédie en comédie[51] ; ce n’est même pas le cas avec un historien comme Ranke qui développe une vision de l’histoire déterminée par le passage de la métaphore à la synecdoque[52] et, au niveau de l’argument formel, par le passage du form(al)isme à l’organicisme[53], en la présentant, similairement à Hegel et Marx, comme comédie, mais en s’engageant, au niveau de l’explication par l’implication idéologique, contrairement à Hegel et à Marx, dans la voie du conservatisme[54]. Et ce n’est surtout pas le cas avec Tocqueville dont non seulement un mélange de différents types est caractéristique, mais qui fournit également le meilleur exemple pour le troisième trait principal de la typologie élaborée dans Metahistory qui mérite d’être mentionné ici.

Il s’agit d’une vue diachronique des constellations tropologiques et explicatives qui, en outre d’une caractérisation complexe de différentes visions de l’histoire, permet à l’auteur de Metahistory aussi de faire ressortir les destins intellectuels des historiens et des philosophes de l’histoire traités par lui. À cet égard, le chapitre sur Tocqueville est peut-être le plus instructif. Selon White, la vue tragique que Tocqueville se forme du processus historique est originellement déterminée par la métonymie, mais elle devient de plus en plus menacée par la chute en Ironie[55] — une chute qui entraîne la dissociation du drame tragique en satire[56]. Ce qui est encore plus intéressant est que, au niveau de l’explication par implication idéologique, White attribue à Tocqueville un radicalisme latent (implicit Radicalism[57]) et un libéralisme manifeste (essential Liberalism[58]), tout en ajoutant que Tocqueville a préservé sa loyauté aristocratique[59], ce qui justifie, à certains égards, l’opinion de ceux qui lui attribuent un conservatisme[60] ; White lui-même semble alimenter cette opinion par ces analyses comparatives consacrées à Tocqueville et à Mill[61] ; il va jusqu’à dire que les mécontentements éprouvés par Tocqueville à la vue de son époque étaient « similaires à ceux du Comte réactionnaire de Gobineau[62] ». Ici, on a l’impression presque irrésistible d’un écroulement total des différentiations typologiques sur lesquelles l’entreprise métahistorique insiste de toutes ses forces. Pourtant, ce ne sont que nos préjugés concernant la méthode structuraliste de Metahistory qui s’écroulent ici. En réalité, c’est précisément par cette dynamisation de sa typologie que White parvient à faire remarquer l’expérience faite par Tocqueville du processus historique à sa propre époque. En délimitant, en dépit de toute « similarité » dans leurs sentiments de malaise, la position de Tocqueville des opinions de Gobineau[63] et en présentant les changements[64] qui séparent L’ancien régime et la Révolution, ouvrage publié en 1856, de La démocratie en Amérique, qui avait paru une vingtaine d’années plus tôt, en 1835, White montre comment Tocqueville, même dans les années cinquante, adhérait toujours à la nécessité d’accepter la Révolution française, mais comment il s’était aperçu soudainement de l’émergence d’une nouvelle sorte immense de révolution dont les porteurs étaient les classes les moins lettrées et les plus vulgaires[65]. C’est à la lumière de cette expérience de l’histoire que se dessine sous nos yeux le destin d’un intellectuel, qui, en dépit de son radicalisme latent et de la loyauté aristocratique lui étant prescrite, pour ainsi dire, par sa naissance, n’a jamais quitté sa position librement choisie, à savoir son libéralisme un peu inhabituel, peut-être même intempestif, mais, malgré tout, « essentiel ».

Le chapitre sur Tocqueville n’est pas le seul qui nous confronte aux traces d’une expérience de l’histoire. Le chapitre sur Michelet rend non moins perceptible le désespoir de plus en plus manifeste que ce géant du romantisme ressentait à la fin de sa vie[66]. On peut même aller plus loin : il n’est pas faux de dire que l’ouvrage Metahistory est presque partout parsemé de traces d’expériences historiques. C’est pourquoi il s’agit, en dépit de la conception un peu rigide et plutôt unilatérale que son auteur soutient, d’un grand livre.

III. L’expérience historique et le travail de mémoire

Nous nous penchons sur la critique à laquelle Ricœur a soumis l’entreprise métahistorique pour faire voir comment la prise en considération d’une expérience de l’histoire modifie l’image que nous nous sommes formée, d’après la conception exposée dans Metahistory, de la constitution du champ historique. Selon l’auteur de Temps et récit, c’est la refiguration de l’expérience historique qui rend saisissable « l’être-comme… » des événements passés. La notion de refiguration contient en elle-même à peu près tout ce qui a été désigné par White comme « préfiguration » et que Ricœur lui-même décrit plutôt en employant le terme de « configuration ». C’est le récit, qui, d’ores et déjà, comporte une configuration narrative, qui refigure l’expérience historique. Ricœur partage, donc, avec White la conviction que le langage narratif joue un rôle prépondérant dans la constitution du champ historique. Même la dimension tropologique de la conception whitienne ne lui est pas étrangère. Il considère le récit, d’ores et déjà, comme une métaphore étendue et, dans Temps et récit, il cite un passage de Metahistory dans lequel White lui-même admet que la métonymie, la synecdoque et l’ironie peuvent être conçues comme des espèces de métaphores[67]. Mais ces opinions concordantes ne peuvent pas dissimuler la discordance fondamentale, qui résulte du fait que Ricœur assigne à la métaphore, en général, la fonction d’une redescription de la réalité et au récit historique, en particulier, celle d’une refiguration de l’expérience de l’histoire. Comme, dans Lamétaphore vive, la notion de redescription pose le problème du rapport du langage à la réalité, dans Temps et récit, la notion de refiguration également pose le problème de la référentialité du discours historique. Pour cette raison, les deux notions recèlent un excédant par rapport à celle de la configuration. Cet excédant n’a aucun équivalent dans la conception métahistorique de White.

Nous pouvons concevoir la refiguration de l’expérience de l’histoire comme la reconstruction de l’« être-comme… » des événements passés. Le mot « re-construction » présuppose que, déjà dans l’expérience historique, les événements sont donnés avec un certain surplus de sens correspondant au « comme… » de leur « être-comme… » ; mais il exprime également l’idée que ce surplus de sens prédonné est retravaillé et modifié par le récit.

Dans Temps et récit, ce double aspect de la reconstruction du passé est indiqué par la notion de l’Analogue. Cette notion est conçue comme un troisième terme dans la série des « grands genres » à côté des notions platoniciennes du Même et de l’Autre. Selon Ricœur, la refiguration de l’expérience de l’histoire n’est ni sous le signe du Même ni sous celui de l’Autre, mais bien plutôt sous celui de l’Analogue. Selon l’expression célèbre de Ranke, l’historien essaie de reconstruire le passé tel qu’il fut ; par conséquent, il aspire à établir une certaine correspondance entre le récit qu’il raconte et ce qui est réellement arrivé. Mais, à vrai dire, cette aspiration ne poursuit jamais le but absurde « d’atteindre le passé lui-même, sans médiation interprétante[68] » ; la reconstruction est, par conséquent, « une construction différente du cours des événements rapportés[69] ». Pourtant, l’historien ne se contente pas d’une construction pure et simple ; « d’instinct, [il] voudrait que cette construction soit une reconstruction[70] ». C’est ainsi que, dans Tempsetrécit, l’idée d’une reconstruction vraie du passé émerge sous le signe de l’Analogue. Dans ce contexte, encore une autre idée est formulée — une idée qui, plus tard, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, se révélera être d’une importance fondamentale pour comprendre la possibilité d’une reconstruction vraie du passé au sens d’une refiguration de l’expérience historique. Il s’agit de l’idée selon laquelle le rapport de l’historien au passé est « celui d’une dette impayée[71] ». Cependant, les recherches qui, dans Tempsetrécit, ont pour tâche de préciser la notion capitale de l’analogue restent, comme Ricœur le sait lui-même, « parfois abstruses[72] ».

Qu’est-ce qui manque à ces recherches ? Pour donner une réponse à cette question, nous jetons un coup d’œil sur la reprise de l’idée d’une reconstruction vraie du passé dans La mémoire, l’histoire, l’oubli.

Dans cet ouvrage, la perspective « narrativiste » de Temps et récit est abandonnée et la notion de refiguration n’est plus mise au centre des considérations. C’est la « coupure épistémologique » de la connaissance historique avec l’expérience propre au monde de la vie qui est maintenant accentuée[73]. En même temps, les grandes tendances de l’historiographie française à partir de l’école des Annales sont encore mieux appréciées que dans Temps et récit (même si ce dernier ouvrage contenait déjà quelques observations précieuses sur l’école des Annales et même une analyse brillante du livre de Fernand Braudel sur LaMéditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II). Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricœur réfléchit davantage sur les processus de « longue durée » auxquels l’expérience immédiate ne trouve aucun accès. Il fait le constat : « Ces durées sont construites[74]. » Il en tire la conséquence que l’objet de la connaissance historique est lui-même un objet construit.

Pourtant, dans le nouvel ouvrage, Ricœur parvient à faire remarquer que la question d’une reconstruction vraie du passé ne relève pas seulement d’une approche purement épistémologique de l’histoire. C’est pourquoi il complète l’idée d’une coupure épistémologique par une analyse ontologique de la condition historique. C’est dans cette analyse que nous trouvons le chaînon qui manquait à la conception d’une refiguration de l’expérience historique par le récit. Ce qui, dans Temps et récit, n’a pas été mis en évidence est la manière dont le récit historique peut modifier et retravailler un surplus de sens déjà donné dans l’expérience historique. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, c’est la psychanalyse freudienne qui fournit un modèle à la compréhension du processus d’une telle reconstitution d’un sens prédonné. Il s’agit du modèle d’un « travail de deuil » (Trauerarbeit). Cette notion a été élaborée par Freud dans son étude « Deuil et mélancolie ». C’est déjà Freud lui-même qui, dans « Remémoration, répétition, perlaboration », transfère ce modèle à la mémoire, en forgeant la notion d’un « travail de remémoration » ou d’un « travail de mémoire » (Erinnerungsarbeit). C’est le mérite de Ricœur, qui soumet ce dernier texte de Freud à une analyse détaillée[75], d’avoir reconnu les possibilités théoriques qui sont contenues dans cette notion. En effet, ce n’est que l’idée d’un travail de mémoire qui fait comprendre le mécanisme d’une reconstruction modificatrice, mais non pas falsificatrice, d’un passé prédonné dans l’expérience historique.

C’est pour deux raisons qu’uniquement la mémoire peut remplir ce rôle. D’une part, ce n’est que la mémoire qui a la capacité d’attester la vérité des propositions qui se rapportent au passé ; c’est pourquoi elle seule peut garantir la fidélité à la vérité d’une reconstruction modificatrice du passé. D’autre part, ce n’est que la mémoire qui a une force rétroactive : en fonction de la distance par rapport au passé, à partir des événements du présent et à la lumière de nouvelles perspectives sur l’avenir, elle modifie toute seule ce qui est réellement arrivé, sans pour autant le falsifier. Ce sont ces deux dispositions ou aptitudes de la mémoire qui lui donne une signification singulière dans la conception ricœurienne d’une reconstruction vraie du passé : sa capacité d’attestation et sa force de rétroactivité.

Le travail de mémoire relève bien plutôt d’une « vie-dans-l’histoire » que d’un « discours-sur-l’histoire[76] ». C’est, en effet, en vivant dans l’histoire que nous en faisons l’expérience. Pourtant, la vie dans l’histoire est, en un certain sens, toujours une « survie ». Ricœur emprunte à Lévinas l’idée selon laquelle l’histoire n’est rien d’autre qu’un rapport des survivants aux morts. C’est ici que la notion d’une dette par rapport au passé reçoit un nouveau sens. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, cette expression désigne une dette des survivants par rapport aux morts. C’est pourquoi Ricœur peut comprendre l’écriture de l’histoire, en termes forgés par Michel de Certeau, comme un acte de sépulture ou de mise au tombeau. Dans ce contexte, la notion d’un travail de mémoire se relie à nouveau, mais, cette fois, au niveau de l’histoire, à celle d’un travail de deuil.

C’est ainsi que Ricœur essaie de rendre compte de la référentialité du discours historique. Ce qu’il montre est le fait que le problème du rapport de la connaissance historique à la réalité est d’ores et déjà raté, s’il n’est posé que dans des termes épistémologiques. Ce n’est que la notion ontologique d’une « vie-dans-l’histoire » qui nous met sur la voie ici. C’est cette dimension ontologique qui rattache le discours historique à la réalité. Même si ce rapport reste, à un certain degré, toujours énigmatique, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, une chose devient claire : il ne peut s’agir que d’une réalité qui est donnée dans l’expérience et la mémoire, avant qu’elle ne commence à être étudiée par la connaissance historique. C’est ce recours à l’expérience et à la mémoire dans l’étude du rapport à la réalité qui confère à l’entreprise de Ricœur le caractère d’une phénoménologie herméneutique.

C’est seulement le rapport rétabli de l’histoire à la réalité qui rend possible à une théorie du discours historique d’éviter le destin auquel Ricœur, au début de ses considérations sur l’entreprise métahistorique de White dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, fait allusion, en disant ceci : « Le débat que l’auteur [de Metahistory] a suscité autour de la littérature de la Shoah a donné à ses propositions une dimension dramatique à laquelle n’ont pas accédé les thèses des structuralistes de langue française[77]. » Il s’agit du débat organisé par Saul Friedländer sur l’Endlösung et les « limites de la représentation[78] ». Ricœur résume les arguments que, dans ce débat, Hayden White apporte à l’appui de sa position tropologique[79], mais il présente également le plaidoyer fait par Carlo Ginzburg en faveur de la réalité du passé historique, en tant qu’elle est préservée dans le témoignage[80]. C’est ainsi qu’il met en évidence la dimension vitale qui fait défaut au projet métahistorique. Il tire du débat de Ginzburg avec White une dernière conséquence, en affirmant : « […] c’est le citoyen autant que l’historien qui est requis par l’événement[81] ». C’est précisément cet énoncé qui exprime la quintessence de son propre essai de rétablir l’expérience historique dans ses droits.