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I. Introduction

Suivant une approche interdisciplinaire historique, pédagogique, anthropologique et théologique, cet article examine comment une identité catholique a été forgée et maintenue au moyen de représentations de « soi-même » et de « l’autre » non chrétien, c’est-à-dire l’islam, dans le cadre narratif et discursif des manuels catholiques d’histoire de l’Église[1] au Canada francophone (Québec) et en Belgique (1870-1950)[2]. Ces dernières années, de nombreuses recherches ont porté sur la pédagogie historique traditionnelle, la recherche d’identité culturelle et la mentalité pédagogique, à partir de manuels scolaires[3]. Mais, dans le domaine de la théologie et de la pédagogie religieuse, ce genre d’étude a pour ainsi dire été négligé[4]. Ceci est d’autant plus frappant qu’on n’a jamais autant parlé et écrit sur l’identité religieuse[5]. Cette recherche tente de remédier, du moins en partie, à cette lacune.

Notre approche s’inscrit dans l’histoire des mentalités du point de vue de l’histoire de la pédagogie. Que les manuels scolaires, de par leur caractère global mais néanmoins extrêmement sélectif et de par leur approche souvent succincte, voire superficielle, constituent un moyen crucial de reconstruction des mentalités et des réalités dans l’enseignement, personne n’en doute[6]. Les manuels scolaires font en effet partie du plan micro-pédagogique qui constitue en soi un enchevêtrement de réseaux et de structures qui trouvent leur origine dans le niveau macro- et méso-pédagogique (consignes contraignantes émanant des autorités et des instances compétentes en matière d’enseignement, objectifs éducatifs et idéologiques dominants, etc.) de tout un système d’enseignement[7]. Si en outre, dans la ligne de certains courants au sein de l’historiographie pédagogique, on définit un système d’enseignement comme une « culture scolaire », ou, plus précisément, comme un ensemble de valeurs, de normes et d’attentes qui ont un impact déterminant sur la manière dont on donne forme à l’école, et sur les activités des membres de l’école[8], il va pratiquement de soi que le livre scolaire, en tant que « point de cristallisation » de toute une culture scolaire, constitue une voie privilégiée pour mettre au jour les grandes « structures » ou mentalités constitutives d’une « culture scolaire ».

Nous ferons aussi appel à un nombre de concepts venant de la théologie, qui se prêtent particulièrement bien à l’éclaircissement du processus de la formation de l’identité culturelle. Curieusement, jusqu’à présent on n’a pour ainsi dire jamais fait appel à des perspectives purement théologiques dans le domaine de la pédagogie historique. Avec cette recherche nous voulons contribuer à intégrer des concepts théologiques dans l’historiographie de l’enseignement. Concrètement les termes « exclusivisme » et « inclusivisme » fonctionnent ici comme traits d’union entre la théologie et la pédagogie historique[9]. Ainsi à partir de la théologie contemporaine des religions non chrétiennes, on peut déterminer au plus près la signification de ces termes, qui paraissent néanmoins comme des termes plurivoques et complexes. En ce qui concerne l’inclusivisme, Peter Schineller[10], pour sa part, a tiré l’attention sur une distinction ecclésiologique entre Karl Rahner et Hans Küng. Selon Schineller, Rahner estime que l’Église catholique et le Christ sont les médiateurs indispensables du salut[11], tandis que Küng est convaincu que l’Église catholique a un statut de médiateur de salut unique mais non indispensables[12]. Terrence Merrigan, d’autre part, pointe sur la place variable que Jésus occupe dans le plan du salut dans les modèles inclusivistes[13] : chez Rahner, Jésus est vu comme source de toute grâce[14], chez Küng, Jésus est vu comme la référence ultime à laquelle toutes les religions, y compris la religion chrétienne, doivent être comparées[15], tandis que chez Gavin D’Costa, Jésus est défini comme le catalyseur de toute vérité et de tout salut, qui, par l’action de l’Esprit Saint, imprègne toutes les religions[16].

Très pertinente est aussi la distinction que Johannes Van der Ven et Hanz-Georg Ziebertz font entre un, pour ainsi dire, « hard inclusivism » (inclusivisme dur) et un « soft inclusivism » (inclusivisme doux[17]). Dans le premier cas, l’accent est plutôt mis sur la fides quae (le contenu de la croyance elle-même) : on part de l’idée que le christianisme possède la plénitude de la vérité et du salut et que le critère pour mesurer cette vérité et ce salut est le contenu « extérieur » et « objectif » de la foi et de la pratique chrétienne. En d’autres mots : les religions non chrétiennes possèdent la vérité et le salut dans la mesure où leur foi, leur morale et leur culte correspondent avec la religion chrétienne. Dans le cas d’un inclusivisme doux, l’accent est davantage mis sur la fides qua (l’acte existentiel de croyance ou la disposition intérieure du croyant). Le Christ et le christianisme sont les uniques et seuls médiateurs de vérité et de salut, mais tous les partisans des religions non chrétiennes (qui plus ou moins diffèrent du christianisme) peuvent être sauvés dans la mesure où ils possèdent le désir « implicite » d’adhérer au Christ et à son Église, qu’ils n’ont pas pu — pour des raisons historiques ou existentielles — apprendre à connaître ou accepter.

La même variation et la même complexité sont présentes chez le soi-disant « exclusivisme ». L’exclusivisme d’un Karl Barth, par exemple, se distingue de celui d’un Leonard Feeney. Barth estime toute forme de religion humaine, y compris la religion chrétienne, comme fondamentalement négative[18], alors que Feeney considère l’Église catholique littéralement comme le seul moyen d’acquérir le salut éternel[19].

Pour des raisons de clarté, nous allons formuler ici une définition de ces modèles théologiques parfois difficiles à circonscrire. Sous le mot exclusivisme il faut entendre ce paradigme théologique qui prétend que le christianisme en tant que religion, et plus spécifiquement l’Église catholique, monopolise la vérité et le salut. L’inclussivisme, d’autre part, reconnaît qu’il est possible de trouver de la vérité partielle et certains moyens de salut dans les religions non chrétiennes, à condition que Jésus-Christ soit la norme ou l’élément constitutif de cette vérité et de ce salut. Il va de soi que le fait que le paradigme interreligieux sous-jacent aux cours de religion soit « exclusiviste » ou « inclusiviste » constitue une différence importante. Si un modèle « exclusiviste » prévaut, on peut s’attendre à la construction d’une identité culturelle effectuée par une contre-identification totale avec l’autre non catholique ou par son absence. La présence d’un modèle « inclusiviste » implique la formation d’une identité culturelle qui aille de paire avec une image par laquelle les catholiques ressemblent à l’autre et se distinguent de lui. Dans cette étude, nous examinerons plus précisément comment et dans quelle mesure les auteurs de manuels sur l’histoire de l’Église ont « construit » une identité chrétienne et catholique « inclusive » ou « exclusive » dans le cadre de leur dessein pédagogique.

La présente étude a toutefois une portée plus universelle, puisqu’elle se concentre sur la méthodologie même de l’étude des manuels scolaires. L’analyse des livres scolaires a été longtemps dominée par ce qu’il est convenu d’appeler l’« analyse de contenu », une méthode issue de la sociologie empirique et des sciences de la communication, et dont le but est de relever les tendances rédactionnelles implicites et explicites dans les sources littéraires. Cette tendance de fond a donné lieu, dans la plupart des cas, à une approche « internaliste » dans laquelle le développement d’idées pédagogiques était étudié comme un phénomène en soi, sans égard au contexte dans lequel elles s’inscrivaient. Aussi, sur la base de nos propres recherches, nous avons récemment plaidé en faveur d’une approche herméneutique davantage « externaliste » de l’analyse des manuels scolaires, approche suivant laquelle l’origine et le contenu des mentalités pédagogiques doivent être expliqués en étroite relation avec leur contexte social et historique[20]. Notre modèle repose sur ce que Clifford Geertz a qualifié en son temps de thick description dans le domaine de l’anthropologie[21] et, dans le même ordre d’idées, sur les notions que Marc Depaepe a récemment mises en oeuvre dans son étude sur les mentalités présentes dans les revues de pédagogie[22]. Dans le domaine de l’étude des manuels scolaires, l’approche herméneutique « externaliste » basée sur ce modèle ne se résume pas seulement à une étude parallèle d’autres canaux d’information pertinents, comme les consignes des autorités compétentes ou la littérature scientifique de l’époque relative à l’histoire de l’Église catholique. Au-delà de cela, elle est fondée sur l’idée que la normativité, définie ici comme la normalité de la mentalité et de la réalité pédagogique et didactique[23], émerge des matières enseignées et de leurs différents matériaux. Par la présente étude, nous voulons donc apporter une contribution à l’intégration et à l’application de cette méthode de travail « auto-convergente » dans l’analyse des manuels scolaires. Cette manière de procéder devrait permettre au manuel scolaire d’accéder au statut qu’il mérite dans l’historiographie parce que l’application de cette méthode de travail ouvre de nouvelles perspectives pour l’histoire contemporaine, la pédagogie, l’anthropologie et la théologie.

Le présent article prolonge une recherche que nous avons effectuée très récemment autour de l’analyse des manuels scolaires d’apologétique utilisés dans l’enseignement catholique francophone au Québec (1900-1950)[24]. Dans cette étude nous avons pu constater que, contrairement à l’opinion généralisée qui considère que la théologie des religions non chrétiennes qui prévalait autant dans l’enseignement religieux catholique que dans l’ensemble de l’Église catholique, aurait été « exclusiviste » avant Vatican II, le paradigme sous-jacent, au niveau des principes, était inclusiviste. Partant de ces résultats pour ainsi dire encore abstraits, nous voulons maintenant élargir le sujet vers une analyse de la « construction » d’une identité chrétienne dans et par la représentation de l’autre non chrétien, c’est-à-dire l’islam, dans d’autres manuels scolaires utilisés au Québec et en Belgique, dans le but d’examiner comment et dans quelle mesure ce paradigme soi-disant inclusiviste y était aussi présent et y avait joué également un rôle. En comparant la situation du Québec avec celle de la Belgique, nous voudrions d’un point de vue international examiner quelles sont les divergences ou les convergences entre ces deux pays « occidentaux[25] ». Ce faisant, nous poursuivons un double objectif : apporter une contribution substantielle et originale à l’historiographie de l’enseignement catholique et approfondir l’histoire des mentalités et des réalités interculturelles catholiques en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest.

À partir de ce qui précède, nous pouvons postuler trois thèses de départ : 1) dans les manuels scolaires québécois consacrés à l’histoire de l’Église et destinés à l’enseignement de la religion dans les écoles catholiques, la construction d’une identité culturelle se fait à l’aide d’une vision de l’islam supportée par une attitude interculturelle « inclusive » ; 2) ce même positionnement interculturel se retrouve dans les livres d’histoire de l’Église publiés par l’Église catholique en Belgique ; 3) les conceptions véhiculées dans ces manuels scolaires sont très largement influencées par les récits équivalents que l’on trouve dans les grands livres d’histoire de l’Église catholique de l’époque.

II. Mahomet

Le moins que l’on puisse dire des passages de manuels scolaires québécois ici considérés, c’est qu’ils présentent Mahomet sous un angle négatif. À l’exception d’un bref manuel qui ne déborde pas ce thème[26] et d’un autre petit manuel qui s’exprime d’une façon neutre sur Mahomet[27], le « fondateur » de l’islam est vu comme un conquérant et un faux prophète dont la volonté était d’imposer son autorité dans la péninsule arabe par la violence et l’imposture[28].

Lisons, par exemple, Drioux[29] :

Mahomet […] naquit en 569, à La Mecque, dans l’Arabie. Son père Abdallah était mort quelque temps avant sa naissance, et à six ans il perdit sa mère. Sous la conduite de son oncle Abou-Taleb, il se livra au commerce, et à vingt-cinq ans il épousa Chadijah, veuve opulente dont la fortune le rendit l’un des premiers citoyens de La Mecque. Alors il se détacha des affaires, et mena une vie solitaire rêvant le grand dessein qu’il commença à mettre en exécution à l’âge de quarante ans, en se donnant pour prophète. Il gagna d’abord à sa cause sa femme Chadijah, son esclave Zeid, son cousin Ali, et Aboubècre, dont il devait plus tard épouser la fille. Peu à peu le nombre de ses prosélytes s’accrut : mais il ne tarda pas à avoir des ennemis, et il fut obligé de s’enfuir de La Mecque et de se réfugier à Médine. C’est à cet événement, qui correspond au 15 juillet 622, que les mahométans[30] font commencer leur ère, appelée hégire, du mot arabe hedschra, qui veut dire fuite. Le prophète fut reçu avec enthousiasme par les habitants de Médine, et, avec leur secours, il fit pendant plusieurs années la guerre contre La Mecque, dont il se rendit maître en 628 ; trois ans après, toutes les tribus de l’Arabie se soumirent à lui. Il écrivit alors au roi de Perse et à l’empereur d’Orient pour les sommer de reconnaître sa mission ; mais il mourut au moment où il se préparait à aller se venger de leur refus (632)[31].

Quoique les autres auteurs adoptent un discours plus au moins semblable lorsqu’ils entament l’histoire de Mahomet, on peut néanmoins repérer chez eux une série de variantes très révélatrice de l’attitude interculturelle qu’on développe. Plus concrètement, il s’agit des affirmations suivantes : il naquit d’un père païen et d’une mère juive[32] ; ses concitoyens de La Mecque le connurent comme un débauché[33], il était épileptique mais il fit de son mal la base même de sa grandeur et de son inspiration céleste car il prétendait que ses crises étaient son état d’extase durant l’apparition de l’ange Gabriel[34], il a simplement inventé des révélations de Dieu pour justifier ses actes[35] ; contrairement à Jésus-Christ, il n’a pas fait de vrais miracles, preuves d’une mission divine, mais il a inventé de faux prodiges et beaucoup de fables ; personne n’était témoin de ses soi-disant révélations[36] ; après son mariage avec Khadīja, il a pris plusieurs femmes (15 ou 20)[37] ; il a pillé les caravanes de ses ennemis[38] ; et enfin il se disposait à envahir la Syrie lorsqu’il mourut empoisonné à Médine[39].

Ce qui est typique de l’attitude des auteurs, c’est qu’à côté de cette information largement négative ou neutre, ils ne laissent que peu de place, dans leur discours biographique, à des considérations susceptibles d’être interprétées de manière positive[40]. Quelques manuels font, dans une certaine mesure, exception à cette règle en présentant Mahomet comme un descendant d’Ismaël, fils d’Abraham, ce qui, dans le contexte de la tradition judéo-chrétienne, équivaut à lui reconnaître des origines respectables[41]. Cela vaut aussi peut-être pour le manuel de 1948, qui rapporte que le peu que Mahomet a appris dans ses voyages, fit de lui un adversaire déclaré de l’idolâtrie régnant en Arabie[42]. Quoi qu’il en soit, le rejet de l’idolâtrie est sans doute un élément qui devait, d’une certaine façon, le rendre sympathique aux yeux de l’élève chrétien. Un aperçu partiellement plus positif est aussi donné par Jean Sabin Raymond, qui avoue que Mahomet était un homme d’un génie prodigieux qui conçut un vaste programme d’organisation religieuse et politique, et qu’il vint à bout de réaliser. D’ailleurs, l’auteur montre une certaine admiration pour le fait que Mahomet sut exercer un tel ascendant sur ses disciples au point qu’ils allaient jusqu’à boire l’eau de ses ablutions et à recueillir et avaler sa salive[43]. Si l’on trouve donc de vagues traces d’une certaine ouverture, chez les auteurs de manuels scolaires, face à certains éléments plus ou moins « positifs » attribuables au fondateur de l’islam, on ne peut pas encore clairement parler d’un positionnement « inclusif ».

Pour mieux comprendre l’idéologie interculturelle sous-jacente aux manuels, il faut d’abord se tourner vers les sources « fondatrices », c’est-à-dire les grandes histoires ecclésiastiques de l’Église catholique du xixe et du début du xxe siècle[44]. Si l’on observe la célèbre histoire de l’Église de Rohrbacher, la référence par excellence pour les auteurs lorsqu’il s’agissait de parler de Mahomet[45], on voit immédiatement que la façon dont Mahomet est présenté affiche un caractère apologétique. Il tente en effet de démontrer la plus-value de la foi chrétienne au détriment des prétentions à la vérité absolue et à la supériorité de l’islam. Concrètement, Rohrbacher s’y emploie en examinant de manière critique, dans les sources de la foi islamique (Coran[46], Hadieth et traditions biographiques islamiques sur Mahomet[47]), les éléments susceptibles de fragiliser la crédibilité du message islamique. Tout d’abord, il se concentre sur la figure de Mahomet et il arrive à la conclusion que celui-ci ne peut certainement pas être considéré comme un messager de Dieu, mais plutôt comme un fieffé menteur qui feignait de recevoir des messages divins pour pouvoir devenir plus facilement le maître de son pays[48], ou comme quelqu’un mystifié par le diable[49] ou encore, comme un épileptique[50]. Pour prouver cela, il va chercher dans la tradition musulmane les éléments suivants : les prétendues révélations de Mahomet se passaient toujours pendant la nuit, sans témoins, et avaient dès lors un caractère suspect[51] ; il n’a pas accompli de véritables miracles mais a au contraire inventé des fables absurdes afin de légitimer sa mission[52] ; les autres habitants de La Mecque le qualifiaient de menteur, d’usurpateur ou de dément[53] ; il a sacralisé la violence, le pillage et le meurtre comme autant d’instruments de prédication missionnaire[54], il se montrait parfois particulièrement cruel envers ses opposants[55], il était immodérément sensuel, un trait de sa personnalité que révèle le grand nombre d’épouses et de concubines, mais aussi d’esclaves, qu’il avait à sa disposition[56] ; et il est mort de manière suspecte[57].

Ce qui est très important pour pouvoir déchiffrer la position interculturelle, c’est de constater que Rohrbacher ne manque pas de mélanger à cette profusion d’observations peu amènes à l’adresse de Mahomet un grand nombre de faits bruts issus de la tradition islamique ayant trait à la vie de Mahomet[58], ainsi que des éléments qui suggèrent certaines convergences entre l’islam et le christianisme. Ce dernier aspect se trouve particulièrement bien illustré dans la formule lapidaire de Rohrbacher qui affirme que « Mahomet a parlé pour le Très-Haut, contre les idolâtres, sur le Très-Haut, avec les Juifs et contre le Très-Haut en niant la divinité de son Christ[59] ».

Tout cela nous permet de définir encore plus précisément le point de vue de Rohrbacher et des auteurs des manuels scolaires. En effet, leur vision de Mahomet s’intègre dans la très classique apologétique « scientifique », qui plonge ses racines dans le Moyen Âge[60]. Dans cette approche, on tente de prouver la supériorité de la foi chrétienne sur l’islam principalement en construisant une image du prophète qui, d’une certaine manière, se rapproche le plus possible de celle contenue dans la tradition islamique elle-même, mais qui, d’un autre côté, est parfois sélective par rapport à cette tradition. C’est-à-dire que l’on va mettre l’accent sur des éléments qui prêtent à la polémique, tandis que l’on s’accorde çà et là le privilège d’interpréter cette tradition selon son point de vue. Ce qui est intéressant, c’est que cette approche n’a pas été jusqu’à effacer tout ce qui est positif dans la biographie de Mahomet[61]. Si l’on pense au fait que la tradition apologétique dans laquelle s’insèrent Rohrbacher et les manuels est née dans une société qui était en conflit quasi permanent avec un islam agressif et expansionniste, lequel, dans sa variante orthodoxe, ne faisait aucun mystère sur son désir de soumettre le monde à son autorité par la force[62], on peut dire sans risque de se tromper que le fait de ne pas déprécier totalement le fondateur de l’islam est indicatif d’une attitude interculturelle « inclusive ». Le fait que les « bons côtés » de Mahomet soient moins mis en évidence dans les manuels s’explique dans une large mesure par le manque de place et la simplification didactique, qui sont des aspects inhérents à tous les livres scolaires.

La question est de savoir si l’on retrouve également une telle mentalité dans les manuels scolaires belges. Il semble de prime abord que ce soit effectivement le cas, principalement parce que l’on retrouve cette même vision globalement négative de Mahomet et une approche apologétique quasi identique dans les manuels scolaires belges retenus pour les soins de cette étude, du moins dans ceux parus jusqu’en 1920[63]. À titre d’exemple, nous pouvons citer in extenso le paragraphe correspondant du manuel de Bataille, datant de 1908 :

Cet homme extraordinaire (= Mahomet) naquit à La Mecque, en Arabie. Il appartenait à la race d’Ismaël, fils d’Abraham. Ayant perdu ses parents de bonne heure, il fut élevé par son oncle et initié, sous sa direction, à la pratique du commerce, profession très estimée chez les Arabes. À l’âge de 25 ans, il épousa une veuve opulente dont la fortune le mit à même de faire de grands voyages à la tête de caravanes marchandes. À 40 ans, il prétendit avoir des visions et se retira dans une caverne pour y recevoir la mission que le ciel allait lui confier. Au bout de six mois, il en sortit et se montra au peuple de La Mecque, disant : Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. Ce devait être l’article fondamental de sa nouvelle religion. Naturellement le prétendu prophète inquiéta l’idolâtrie : il eut des ennemis. Se voyant menacé par eux, il prit la fuite et alla chercher un refuge à Médine avec quelques partisans — c’est de cette fuite ou hégire que date l’ère des Musulmans (622). — À Médine, il fut mieux reçu, et, grâce à ses brillantes qualités naturelles, il s’y fit en très peu de temps un parti puissant. Avec ce parti qu’il transforma en armée, il attaqua La Mecque et s’en empara. Dès lors plus rien ne lui résista : il soumit les différentes contrées de l’Arabie, en forçant les vaincus à embrasser sa religion. « Crois ou meurs », tel était le caractère de son apostolat. Au moment où il s’apprêtait à l’exercer chez les peuples voisins, il mourut empoisonné (632)[64].

Pour le reste, on retrouve dans tous les autres livres scolaires belges d’avant 1920 plus ou moins les mêmes interprétations négatives de la biographie de Mahomet, notamment sa qualification de faux prophète, de menteur, de personnage violent, d’instrument du diable, etc.[65]. Il faut toutefois souligner qu’en dépit de ces grandes ressemblances entre les manuels québécois et belges, ces derniers laissent, entre 1870 et 1920, un peu plus de place aux commentaires positifs, notamment en parlant de Mahomet comme d’un homme d’exception doué de qualités naturelles brillantes. Cela s’explique par la vision légèrement plus positive dont bénéficie le prophète dans les autres ouvrages de référence sur l’histoire de l’Église dont les auteurs de manuels belges se sont inspirés directement ou indirectement, en plus des écrits de Rohrbacher, à savoir ceux de J.-E. Darras[66] et du non moins célèbre historien de l’Église qu’est J. Alzog[67].

À partir de 1920, une deuxième différence se fait jour entre le Québec et la Belgique. En effet, contrairement à la tendance précédente évoquée plus haut, on voit apparaître dans les manuels belges publiés à partir de cette époque une sorte de changement paradigmatique dans l’appréciation de Mahomet, celui-ci n’étant pratiquement plus présenté comme un instrument du diable, un épileptique ou un menteur perfide[68]. De même, on insiste moins sur le côté violent de Mahomet[69]. Cette vision légèrement plus favorable du prophète n’est pas le fruit du hasard. On la retrouve dans une série d’évolutions légères présentes dans certains ouvrages importants sur l’histoire de l’Église postérieurs à ceux de Rohrbacher, Alzog et Darras. Dans ces ouvrages, Mahomet n’est plus présenté quasi exclusivement comme un menteur et un despote, mais aussi comme une figure au moins partiellement motivée par une quête religieuse authentique, qui pensait sincèrement avoir reçu une mission divine et qui s’est efforcé de l’accomplir. La version retravaillée par P. Belet de l’histoire de l’Église écrite par Hergenroether est une bonne illustration de cette approche en partie nouvelle[70]. Ce sont surtout les ajouts de Belet par rapport au texte original, dans lesquels Mahomet n’est plus dépeint comme un menteur mais comme un croyant, qui trahissent cette évolution[71]. Ce nouvel habillage partiel et subjectif de la figure du prophète ne veut pas dire pour autant que l’on cesse d’être particulièrement critique vis-à-vis des différences objectives entre ses actes et ceux du fondateur du christianisme. Au contraire, tout comme durant la période précédente, les livres belges sur l’histoire de l’Église et les manuels scolaires plus récents qui abordent la tradition islamique, tentent de montrer au lecteur ou, le cas échéant, à l’élève, que pour un chrétien, il est impossible de considérer Mahomet comme un véritable prophète, surtout en raison de ses actes violents[72].

III. La doctrine musulmane

Bien que la manière dont la doctrine islamique est traitée dans les manuels scolaires québécois ne suive pas de modèle uniforme (le manuel de 1891, par exemple, n’aborde pas ce thème[73]), la grande majorité des auteurs collent ouvertement à cette doctrine une étiquette largement négative. Si l’on fait abstraction des différentes variantes, on peut concrètement distinguer, dans cette caractérisation négative, quatre niveaux différents : la doctrine islamique vue sous l’angle 1) d’une définition de base ; 2) du Coran ; 3) du dogme ; 4) de la morale.

D’abord la foi islamique est introduite par plus de la moitié des auteurs comme un « mélange monstrueux[74] » ou « indigeste[75] » de doctrines juives, chrétiennes et païennes (ou originaires du « sabéisme[76] »). Deux autres auteurs se montrent certes moins durs envers la doctrine islamique, même s’ils ne sont pas avares de jugements en utilisant notamment des adjectifs tels que « bizarre[77] » ou « curieux[78] ». La même tendance se retrouve dans le manuel de 1917, lequel ne livre aucune explication supplémentaire concernant le contenu de la religion islamique, tout en prenant soin de la qualifier de « secte[79] », ce qui ne peut qu’activer chez l’élève tout un réseau d’associations négatives. Cela vaut également pour l’observation, présente dans deux manuels, selon laquelle l’ingrédient chrétien de l’islam était qualifié d’amalgame de « croyances chrétiennes mêlées à des superstitions primitives[80] » et d’une forme de christianisme nestorien[81], ce qui revient à stigmatiser la foi islamique en en faisant une hérésie et une religion inférieure. Un état d’esprit similaire est présent de manière implicite chez Boulenger, notamment lorsqu’il laisse entendre que la religion de Mahomet a été influencée tant par l’idolâtrie qui était prédominante en Arabie que par le judaïsme et le christianisme[82]. Très négative également est l’allusion, trouvée dans deux manuels, à un islam considéré comme un « bricolage » superficiel et mensonger de différentes religions d’Arabie, bricolage né de la volonté de Mahomet de réunir les adeptes de ces religions sous le même drapeau[83].

Bien que la plupart des auteurs ne s’attardent guère sur le thème du Coran, qu’ils décrivent généralement brièvement et de façon neutre comme étant le livre qui « contient l’enseignement de Mahomet[84] », ou comme le livre « sacré[85] », « religieux[86] » ou « l’évangile[87] » des musulmans, Drioux et Raymond saisissent eux aussi cette occasion pour discréditer encore davantage la religion islamique. Pour eux, le Coran est en effet une nouvelle illustration de l’imposture de Mahomet. Leur commentaire, dont la moquerie est à peine voilée, en dit long sur leur position : « Chaque fois que surgit une difficulté, il arrive toujours à point avec un nouveau feuillet de l’ange Gabriel, qui donne la solution dont il avait besoin[88] ». Raymond est encore plus spécifique et raconte que ce fut par ce moyen que Mahomet justifia son mariage avec la fille de son fils adoptif et toute la corruption de ses moeurs[89]. Selon ces deux auteurs, cela explique également les innombrables incohérences, contradictions et revirements radicaux du prophète qui parsèment le Coran[90].

Troisièmement, dans bon nombre de manuels, le cachet négatif que l’on veut donner à la religion islamique est encore renforcé par la manière dont on présente le credo musulman. Dans la plupart des cas, cette présentation prend une forme qui est le corollaire de l’affirmation déjà évoquée selon laquelle l’islam est un monstrueux mélange, et on illustre le caractère « bricolé » de la religion musulmane en présentant ses dogmes comme un pot-pourri de vérités et d’erreurs. Le passage suivant, que l’on peut retrouver plus ou moins littéralement dans plusieurs manuels — ce qui témoigne par ailleurs d’une forte interdépendance — prend ici valeur d’exemple : « L’unité de Dieu, la foi en la Providence, poussée jusqu’au fatalisme, l’immortalité de l’âme, le jugement dernier, un paradis tout sensuel ; tels sont les principaux dogmes qu’elle enseigne[91]. » Bien que la plupart des auteurs laissent visiblement au lecteur et à son inspiration le soin de se forger une opinion spécifique sur ces différents éléments[92], certains vont plus loin et mettent l’élève sur la voie par le biais d’ajouts peu flatteurs, suggérant par exemple que la plupart des dogmes de l’islam sont simples et faciles à saisir ou altérés, déformés et défigurés[93]. Encore plus significatif pour la position interculturelle est la remarque chez environ la moitié des auteurs que, dans l’islam, on ne parle pas des vertus intérieures, comme l’amour de Dieu et du prochain, la mortification des sens, l’humilité, etc.[94]. Pour l’élève chrétien, auquel toute l’éducation religieuse s’est employée à inculquer ces valeurs comme étant les valeurs suprêmes de sa religion, une telle affirmation aura peut-être suffi à susciter une opposition radicale vis-à-vis de l’islam.

Il faut néanmoins souligner que tous les passages ne sont pas négatifs à ce point : deux auteurs ajoutent dans leur description de la foi islamique des éléments très reconnaissables pour les élèves chrétiens, à savoir respectivement que Mahomet a reconnu la mission divine de Moïse et de Jésus-Christ[95] et qu’il a reconnu ce dernier comme un prophète plus grand que ceux qui l’avaient précédé[96]. Une certaine admiration est aussi présente chez Raymond qui, parallèlement à sa critique, admet que le Coran est néanmoins quelquefois brillant et poétique[97].

Last but not least, les manuels scolaires dirigent leurs flèches contre le mode de vie musulman, qui est unanimement condamné comme étant fanatique, violent et répressif, en prenant pour principale preuve le fait que la morale islamique accorde beaucoup d’importance à la théorie et à la pratique de la « guerre sainte » contre les non musulmans. Pas mal d’auteurs font cela en résumant la prédication de Mahomet dans les mots « Crois ou meurs[98] ». Certains auteurs placent aussi cette doctrine en opposition avec la pratique missionnaire de Jésus-Christ et ses disciples, qui ont « converti et gagnés l’univers à l’évangile, non en donnant la mort, mais en la souffrant, non par l’épée mais par la croix[99] ».

L’abbé Gosselin, qui ramène exclusivement la notion de « guerre sainte » à la situation des chrétiens, qualifie carrément cette doctrine de « génocidaire » : « [Les musulmans] regardaient comme un acte religieux de massacrer tous les chrétiens et d’imposer leurs erreurs par le glaive[100]. » Quelques auteurs expliquent par ailleurs à quel point la guerre sainte est indissociable de la religion islamique en ajoutant de manière peu réconfortante que Mahomet a introduit la théorie du fatalisme (liée à la promesse d’un riche butin sur terre et de gratifications matérielles dans un paradis sensuel) afin de renforcer le désir, chez ses fidèles, de mener la guerre sainte[101].

De nombreux manuels proposent encore d’autres caractérisations négatives de la morale islamique. Boulenger le fait de manière presque confidentielle en qualifiant les règles de vie d’un pratiquant de l’islam comme n’étant « pas bien exigeantes », ce qu’il illustre concrètement en affirmant que dans l’islam, pour mériter le Paradis, il suffit d’observer les pratiques du culte (la prière, le jeûne, l’aumône, le pèlerinage) et que la loi permet la polygamie[102]. En tout cas, le moins que l’on puisse dire de ce passage est qu’il ne présente pas la morale islamique comme un exemple édifiant pour l’élève chrétien. On peut faire la même constatation chez Drioux, qui, comme par une sorte de point d’orgue négatif, ponctue sa description sommaire de la morale islamique en évoquant brièvement la polygamie[103]. Dans deux manuels, le ton négatif est beaucoup plus direct et nettement plus marqué. Dans l’Histoire de l’Église de 1917[104] et l’Histoire apologétique de 1899[105], les auteurs soutiennent que les principes unificateurs de la morale musulmane sont la volupté et le libertinage, vu qu’ils permettent de satisfaire toutes les convoitises, même les plus ignobles. Le dernier nommé explique sa thèse de la façon suivante : « […] il permet la vengeance, l’apostasie forcée, le parjure en certains cas, il permet tout ce qui est de plus opposé à la chasteté, la polygamie, le divorce autant de fois que le mari le veut, il abandonne les femmes esclaves aux passions de leur maître[106] ».

Tout comme nous le disions à propos des dogmes de l’islam, il faut également faire remarquer ici que toutes les règles de conduite de l’islam ne sont pas nécessairement considérées comme condamnables. D’une certaine manière, l’ouvrage de 1917 interrompt ouvertement la série des remarques dépréciatives en épinglant deux interdits susceptibles d’être interprétés positivement par un chrétien, à savoir ceux qui concernent le suicide et l’usure[107]. Plus difficile à interpréter est l’énumération, non commentée, des traits que la plupart des manuels jugent typiques de la morale : « Au nombre des préceptes qu’elle impose, on remarque l’abstention de la viande de porc et de liqueurs fermentées, le jeune pendant un mois, l’aumône, la prière cinq fois le jour, enfin le pèlerinage de La Mecque une fois dans la vie[108]. »

Pour mieux pouvoir rendre compte de la portée de ces textes, il nous faut prêter une attention particulière au passage équivalent que l’on trouve chez Raymond, qui est celui qui a proposé l’analyse la plus approfondie de ce thème. Ce qui est révélateur à cet égard, c’est qu’il donne du corps et de la substance à sa description des piliers de l’islam sous la forme d’une comparaison avec le christianisme. Il défend l’opinion que Mahomet a prescrit la prière cinq fois par jour mais que ce n’est qu’une vaine formule sans foi et amour. En plus, il écrit que Mahomet a prescrit le jeûne du mois ramadan pendant lequel il n’est pas permis aux croyants de prendre aucune nourriture depuis le lever du sommeil jusqu’au coucher, mais ils font bonne chaire la nuit. D’ailleurs, Mahomet a prescrit l’abstinence du vin et le devoir de l’aumône (le musulman est obligé de donner la dixième partie de ses biens). Ces deux préceptes ont eu, selon Raymond, un effet assez salutaire, quoiqu’il estime que la charité chrétienne est bien supérieure : dans le christianisme, la quantité du bien à faire n’est pas prescrite d’avance mais tout dépend des circonstances et du besoin du prochain, et on a parfois des circonstances qui demandent qu’on donne à ses frères ce qu’on a de plus précieux. Ce qui le mène à la conclusion que « tout ce qu’il y a de raisonnable dans sa doctrine est dû à la lumière de la révélation et que tout ce qu’il y a de croyances superstitieuses, de pratiques ridicules, est un reste des idées et des usages de l’Arabie[109] ».

Ces affirmations de l’auteur nous permettent de mieux préciser sa position fondamentale, de même que celle des autres auteurs : l’islam donne accès à la vérité, mais cette vérité n’est que fragmentaire, car elle est mêlée à « beaucoup d’erreurs », ce qui explique pourquoi elle se voit octroyer le statut de religion inférieure. Et l’étalon de cette vérité, c’est le christianisme, qui, lui, possède la « plénitude » de la vérité[110].

Une fois encore, on ne peut accéder à une perception complète de la mentalité interculturelle présente chez les auteurs de manuels que si l’on se réfère à la grande histoire de l’Église de Rohrbacher, où leur vision plonge ses racines. Dans cet ouvrage de référence, l’auteur poursuit son approche scientifico-apologétique de la religion musulmane. Comme il l’avait fait en esquissant le portrait de Mahomet, Rohrbacher pose un regard critique sur le Coran et sur la sunna dans les versions dont on disposait à l’époque dans les cercles scientifiques occidentaux. Le résultat se traduit par une double image par laquelle l’auteur propose, d’une part, une sorte de description phénoménologique de la religion islamique dans l’intention d’instruire le lecteur sur la foi islamique elle-même[111] et, d’autre part, une nouvelle interprétation de cette description qu’il exploite à des fins clairement polémiques, en justifiant ainsi, conformément à sa sensibilité chrétienne, l’infériorité ou l’incompatibilité de la religion islamique. Concrètement, il développe à cet égard quatre idées : 1) l’islam n’est pas une doctrine originale, 2) il comporte une part prépondérante de tromperie ou d’ignorance, 3) de violence et 4) de laxisme moral.

En ce qui concerne l’idée selon laquelle l’islam ne serait pas une doctrine originale, Rohrbacher se base premièrement sur les nombreuses ressemblances — même si elles sont souvent superficielles et formelles — entre, d’une part, l’islam et, d’autre part, le judaïsme, le christianisme et le paganisme arabique et persan (en épinglant par exemple le fait que La Mecque est le lieu de culte principal tant de l’islam que du polythéisme arabe[112]). En second lieu, Rohrbacher cherche à étayer cette théorie en évoquant les divers passages du Coran qui laissent entendre qu’au départ, Mahomet n’avait pas l’intention de remplacer le judaïsme et le christianisme, mais qu’il voulait en réalité restaurer dans toute sa pureté la religion monothéiste originelle d’Abraham. Troisièmement, Rohrbacher fait référence, avec un malin plaisir, à l’influence hérétique, et donc, méprisable, qu’a subie l’islam, influence hérétique dont on peut, selon lui, relever la trace dans le Coran et la sunna[113]. La base de cette conviction repose chez lui notamment sur les similitudes entre les récits évangéliques sur l’enfance de Jésus contenus dans le Coran et les fables et légendes apocryphes correspondantes, également issues des traditions islamiques, qui relatent comment Mahomet est entré en contact avec des chrétiens dissidents, surtout nestoriens, comme le moine Bahira[114].

En ce qui concerne la tromperie ou l’ignorance, Rohrbacher cite quantité d’arguments dont nous ne pouvons évoquer ici que les plus pertinents par rapport aux livres scolaires. Premièrement, il constate que la doctrine islamique ne donne qu’un reflet extrêmement restrictif de l’Ancien et du Nouveau Testament : tout ce qui fait référence, dans le Coran, à ces deux traditions scripturaires est, selon lui, inséré dans le carcan coranique étroit de la conception du monothéisme selon Mahomet, lequel a ignoré tout ce qui ne rentrait pas dans ce cadre[115]. Cette opinion est liée, chez Rohrbacher, à une deuxième constatation : bien que le Coran prétende avoir compris parfaitement le christianisme, le lecteur attentif relève facilement des erreurs grotesques qui suggèrent plutôt le contraire. Rohrbacher cite à cet égard la confusion entre Marie, mère de Jésus, et Myriam, soeur d’Aaron[116]. Troisièmement, Rohrbacher défend la thèse selon laquelle la conception islamique de Dieu est non seulement très rudimentaire, mais qu’elle est surtout trop grossière et trop matérialiste pour pouvoir rendre compte de la conception chrétienne, caractérisée par la transcendance et le mystère[117]. Quatrièmement, Rohrbacher exprime ouvertement sa désapprobation face à l’introduction de la doctrine de la prédestination et le manque total de liberté de l’homme[118] et aux promesses de récompenses sensuelles au paradis[119], autant d’éléments qui ne font selon lui qu’exacerber l’esprit belliqueux et le désir de conquête fanatique des musulmans.

Mais là où l’historien de l’Église se met réellement à fulminer contre la doctrine islamique, c’est lorsqu’il pointe les nombreuses contradictions internes dans le Coran et la sunna[120], ces contradictions constituant selon lui la preuve par excellence que cette doctrine est totalement empreinte de tromperie et que ses ressorts sont l’ambition et la lascivité de son fondateur. Voici, en guise d’échantillons, quelques exemples de ce que Rohrbacher considère comme des manipulations contradictoires des prétendues « révélations » de Mahomet, manipulations auxquelles les manuels font allusion : 1) la révélation coranique dans laquelle le mariage de Mahomet avec la femme de Zeid, son fils adoptif — ce qui, selon les us et coutumes de l’époque, équivalait à un inceste — est légitimé[121] ; 2) le fait que Mahomet n’accorde à l’homme le droit d’avoir qu’un maximum de quatre épouses[122] tandis qu’il s’accorde à lui-même le privilège de prendre autant d’épouses qu’il le désire[123] ; 3) le fait qu’il nie, d’un côté, la filiation divine de Jésus-Christ et sa crucifixion, mais, d’un autre côté, qu’il désigne ce même Jésus comme le Messie, la Parole de Dieu et l’Esprit de Dieu, et qu’il reconnaisse également sa résurrection, ses miracles, ainsi que l’Immaculée Conception et la naissance virginale[124] ; 4) le fait que dans le Coran, Mahomet prétende ne pas avoir accompli de miracles, ce qui n’empêche pas la sunna de lui attribuer plusieurs miracles risibles[125].

En ce qui concerne la violence dans l’islam, Rohrbacher fait surtout référence aux passages du Coran et de la sunna où les fidèles sont exhortés à vouer une haine implacable aux adeptes des autres religions et à les exclure[126]. Rohrbacher s’en prend en particulier à l’appel à la guerre sainte, avec sa légitimation explicite du pillage, du vol et du meurtre en tant qu’armes de guerre, et qui équivaut dans la pratique à une guerre d’agression contre tous les non musulmans jusqu’à ce qu’ils se convertissent à l’islam ou, s’il s’agit de « Gens de l’Écriture », jusqu’à ce qu’ils se soumettent à l’autorité de l’islam. Rohrbacher, qui voit dans cet appel à la guerre sainte un aspect particulièrement brutal et inacceptable de la religion de Mahomet, illustre son propos à l’aide d’une citation de Mahomet extraite de la sunna, citation à laquelle les manuels font référence à plusieurs reprises sous une forme abrégée :

Il m’a été ordonné de tuer tous les hommes, jusqu’à ce qu’ils confessent qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mahomet est son prophète. S’ils le font, abstenez-vous du meurtre et du pillage, à moins qu’on ne fasse le contraire pour le salut de l’islamisme. Vous devez attaquer les villes et les maisons des peuples jusqu’à ce qu’ils prient comme ils doivent prier. La véritable clef du paradis c’est le glaive ; une nuit passée sous les armes et dans le camp a plus de mérite que toutes les oeuvres de la piété et de la dévotion[127].

Il faut toutefois souligner que Rohrbacher ne met pas tout dans le même sac et qu’il perçoit l’ambiguïté de l’attitude de Mahomet envers les chrétiens. Il souligne notamment que durant son séjour à La Mecque, Mahomet ne tarit pas d’éloges à l’adresse des chrétiens, les mettant ni plus ni moins sur le même pied que les musulmans[128], alors que dans les sourates de Médine, il appelle ouvertement à faire la guerre aux chrétiens et à les poursuivre jusqu’à ce qu’ils se soumettent et payent le tribut fixé[129]. Bien que, pour Rohrbacher, il s’agisse là à nouveau d’une preuve que Mahomet n’agit que sur base de considérations politiques — quand Mahomet sent qu’il ne représente pas grand-chose, militairement parlant, il essaie de s’attirer les bonnes grâces des chrétiens en leur adressant des « révélations » flatteuses, tandis que lorsqu’il se sent politiquement et militairement assez fort, il révoque avec la plus grande facilité ses précédentes « révélations », qu’il remplace par de nouvelles qui appellent à la soumission et à l’oppression des chrétiens —, cela indique néanmoins qu’il perçoit des nuances dans la position de l’islam par rapport aux chrétiens.

Quant au laxisme moral, Rohrbacher reproche, à part la violence et la volupté[130], en premier lieu l’avilissement de la femme par la polygamie et le divorce à la discrétion du mari, ce qui détruit non seulement la sainteté du mariage et tous les liens de famille, mais dégrade la femme même au-dessous du rang qu’elle occupe dans le paganisme. En plus, selon Rohrbacher, la femme dans l’islam n’est pas traitée comme l’égale de son mari : quatre femmes et des concubines sans nombre sont permises à l’homme tandis que la femme doit souvent se contenter du quart d’un homme ou beaucoup moins encore[131]. Même après la mort, la femme n’est pas considérée comme une mère de famille mais comme une courtisane qui doit satisfaire aux appétits sexuels des hommes[132]. Chez Rohrbacher, l’éthique sexuelle de l’islam se heurte au christianisme qui avait réhabilité et affranchi la femme en ramenant l’unité et l’indissolubilité du mariage : partout où le christianisme apparaissait, la femme cessait d’être l’esclave et la victime de l’homme pour devenir sa compagne unique et inséparable[133]. En second lieu, Rohrbacher déprécie la morale islamique comme formaliste, ritualiste et facile, car le Coran n’oblige, pour ainsi dire, qu’à des pratiques extérieures s’occupant fort peu de la disposition intérieure, et dont les principales ne sont que la prière, l’aumône, le jeûne et le pèlerinage[134]. Un autre défaut général dans le code islamique est la permission du parjure en certains cas, surtout envers les non musulmans[135].

Bien qu’à la lueur de tous ces éléments, Rohrbacher conclut implacablement à l’infériorité de la religion islamique par rapport à une religion chrétienne supérieure, il donne néanmoins clairement des signes d’ouverture et se montre prêt à reconnaître l’existence de points de convergence entre les deux religions. Cela s’exprime notamment dans sa conception de l’islam, qu’il voit comme une religion composite dans laquelle intervient le christianisme en tant qu’ingrédient, ce qui a comme conséquence logique qu’il faut par principe postuler que l’islam possède des vestiges de vérité chrétienne[136]. De même, ses nombreuses énumérations de ce qui est partiellement bon dans l’islam mais qui est en réalité encore meilleur dans le christianisme, vont dans le même sens. Parmi les nombreux aspects de l’islam qui émettent selon lui un « rayon de vérité » et qui méritent dès lors d’être mentionnés par l’historien de l’Église figurent notamment : la foi en un dieu unique, créateur du ciel et de la terre, la notion d’un dieu qui récompense le bien et punit le mal, la vie après la mort, la conception de Jésus comme prophète important, la reconnaissance des miracles et de la résurrection de Jésus, la dévotion à Marie, mère de Jésus, la prière, le jeûne, l’aumône, etc. Il faut néanmoins souligner, par souci d’honnêteté, que l’auteur ne prend pas vraiment au sérieux la possibilité d’un rapprochement entre les deux religions sur base de ces prémisses, étant donné qu’il estime que la plupart des vestiges de la vérité chrétienne présents dans l’islam sont dégénérés au niveau du contenu, du fait qu’ils ont été mélangés à des erreurs[137], ce qui empêche de voir aisément ce qui est vraiment « bon » dans l’autre religion.

Cette mentalité « inclusive[138] », qui consiste à mesurer la vérité détenue par l’autre religion à l’aune de la vérité chrétienne considérée comme « parfaite », et qui débouche sur la reconnaissance de cette autre religion dans la mesure où elle est conforme à cette vérité, se retrouve parfaitement reflétée dans les manuels scolaires québécois. Seul le préjugé apologétique, tant des manuels que des grands ouvrages consacrés à l’histoire de l’Église, explique pourquoi on passe rapidement sur les ressemblances pour mettre plutôt l’accent sur ce qui sépare les deux religions. On ne peut toutefois se défaire de l’impression que la quintessence de ces deux « produits littéraires » est qu’en réalité, il ne vaut pas la peine de prêter beaucoup d’attention et de consacrer beaucoup de temps à l’islam, vu que tout ce qui lui manque peut être trouvé dans le christianisme, si ce n’est qu’au cours de l’histoire, le premier a si souvent menacé le second.

Enfin, si l’on compare rapidement entre eux les manuels belges et québécois, on constate premièrement un certain nombre de parallèles importants[139]. Tout d’abord, le traitement de l’islam dans tous les manuels scolaires belges a clairement un aspect apologétique caractérisé par une insistance sur les différences entre l’islam et le christianisme. Deuxièmement, l’argumentation s’articule autour de la violence associée à l’islam. Par ailleurs, la dépendance des manuels par rapport aux grands ouvrages d’histoire de l’Église est frappante : de nombreux passages des travaux de Rohrbacher, Alzog[140] et Darras[141] ont été repris quasi littéralement ou simplement paraphrasés. Dès lors, les petites différences que l’on peut relever au niveau de l’argumentation entre les manuels québécois et belges s’expliquent uniquement par des différences mineures entre les histoires de l’Église qui ont servi de base aux auteurs des uns et des autres.

Cela dit, il existe entre les deux groupes de manuels certaines différences marquantes. Contrairement aux manuels publiés au Québec, les manuels belges anciens sont globalement plus négatifs vis-à-vis de l’islam, notamment en raison du fait qu’ils décrivent unanimement cette religion comme un monstrueux mélange d’autres croyances, et qu’ils considèrent ouvertement le Coran comme un produit inférieur, mélange de vérités et de mensonges proférés par Mahomet[142]. Dans les manuels belges de publication plus récente, c’est exactement l’inverse : contrairement aux manuels québécois, on y observe une sorte de changement de paradigme — comme nous l’avions déjà constaté dans la façon dont on présente Mahomet — dans le sens d’une évaluation moins négative. Cette attitude se traduit notamment par la suppression du terme « monstrueux » dans la description de la doctrine islamique, une moindre insistance sur la duperie attribuée à Mahomet, et enfin, l’introduction de nuances dans la manière dont est évoquée la violence dans les dogmes et les règles de vie de l’islam[143]. Il y a seulement une différence de gradation. Où que l’on regarde, on se heurte fondamentalement à cette notion d’infériorité de la religion islamique. Toutefois, la sorte de changement de paradigme qui se fait jour dans les manuels belges récents ne fait que mettre en évidence le point de vue de l’« inclusion », vu que l’accent est mis davantage sur les convergences entre les deux religions.

IV. L’islam dans l’histoire

Les manuels québécois couvrent succinctement l’émergence historique de l’islam[144], et le discours repose toujours sur deux concepts clés : d’une part l’islam comme religion violente dont les sectateurs, excités et fanatisés par la doctrine perfide de Mahomet, ont propagé leur foi par la force des armes et, d’autre part, l’islam comme ennemi du christianisme qui lui a considérablement nui en arrachant à l’Église une partie considérable de son ancien domaine, mêmes les régions qui étaient le berceau du christianisme et qui avaient produit des chrétientés remarquables.

Dans l’élaboration concrète de ces thèmes dans les manuels scolaires, on distingue un schéma général extrêmement semblable d’un manuel à l’autre. Tout d’abord, le repli géographique croissant de la chrétienté au cours des turbulents viie et viiie siècles sont attribués à l’islam. Les auteurs soulignent que les successeurs de Mahomet, qui prirent le nom de califes, poursuivirent la réalisation de ses projets et qu’à la tête de bandes fanatiques, ils débordèrent comme un torrent impétueux sur la Syrie, la Palestine, la Perse, l’Égypte, l’Afrique. On raconte ensuite qu’au commencement du viiie siècle, les partisans de Mahomet passèrent le détroit de Gibraltar et qu’ils enlevèrent l’Espagne aux Visigoths. Les auteurs complètent le tableau en affirmant que les musulmans, emportés par leur élan, franchirent les Pyrénées et pénétrèrent jusqu’au coeur de la France[145]. Ici, Charles Martel est proposé par plusieurs auteurs comme le sauveur du christianisme, parce qu’avec sa victoire à Poitiers (732), il a sauvé l’Europe et sa civilisation chrétienne du honteux joug de l’islamisme[146]. Certains manuels mentionnent que Charlemagne a dû lui aussi faire face à la menace des Sarrasins mais qu’il est parvenu à les repousser jusqu’à l’Elbe[147]. L’islam ne réapparaît ensuite que dans sa version turque et dans le rôle de l’ennemi traditionnel de la chrétienté, et ce, à l’occasion de l’évocation de l’épopée des croisades[148]. Ensuite, les manuels d’histoire ne disent plus rien de l’islam pour au moins deux siècles. On y revient lors du siège et de la prise de Constantinople par les Turcs en 1452 et 1453, et à l’occasion de l’expansion de l’empire ottoman en direction du sud de l’Europe et de la Méditerranée au cours du siècle suivant[149]. La reconquista espagnole[150] et la bataille de Lépante[151] sont citées ici et là et qualifiées d’heureux événements au cours desquels les ennemis du christianisme, en dépit de succès temporaires, furent repoussés de plus en plus loin de l’Europe. L’islam est souvent mentionné en rapport avec les papes, qui sont présentés comme des figures de proue de la résistance à l’islam, ou avec quelques grands héros chrétiens qui ont arrêté et repoussé l’invasion musulmane (entre autres Jean Hunyadi, Pierre d’Aubusson, Jean Sobieski). Dans une petite minorité de manuels, l’islam est encore mentionné dans le cadre de l’histoire des missions, au xvie[152] et au xixe siècle, période durant laquelle les missionnaires chrétiens et les colons marquent des points contre l’islam et contre l’esclavage[153].

Ce qui est encore remarquable ici, c’est de constater que pour trois auteurs, les succès extraordinaires de l’islam à l’étranger s’expliquent comme une punition infligée aux nations infidèles et aux peuples schismatiques ou plongées dans l’hérésie[154]. Selon Drioux, Mahomet ne fut entre les mains de la providence qu’un instrument dont elle se servit pour atteindre ce but[155]. Ainsi Raymond applique ce principe d’abord sur les Perses qui avaient depuis plusieurs siècles résisté aux efforts faits chez eux pour introduire le christianisme et qui avaient persécuté cette religion. Puis l’empire de Constantinople, à mesure qu’il coupait les liens qui l’unissaient à Rome et parce qu’il avait engendré toutes les hérésies, méritait le même sort. Selon Raymond, la même chose s’applique à l’Afrique où les schismes, les divisions et les hérésies régnaient. De même, l’Espagne, ébranlée par l’arianisme et dépravée par les moeurs du peuple, méritait un châtiment exemplaire dans la pensée de Raymond. Dans les seules régions où la foi catholique régnait, comme dans la nation des Francs, Dieu a permis d’arrêter la fureur musulmane. C’est le cas aussi pour l’Espagne, qui a quand même été sauvée par le catholicisme car celui-ci, en prenant de plus en plus de forces, a fini par chasser les envahisseurs[156].

Le modèle sous-jacent à la vision de l’islam que présentent les manuels scolaires est une réplique parfaite mais limitée du cadre historique que l’on retrouve dans la monumentale histoire de l’Église de Rohrbacher. La vision correspondante de l’islam, considéré comme un élément de trouble et une menace constante et effrayante pour le christianisme, n’est plus que la représentation littérale et succincte d’idées beaucoup plus élaborées et étoffées avec plus de faits historiques chez Rohrbacher[157]. C’est ainsi que le thème du rôle de l’islam comme châtiment providentiel des dérèglements et des schismes des chrétiens, surtout les Orientaux, est, sous des formes variables, très présent chez le grand Rohrbacher. Il est convaincu que c’était chez les peuples de l’Orient que Satan avait le mieux réussi, quand il avait voulu déchirer l’Église par des schismes et des hérésies, et que c’était encore chez eux que le démon avait établi le centre de son empire anti-chrétien, au moyen de Mahomet[158]. Rohrbacher associe également la puissance musulmane à la prédication de Daniel à propos de la corne qui s’élève parmi les dix autres qui devaient sortir de la tête de la quatrième bête[159].

Toutefois, il n’est pas aisé ici de percevoir et d’interpréter la mentalité interculturelle qui caractérise les manuels québécois et l’oeuvre de Rohrbacher. Si l’on se base uniquement sur ce qui est écrit noir sur blanc, on peut parler d’un schéma radical ami-ennemi mutuellement exclusif entre l’islam et le christianisme. Une approche contextuelle apporte toutefois une certaine nuance. Le portrait très sombre de l’islam s’explique surtout par le genre littéraire pratiqué : nous parlons en effet ici d’une approche occidentale de l’histoire de l’Église, une approche dans laquelle l’accent est mis non seulement sur l’histoire interne de l’Église catholique mais aussi et surtout sur son histoire externe. Cette histoire extérieure est vue comme l’expansion de l’Église dans le temps et dans l’espace où on trouve le récit de ses luttes, ses rapports avec les états qui l’ont tantôt favorisée, tantôt combattue, et ses rapports avec les autres religions avec qui elle est entrée en conflit[160]. Alors, on ne doit pas être surpris que l’islam n’apparaisse dans l’exposé des historiens que lorsqu’il menace effectivement le christianisme. Il est évident qu’une telle perspective ne constitue pas une bonne base pour procéder à une judicieuse description comparative de ce qui unit et de ce qui sépare réellement l’islam et le christianisme[161]. S’ajoute encore à cela l’approche apologétique de l’auteur qui fait ici très clairement sentir sa présence en reprenant le thème polémique classique de l’islam en tant qu’instrument du diable pour réprimer les chrétiens d’Orient[162]. Voulant prouver le caractère divin ou la supériorité du christianisme, le jour très négatif sous lequel Rohrbacher présente l’islam ne provient pas d’une sorte d’exclusivisme interculturel. Au contraire, la description de l’islam comme fléau de Dieu pour les infidèles et hérétiques, est vue dans l’économie du plan divin comme une sorte de « praeparatio evangelii » ou phase de transition, parce que l’islam, paradoxalement, aide les peuples à mieux arriver au vrai christianisme, ce qui est le cas entre autres pour les peuples du paganisme qui passent du fétichisme au monothéisme. Ce qui veut indéniablement dire qu’il y a « du bon » dans l’islam[163].

Quelle est la situation dans les manuels scolaires belges ? Cette fois, la comparaison avec les manuels québécois se révèle plus complexe. Non pas parce que les manuels belges seraient tout à coup nés sous une autre étoile. Une fois de plus, on fait appel à l’histoire afin d’étayer deux idées principales : l’islam est porteur de violence[164] et il menace le christianisme et sa civilisation. Parallèlement à cela, on peut distinguer grosso modo, dans l’évolution de ces idées, le même carcan historique, que ce soit dans les manuels belges[165] ou dans les manuels québécois, ce qui montre que les uns et les autres sont dans une large mesure tributaires de la même espèce d’histoires universelles de l’Église catholique, à savoir celle de Ronarc’h et également, pour la Belgique, celles de Darras[166] et Alzog.

Toutefois, on peut également relever un certain nombre de différences non négligeables. Une première différence est que, contrairement aux manuels québécois, les manuels belges parmi les plus récents ont tendance à présenter les faits plutôt froidement, à l’inverse du style de narration emporté qui caractérisait surtout les manuels plus anciens. Cela va de pair avec une diminution de la place accordée au traitement de conflits sanglants et aux champs de bataille (comme, par exemple, la bataille de Poitiers et les croisades[167]). Si nous n’avons pas trouvé d’explication sûre à ce phénomène, on peut néanmoins supposer que ces changements sont le reflet d’une tradition en évolution. On pourrait la caractériser comme le passage, dans l’historiographie occidentale, d’une conception narrative romantique légitimante issue du xixe siècle, caractérisée par une forte insistance sur les confrontations politiques et militaires, à une histoire de la civilisation et des mentalités. Le courant connaîtra son plein développement dans le courant du xxe siècle[168]. Il se peut que cette évolution soit également présente, d’une certaine façon, au Québec, mais l’évolution est plus difficile à percevoir en raison de plus fréquentes réimpressions[169], sans modifications, des manuels scolaires existants. Les comparaisons avec les manuels d’histoire pourraient peut-être donner des réponses plus concluantes, mais cette démarche sort du cadre de la présente étude.

Une deuxième différence notable est que dans les manuels belges récents, on observe une sorte d’actualisation, en ce sens que l’on met beaucoup plus l’accent, et de manière plus négative, sur l’islam ottoman dans le cadre de l’histoire des missions au xixe et au début du xxe siècle[170]. Pour des raisons géographiques évidentes, cet aspect est presque totalement absent des manuels québécois. Dans ces derniers, l’histoire de l’Église à partir de la « modernité » ou de l’« époque contemporaine » est abordée sous un angle moins universel, l’accent étant manifestement mis sur l’émergence de l’Église catholique québécoise à cette époque. Cette focalisation régionale est telle que certains manuels québécois ignorent souvent la distinction entre l’époque contemporaine et la période de l’après-guerre pour ce qui concerne l’histoire de l’Église. Et comme l’islam n’apparaît pour ainsi dire plus directement dans le paysage culturel du Québec, on ne trouve presque plus de références à cette religion et à ses rapports avec l’Occident. En Belgique, par contre, vu le nombre important de missionnaires que ce pays a envoyés jadis dans des régions musulmanes (entre autres au Congo belge), et vu aussi sa plus grande proximité avec de nombreux pays musulmans, c’est le contraire qui se produit, et c’est l’approche universelle traditionnelle qui continue à primer.

Comme nous l’avons déjà fait observer dans notre évocation de la doctrine islamique, il existe encore une autre différence entre les deux groupes de manuels publiés à partir de 1920. D’un côté, on observe une certaine tendance commune, en Belgique et au Québec, qui va dans le sens d’une vision légèrement moins négative et moins polémique de l’islam. On s’aperçoit en effet qu’à partir de 1920 environ, l’association très négative entre l’islam de Mahomet et l’oeuvre du diable, l’antéchrist et la punition des chrétiens d’Orient disparaît pratiquement des manuels scolaires[171]. D’un autre côté, on observe que cette tendance vers une vision moins négative est davantage présente dans les manuels belges, où les jugements sur certaines autres caractéristiques de l’islam s’effacent ou sont plus nuancées[172]. Comme pour le traitement de la doctrine islamique, il ne s’agit ici pour l’essentiel que d’évolutions mineures. La constante reste une vision globalement négative, ce qui n’empêche pas de mieux mettre en évidence certaines convergences entre les deux religions. Ici également, l’explication de la différence entre les situations belge et québécoise n’est pas aisée. Sur la base de l’état actuel de l’étude comparative des deux religions, on ne peut pour l’instant que formuler l’hypothèse selon laquelle, en Belgique, on commence à ressentir les effets d’un regain d’intérêt — relayé par des études scientifiques poussées — pour l’islam en Europe, regain d’intérêt qui a débouché sur une vision plus diversifiée de l’islam et sur une volonté légèrement plus présente de souligner ses convergences avec le christianisme[173]. Vu l’isolement du Québec, de ce point de vue, par rapport à l’Europe, cette évolution n’est pas (encore) perceptible de manière explicite dans les manuels de cette époque[174].

V. Les effets de l’islam

Avant de pénétrer réellement au coeur de l’attitude interculturelle des auteurs, il faut d’abord évoquer brièvement les nombreux jugements explicites et très durs qu’on peut repérer dans à peu près la moitié des manuels scolaires au Québec. Ces jugements apparaissent presque toujours sous la forme d’une comparaison entre le christianisme et l’islam. L’idée sous-jacente est qu’on peut apprécier une religion par ses fruits, ce qui conduit à regarder la doctrine islamique comme très pernicieuse. C’est pourquoi, plusieurs auteurs postulent que l’islam est un recul vers la barbarie[175] et que le christianisme est la vraie civilisation[176]. La plupart des manuels développent brièvement mais fortement cet aspect. Ainsi l’auteur du Précis d’histoire sainte peut écrire que, parmi le grand nombre de fruits empoisonnés que « l’islamisme » a produit et produit encore partout où il règne, ce sont surtout la corruption des moeurs, l’avilissement de la femme, la multiplication de l’esclavage, une ignorance universelle et incurable, le despotisme politique, l’asservissement des peuples et le dépeuplement des plus belles contrées de l’univers qui prédominaient[177]. Selon cet auteur, voilà pourquoi l’islam n’a pas contribué au bonheur des peuples[178].

Toutes ces idées sont reprises par Raymond, quoiqu’il donne plus d’explication. En plus de tout ce qui vient d’être décrit ci-haut, il ajoute qu’un des défauts généralisés qu’il remarque chez les musulmans, c’est un esprit de rapacité ou de pillage, du moins à l’égard des autres peuples. Au point de vue de la politique, l’auteur rappelle surtout que la confusion du pouvoir temporel avec le pouvoir spirituel dans l’islam, a donné naissance à un despotisme affreux où les peuples sont esclaves et où le caprice du souverain est la seule loi[179]. Dans l’ordre littéraire et scientifique, il invite le lecteur à juger des effets du mahométisme sur les contrées de l’Afrique du nord et de l’Asie mineure, qui étaient si belles et si florissantes par les lettres et les sciences avant l’invasion musulmane et qui sont devenues si dévastées par après. Cependant, tout cela n’empêche pas l’auteur d’admettre que, d’un certain point de vue, la civilisation arabe (lire : musulmane) a connu pendant quelques siècles un haut degré de civilisation et a joui d’une grande prospérité. Néanmoins, il formule immédiatement l’opinion qu’il n’y a rien dans le plus beau temps de l’islamisme qui puisse soutenir la comparaison avec les plus mauvaises époques de l’Europe chrétienne. D’abord parce que la civilisation musulmane a coïncidé avec le temps où une longue paix et les richesses des peuples conquis ont favorisé son progrès. En plus, les musulmans ont emprunté une grande partie de leurs connaissances aux moines de la Syrie et de l’Égypte et aux croisés. Au surplus, les musulmans doivent au christianisme les premiers éléments de la philosophie, ce qui n’empêche pas l’auteur d’ajouter que leurs sciences morales, philosophiques, législatives et gouvernementales sont inférieures à celles des parallèles chrétiens. Chose pire encore : la science religieuse (c’est-à-dire la théologie) a été nulle chez les musulmans, parce que l’islam ne permettait pas la discussion. Dans les sciences positives, la civilisation musulmane n’a eu de succès que dans les mathématiques et la médecine, et cela parce que l’islam cherchait surtout des vérités tangibles qui pouvaient améliorer l’état physique de l’homme. Au reste, la grâce et l’élégance qui distinguent les productions littéraires et artistiques de la civilisation musulmane, sont empruntées à la littérature arabe qui existait longtemps avant l’apparition de Mahomet et qui était bien supérieure au Coran[180].

Ces éclaircissements de Raymond nous permettent de mieux évaluer encore la portée de la plupart des jugements négatifs sur l’islam que l’on trouve dans les manuels scolaires au Québec. Ce qui apparaissait d’abord comme une dichotomisation radicale entre l’islam et le christianisme se révèle être simplement, après un examen plus attentif, l’énumération — le plus souvent définitive — de ce qui distingue l’islam du catholicisme. Un autre élément très significatif à cet égard est le fait que dans un certain nombre de manuels, lorsqu’on veut parler de l’islam, on utilise le mot « civilisation ». Certes, cette civilisation est « inférieure », plus que marginale — et, à plusieurs égards, radicalement opposée — à la civilisation chrétienne, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit dépourvue de mérites[181]. Cette idée est aussi explicitement présente chez deux auteurs de manuels, qui prétendent que les arts et les sciences étaient très cultivés chez les Arabes d’Orient[182].

On peut, dans une large mesure, retrouver dans l’histoire de l’Église de Rohrbacher, la substance des différences évoquées par les auteurs canadiens, ainsi que les points de vue interculturels, du moins en ce qui concerne les aspects religieux et moraux de leurs jugements[183]. Pour ce qui concerne la dimension politique, culturelle et sociale de l’islam, leur discours est clairement inspiré par ce que des auteurs célèbres comme Chateaubriand[184] et Lamartine[185] ont décrit, se basant souvent sur leurs propres récits de voyage, comme le déclin des territoires sous administration musulmane. Pour eux, la situation déplorable de beaucoup des pays musulmans comparés avec les pays chrétiens de l’Europe à leur époque était une indication qu’en général, l’influence sociale de la doctrine chrétienne menait vers la civilisation tandis que l’influence sociale de l’islam impliquait à long terme la barbarie, l’inertie et l’apathie des peuples qu’elle dominait.

Qu’en est-il des manuels belges ? Cette fois, nous pouvons être brefs : à part les variables que nous avons observées et évoquées plus haut entre les manuels belges et québécois et qui se manifestent encore aujourd’hui, comme, par exemple, le côté un peu plus négatif et plus polémique présent dans les vieux manuels belges et un peu moins négatif et polémique dans les plus récents (grâce à l’introduction d’un peu plus de nuances et à la consultation d’autres grandes histoires de l’Église que celle de Rohrbacher[186]), les manuels belges présentent dans l’ensemble l’islam comme une religion et une civilisation à maints égards inférieures et contraires à la « véritable » civilisation qui est le produit de l’authentique religion chrétienne[187].

Conclusion

Le miroir n’a pas éclaté : on voit les trois thèses de départ corroborées. Tout d’abord parce que les principes interculturels de l’« inclusivisme » que nous avions trouvés dans les manuels d’apologétique destinés à l’enseignement de la religion au Québec se sont formellement concrétisés à travers l’approche de l’islam telle qu’elle est présente dans les manuels d’histoire de l’Église destinés à ce même enseignement. Il faut néanmoins souligner que tous les aspects de l’attitude « inclusiviste » présents dans les manuels d’apologétique ne sont pas reflétés. Dans les manuels d’histoire de l’Église, il est question d’une approche appelée hard inclusivism, dans laquelle on ne prête attention qu’à la fides qua[188]. Autrement dit, pour les auteurs de ces manuels, le christianisme, et, plus spécifiquement, la foi catholique avec le message et la personne du Christ comme norme et comme élément constitutif, détiennent l’étalon définitif qui permet de parler de la vérité divine. Dans ce sens, le christianisme est considéré comme la seule véritable religion qui complète et achève l’islam. L’islam détient la vérité, mais cette vérité n’est que partielle et imparfaite[189]. À la question de savoir si la présence de la vérité dans l’islam mène également au salut (fides quae) et si oui, dans quelle mesure, les manuels d’histoire de l’Église ne se prononcent pas, contrairement aux manuels d’apologétique. Dans le processus de construction de l’identité, cette position interculturelle « fortement inclusive » (en référence au hard inclusivism) a débouché sur une double stratégie destinée à l’élève catholique, avec, d’une part, une contre-identification par le biais de laquelle tout ce qui, dans la religion islamique, est mesuré à l’aune de la religion chrétienne et de sa civilisation peut être considéré comme inférieur ; et, d’autre part, une identification avec tout ce qui, dans l’islam, et sur base de cette comparaison, peut être considéré comme compatible avec l’in-group de religion et de culture chrétiennes.

La deuxième thèse ne doit pour ainsi dire pas subir de modification non plus : en dépit de différentes variantes explicables du point de vue historique, les manuels belges d’histoire ecclésiastique présentent en substance une attitude interculturelle tout à fait identique. On observe toutefois une légère évolution graduelle vers une vision moins négative, ce qui a pour effet de déplacer quelque peu les balises respectives des deux religions vers leurs points d’intersection. Cela dit, les frontières entre l’islam et le christianisme restent très clairement marquées. Enfin, la troisième thèse se trouve également confirmée : dans le cadre de leur projet pédagogique, les auteurs de manuels font preuve de peu d’innovation. Leur conception de l’islam ne va pas au-delà d’une « version miniature » de ce qui se trouve dans les grands ouvrages de référence sur l’histoire de l’Église catholique. Tout cela nous permet en conclusion de qualifier de très probable la thèse selon laquelle l’inclusivisme interculturel a été effectivement l’une des grandes structures (pédagogiques) qui a façonné la culture (scolaire) catholique au Québec et en Belgique durant la période étudiée. Il appartiendra à d’autres études de déterminer si cela vaut également pour toute l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord.