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Dans le traité 10, auquel l’édition porphyrienne des Ennéades (Enn. V, 1) donne un titre surprenant et énigmatique : « Sur les trois hypostases qui ont rang de principes[1] », le métaphysicien Plotin discute de l’Un, de l’Intellect et de l’Âme. Ces trois « choses » divines, principes premiers de tout être, forment une architecture, une hiérarchie ou des niveaux de la réalité. Le titre du traité 10 retenu par Porphyre parle d’« hypostase » (hupóstasis) pour désigner chacune des trois réalités véritables, qui sont à la fois transcendantes et immanentes en chaque âme individuelle, en chaque « homme intérieur », « en nous » (Enn. V, 1,10-12). Leur mode de fonctionnement est un immense et incessant flot de vie, un épanchement de surabondance, un jaillissement inépuisable de la réalité. Les trois hypostases plotiniennes sont, selon Jean-Marc Narbonne, comme trois vasques supérieures d’une fontaine où l’eau s’écoule régulièrement[2].

La troisième hypostase, représentée par l’Âme universelle, constitue le thème principal de la 4eEnnéade. Elle participe aussi bien du monde intelligible que du monde sensible : de toute éternité, elle reçoit du Νοûs les principes rationnels (lógoi) qu’elle transmet à la matière sensible ; elle réveille l’univers sensible en lui insufflant la vie, l’orne et le gouverne. L’étude présente tente de repérer les richesses infinies de l’Âme universelle, à travers quatre points importants : 1) descente de l’âme dans les corps ; 2) mémoire et conscience ; 3) liberté, volonté et vertu ; et 4) amour, beauté et bonheur. Il s’agit, suivant l’expression de Bréhier, « de révéler à notre âme, par sa réflexion sur elle-même et sur son origine, ses propres richesses intérieures et sa dignité » et de montrer que « c’est en nous-mêmes que nous découvrons les trois hypostases qui forment les principes premiers[3] ».

I. La descente de l’âme dans les corps

Les cinq premiers traités de la 4eEnnéade sont une esquisse de la nature, de l’activité et des apories de l’âme. Le traité 6 (Enn. IV,8) est consacré particulièrement au thème de « la descente de l’âme dans les corps », qui constitue la dernière phase de la procession (próodos) jusqu’à la limite du sensible et de la matière éloignée du Bien (Enn. I, 8,7). D’un côté, comme Plotin le souligne, la matière « réclame et importune l’âme, en voulant pénétrer en elle » (Enn. I, 8,14) et, de l’autre, l’Âme, en déployant son activité propre, éprouve le besoin de s’adjoindre une portion de matière sensible et s’épanche jusqu’aux derniers effets, « jusqu’à ce que toutes choses atteignent l’ultime limite possible fixée par cette puissance immense qui envoie ce qui vient d’elle vers toutes choses et qui ne peut rien laisser qui ne participe à elle-même » (Traité 6, 6 ; Enn. IV, 8,6).

Dans l’esprit de Plotin, chaque corps matériel est disposé à recevoir une âme à sa mesure ; il aspire à la vie qui ne peut lui être donnée que par une âme appropriée. Il faut donc des âmes individuelles, respectivement affectées à l’animation des organismes particuliers qui leur sont conformes. La beauté et la complexité de l’univers appellent donc une multiplicité de vies ou d’âmes : « Chacune [chaque âme] descend en un corps fait pour la recevoir et conforme à sa disposition intérieure ; elles sont transportées dans le corps avec lequel elles ont le plus de ressemblance, l’une dans le corps d’un homme, l’autre dans le corps d’une bête, différente pour chacune » (Enn. IV, 3,12). Ainsi les unes prennent des corps célestes, les autres des corps terrestres d’être humain, de bête, de végétal ou de minéral. Au sein de sa fonction cosmique universelle, l’Âme du monde plotinien intègre en elle les fonctions des âmes particulières et elle est toujours bonne comme l’est le Démiurge du Timée, ce qui exclut le pessimisme des Gnostiques (Enn. II, 9,11). Quand Plotin dit que l’âme vient dans un corps, il faut entendre non pas un déplacement local, ni un schéma mécaniste, mais un don naturel et spontané de vie. La nécessité, expression de la loi universelle qui détermine la chute de l’âme (Enn. I, 8,14), est intérieure en l’âme, logée en elle. C’est comme un appel, « l’appel d’un héraut », qui taraude les âmes individuelles de l’intérieur. Elle « pèse en quelque sorte sur elles et leur donne le désir douloureux d’aller où elle leur dit intérieurement d’aller » (Enn. IV, 3,13). La nécessité ou la loi universelle n’est donc pas étrangère, elle est établie dans la nature même des êtres, elle détermine et coordonne leur fonctionnement. C’est pourquoi Plotin la qualifie d’inévitable (Enn. IV, 3,13[4]).

On peut alors comprendre que, dans l’univers plotinien, tout être est vivant de la vie même que lui insuffle l’Âme du monde. Et dans cet univers animé, tout être a une puissance efficace, tout être est dans l’âme qui le contient et participe à cette âme vivante et vivifiante (Enn. V, 1,2 ; VI, 4,15-16). En cette opération métaphysique, l’âme demeure intermédiaire entre l’intelligible et le sensible : par un côté (qui est sa partie supérieure), elle touche à l’intelligence qui est l’ordre même ; par un autre côté (qui est sa partie inférieure), elle touche à la matière qu’elle organise, elle est poussée par le devoir d’apporter l’ordre (Enn. IV, 8,5). Ce vitalisme est héritier de la théorie stoïcienne des raisons séminales[5], dont on retrouvera l’écho chez des penseurs de la Renaissance et jusqu’à Gottfried Wilhelm Leibniz. Cette conception permet à Plotin de faire rentrer les forces de la nature dans le grand courant de la vie spirituelle « déjà-là » et de circonscrire l’être humain comme un fragment de l’ordre cosmique animé[6], mais dont la vraie vie est celle de l’esprit, impliquant la connaissance des choses et de soi-même. Mais beaucoup d’hommes ne sont pas éveillés jusqu’à ce point. On peut comprendre, dans la théorie de la descente des âmes, la gravité de la question de l’oubli du père et des âmes elles-mêmes, telle qu’elle est posée dans la belle page qui ouvre le traité 10 (Enn. V,1,1). Cette question s’énonce ainsi : « Mais alors qu’est-ce qui a fait que les âmes ont oublié le dieu qui est leur père, et qu’elles sont aussi bien ignorantes d’elles-mêmes que de lui, alors même qu’elles sont des parties qui viennent de là-bas et qui lui appartiennent entièrement ? ». Le dieu/père oublié n’est pas l’Un, mais l’Intellect. Les âmes qui s’incarnent oublient donc l’Intelligence. Ce qui surprend surtout Plotin, c’est que ces âmes plongées dans l’existence empirique oublient si facilement l’intelligible !

La cause principale de la « chute » et de l’« oubli » est l’audace (tólma) de l’âme, c’est-à-dire son arrogance d’aller jusqu’à s’autodéterminer, en se désintéressant de l’idéal pour fixer son attention sur le particulier matériel. Bien plus, l’âme incarnée se complaît et s’asservit dans cet état en faisant siens les divers appétits sensibles. Prise et investie massivement par les multiples soucis d’un corps limité, elle finit par s’oublier elle-même et se négliger elle-même. Chez l’être humain, la notion d’oubli n’est pas une théorie ; elle colle à la vie concrète de chaque jour et à ses préoccupations multiples qui comportent la dispersion, le divertissement, l’enchaînement et l’affairement mondain. Aussi retrouve-t-on les notions d’isolement ou d’esseulement (Enn. IV, 7,13), d’exil et de faute (Enn. IV, 8,5) et d’imprudente témérité (Enn. V, 1,1 et 2,2), qui font écho à l’analytique transcendantale du « Dasein », telle que Martin Heidegger la conduit, entre autres, dans les paragraphes 26-27 et 54-58 de son Être et Temps.

Chez Plotin, il s’agit d’une expérience malheureuse, comparable à celle du pilote qui s’applique au soin de son navire au bord de l’abîme, près de chavirer, et qui se néglige en oubliant qu’il risque d’être emporté par le naufrage (Enn. IV, 3,17 et 21). Dans un autre passage, Plotin la compare à l’expérience d’un savant qui s’enferme dans sa spécialité en se bornant à une vérité particulière, ce qui n’est qu’une partie de la science. Alors que le bien pour ce savant, c’est d’avoir en vue toute cette science et de l’actualiser. Puis Plotin la trouve semblable à un feu ardent qui, pouvant tout consumer, serait contraint de brûler quelques petits objets, alors qu’il garde sa puissance entière (Enn. VI, 4,16). On peut penser enfin à cet homme cupide du Phédon 68c : il admire la richesse et les hommes puissants ; en même temps, il se méprise parce qu’il se voit infortuné ; et il se néglige parce que, dans son affairement mondain, il ne prendra pas le temps de méditer et de développer sa propre vie intérieure.

Oubli, vertige, assoupissement, alourdissement, affaiblissement, perte des ailes, etc. : nous avons là, dans la pensée de Plotin, les conséquences inévitables de la chute des âmes. Jean Trouillard traduit cette expérience en termes de « régime de l’extériorité » ou de « fragmentation de la connaissance et de l’être », dont l’âme ne peut que souffrir[7]. L’Âme du monde, à la différence des deux autres hypostases transcendantes (l’Un et l’Intelligence), s’exile, s’isole, s’individualise, en s’incarnant. C’est là précisément la spécificité de sa fonction. Elle s’enlise dans la région de l’altérité absolue, ou dans la région de la dissemblance (Enn. I, 8,13). Seul, son retour à soi peut la délivrer du sentiment douloureux de la déchéance dans un monde étranger et lui permettre de regagner l’unité de son essence. L’âme incarnée peut se retrouver. Son effort, pour retrouver la cohérence primitive de sa nature, doit aller dans le sens de l’éveil, de la concentration et peut-être du silence qui seul rend capable de garder en soi l’essentiel. Mais la descente de l’âme se révèle néanmoins comme une richesse et comme un bien en ce sens que ce processus rend d’abord possible l’incarnation de l’âme et par la suite l’animation, l’organisation et l’embellissement des choses du monde matériel. Nous allons montrer, dans les pages suivantes, les extensions de ce bienfait paradoxal de la chute de l’âme à l’intérieur du système plotinien de la réalité.

II. La mémoire et la conscience

La descente de l’âme est une grande chance, s’il est vrai que la nature de l’âme est double (sensible et intelligible) et que de ce fait l’âme occupe parmi les êtres un rang intermédiaire très intéressant. Alors un formidable échange peut se produire, qui permette à l’âme incarnée « de remonter à la surface après avoir fait l’expérience de ce qu’elle a vu et éprouvé ici, et après avoir appris à connaître ce que c’est que d’être là-bas, et appris aussi, par la comparaison de ces conditions qui sont en quelque sorte contraires, à connaître plus clairement laquelle des deux est la meilleure » (Traité 6, 7 ; Enn. IV, 8,7). Au fond, des puissances ou des facultés demeureraient entièrement cachées et inactives, et les âmes individuelles ignoreraient complètement qu’elles les possèdent, si ces âmes ne descendaient pas dans l’univers sensible et dans les corps matériels ou si elles se désincarnaient trop vite (Enn. IV, 8,5). Dans une condition incarnée durable, précise Joseph Moreau, l’âme « n’est pas surchargée de facultés nouvelles ; elle trouve seulement dans cette union l’occasion d’exercer des activités qui lui sont propres, des aptitudes qui étaient en elles et qui ne seraient pas manifestées sans cela[8] ».

C’est pourquoi, en effet, des facultés comme la mémoire et la conscience se révèlent et se développent. Plotin en donne une première description, appuyée sur une expérience intime, au début du traité 6 : « Souvent, lorsque je m’éveille à moi-même en sortant de mon corps, et qu’à l’écart des autres choses je rentre à l’intérieur de moi, je vois une beauté d’une force admirable, et j’ai alors la pleine assurance que c’est là un sort supérieur à tout autre : je mène la meilleure des vies, devenu identique au divin, installé en lui, parvenu à cette activité supérieure en m’étant établi au-dessus de tout le reste de l’intelligible » (Enn. IV, 8,1). Nous n’avons pas toujours conscience de ce que pourtant nous possédons et devons connaître : « Comment donc se fait-il que, tout en possédant de si grandes choses, nous ne les percevions pas, et que nous restions le plus souvent sans exercer de telles activités ? Et pourquoi certains parmi nous restent-ils totalement inactifs ? » (Traité 10, 12 ; Enn. V, 1,12). Plotin, dans la suite du texte de ce traité 10, suggère ce qu’il faut faire : « Il faut donc, pour qu’il y ait perception de ce qui est présent de cette façon, que notre faculté de percevoir soit tournée elle aussi vers l’intérieur, et qu’elle y prête attention. C’est comme si quelqu’un qui, dans l’attente d’une voix qu’il souhaite entendre, faisait abstraction des autres sons et ne prêtait l’oreille qu’à ce son qui, lorsqu’il parvient à lui, est le meilleur de ceux qu’il perçoit. De même, il faut ici laisser de côté tous les bruits sensibles, sauf en cas de nécessité, pour maintenir la capacité de perception de l’âme dans sa pureté, prête à entendre les sons de là-bas » (Traité 10, 12 ; Enn. V, 1,12, fin).

L’attention soutenue évoque l’expérience de la mémoire et de la conscience, ces facultés par lesquelles notre âme retrouve sa vraie nature. Se souvenir, prendre conscience des choses transcendantes, afin de retrouver l’unité de l’esprit, c’était déjà un impératif décrit amplement par Platon dans son Phèdre 249c-250a. Plotin traite plus particulièrement de la nature de la mémoire et de la conscience dans leur rapport à l’union de l’âme et du corps dans les trois passages suivants : 1) Enn. IV, 3,25-32 (du traité 27), 2) Enn. IV, 4,1-17 (du traité 28), et 3) Enn. IV, 6,3 (du traité 41). Ses investigations philosophiques gravitent autour de ces questions fondamentales : à quel niveau de la réalité la mémoire se produit-elle, où commence-t-elle ? Quelles sont les diverses fonctions spécifiques de la mémoire ? Enfin, oui ou non, cette mémoire est-elle éternelle, dure-t-elle toujours, sinon où cesse-t-elle de fonctionner dans la psychologie de Plotin ? Nous pouvons considérer d’abord cet avertissement : « Si nous voulons faire la recherche comme il convient, il nous faut d’abord comprendre ce qui, en nous, se souvient ; je dis non pas ce qu’est la mémoire, mais en quel principe réside la mémoire […] ; quelle est la nature de ce qui se souvient ? Voilà ce qu’il faut saisir avec plus de précision » (Enn. IV, 3,25).

Dans les analyses plotiniennes, les facultés de la mémoire, de la conscience, du raisonnement et de la sensibilité apparaissent et disparaissent selon les diverses phases de la réalité spirituelle. Plotin tient à assurer qu’au plus haut degré des réalités transcendantes, il n’y a pas de mémoire et de conscience, puisque ces réalités sont en dehors du temps. L’objet et le sujet y sont absorbés dans un même mouvement infini d’intellection, dans une intuition totale et unique. Cet acte est intemporel, non répétitif, parce qu’il est l’acte même de l’éternité. C’est ce que Plotin semble montrer dans le passage suivant : « En outre, si, comme il paraît bien, toute pensée est intemporelle, puisque les intelligibles sont dans l’éternité et non dans le temps, il est impossible qu’il y ait là-bas le moindre souvenir non seulement des choses terrestres, mais même de n’importe quoi ; chaque essence lui est présente ; et elle n’a pas à les parcourir successivement et à passer de l’une à l’autre » (Enn. IV, 4,1).

La mémoire se produit au niveau de l’âme incarnée. En effet, Plotin écrit : « La mémoire, pourrait-on dire, n’appartient bien qu’à ces âmes qui changent et se modifient ; car il n’y a mémoire que des événements passés » (Enn. IV, 4,6). La mémoire est une fonction de l’âme, qui se temporalise, s’engage dans la succession temporelle. Mais la conscience de cette succession, la perception du temps et la remémoration seraient impossibles, si l’âme n’était pas par son origine transcendante à l’écoulement perpétuel des choses. La mémoire est une puissance active (Enn. IV, 3,26 et 28 ; IV, 4,1) liée, comme le dit Jean-Claude Fraisse, « au statut de l’âme en ce monde, qui est son séjour nécessaire[9] ». Une âme bien attentive au soin d’une chose, d’une personne ou d’une vie fragmentée s’impose l’exercice de la mémoire. Celle-ci se doit d’accompagner la vie dans la durée, la vie assaillie sans cesse d’impressions nouvelles et de besoins sans cesse renaissants. Ses fonctions majeures se présentent sous les formes d’habitudes, de souvenirs, de réminiscences et de sentiments de la durée : ce sont les types de mémoire chez Plotin[10].

Le premier type de mémoire se présente comme « habitude », correspondant à la « disposition » qui pousse à refaire un acte précédemment accompli. L’habitude est liée aux affections et aux connaissances antérieures ; elle s’exerce et s’affermit par la sensibilité et la réflexion. En réalité, l’âme incarnée voit « ici-bas » les images ou les reflets de ce qu’elle a vu « là-bas » (Enn. IV, 3,28, et IV, 4,4).

La mémoire est aussi « évocation des souvenirs sensibles et intellectuels ». Plotin critique la théorie stoïcienne selon laquelle tout souvenir est comme une « empreinte de sceaux » ou comme une « impression sur une surface enduite de cire » (Enn. IV, 3,26). Il utilise un triple raisonnement : a) on ne peut pas parler d’empreintes au sujet d’opérations mentales, b) il n’y aurait aucun oubli puisque les empreintes doivent toujours être là, et c) qui dit empreintes dit passivité du récepteur, or l’exercice fortifie la mémoire qui est une puissance active ; jamais, en aucun cas, l’exercice n’augmente la passivité (Enn. IV, 6,3). Les souvenirs intellectuels signifient que la pensée peut être l’objet d’un souvenir ; pour se fixer, ils ont besoin d’une image ou d’une formule verbale (Enn. IV, 3,30 ; V, 3,3 ; VI, 3,1-2). La formulation dans un discours temporel renforce la mémoire, permet le recul nécessaire à la conscience de soi, mais n’annule pas l’opacité inhérente et réciproque des consciences incarnées (Enn. IV, 3,18[11]).

Le troisième type de mémoire est la réminiscence des intelligibles. Ici-bas, l’âme garde une trace vivante des Idées en elle, plus précisément dans sa partie raisonnante ou « seigneuriale » (Enn. V, 3,3). Ce fait, ainsi que le dit Maurice de Gandillac, constitue une « sorte de première Législatrice » et suppose des expériences antérieures à partir desquelles peut se faire un travail de synthèse des données sensibles actuelles[12]. Selon Plotin, c’est grâce aux traces ou reflets de l’Intellect dans les âmes que celles-ci subsistent dans l’être, en arrêtant leur « chute » au seuil même du pur néant : la force de l’Esprit soutient tous les êtres qui d’eux-mêmes tomberaient (Enn. V, 9,5-6).

Le dernier type de la mémoire, lié aux changements inhérents à la durée dans l’âme incarnée, s’appelle le sentiment de la durée. L’âme incarnée se temporalise elle-même et temporalise le monde sensible ; elle connaît l’altérité, vit et produit ses actes présentement dans l’écoulement du temps d’après l’antériorité et la postérité. (Enn. III, 7,9-11 ; IV, 3,27). Il y a une forme de mémoire dans l’âme qui est conscience du temps, qui est le propre de ceux qui combinent passé, présent et futur, avec des incertitudes (Enn. IV, 4,12). L’expérience de la temporalité suppose la multiplicité.

Il n’y a de mémoire que dans le sensible. L’âme désincarnée, simplifiée, rendue « légère et toute seule » n’a plus besoin du bagage de la mémoire (Enn. IV, 3,32). Rendue dans l’intelligible, l’âme a d’un seul coup l’intuition de toutes les idées intelligibles comme un tout simultané de pensées multiples (Enn. IV, 4,1[13]). Paradoxalement, le corps matériel peut être un obstacle : une âme affranchie du corps, à l’heure de la mort, peut recouvrir clairement des souvenirs antérieurs (Enn. IV, 3,27). Plotin le pense ainsi bien des siècles avant les recherches et les interrogations pointues à propos de « la vie après la vie », conduites par Raymond Moody, Paul Misraki, Martin Ebon, Aurélien Le Blé, Jean Vernette, Jean-Louis Victor, etc. Par ailleurs, l’évocation des souvenirs peut exiger un sérieux discernement. Bien souvent, on a « besoin de réflexion pour faire renaître les souvenirs » (Enn. IV, 6,3). Si la réflexion et le discernement approfondis peuvent aider à « stimuler la faculté de la mémoire dans l’âme » (ibid.), cela ne veut pas dire que tous les problèmes sont résolus. Car, Plotin s’en rend très bien compte, « la plupart du temps, la bonne mémoire et la subtilité d’esprit ne vont pas ensemble », comme « souvent aussi un bon pugiliste n’est pas un bon coureur » (ibid.). En effet, une acuité du jugement ne signifie pas nécessairement bonne mémoire. Il en est de même du doigté en perception et peut-être aussi en d’autres facultés. « Ceux qui raisonnent le mieux ne sont pas ceux qui ont la bonne mémoire ; à sensations égales, il n’y a pas souvenir égal de ces sensations ; des gens ont des sensations précises ; mais d’autres ont bonne mémoire sans posséder une perception bien affinée » (Enn. IV, 3,29).

Certaines dispositions et certains souvenirs n’ont pas accès à la conscience (Enn. IV, 3,28 ; IV, 4,4). En effet, l’âme a en elle des opérations propres et des raisons « par lesquelles elle refoule les représentations qui l’assiègent », représentations lui paraissant inutiles et encombrantes (Enn. III, 6,15). Mais ce refoulé inconscient, comme le note finement Plotin, a plus de force que le conscient (présent à la mémoire) ; il risque même de faire chavirer l’âme. Ici, Plotin pose le problème du terrible Inconscient et s’annonce comme le précurseur de Sigmund Freud[14]. Ce dernier révèle un psychisme des profondeurs dont la conscience n’est que l’écume, se développant sur un fond d’inconscient et sur une zone barrée, ce qui constitue l’ultime humiliation infligée à l’amour-propre. Aux yeux de S. Freud, l’homme n’est pas du tout souverain de sa propre âme, et la conscience aussi n’est pas maîtresse d’elle-même : il y a un royaume de l’ombre qui exerce un pouvoir réel et qui réduit le cogito à un misérable vassal. De là, on comprend ce que Plotin veut dire quand il déclare que « tout ce qui est dans l’âme n’est pas perçu d’entrée de jeu » (Traité 10, 12 ; Enn. V, 1,12), ce qui préfigure le mot de Blaise Pascal sur le coeur qui a ses raisons que la raison ne connaît pas ou ne connaîtra que tardivement.

En face de la richesse et de la pauvreté de la mémoire de l’âme incarnée, il est vrai que le repos vient de ce que l’âme recentre ses efforts. À ce propos, Pierre Hadot, champion de la simplicité intérieure, a pu écrire : « Dispersés dans les soucis et les préoccupations de la vie quotidienne, nous pouvons d’abord nous concentrer vers l’intérieur, diriger notre attention vers les choses d’en haut, reprendre conscience de nous-mêmes. Nous découvrirons alors que, parfois, nous pouvons nous élever à une unité intérieure plus parfaite, dans laquelle nous atteignons notre véritable moi vivant et réel dans la Pensée divine[15] ». Cette réflexion suppose les importants enjeux de la liberté et de la volonté de l’âme.

III. La liberté, la volonté et la vertu

Les concepts de liberté et de volonté, inséparables, évoquent ce qui dépend de nous (tò éph’ hémîn), c’est-à-dire « ce que nous ne ferions pas sous l’empire de la fortune, de la nécessité et de la violence des passions, mais parce que nous l’avons voulu, et sans que rien s’oppose à notre volonté » (Enn. VI, 8,1). C’est le sens négatif : ce qui, n’étant asservi ni à la fortune, ni à la nécessité, ni aux fortes passions, a pour seule cause la volonté. Plus positivement, la liberté est avant tout l’aptitude d’agir ou de ne pas agir, de choisir le bien ou le mal, la vertu ou le vice, le supérieur ou l’inférieur, le bien-être personnel ou celui d’autrui, d’incliner vers les dieux ou vers les bêtes. À cette notion de liberté correspond le pur pouvoir de choix. La volonté est la faculté qui fixe et détermine le choix libre, ce qui implique une décision consciente et raisonnée dans le choix de l’action et la dimension éthique dans les opérations de la liberté et de la volonté (Enn. VI, 8,2).

Il est curieux de voir que Plotin, « champion de la liberté » selon P. Henry[16], ne se préoccupe pas de prouver le fait de la liberté, mais qu’il donne « d’énergétiques affirmations la concernant[17] ». Ainsi Plotin peut déclarer que l’Un est comme « il veut être » (Enn. VI, 8,16), qu’il veut être ce qu’« il doit être » (Enn. VI, 8,18) et qu’il est non pas esclave de son essence mais « pure liberté », étant « par lui-même ce qu’il est » (Enn. VI, 8,20[18]). Ailleurs, il dit qu’« il est contraire à la raison d’affirmer que, en nous, quand les parties sont mues par la partie qui dirige, elles sont mues selon le destin » (Traité 3, 4 ; Enn. III, 1,4). Enfin, à propos de l’âme, il affirme sans ambages : « Sans le corps, donc, elle est vraiment maîtresse d’elle-même, libre et soustraite à la causalité cosmique » (Traité 3, 8 ; Enn. III, 1,8).

Plotin se bat contre les théories des Atomistes, des Stoïciens et des Astrologues, qui prétendent que la vraie liberté est impossible : il y a toujours des contraintes extérieures et des causes étrangères, liées soit aux mouvements des atomes ou des éléments, soit à un principe unique reliant toutes choses, soit aux mouvements du soleil, des planètes et des astres (Enn. III, 1, 2-4 ; VI, 8,7). Nos actions, nos tendances et nos désirs seraient asservis au destin, puisque tout « ce qui désire est mené, fût-ce vers son bien » et que « si l’on agit, c’est par nécessité extérieure ; car toute action a un but » (Enn. VI, 8,4). « D’ailleurs toute action, même si elle est dominée par la raison, est mélangée, et elle ne peut purement dépendre de nous ». (Enn. VI, 8,2). En ce sens, l’acte héroïque ne verrait point le jour sans la guerre, les altercations violentes et les anomalies de la vie quotidienne, ni le dévouement d’Hippocrate sans la maladie, le malaise et la souffrance qui collent à la vie, sans toutes les croix plantées sur la terre des hommes. Selon ces théories adverses, « la vertu est toujours forcée d’attendre des circonstances accidentelles pour agir selon l’occurrence » (Enn. VI, 8,5) et le concept de liberté est alors un concept vide de sens (ónoma mónon ; kenòn ónoma : Enn. III, 1,7 ; 4,12[19]).

Quand donc notre âme sera-t-elle libre ? Ici, comme ailleurs, Plotin parle avec puissance et assurance, sa réponse se fait bien affirmative, bien ferme : c’est la première description magnifique de la liberté à la fin du traité 3, Sur le destin : « Mais chaque fois qu’elle se règle, dans l’une de ses tendances, sur la raison pure et détachée des passions qui lui est appropriée, c’est de cette tendance, et de cette tendance seulement, qu’il faut dire qu’elle est en notre pouvoir, c’est-à-dire qu’elle est volontaire » (Traité 3, 9 ; Enn. III, 1,9). Dans un système de pensée où la nécessité naturelle triomphe, Plotin fait de la liberté une analyse qui dépasse celle de ses devanciers. Il affirme à la fois la liberté et un ordre général auquel rien n’échappe : nous osons parler de libre nécessité. Voilà le problème. Pour Plotin, la nécessité ne se réduit pas aux déterminismes du monde matériel. Les âmes incarnées peuvent se situer différemment par rapport aux conditionnements possibles : « […] quand il s’agit de leurs actions propres, elles ont le pouvoir de s’appartenir à elles-mêmes ; elles vivent d’après une loi autre que le destin, d’après la loi qui embrasse tous les êtres, et elles s’y donnent toutes » (Enn. IV, 3,15). L’être humain, contrairement aux bêtes, a un principe de liberté[20] : ce ne sont pas les circonstances qui créent son bonheur ; mais, par ses propres choix, il est responsable de sa destinée. Plotin peut donc rejeter le rigide déterminisme psychologique (Enn. III, 1,4 et 7 ; 3,2 ; IV, 3,7).

Par contre, Plotin semble accueillir l’idée d’un déterminisme intérieur. Les âmes incarnées portent en elles la loi universelle ; elles l’intériorisent, l’utilisent et l’accomplissent. Voici le passage auquel nous avons déjà fait allusion dans les pages précédentes concernant la descente des âmes : « Cette loi universelle est innée dans chacun des individus ; elle ne tire pas d’ailleurs que des individus la force de s’accomplir ; elle a été donnée aux individus et chacun d’eux l’utilise […] ; des âmes individuelles accomplissent la loi, parce qu’elles la portent en elles ; elles en ont la force, parce que cette loi, logée en elles, pèse en quelque sorte sur elles et leur donne le désir douloureux d’aller où elle leur dit intérieurement d’aller » (Enn. IV, 3,13). Cette loi universelle, loin d’écraser les âmes, les stimule dans leur désir d’action. Avec elle et grâce à elle, peut-on dire avec Joseph Combès, les âmes sont rendues dans un régime éthique de la libération ; l’exigence spirituelle l’intériorise (attitude stoïcienne) et la relativise en même temps (attitude plotinienne) ; et la liberté la prend comme une médiation pour se réaliser en se limitant elle-même[21]. Par ailleurs, dans le champ de la liberté, la nécessité des actions se double de la responsabilité et de la décision. « Il faut que chacun reste distinct, qu’il y ait des actions et des pensées à nous, et que les actions de chacun, belles ou laides, viennent bien de chacun d’entre nous » (Traité 3, 4 ; Enn. III, 1,4). Ce qui est à notre pouvoir ne doit pas être une formule vide. Défendant la liberté de l’action raisonnable, Plotin dit que l’acte manifeste toujours et partout la puissance qui sans lui resterait cachée et invisible et que l’on est émerveillé des richesses intérieures d’un être en voyant la variété et la beauté de ses oeuvres extérieures (Enn. IV, 8,5). Ce point de vue trouvera un écho dans L’Action (1893) de Maurice Blondel.

Pour qu’une action soit libre, suffit-il qu’elle soit autonome et ne dépende que de nous ? La réponse est négative, si on pense au cas Oedipe (Enn. VI, 8,1) et à la possibilité d’être méchant malgré soi (Enn. III, 2,10). S’il est vrai que tous les êtres vivants désirent le bien, il ne peut y avoir de choix conscient ni délibéré du mal (Enn. III, 2,3 ; IV, 8,5 ; VI, 7,28 et 8,13). Le parti du mal est chaque fois pris et suivi par aveuglement, confusion et surdité, ce qui évoque en amont le thème du sommeil héraclitéen (ve s. av. J.‑C.), et en aval le thème du divertissement pascalien (xviie s. ap. J.‑C.). Cependant Plotin n’absout pas rapidement l’égaré, celui-là qui prétend commettre le mal en se trompant. La responsabilité demeure tout entière. C’est dans ses propres actes qu’on peut commettre des fautes. Ailleurs, Plotin explique à quel niveau se situe notre responsabilité inaliénable : « Nos fautes viennent de la victoire que remporte sur nous-mêmes la partie la plus mauvaise de l’être mélangé que nous sommes, je veux dire le désir, la colère ou une imagination vicieuse […]. Nous faisons donc le mal en cédant aux pires éléments de notre nature » (Enn. I, 1,9).

Par là, croyons-nous, Plotin décharge et déculpabilise le ciel, les astres et la Providence. Sa réflexion est claire et nette : « Donc, si le produit est imparfait, il ne s’ensuit pas que son auteur est aussi imparfait ; il est bien supérieur à tout ce qu’il produit ; ne l’accusons donc pas, et admirons plutôt les dons qu’il a faits aux êtres qui viennent après lui, et les traces de lui-même qu’il y a laissées. Et s’il leur a donné plus qu’ils ne peuvent posséder, soyons encore plus satisfaits. Ainsi la responsabilité semble bien retomber sur les créatures ; ce qui leur vient de la providence est trop bon pour elles » (Enn. III, 3,3). Selon André Bord, Plotin entretient la traditionnelle croyance en l’au-delà où la Providence donne des sanctions proportionnées aux jeux de la liberté : « La vraie liberté adhère à l’ordre général. C’est bien l’âme qui joue son rôle, qui mérite récompense ou punition, d’autant que le poète de l’univers lui donne plus d’indépendance que l’auteur à ses acteurs. Nous-mêmes ajoutons beaucoup à ce qui nous vient d’en haut[22] ». S’inspirant du mythe d’Er (République X, 617e), où la faute est imputable à celui qui a choisi (Enn. III, 2,7), Plotin affirme lui-même : « Oui, l’injustice commise par autrui est une injustice pour celui qui l’a commise, et son auteur n’est pas affranchi de sa responsabilité » (Enn. IV, 3,16). Il s’empresse même de donner la juste issue qui attend l’âme coupable : celle-ci reçoit la condamnation conforme à ce qu’elle a choisi de faire (Traité 6, 5 ; Enn. IV, 8,5). En effet, dans la mentalité grecque ancienne, la démesure appartient à la catégorie des choses toujours punissables et la sagesse à celle des choses exaltées : « Mais le châtiment suit ; il est juste que l’on subisse, en pareil cas, les conséquences de ses vices ; et il ne faut pas exiger le bonheur pour qui n’a rien fait pour le mériter. Seuls les êtres bons sont heureux ; et c’est pourquoi les dieux sont heureux (Enn. III, 2,4. Cf. Platon, Lois IV, 716a). Toutefois, l’aspiration au meilleur reste fondamentale. Ainsi choisir le moins bon témoigne d’une faiblesse et d’une ignorance. Mal choisir ou être incapable de se fixer dans la perfection : en vérité, c’est le signe que notre liberté humaine est glissante et fluctuante. On croisera, quelque treize siècles plus tard, le thème de l’homme inconstant, ondoyant et divers chez Michel de Montaigne[23].

C’est pourquoi Plotin insiste pour dire que la liberté réclame la volonté pour s’épanouir. Être vraiment libre implique une réflexion correcte et une orientation droite et consciente vers le meilleur. Être pleinement libre, c’est suivre ce qu’il y a de meilleur en nous par l’intermédiaire du labeur de l’intelligence. La vraie liberté consiste à aller volontairement au bien en sachant que c’est le bien (Enn. VI, 8,3). L’esclave n’est pas maître d’aller au bien, il est contraint d’aller vers ce qui n’est pas son bien (Enn. VI, 8,4). En conséquence, plus l’acte est conforme au bien, plus il dépend de moi, plus il est libre, précisément parce qu’il est tourné vers ce qui est le plus beau et le meilleur de mon être. La volonté est droite et ennoblie quand elle fixe la liberté à l’intérieur de la raison : le sage est celui qui agit en conformité avec l’ordre universel, l’insensé en serait l’exact opposé (Enn. III, 3,3-5 ; VI, 8,6-7, 10 et 13).

Sous cet angle, la vertu humaine (areté) chez Plotin se présente comme l’orientation habituelle vers le bien ou comme l’élan (hormé) volontaire vers le bien. Elle s’appréhende, en d’autres termes, « comme habitude et disposition » (Enn. VI, 8,5) de l’âme orientée vers le bien, ainsi que l’enseignement aristotélicien l’indiquait déjà (Ethica Nicomachea III 5, 114 b 20). Aux yeux de Plotin, tout être humain en est capable : « Agir honnêtement en tout ce qui vient de nous-mêmes, voilà, pourrait-on dire avec raison, tout ce qui dépend de nous » (Enn. VI, 8,5). Dès lors, si la liberté se définit par rapport à un bien supérieur, on sait déjà que le Bien suprême plotinien est identique à l’Un. Au sein de la liberté, la vertu est fonction et exigence de purification, de simplification et d’unité, ce qui revient à dire que la vie de la vertu intérieure est l’exigence impérissable de l’Un-Bien. Cette première hypostase transcendante est la source et le garant de la liberté pure, de l’intériorisation et de l’autonomie. C’est pourquoi, être vraiment libre, c’est être libre par l’Un-Bien, en Lui, comme Lui. En remontant jusqu’à lui, c’est-à-dire jusqu’à l’union achevée, si nous y parvenons, « nous sommes plus que libres et plus qu’indépendants » (Enn. VI, 8,15). C’est dans la constance et la rectitude de l’ouverture abyssale à l’Un-Bien que se découvre l’infinité de la liberté. L’absolu de la simplicité-unicité fondatrice de l’Un-Bien est en même temps la liberté absolue, source suprême de toute liberté[24].

La vertu purificatrice est le constant effort d’intériorisation et de conversion qui rétablit l’âme incarnée dans son essence intelligible, la tournant vers l’Intelligence et l’Un-Bien. « La vertu a pour fonction de ramener l’âme à la pureté intelligible de son essence indivisible ; et cet état n’est pas statique, c’est l’horizon et le vecteur du rapport à l’UN […]. La purification (kátharsis) est le signe et l’effet de la conversion (epistrophé[25]) ». Il s’agit de fuir les régimes de confusion et d’endiguer l’enrichissement de l’être. C’est toujours la relation dynamique au Beau et au Bien qui fonde la vraie liberté (Enn. VI, 8,7). Comparable à l’expérience de la liberté, du moins pour le but, l’expérience de l’amour de la beauté constitue le dernier volet de cette recherche sur les richesses de l’âme chez Plotin.

IV. L’amour, la beauté et le bonheur

« L’âme aime le Bien parce qu’elle a été, dès le début, poussée par lui à l’aimer » (Enn. VI, 7,31). L’objet de l’amour (érôs) est clairement indiqué là, et Plotin, vieillissant, y revient avec la même vigueur et la même conviction. Nous lisons, en effet, dans le traité 50 : « Toute âme désire le Bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle » (Enn. III, 5,3). Mais le problème, c’est que l’amour peut porter sur autre chose que le Bien au sein de l’audacieuse expérience de la chute et de l’oubli. L’efficace du Bien peut rencontrer l’éloignement et la bifurcation de la liberté. Platon avait déjà pris conscience des difficultés de la réminiscence de la Beauté (tò kállos) idéale : « Mais trouver dans les choses de ce monde-ci le moyen de se ressouvenir de celles-là n’est pas aisé pour toute âme » (Phèdre 250a). Et un peu plus loin : « À la vérité, celui qui n’est pas fraîchement initié ou bien qui s’est laissé corrompre n’est point vif, d’ici, à se porter là-bas, vers la Beauté en soi, quand il contemple ce à quoi, en ce monde-ci, est appliqué son nom » (Phèdre 250e). Chez Plotin, comme l’indique Jérôme Laurent à la suite de Joachim Lacrosse, l’amour de la beauté « relève de l’inférieur et non du principe suprême[26] ».

Cinq traités, au moins, nous renseignent sur la profondeur de la réflexion plotinienne sur ce thème : le traité 1 (Du Beau, Enn. I, 6), le traité 31 (De la Beauté intelligible, Enn. V, 8), le traité 36 (Le bonheur et le temps, Enn. I, 5), le traité 46 (Du bonheur, Enn. I, 4) et le traité 50 (De l’amour, Enn. III, 5). Des questions de ce thème sont reprises dans des contextes différents des Ennéades. En s’inspirant du Phèdre 248b-d, le traité 20, « De la dialectique » (Enn. I, 3) indique les protagonistes de l’amour de la beauté : ce sont les amants, les musiciens et les philosophes. Plotin réutilise ce schéma platonicien, tout en prenant soin de distinguer le type du philosophe des deux autres types et de pousser la dialectique plus loin, c’est-à-dire jusqu’à la vision de l’Un-Bien (Enn. I, 3,1[27]).

Le musicien (mousikós), attaché aux sonorités, aux rythmes et aux mesures sensibles, peut s’élever et parvenir à la beauté elle-même s’il apprend à voir que la beauté du rapport harmonique est d’ordre intelligible, qu’elle est Beauté en soi et non telle ou telle beauté particulière. Dans la culture antique, on le sait, la musique désigne généralement les différents arts. L’art a pour objet le beau et il est de son essence de le représenter (Enn. I, 3,1 ; V, 8,1[28]). Mais le beau véritable demeure au-delà de l’imitation matérielle et c’est la beauté intérieure qui, perçue avec l’oeil intérieur, nous émeut (Enn. V, 8,2-3[29]). L’amant (erôtikós) est ému et transporté par des beautés sensibles. Mais il sera amené à apprendre que les bonnes moeurs, les habitudes de tempérance, les actes et les sentiments vertueux et les belles âmes attirent parce qu’ils sont beaux ; en outre, il apprendra que la beauté identique dans les beaux corps, ainsi que dans les êtres incorporels comme les belles occupations et les belles lois, leur vient d’ailleurs ; il apprendra enfin la même chose de la beauté des arts, des sciences et des vertus (Enn. I, 3,2 ; cf. Banquet 210ac). Le musicien et l’amant seront diligemment conduits à nier que la beauté puisse venir de ces corps qu’ils chérissent. De là, ils peuvent monter graduellement vers le Beau en soi, ce lieu des Idées belles (Enn. I, 6,9) et par la suite aller encore plus haut, vers l’au-delà des Idées. Comme ils partent du monde sensible, le plus bas, ils sont exposés à plusieurs obstacles dans l’exercice dialectique. Cependant, à la différence de ces deux figures précédentes, le philosophe (philósophos) se trouve d’emblée dans le monde intelligible, c’est-à-dire, suivant l’expression de Platon, « dans la plaine de la vérité » (Enn. I, 3,4 ; cf. Phèdre 248b) . Il peut s’élever plus ou moins facilement des vertus humaines à leur plus haut degré, c’est-à-dire au-delà de l’être, en tant qu’ami du savoir et dialecticien (Enn. I, 3,3). Une telle disposition rend compte de la dignité et de la grandeur de la nature amoureuse du philosophe. Mais l’amant, le musicien et le philosophe doivent se porter avec ardeur vers ce qu’il y a de beau, recueillir ce beau en leur âme afin de s’en nourrir et d’atteindre par là à la pleine vertu. Devenus amoureux, chacun dans sa situation, par la force de l’Intelligence, ils se rendent tous compte que l’Intelligence elle-même, « ivre d’amour » (Noûs érôn : Enn. VI, 7,35), fixe son regard dans une éternelle contemplation vers l’Un qui est au-delà de l’être, de l’essence et du beau, et qui est identique au Bien.

Venons-en maintenant à quelques précisions. Que disons-nous quand nous parlons d’une belle maison, d’une belle forêt, d’une belle marmite, d’une belle jeune fille, d’une belle pensée, d’un beau geste, d’un beau lac, d’un beau coucher de soleil ? Ces réalités ont-elles quelque chose de commun ? La définition du beau peut rencontrer la difficulté de l’équivocité[30]. Comment Plotin définit-il le beau ou la beauté ? Dans le monde sensible, le beau est l’éclat dont brillent l’être et l’unité de la forme vivante qui impose l’harmonie aux éléments divers de l’être. C’est pourquoi la beauté brille de tout son éclat plutôt sur la face d’un vivant que sur celle d’un mort. Une réalité vivante, fût-elle laide à nos yeux, est plus belle qu’une réalité en peinture, cette dernière eût-elle une forme plus parfaite. L’âme belle, en informant le corps, le rend beau et répand en lui la symétrie et la proportion sensibles qui répondent à la symétrie et à la proportion intelligibles. Cependant la beauté est irréductible à la symétrie de diverses parties d’une oeuvre ou d’un être. Dans le Traité 38 (Sur l’origine des Idées), Plotin écrit : « […] ici-bas, il faut dire que la beauté consiste moins dans la symétrie que dans l’éclat qui brille en cette symétrie, et c’est cet état qui est aimable […] » (Enn. VI, 7,22). La permanente tentation, c’est de s’installer dans la multiplicité sensible et de s’attacher aux reflets du Beau plutôt qu’au Beau lui-même. Voilà le sort de la misérable région extérieure et obscure (Enn. I, 6,5-8).

On comprend alors le souci de Plotin qui parle de « la plus grande et la suprême lutte » de l’âme : « Pour l’atteindre [le beau], il faut congédier la royauté et même le pouvoir sur toute la terre, la mer et le ciel et, si par cet abandon et ce mépris on peut se tourner vers lui, on pourra voir » (Traité 1, 7 ; Enn. I, 6,7), et qui multiplie les métaphores du dépouillement, de la négation, du silence. Il invite à rompre avec le paysage familier, à tourner les perceptions vers l’intérieur de soi-même et à garder pure la puissance perceptive de l’âme. Car le divin est présent dans le silence (Enn. V, 8,11-12). Le chemin de la vision s’exerce « à l’intérieur des sanctuaires » et « ne s’avance pas au dehors » ; il exige de réveiller « cette vision que tout le monde possède, mais dont peu font usage » (Traité 1, 8 ; Enn. I, 6,8). On ne s’étonnera pas qu’il insiste sur l’éveil de l’intelligence et qu’il propose une démarche métaphysique, en des formules saisissantes : — Comment donc pourras-tu voir la sorte de beauté que possède l’âme bonne ? — Retourne en toi-même et vois. Ne cesse de sculpter ta propre statue jusqu’à ce que brille en toi la splendeur divine de la vertu. Aie confiance en toi. Il faut que l’oeil soit nettoyé, car il faut que l’oeil se rende pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Assurément, jamais l’oeil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil ; et l’âme ne pourrait voir le beau sans être belle. Que tout être devienne donc divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau (Traité 1, 9 ; Enn. I, 6,9[31]).

Le concept d’amour (ho érôs) jouxte celui de la beauté (tò kállos), et les deux constituent autant de richesses pour l’âme dans son déploiement vers l’Un-Bien. Dans le Phèdre 250d, Platon affirme que seule la beauté (kállos mónon) a reçu en partage d’être à la fois la chose la plus manifeste (ekphanéstaton) et la plus aimable (érasmiôtaton). Mais son accès exige une initiation et une purification (Phèdre 250e) et suppose l’exercice de l’amour dans la liberté. Sachant pertinemment que les beautés extérieures peuvent à la fois nous aider et nous égarer, le Banquet 201d-212c de Platon accueille l’enseignement de Diotime et pousse la pensée à découvrir la beauté intérieure et puis à passer par tous les degrés de la beauté, jusqu’à la Beauté immuable et éternelle, que nous pouvons appeler le Supra-Beau (Hupérkalon) : « Sans ces conditions, la beauté s’avère dangereuse et méprisable ; ces conditions remplies, elle mérite toute exaltation de l’amour[32] ».

Ici-bas, nous n’aimons pas les êtres pour eux-mêmes, mais pour ce qui luit en eux de beauté. Chaque être est par soi ce qu’il est ; mais il devient désirable quand l’Un-Bien l’illumine et le colore, donnant en quelque sorte à ce qui est désiré les grâces et à ce qui désire les forces de l’amour. Édouard Krakowski donne ce commentaire :

Dès que l’âme ressent l’influence du Bien, elle s’émeut et entre en délire, elle est aiguillonnée par le désir, et l’amour naît en elle. Avant de ressentir l’influence du bien elle n’éprouve aucun transport devant la beauté de l’Intelligence ; car cette beauté est morte tant qu’elle n’est pas illuminée par le Bien. Mais dès qu’elle ressent la douce chaleur du bien elle prend des forces, elle s’éveille, elle ouvre ses ailes ; et au lieu de s’arrêter à admirer l’intelligence qui est devant elle, elle s’élance à l’aide de la réminiscence vers un principe plus haut encore — le premier[33].

Il est important de noter que Plotin élève la problématique des « amours d’ici-bas », qui permettent de se représenter le sentiment que peut procurer la vision de l’Un-Bien :

Et que ceux qui n’en ont pas fait l’expérience comprennent d’après les amours d’ici-bas ce que veut dire rencontrer celui qu’on aime au plus haut point, et qu’ils se rendent compte que les choses qu’on aime ici sont mortelles et nuisibles, que ce sont des amours de simulacres, et qu’elles sont changeantes, parce qu’il ne s’agit pas de ce que l’on aime réellement, ni de notre bien, ni de ce que nous recherchons. En revanche, ce qu’on aime véritablement est là-bas, et on peut s’unir à lui, en participant à lui et en le possédant vraiment, et non pas à la faveur d’une étreinte charnelle et extérieure. « Quiconque a vu sait ce que je dis », à savoir que l’âme reçoit alors une autre vie, quand elle s’approche de lui […].

(Traité 9, 9 ; Enn. VI, 9,9)

L’amour d’ici-bas a du poids dans la mesure où il entretient l’élan infini, la réminiscence et la découverte de la Beauté transcendante. Pour Plotin, toute expérience amoureuse a d’emblée une dimension mystique. « Lorsque Plotin reprend le vocabulaire du Phèdre, ce n’est plus, comme Platon, pour décrire l’amour humain et sa sublimation, mais c’est pour exprimer tout de suite, dans un langage imagé, une expérience mystique. L’expérience de l’amour humain n’est plus un point de départ, le point de départ d’une ascension, mais elle est un terme de comparaison, qui permet de parler de l’expérience mystique ineffable[34] ». Ainsi, de diverses relations humaines, Plotin semble indexer positivement l’amour qu’éprouve une jeune fille (he parthénos) pour son père comme l’exemple du « páthos » pur et de l’amour désintéressé du Bien (Enn. V, 5,12 ; VI, 9,9), ainsi que le signale Joachim Lacrosse qui renvoie à John M. Rist[35].

L’amour plotinien est polyvalent, polymorphe (Enn. III, 5,1-4) : il est tantôt un dieu issu d’Aphrodite divine (theós), tantôt un démon venu d’Aphrodite mêlée (daímôn), tantôt enfin une passion de l’âme (páthos[36]). Aussi l’amour est-il à la fois indigent (de la mère Pénia, Pauvreté) et riche (du père Póros, Expédient). Mais son indigence est l’indigence de la matière, caractérisée par son infériorité et sa vacuité ; chez Plotin, la matière est toujours « placée en dessous ». Par contre, la richesse de l’amour, ce qui vient combler le manque fondamental, c’est l’oeuvre du Noûs dans l’âme ; et le Νοûs renvoie à plus grand que lui, à savoir l’Un-Bien. Aux yeux de Plotin, Póros devient le lógos, acte du Νοûs dans l’âme, qui constitue la richesse des choses belles (Enn. III, 5,8-9). En somme, l’amour « ne se suffit pas à lui-même, comme désir, mais trouve en tant que logos les “ressources” qui lui permettent de porter ses regards vers le haut[37] ».

L’autre trait déterminant de l’amour, c’est qu’il est une dynamique de la conversion, de l’unification et de la simplification. L’âme, qui se tourne vers elle-même et puis vers le Νοûs qui est plus aimé (érasmion) en tant qu’il est le Beau, se rend compte que le Νοûs lui-même est engagé dans un éternel mouvement amoureux d’auto-dépassement en direction de l’Un-Bien, qui est le plus désiré et le plus aimé (érasmiôtaton) en tant qu’il est l’origine du Beau, la lumière qui l’irradie (Enn. VI, 7,32-33 ; cf. I, 1,1). Alors elle imite l’intellect aimant d’un amour sans mesure, infini, porté éternellement vers l’Un-Bien. L’âme abandonne tout facteur d’altérité, y compris le mouvement, la conscience, la parole et la pensée dans cette recherche de la co-présence béatifique[38]. À ce stade de l’ascension (anagôgé), l’âme éprouve un sentiment de certitude, de bien-être, de joie, de paix et de plénitude. Car elle « redevient ce qu’elle était autrefois », quand elle était heureuse (Enn. VI, 7,34 ; 9,9). C’est l’extase mystique (cette expression n’est pas plotinienne !), que l’on peut appeler « hénophanie » et dont on peut se faire une idée dans les traités 9 et 38, à travers les textes significatifs suivants : Enn. VI, 7,34 ; 9,8-10. L’hénophanie plotinienne est soudaine, brève et incommunicable ; mais sa fugacité constitue une chance inouïe. L’extatique « revient » sur terre. Il se reproduit une « chute », prélude d’une nouvelle ascension. Plotin en sait long pour l’avoir expérimenté quatre fois, si l’on en croit son biographe Porphyre qui n’a eu lui-même qu’une seule fois, dans sa soixante-huitième année, « la vision du but tout proche » (Vie de Plotin, § 23). La chance de la re-descente consiste dans le fait de pouvoir communiquer l’expérience de la vision extatique. C’est la possibilité ouverte du témoignage, d’« une instruction raisonnée » (Enn. VI, 9,4) et, pour reprendre une expression de Pierre Hadot, de l’« amour éducatif[39] ».

Envisager même simplement ou analyser cette possibilité devient important dès lors que de grandes questions plotiniennes se posent. Pourquoi donc ne reste-t-on pas là-haut ? Quelle est la condition de l’âme qui « a vu », qui « a beaucoup contemplé » (Enn. VI, 9,7 et 10) ? La réponse de notre philosophe est ambivalente. D’une part, Plotin explique comment l’âme extasiée est tentée de rester « là-bas ». Elle hésite à revenir à l’action quotidienne et à ses dures épreuves. Plotin compare cette âme à l’amante qui ne trouve de repos qu’avec le Bien-aimé, et à la jeune fille qui aime son père d’un amour honnête et qui voudrait rester dans la maison paternelle (Enn. V, 5,12 ; VI, 9,9). Suite à une telle description, on comprend que l’âme extasiée n’ait pas du tout envie de revenir pour raconter aux autres ce qu’elle a vu et vécu. Néanmoins, d’autre part, une nécessité intrinsèque semble se profiler à l’horizon pour l’âme qui a vu, quand Plotin écrit : « […] unie à lui et ayant, pour ainsi dire, suffisamment joui de sa compagnie, il faut qu’elle vienne annoncer aux autres, si elle le peut, ce qu’est la fréquentation de là-bas » (Traité 9, 7 ; Enn. VI, 9,7). Aussi Plotin n’hésite-t-il pas à parler lui-même aux autres de cette union béatifique, comme nous le verrons dans les paragraphes qui suivent. De fait, celui qui a réussi à embrayer le contact avec l’Un-Bien et dont l’être a dû subir une transformation et un ajustement en profondeur, ne succombe pas et ne meurt pas au cours de son expérience extatique. L’extase elle-même ne dure pas longtemps ; le lien du voyant avec le corps matériel devra encore se poursuivre dans le temps et dans l’espace. Quelle sera donc son existence terrestre ? Va-t-il manifester un supplément d’âme, un surcroît d’énergie et de vie ?

Il faut reconnaître auparavant qu’un regard jeté sur les dernières années de la vie du philosophe lui-même est déconcertant. On se trouve devant un contraste très frappant entre la joie tout éclatante que peut procurer l’expérience extatique, telle qu’elle est décrite notamment dans trois traités de la 6eEnnéade (7 : De l’origine des Idées, du Bien ; 8 : Sur la liberté et la volonté de l’Un ; 9 : Sur le Bien ou l’Un), et le récit biographique de Porphyre, récit réaliste et presque irrespectueux des dernières années de la vie du maître. Cet abrégé biographique nous présente l’homme de Lycopolis achevant son pèlerinage terrestre dans la vieillesse, la maladie et l’abandon de tous. Seul, le médecin-ami Eustochius venu d’ailleurs bien tard l’assiste dans ses derniers moments ! N’avons-nous pas là l’échec apparent d’une existence dont Plotin pourtant célèbre sans cesse le bonheur ? Nullement. Ses « ultima verba[40] » peuvent signifier ce qu’il a appris lui-même fondamentalement, et dont à présent — car un mourant ne ment pas — il témoigne humblement : « Le véritable objet de notre amour est là-bas » (Enn. VI, 9,9). Sous ce point de vue, on peut comprendre la réflexion de Rose-Marie Mossé-Bastide : « Et ce contraste est lui-même une parabole à interpréter, car il montre la victoire de l’esprit sur le corps, et l’insignifiance de la chair pour qui jouit de biens meilleurs[41] ».

S’il est difficile en pleine extase de dire : « C’est Lui », Plotin assure que « c’est en fait plus tard » que l’âme le prononcera, même s’il ne s’agira que d’un balbutiement inadéquat (Enn. VI, 7,34). La rechute fatale s’accompagne de la reprise de la conscience personnelle : alors on peut parler. Le philosophe invite les autres à tenter l’expérience en eux et pour eux. Et celui qui aura vu saura ce que Plotin dit (Enn. VI, 9,9[42]). L’enseignement de Plotin se donne l’ambition d’être un témoignage et une pédagogie qui éveillent, donnent le goût et l’impulsion de chercher, de se purifier et de s’élever : « Que nos paroles servent du moins d’impulsion pour nous élever à lui et le saisir ; alors, on le contemplera, mais sans pouvoir en dire ce que l’on veut » (Enn. VI, 8,19). Celui qui a vu est capable de témoigner dans une certaine mesure de ce qu’il a éprouvé. Il peut assurément guider les autres sur le chemin qu’il a parcouru lui-même, afin qu’eux aussi puissent éprouver, voir et goûter la félicité. Plotin, dans le sillage de Platon, en est préoccupé. En effet, il écrit dans le traité 9 : « Platon dit que l’on ne peut ni “parler” ni “écrire” à propos de lui [Un], mais que, si nous parlons et écrivons, c’est pour conduire à lui et pour éveiller à la contemplation à partir des discours, comme si nous indiquions le chemin à celui qui veut parvenir à la contemplation. Car l’enseignement ne peut indiquer que la route et le chemin ; la contemplation elle-même, c’est à celui qui veut contempler qu’il revient désormais de la mettre en oeuvre » (Traité 9, 4 ; Enn. VI, 9,4).

Plotin est pleinement conscient, à travers son enseignement (dídaxis), d’être celui qui montre le chemin ou la route (hodós) et la démarche ou le cheminement (poreía). Il entend diriger vers les hauteurs. Mais la prise de la voie vers la patrie (patrís) où se trouve notre père (patér, Enn. I, 6,8) est du ressort du disciple lui-même, sage et prudent. Si l’on est retenu ou dérouté quelque part dans sa montée, « il faut que l’on s’en prenne à soi-même pour cela, et que l’on essaie de rester seul, en s’éloignant de toutes choses » (Traité 9, 4 ; Enn. VI, 9,4). Dès le début de ses entretiens, c’est-à-dire dès l’époque du Traité 1 (Sur le beau), Plotin décrit l’acte philosophique essentiellement comme une conversion et une purification, acte qui engage sur le chemin de l’ascèse et de l’intériorité : prends le large, comme Ulysse, enfuis-toi vers ta chère patrie ; ferme les yeux, reviens en toi-même et regarde ; fixe ton regard et vois, tu n’as pas besoin de guide (Traité 1, 8-9 ; Enn. I, 6,8-9). Ailleurs, Plotin ne cesse d’exhorter avec la même délicatesse : enlève tes taches, et examine-toi toi-même et tu auras foi en ton immortalité lorsque tu te verras dans la région intelligible et pure (Enn. IV, 7,10) ; apprends que le Principe premier transcendant est au-dedans des choses et en leur profondeur (Enn. VI, 8,18). Toutefois, nous le retenons, l’enseignement philosophique ne sera jamais qu’une voie indicative ou qu’un long chemin circulaire et sinueux qui se présente en fin de compte, suivant l’expression de Joachim Lacrosse, comme un ensemble de « circonvolutions propédeutiques » à l’expérience mystique toujours imprévisible, soudaine et fugitive. La démarche rectiligne s’avérant très difficile, sinon impossible, on s’efforcera de rejoindre le Centre, non pas en s’infléchissant vers lui, mais en tournant autour de lui[43].

On comprend aisément, à ce stade final de notre étude, que Joachim Lacrosse ait pu écrire : « Le discours et la pensée humains, plus précisément le discours et la pensée philosophiques, c’est-à-dire l’enseignement de Plotin, n’ont pas la capacité de se diriger droit vers l’objet ultime de leur désir ; ils ne pourront jamais conduire le philosophe plus loin qu’au seuil de l’Un[44] ». Au fond, c’est l’« émergence d’un au-delà de l’intellect (ἐπέκεινα νοῦ) à atteindre », un au-delà qui introduit dans ce que Jean-Marc Narbonne appelle, à la suite de Giovanni Catapano, « l’espace d’un ἐπέκεινα τῆς φιλοσοφίας pur et simple[45] », auquel l’être intelligent s’élève pas à pas et qu’il parcourt en vertu d’un effort personnel.

Conclusion

Au début de cette étude, nous nous proposions de repérer les puissances propres de l’âme. Dans le système plotinien des hypostases, avons-nous remarqué, l’âme apparaît comme un intéressant intermédiaire entre le monde intelligible et le monde matériel, caractérisé de toute éternité par un double mouvement de descente et de montée. Sa descente dans les corps est la condition du déploiement total de ses richesses inépuisables. Si l’âme se désincarne trop vite, ses facultés deviennent indiscernables. Rendue dans la proximité de l’Un, l’âme n’a plus de mouvement, de conscience, de pensée ; elle est dépouillée, simplifiée, légère.

L’analyse attentive de la descente de l’âme révèle un véritable paradoxe. L’âme assume la nécessité inévitable qui la détermine à « descendre dans un corps » pour le vivifier, l’animer, l’organiser et l’embellir. C’est pourtant, en un sens, une expérience malheureuse, parce que l’âme s’exile, se fragmente et s’éloigne témérairement jusqu’à l’oubli de sa Source et d’elle-même. En même temps, cette expérience se présente plus ou moins comme un acte volontaire et une occasion favorable. On est conduit à dire, à la suite de Maurice de Gandillac, que « d’après les Traités 22-23, “descendre dans un corps” est moins pour l’âme une déchéance que le don qu’elle fait à “autre chose” qu’elle-même de “quelque chose d’elle-même[46]” ». La chute de l’âme implique la temporalité et le dévoilement de ses facultés : les puissances intérieures s’actualisent, se déploient, s’exercent, librement. Il existe un Être divin, une Providence qui soutient, mais qui respecte et ne supplée pas (Enn. III, 2,9 ; 3,3). L’expérience de la beauté éveille ces facultés et les pousse à leur ultime conséquence : l’ouverture abyssale au Beau en soi, qui est « le lieu » des Idées simples et indivisibles, qui dépend du Bien, et qui est le vestibule de l’Un-Bien. La mémoire, la liberté et l’amour s’articulent dans la temporalité et la multiplicité ; ils sont fonction et exigence de conversion, d’intériorisation et d’orientation vers l’unification. Ils sont présence à soi et besoin de dépassement. Les meilleurs souvenirs, ceux qui élèvent l’âme, sont les souvenirs intellectuels, grâce auxquels l’âme reconnaît la beauté et les autres valeurs, s’achemine vers elles avec une liberté nourrie et renforcée de la volonté, et, dans la pensée de Plotin, cela est possible par l’aiguillon de l’amour. Il y a en l’être humain, ce microcosme de l’univers plotinien, un principe de liberté (Enn. III, 2,9) qui implique la décision et la responsabilité. Et, comme le fait remarquer Eric Robertson Dodds[47], c’est la présence de la vertu (areté) et de la prudence (sophrosuné) qui contribue à la réussite de l’itinéraire de l’âme, cette réussite étant comprise comme achèvement, comme orientation habituelle vers le Bien. Cet état de purification est l’horizon et le vecteur du rapport à l’Un-Bien. Il en est de même de l’amour de la Beauté transcendante, qui peut être conçu avec Plotin comme « l’entrée du temple[48] », ou comme « un exercice, une propédeutique à l’extase[49] », ou encore comme un pont vers l’Éternel. Tant qu’elle ne rejoint pas l’Un, l’âme est sans repos, sans paix (hesuchía). L’âme qui vient de l’Un-Bien, on le sait, l’aime nécessairement, éperdument. « Ici-bas », sans la lumière du bien, l’âme « s’affaisse indolente », elle ignore la passion amoureuse ; en revanche, dès que la chaleur de « là-bas » la gagne, « elle prend des forces, elle s’éveille, elle a réellement des ailes » (Enn. VI, 7,22). Nous rencontrons un langage analogue chez saint Augustin au début de ses Confessions (I, 1,1) : « Tu nous as faits orientés vers toi et notre coeur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi ».

La pensée de Plotin donne de la place au témoignage dévolu au sage et à « celui qui a vu » : ils ont la charge d’annoncer aux autres la vérité et de leur dire — si cela est possible — ce qu’est l’union mystique « là-bas ». Ils devront être des éducateurs et des éveilleurs, à l’instar du sage Socrate et de la prophétesse Diotime de Mantinée. Plotin, pour sa part, croit réaliser cette noble mission à travers ses paroles et ses écrits : mais leur aridité peut-elle faciliter la tâche au néophyte et même au routier averti ? Si le discours (lógos), la science (épistémé) et l’intellection (noésis) ne peuvent pas saisir et manifester adéquatement l’Invisible absolu sans trahir ni sa merveilleuse transcendance ni son extrême simplicité ni son unité, il faut alors procéder par des métaphores, des négations et des mythes. Chez Plotin, l’expérience mystique pourrait être tout aussi ineffable que ce qu’elle touche. L’union avec l’Un implique une présence supérieure à la science (Enn. VI, 9,4). « Faites abstraction de l’être pour le saisir, vous serez étonnés » (Enn. III, 8,10). En définitive, l’enseignement ne peut être qu’un long et patient cheminement propédeutique ; et, de l’aveu maintes fois répété de Pierre Hadot[50], la philosophie elle-même qui transcende toute expression est un passionnant exercice spirituel.