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L’ouvrage dont il sera ici question surprendra le lecteur kierkegaardien de plusieurs manières différentes. D’abord, aussi étonnant que cela puisse paraître, le travail que nous offre ici Alain Bellaiche-Zacharie fait passer son auteur tantôt pour un adepte de la déconstruction, tantôt pour un auteur religieux et tantôt pour un essayiste. Si l’auteur (A.) interprète l’énorme corpus kierkegaardien sans se soucier de la genèse des oeuvres, sans s’attacher à la langue de Kierkegaard, aussi persiste-t-il à travailler seul, plus souvent qu’autrement dans les papiers, comme si les notes personnelles de Søren pouvaient à elles seules dévoiler l’essentiel du message philosophique de son auteur. On notera que l’A., qui ne distingue pas les textes pseudonymes des textes signés, propose une interprétation si personnelle que nous sommes parfois obligés de nous demander si l’oeuvre de Kierkegaard reste le sujet de sa recherche. Car interpréter sans se référer aux études, sans définir les concepts, sans jamais se demander si le lecteur est présent, peut poser certains problèmes herméneutiques insolubles. Mais qui est Alain Bellaiche-Zacharie ? Si nous prenons un instant pour le présenter, peut-être comprendrons-nous un peu mieux les qualités de son travail.

Diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Alain Bellaiche-Zacharie, qui nous livre ici, sauf erreur, ses tout premiers travaux sur Kierkegaard, est à la fois docteur en philosophie et docteur des Hautes Études Commerciales. La formation de l’A. est variée, c’est peut-être ce qui l’autorise à travailler si librement dans l’oeuvre de SK. Or, dans le présent livre, il choisit d’étudier des thèmes décisifs pour Kierkegaard. Car en plaçant sa lecture sous le signe du don et du retrait, il se trouve au coeur de la pensée kierkegaardienne. Mais justement, que propose de nouveau l’A. ? Comment aborde-t-il précisément la pensée de Kierkegaard ?

Il faut d’abord considérer le don et le retrait comme « distance ». Kierkegaard mènerait une double quête : non seulement se chercherait-il lui-même en éprouvant la distance (comme l’a souligné D. Brezis, que l’A. ne cite pas), mais il aide les autres à chercher la vérité en tenant compte de la distance à parcourir pour y arriver (p. 7). L’intéressant en fait, c’est que l’A. constate que Kierkegaard est bien à distance de lui-même, à « double distance ». Voilà ce qui explique pourquoi l’écrivain est réduit au statut de « tiers » par rapport à son oeuvre, comme il l’explique d’ailleurs lui-même dans le Point de vue explicatif (1848) et Sur mon oeuvre d’écrivain (1851).

Dans la première partie intitulée « L’expérience de la distance d’après les papiers », l’A. nous invite à reconnaître dans les figures de Socrate et du Christ des paradigmes de distance (p. 19-40). Ici, le concept de distance n’est malheureusement pas défini, bien qu’il le soit chez Kierkegaard (OC IX 143 [SV, VI 166]). Nous avons montré ailleurs (Expressions éthiques de l’intériorité, Paris, L’Harmattan, 2004) que la distance est déterminée chez Kierkegaard, car, comprise comme « distance-teori », elle sert à montrer comment l’éthique peut être falsifiée si l’on ne tient pas compte de l’intériorité, tandis que comprise comme parole et don, elle permet au contraire de réhabiliter l’éthique dans un horizon religieux. Mais ces précisions ne doivent toutefois pas porter ombrage au travail original de l’A. de Don et retrait.

Or l’A. pressent que la distance constitue l’une des notions décisives de la pseudonymie kierkegaardienne, c’est pourquoi il se propose de développer ce type de distance dans le chapitre 2. Pour l’A., la distance dans les textes pseudonymes s’avère religieuse. En étudiant la Parole, par exemple, nous pouvons établir une « rhétorique de la distance » (p. 52) qui nous conduira au christianisme, et à partir de laquelle l’A. réinterprétera l’épisode de l’« écharde dans la chair ». Dans cette même section, on s’attachera aussi à étudier avec minutie le travail de l’équivocité et de l’hétérogénéité (chap. 3). Cette étude ne pourra faire l’économie de la différence qualitative et aboutira au problème de la Grâce (chap. 4). Mais le meilleur reste à venir puisque Bellaiche-Zacharie réserve à son lecteur, mais sans ce que celui-ci puisse le deviner, deux très belles surprises, à savoir les analyses des catégories du sublime (chap. 5) et du scrupule (chap. 6), catégories précieuses (peu étudiées par les commentateurs) que l’A. démystifie pour notre plus grand bonheur.

Après ce travail mené avec intuition dans les papiers, l’A. ne choisit pas, curieusement, d’approfondir la distance en prenant appui sur le langage. Non. Il préfère plutôt proposer une « histoire » de la distance à l’intérieur de laquelle celle-ci est envisagée de trois manières différentes, soit dogmatiquement, ontologiquement et psychologiquement (Sec. II, chap. 1). Le péché originel pose bien sûr la distance « originelle », l’innocence et la culpabilité posent la distance « essentielle », alors que le fameux saut pose la distance « facticielle » (p. 151-180). Mais ici, malheureusement, l’exégèse emprunte autant — de manière désordonnée — au journal, aux textes signés qu’aux textes pseudonymes, un peu comme si tout était dans tout, ce qui nous empêche de dire si le résultat est crédible scientifiquement. Cependant, si le travail n’est pas adéquat en méthodologie kierkegaardienne, il débouche sur une lecture fort intéressante du problème de la temporalité chez Kierkegaard.

En effet, l’exposition de l’« histoire de la distance » nous conduit dans une étude rigoureuse de la temporalité, ce qui est cohérent avec le dessein de l’A., pour laquelle le temps permet de revoir les thèmes du don et du retrait, de les développer et de les mener vers leur accomplissement. Précisément, dans le chapitre 3, le thème de la Grâce trouve son plein potentiel, car il sert à construire une dialectique (p. 321) et une architectonique du don (p. 328). Pour illustrer sa dialectique, l’A. propose l’image de midi et de minuit et montre que tout don relève de la répétition.

Après ce bref survol du livre de Bellaiche-Zacharie, il faut féliciter l’A. d’avoir osé sortir des sentiers balisés. L’étude de la temporalité, par exemple, nous a appris beaucoup, notamment sur le rôle du retard et de l’attente pour Kierkegaard (p. 210-220). Mais plusieurs questions persistent encore. En effet, comment traiter de la distance sans jouer à fond le jeu des pseudonymes ? Dans un autre ordre d’idées, nous nous demanderons si les nombreux tableaux ou schémas (p. 78, 97, 106, 179, 193, etc.), plutôt que d’éclairer les distinctions, ne les obscurcissent pas davantage. Cette remarque peut aussi valoir pour l’exégèse elle-même dans le sens où l’A. ne discute que rarement les textes pour eux-mêmes et n’utilise qu’accidentellement les commentateurs. Parce que l’A. éprouve des difficultés à définir les concepts, on voit mal comment tirer le maximum de ses analyses exigeantes. Comment enfin expliquer que les 150 premières pages fassent abstraction de la topologie existentielle ? Voilà pourquoi nous dirons que ce livre est capable du meilleur comme du pire. S’il nous propose de nombreuses intuitions, il n’accompagne pas ces intuitions de catégories pouvant les rendre fécondes. Kant serait déçu. Mais laissons Kant de côté, bien que Kierkegaard l’ait lu et commenté, car il n’interviendra pas dans ce livre au sous-titre à vrai dire nébuleux. Il y a lieu de s’étonner, en outre, que l’A. ne dise jamais mot de la mélancolie kierkegaardienne, la Melancholia, qui est le sous-titre du livre.

Avis aux lecteurs impatients : oui, on cherche en vain la méthodologie et la conclusion de ce long ouvrage, mais il donne néanmoins beaucoup à penser. C’est ce que nous avons tenté de montrer.