Corps de l’article

À Mgr Pascal Ide

« Parce que c’était lui, parce que c’était moi[1]. »

La « puissance » divine est l’un des théologoumènes et des philosophèmes les plus mal élaborés dans l’histoire de la pensée, l’un aussi de ceux qui ont reçu les formulations les moins satisfaisantes. Les théologiens du ive siècle, jusqu’aux luttes contre Eunome, présupposent cette question, mais ne l’interrogent pas ; les scolastiques du xiiie siècle l’affrontent, saint Thomas cherche à la résoudre, mais il en émousse le tranchant parce qu’il la conçoit essentiellement sur le terrain trinitaire ; Occam et les nominalistes la dissolvent totalement dans l’arbitraire — jusqu’à ce que les idéalistes la reprennent, mais ce sera pour confondre la puissance active de Dieu avec une puissance passive[2] — ou un pur « pouvoir-être », to endokemon einai, comme dit Schelling dans son Monothéisme[3].

Entre Thomas et Schelling, c’est pourtant un véritable problème qui a germiné, s’est fait jour, n’a cessé d’insister, et auquel aucun énoncé précis n’a été donné, moins encore d’issue favorable. Ce problème qui dure malgré la trop sereine solution thomiste, et qui n’est pas apaisé par les embrouillements idéalistes, c’est celui dont Boehme a eu l’intuition imaginale, et que Franz von Baader plus tard cherchera à tâtons. Ce problème, qu’encadre sans l’achever le De Potentia de saint Thomas, c’est la question de l’Action en Dieu. Comment la perfection pure est-elle aussi pure opération, c’est-à-dire comment l’acte se rend-il puissance d’agir ? Comment l’acte est-il action et vie ? Thomas a bien vu que la vie divine reposait sur les opérations (ST I, 18, 2c), mais il n’a pas systématiquement pensé la puissance propre de l’être divin, c’est-à-dire le lien de l’être et de l’esprit en Dieu.

Poser une telle question, d’une manière non pas contraire à saint Thomas, mais par-delà l’inachèvement relatif du thème chez l’Aquinate, c’est prolonger, sans en partager l’ambiguïté, le souci boehméen et idéaliste de dire vraiment la vie en Dieu. C’est donner également à la théologie philosophique un nouvel espace de déploiement : de la même manière que la théologie scolastique s’est rendue capable, en distinguant action extérieure et opération intime, de concevoir l’agir divin essentiel par-delà les énergies grecques[4], il s’agira maintenant de faire le pas suivant, en manifestant l’être actif de Dieu même, sa puissance propre comme fertilité essentielle. C’est là s’inscrire dans la foulée de Scheeben et Balthasar[5] qui ont, les seuls, opéré une percée dans ce vaste champ de la puissance divine sous le signe de la fécondité en Dieu, comme marque et sceau de son action à la fois essentielle et tripersonnelle. C’est enfin aller au-delà des limites que Maurice Blondel s’était fixées dans la Trilogie, lorsqu’il refusait d’explorer le fondement divin de l’action au-delà de ce que prescrit l’analogie[6]. C’est entrer dans les moeurs divines, et passer en même temps sous le grand avertissement qui en garde la connaissance : « Caute ! », « prends garde ! ». La gnose n’est jamais loin de qui veut résorber l’abîme laissé par saint Thomas entre le De Deo Uno et le De Deo Trino. Il faut bien pourtant que l’on cherche à savoir comment se relient en Dieu même la toute-puissance de l’essence divine, et la toute-personnelle puissance féconde du Père et du Fils : il faut bien que l’on parvienne à dire où s’enracine en Dieu l’élan vital du monde, dont Bergson n’a pas vu qu’il est pure germination. C’est donc à une générative intégrale, fondée sur Dieu, que je vous invite, c’est-à-dire à une ontologie de la fruition : l’être est fécondité, la pure puissance de faire être, l’identité qui porte en soi la différence.

I. Approche par en bas : l’analogie de l’être comme fécondité

Le philosophe ne peut amorcer sa réflexion dans les hauteurs de la déduction spéculative, mais il doit commencer par l’expérience. Sur ce point la tradition concorde, d’Aristote à Thomas, de Kant à Husserl, de Hegel à Schelling. Aucune théologie philosophique de la « puissance divine » ne peut ainsi prendre racine si l’on n’a pas d’abord préparé le terrain d’une rigoureuse analyse du fini, qui soit à la fois phénoménologique, dialectique et analogique. Ainsi Claude Bruaire opère-t-il à raison dans son maître ouvrage L’être et l’esprit, offrant une patiente analyse de l’esprit humain avant de se tourner vers l’absolu de l’esprit[7]. C’est pourquoi, dans la première partie de la présente intervention, il faut mesurer de manière préliminaire l’ampleur du problème posé dans le fini : c’est le phénomène créé lui-même qui exige une ontologie de la fécondité, ou la puissance à faire-être, dont il faut chercher le fondement absolu.

1. L’être créé comme action

On sait, pour commencer par l’histoire, comment le débat, faussé dans son principe, du nominalisme et du scotisme a eu pour issue la toute dernière doctrine scolastique — à savoir la philosophie pratique kantienne. Le bouleversement des facultés qu’a imposé le philosophe de Königsberg a très rapidement eu des répercussions ontologiques directes, comme chez Fichte, ou indirectes, comme dans la doctrine de Schopenhauer. En France, Maine de Biran, « notre Kant », renforcera cet effet kantien sur les grands penseurs français de la fin du xixe siècle et du début du xxe comme Ravaisson, ou Bergson. En dépit des excès anticonceptualistes auxquels cette découverte du caractère actif de l’être a pu prêter, comme chez Nietzsche ou Leroy, on ne peut que s’incliner devant une évidence : quels que soient la genèse et le détour tortueux de l’invention, il faut faire une place au caractère pratique de l’être, qui médiatise ses dimensions de réalité et d’idéalité. Ce discernement progressif, au sein de l’histoire de la philosophie, est comme récapitulé dans le parcours personnel de Maurice Blondel. Appuyé dès 1893 sur le décryptage du phénomène de l’action humaine, le grand penseur français s’est peu à peu élevé, jusqu’aux années 1930, au niveau d’une véritable ontologie de l’action qui éclaire du point de vue de l’être les analyses menées sur le plan des facultés. L’Action ! tel est le nouveau nom de l’être. C’est ce que Louis Lavelle, dans un ouvrage profond bien qu’inachevé par bien des aspects, a légitimement fait voir dans son chef-d’oeuvre De l’acte[8] : l’être est action, opération, acte qui seconde la perfection première. De ce point de vue, la ligne néo-théorétique qui allait se développer de Husserl à Heidegger ou Gadamer constitue une régression métaphysique, eu égard au progrès enregistré de Kant à Lavelle. Il n’est pas étonnant qu’une rébellion intense se soit développée dans les années soixante contre un tel oubli de l’être comme action, sous des modalités aussi diverses que le moralisme juif de Lévinas ou le post-marxisme de Habermas. Il y a là, quelles que soient les limites de ces figures philosophiques qui sous-estiment de leur côté le voir par rapport au faire[9], une saine réaction, portée par la tradition philosophique elle-même, contre l’oubli de l’être comme action dans la phénoménologie husserlienne, la poématique heideggérienne, ou l’herméneutique gadamérienne. On a beaucoup insisté ces dernières années sur la sagesse pratique de Hanna Arendt devant la cécité théorétique de Heidegger[10], comme si précisément on avait voulu mettre le doigt sur le défaut natif de l’ontologie d’un auteur qui néglige tout à fait le caractère d’action de l’être. De ce point de vue, Hegel apparaît comme un métaphysicien d’une bien autre trempe pratique, lui qui, malgré le caractère initialement abstrait et ultimement idéatif de son ontologie, a su préserver au sein de son système la dimension pragmatique de l’idée jusque dans sa compréhension de Dieu[11].

Du point de vue catholique, on a heureusement délaissé dans ce contexte les premières lectures néothomistes (jusqu’au Maritain des années vingt y compris) qui forçaient le trait déjà gras du rationalisme de saint Thomas, pour mettre en évidence le « circulus quidam » du bonum et du verum dans le système total de l’Aquinate comme le voient avec justesse L.B. Puntel ou H. Beck[12] : c’est l’oeuvre évidente de Rousselot, Maréchal, mais aussi Forest, Hayen ou de Finance, que d’avoir saisi l’équilibre interne de la pensée thomiste qui renvoie dans ses profondeurs la pensée au vouloir, et l’être comme idée à l’être comme action. C’est même par un curieux paradoxe l’ontologie biffée, purement théorique, de Heidegger, qui a parfois permis cette avancée : la condamnation de toute « production » par le penseur de la Forêt Noire a ainsi permis à J.B. Lotz de mettre en évidence chez saint Thomas l’action spécifique de l’être qui ne relève pas du façonnage de l’artisan, mais d’une action ex nihilo dans laquelle l’étant, loin d’être présupposé, est vraiment donné à soi[13]. Autre exemple : Xavier Zubiri, dont les efforts patients de P. Secrétan permettent de redécouvrir l’impressionnante pensée, s’est également avancé très avant dans cette mise en valeur de l’énergétique aristotélo-thomiste, précisant de manière nette la part d’action de l’acte d’être. Le plus grand des thomistes du xxe siècle, Gustav Siewerth, n’a fait cette découverte qu’à la toute fin de son évolution, mais il l’a faite avec éblouissement : l’être n’est pas seulement la première création de Dieu, il n’est pas seulement l’idée par laquelle Dieu crée, l’être est médiation active du fini et de l’infini. Gustav Siewerth ira au point d’écrire que l’être thomiste est, non seulement action, mais « amour ». Son disciple et cadet Ferdinand Ulrich prolonge depuis cinquante ans cette vision : l’être n’est pas seulement action, comme disent Lavelle ou Blondel, il est amour[14]. C’est ce que Félix Ravaisson, l’insigne auteur du Rapport sur la philosophie en France au xixe siècle et l’un des meilleurs commentateurs d’Aristote, avait déjà manifesté d’une manière presque prophétique dans ses écrits courts, denses et visionnaires.

2. L’être créé comme amour

Que l’analyse de l’être fini se soit déployée après Kant et de Biran en une ontologie de l’action, et que ce développement ait été en partie refoulé par le succès d’une génération figée dans la pure théorie de l’être, voilà qui appelle donc aujourd’hui une nouvelle avancée. Il faut tout d’abord dégager le chemin de l’être comme action, par-delà Husserl ou Heidegger, mais aussi Lévinas ou Habermas qui pourraient s’avérer être d’encombrants alliés. Une ontologie de l’action intégrale ne saurait en effet négliger à nouveau la dimension spéculative de l’être, qui relève de la pensée, du concept et du vrai : ce serait sinon l’ensemble des phénomènes théorisables qui disparaîtrait du champ métaphysique, et l’on perdrait la vue de l’être comme idée.

Mais par-delà la reprise d’une ontologie pratique, qui intègre adéquatement une ontologie théorique, la tâche nouvelle désignée depuis Ravaisson ou la lignée Siewerth/Ulrich est plus exigeante encore : c’est non seulement l’action, mais l’amour dans l’être qu’il convient de penser — de manière aussi à réconcilier dans l’être le vrai et le bien. On sait combien le thème des phénomènes du « don » occupe désormais l’avant-scène philosophique, que l’on se réfère à la dernière pensée de J. Derrida ou à la forte pensée de J.-L. Marion — mais ce n’est pas le seul lieu d’émergence de l’amour en philosophie : on a récemment rappelé avec raison les riches travaux de L. Gondos[15] et de L. Giussani[16], et il n’est pas jusqu’à la philosophie de comptoir d’un André Comte Sponville qui n’aille dans cette voie. Mais c’est souvent dans la foulée des intuitions de Maurice Blondel, et du « charitisme » dont il parle à Archambault en 1925, que prennent place peu à peu des philosophies qui sont aussi des ontologies de l’amour, comme celles de Claude Bruaire ou de Ferdinand Ulrich, déjà cité. C’est d’ailleurs un curieux paradoxe, car ces deux penseurs ont développé chacun une ontologie du don, tandis que leur père putatif, Maurice Blondel, avait plutôt mis en oeuvre une philosophie de l’aimantation. C’est un point sur lequel nous reviendrons que ces différents aspects de l’être comme amour, lequel peut ainsi être vu comme donation originaire et comme convection vers l’ultime ; cette efficience et cette finalité de l’amour devront être vues de manière synoptique, si l’on ne veut pas perdre de vue la totalité du phénomène en question.

L’important est ici de constater qu’au-delà des progrès réalisés après Kant, et qui vont dans le sens d’une ontologie de l’action, de récents développements de la métaphysique permettent de faire un pas supplémentaire et de considérer l’être comme amour. Cet amour reste cependant souvent assez vague, on le voit par la simple diffraction de protologies et d’eschatologies qui font éclater l’amour en donation et en attraction. Il faut donc faire un pas supplémentaire, et se demander à présent comment mieux penser l’amour dans l’être, sans partition de ce qu’amour veut dire.

3. L’être créé comme mariage

C’est dans la curieuse tradition issue des Schwärmer allemand, lorsque celle-ci s’est apaisée sous l’influence de saint Thomas grâce à Franz von Baader, puis dans la continuation de Baader chez les slavophiles, qu’est à trouver une note de l’amour curieusement négligée par la pensée contemporaine. Au lieu de laisser superposées l’une par rapport à l’autre différentes facettes de l’amour, ces penseurs fascinés par le mythe de l’Androgyne originaire et par celui de la Sophia divine, ont mis en avant la dimension sponsale de l’être comme amour. L’amour dans l’être n’est pas, chez ces penseurs, à prendre sous une dimension seulement, mais au contraire dans la rencontre, le « mariage » pour ainsi dire, ou l’osculum mythique, des deux aspects de l’amour : le don et l’attrait se « marient » dans l’être, de sorte que le don s’abaisse et que le consentement s’élève l’un par l’autre. C’est introduire une vision de l’être comme amour pour ainsi dire « en stéréo », et manifester le relief de l’amour qui ne se ramène pas à l’une ou l’autre seulement des actions de donner et d’attirer mais aux deux ensemble. C’est, pour le dire de manière symbolique ou narrative, l’hymen dans l’être de la donation et du désir qui forme le complexe total de l’amour. Mais ce duplex lui-même a laissé insatisfait un auteur comme Baader : le thème du mariage, c’est-à-dire, de la rencontre intime, dans l’être, de l’abaissement et de l’élévation, n’est pas pour lui encore le terme achevé d’une compréhension de l’être comme amour. Il y a chez Baader la conscience encore infuse, non explicitée totalement, de ce que l’union dans l’être de l’amour comme don et de l’amour comme désir est productrice, c’est-à-dire que l’action complète et intégrale de l’être comme amour est la fécondité.

4. L’être comme fécondité

Cette découverte de Baader aurait pu rester une singularité de l’histoire de la philosophie, si plusieurs phénomènes convergents et complémentaires ne s’étaient mis en place depuis quelques années. Il y a tout d’abord le renouveau d’une ontologie de l’action, et de l’amour, dont on a parlé plus haut, qui prête à penser de manière renouvelée, mais aussi de manière plus avancée, ce que l’être veut dire en tant qu’opération. Dans ce contexte, les travaux d’un Baader trouvent une actualité particulière dans la mesure où ils ont anticipé largement les progrès ultérieurs de l’ontologie, donnant même sur la question de l’être comme amour des vues particulièrement éclairantes et précises eu égard aux ambiguïtés de la pensée contemporaine. Hélas, la pensée de Baader est restée elle-même trop imaginale et parfois même délirantes, ne parvenant pas à se détacher de ses racines ésotériques, notamment chez Louis Claude de Saint-Martin, pour accéder assez au concept. C’est un travail à reprendre.

Mais il y a aussi, du point de vue théologique cette fois, plusieurs suggestions récentes qui vont dans le sens de mettre en place des analogies centrales autour de la famille, du mariage, et de la fécondité. On sait à quel point les travaux d’un Angelo Scola ou d’un Marc Ouellet[17] pour ne prendre que deux exemples frappants, requièrent de penser à nouveaux frais la dimension matrimoniale et féconde de l’être. On découvre aussi avec un certain émerveillement l’importance de la théologie et philosophie du corps, du sexe et du mariage de Jean-Paul II, qui appellent un véritable approfondissement métaphysique : peut-être aussi faut-il contrebalancer certains usages excessifs du « don » chez lui, qui sous-estiment le désir, et mieux mettre en valeur la fécondité comme fruit propre de l’amour. Dans tous les cas, on voit bien le mouvement général de la théologie du corps qui a enrichi, de Humanae Vitae à Familiaris Consortio, le concept de nature par celui de don, qui aujourd’hui s’apprête à faire un pas supplémentaire par une compréhension plus ample de l’être comme amour : la famille n’est pas seulement église domestique, elle est, comme union sponsale et comme fécondité, la première image de Dieu dans l’être.

On a donc devant les yeux à la fois le résultat et la tâche les plus pointues d’une métaphysique chrétienne aujourd’hui : il s’agit de comprendre l’acte d’être comme action, mais aussi comme amour, comme alliance du don et du désir, mais aussi comme fécondité de manière à mettre en lumière l’amour générateur d’un homme et d’une femme comme première image de Dieu.

Notons que, dans le contexte de la présente conférence, on n’a justifié l’être comme fécondité que du point de vue d’un discernement historique mené d’un point de vue chrétien : il est bien évident que tout un travail est, et reste à faire du pur point de vue phénoménologique et spéculatif, pour mettre en ordre et pour justifier conceptuellement ces avancées présumées. On ne dispose pas à l’heure présente d’une véritable métaphysique et ontologie de la fécondité, qui reste à écrire. On ne peut cependant sous-estimer l’issue que donnera une telle ontologie, à la question fondamentale de l’identité et de la différence dans l’être. L’ontogénie, ou plus exactement l’onto-générative, qui est ici suggérée, fournit une réponse inattendue aux apories variées devant lesquelles nous laisse l’histoire de la pensée. L’être comme fécondité est à la fois identique et différent, sans qu’il y ait rupture ou contradiction : on le dira plus loin, c’est le génie de saint Thomas que d’avoir, de manière germinale, identifié le cercle distinguant que représente la génération, lorsqu’il a montré que tout agent produit un même que lui-même[18].

En résumé, on peut discerner dans les évolutions modernes et contemporaines de la philosophie du fini une puissante lignée métaphysique qui valorise la dimension opérative de l’acte d’être : mais l’être comme action apparaît progressivement aussi comme amour, dont les pôles divergents ne semblent récapitulés que par une alliance porteuse de fruit. L’être comme action, c’est donc finalement l’être comme fruition, de sorte aussi que la première analogie de l’être, à la fois la plus ancienne et la plus nouvelle, semble devoir se trouver dans l’analogie sponsale et même générative. Être, c’est porter du fruit, et du fruit en abondance : « Croissez et multipliez-vous ». L’analogie de l’être se déploie proprement comme analogie de la fécondité. Combien apparaît sèche, et froidement logique, l’ancienne et mortelle dichotomie de l’analogie d’attribution et de l’analogie de proportion, devant l’ample, riche, et vivante analogie de la germination, de la gravidité et de la portée de soi dans un autre que soi. L’acte « intensif » de l’être que cherchait à caractériser C. Fabro est, plus proprement encore, un acte génitif et générique. Être, au sens premier et dernier, c’est faire être.

II. Le chemin d’en-haut : l’ontologie de l’être comme fécondité

L’acte d’être par lequel le fini est créé, est dans une telle métaphysique, une puissance active en un sens défini : il s’agit d’une puissance féconde, d’agir en faisant être « l’autre comme soi-même ». Ce n’est pas par jeu rhétorique que l’on inverse ici la célèbre formule de Ricoeur. Dans la fécondité de l’être, l’identique est aussi au terme de la différence et non pas seulement, d’une manière plotinienne, à l’origine. L’être comme fécondité suppose une puissance d’agir spécifique, une puissance de faire être. Mais s’il en est ainsi sur le plan d’une dialectique du fini, portée au niveau d’une analogie de l’être, c’est que l’être médiateur entre le monde et Dieu est porteur d’une ressemblance de Dieu même. L’analogie de l’être comme fécondité renvoie à un fondement divin de la fécondité de l’être : il doit y avoir une similitude entre la fecunditas entis créée et l’être divin même. La portée du progrès philosophique récent que l’on a souligné est donc à comprendre dans toute son extension et son poids : l’être créé fécond porte le sceau de l’être divin fécond lui-même. Il doit donc y avoir en Dieu même une puissance d’agir, qui ne soit pas seulement la « toute-puissance » encore en partie abstraite dont parle saint Thomas dans les derniers paragraphes du De Deo Uno, et ne se ramène pas immédiatement à la puissance « notionnelle » du Père engendrant le Fils, ni du Père et du Fils spirant l’Esprit. Quelle est cette puissance féconde en Dieu dont l’être fini porte la ressemblance dynamique ? Il est à noter que nous parlons bien ici d’un cadre de pensée exemplariste, fondé sur la similitude Dieu, et non d’une déduction de l’être divin à partir de l’être créé.

1. Par et par-delà la puissance divine chez Thomas

Pour répondre à cette question, il semble bien qu’il faille aller au-delà de ce que l’Aquinate a pu dire de la puissance divine[19]. L’Aquinate était tout occupé à vouloir éviter de penser une fécondité « essentielle » de Dieu, qui aurait prêté le flanc à la question de savoir comment et pourquoi se distribueraient les « rôles » hypostatiques au sein de cette commune nature. De ce point de vue, on ne peut nier la rigueur et l’équilibre de sa solution, qui tient tout entière dans l’idée que la fécondité est une propriété à la fois essentielle et personnelle. Le P. E. Perrier s’est penché récemment et abondamment sur cette question des actes notionnels chez saint Thomas, faisant valoir la profondeur de la solution de saint Thomas à ce sujet : « […] la perfection intensive des productions divines, que signifie la puissance, et que nous appelons fécondité en tant qu’elle nous manifeste la perfection de la nature dans la Personne, est in recto une perfection de l’essence commune et in obliquo une perfection de la relation[20] ». On peut regretter à ce niveau deux choses. La première, sur le plan proprement trinitaire, tient au fait que Thomas ne valorise pas suffisamment la fécondité propre de l’Esprit lui-même dont on pourrait mieux faire valoir qu’il « s’affirme souverainement comme le Fruit éternel de Dieu et sa puissance fécondité de Dieu dans le monde[21] ». Le deuxième regret tient au fait que, en raison de la trop rigide distinction du traité du Dieu Un et du traité du Dieu trine, la vue trinitaire thomasienne sur la fécondité « in recto » de l’essence divine n’a pas irrigué les questions philosophiques sur la « puissance » divine, qui reste pensée notamment à la question 25 de la Somme dans les seuls termes de la « toute-puissance ». On n’a pas assez approfondi la détermination proprement féconde de l’essence divine, qui s’exprime distinctement dans les relations. Or, la vie trinitaire jette une lumière vive sur le caractère créé de l’être, qui fonde dans l’essence distinctement exercée par les Hypostases sa nature spécifiquement féconde. C’est dans la vie de Dieu même que l’être comme fécondité doit s’enraciner, s’il est vraiment la première ressemblance de Dieu et la vraie médiation de l’infini et du fini. C’est aussi dans la vie divine elle-même que l’être créé idéel doit trouver le fondement natif de sa venue à lui-même dans ce qui lui est sa plus profonde différence, à savoir l’étant fini réel. C’est à partir de la fécondité divine elle-même qu’est fondée la différence ontologique de l’être non subsistant et de l’étant subsistant, par laquelle s’accomplit l’identité de l’être lui-même. La fécondité de Dieu est la clé de la fécondité de l’être, qui éclaire la différence ontologique comme la plus profonde identité qui soit : en subsistant, l’être non subsistant diffère de lui-même tout en s’accomplissant. Il y a là un rayonnement éclatant de la différence intradivine de l’unique nature et des Hypostases, que la fécondité éclaire « in recto » et « in obliquo ». Il faut ici, non pas passer à côté de saint Thomas, mais prolonger saint Thomas d’autant que des questions précises sur la puissance divine seront posées à partir de Boehme et dans l’idéalisme allemand.

2. Par et par-delà la puissance divine chez Boehme

On sait bien d’avance quelle confusion la tradition de Boehme a introduite dans la pensée occidentale. Reculant en effet en deçà de la simple et inconcussible distinction opérée par Thomas entre la « puissance active » et la « puissance passive » en Dieu[22], Boehme a très clairement voulu mettre le « possible » dans l’acte pur. Il ne sera pas très compliqué pour sa descendance, Hegel en particulier, d’achever de perturber l’ordre de l’être en plaçant ce potentiel au-dessus de l’actuel, et de faire précéder la puissance sur l’acte. On ne va donc pas ici faire l’éloge du désordre introduit par Boehme. Il reste, à la lumière de Baader, mais aussi de Soloviev et de Bouyer, que l’on doit rendre hommage au cordonnier de Görlitz pour avoir, l’un des tout premiers, tenté de penser l’être de Dieu comme « vie », à la soudure intime et impensée jusque-là des attributs de la substance et des opérations de l’esprit divin. Avec sa maladresse mystique, et son manque de formation théologique, Boehme s’est rendu capable pourtant de discerner dans l’être de Dieu une victoire éternelle sur le possible, de sorte, pour le dire en termes classiques, que la puissance active de Dieu est éternellement de tenir la puissance passive sous lui. Il y a une histoire éternelle, une vie éternelle, un combat éternel toujours déjà gagné, de manière à ce que la puissance de Dieu apparaisse dans toute son ampleur comme victoire toujours acquise sur le néant.

Cette compréhension de la puissance divine comme « potentialisation » montrerait plus tard, notamment dans le décours torturé des Weltalter schellingiens, ses limites et son défaut de fond : ce n’est pas l’analogie qui y est articulée à l’ontologie divine, mais bien plutôt la vie divine qui semble pensée à partir du monde, en y introduisant un rapport au négatif qui est le sceau du fini.

Il reste cependant, dans la tentative ratée de Boehme, un questionnement pérenne que n’a pas mis en place la tradition précédente, que l’on peut décomposer en deux sous-thèmes : premièrement, a-t-on assez pensé ce que signifie proprement l’opération divine, et l’a-t-on pensé jusqu’au bout en tant que pouvoir de soi-même au sein de l’essence ? Secondement, l’être absolu est-il absous des déterminations liées à la vie, à l’histoire, et au néant ? Ces deux questions n’ont pas manqué d’être posées de manière lancinante par les idéalistes, mais aussi par des catholiques thomistes comme Franz von Baader, puis dans la sophiologie jusqu’à Boulgakov et Florenski. Comme L.B. Puntel l’a montré de manière imparable, il existe en effet une forme de superposition des déterminations ontologiques et des déterminations spirituelles dans la conception que saint Thomas se fait de Dieu, de sorte qu’il n’a pu accéder pleinement à la problématique de la vie divine en tant que vie divine. Une cause en est selon nous l’insuffisance de son concept de « puissance » divine, qui semble éclaté en la toute-puissance et les actes notionnels, et ne pas être montré dans toute sa fécondité constitutive. De ce point de vue, la tradition de Boehme et des idéalistes force à déployer la puissance divine sur le plan où elle est pleinement opérative, d’une capacité d’agir qui soit de part en part fécondité, c’est-à-dire vie, histoire, et victoire éternelle sur le néant et la puissance passive.

3. To sperma tou Theou : l’être de Dieu comme fécondité

Si l’on nous a bien entendu, l’un des chantiers les plus importants de la théologie philosophique à venir consistera à hausser la doctrine thomiste de l’agir divin au niveau conceptuel requis par la tradition boehméenne-idéaliste, sur les pas de Baader, sans pour autant se perdre dans les anthropomorphismes et les confusions qui introduisent en Dieu même le mal, le défaut de perfection, ou le néant. C’est à la fécondité à la fois essentielle et personnelle de Dieu que devra être confiée la résolution de ce problème, de manière aussi à fonder en Dieu même l’analogie de la fécondité dont nous avons parlé plus haut. C’est dans une ontologie de la fécondité divine que doit être fondée l’analogie de la fécondité divine.

Qu’est-ce qu’exprime une telle théologie de la fécondité de Dieu ? Nous en avons tracé ailleurs quelques traits distinctifs[23], mais on peut ici en retracer les grandes lignes. En un mot comme en cent, il s’agit de passer du règne de l’identitas entis idéaliste à celui de la fecunditas entis, qui conserve la forme du système (omne agens agit sibi simile[24]) mais préserve en même temps les distinctions, ainsi que la position dans l’être de chaque étant. La fécondité de l’être divin est la plus propre puissance de Dieu à être lui-même en faisant être dans son être même, sans que la doctrine trinitaire soit nullement déduite d’une propriété essentielle, et d’une manière plus déterminée que la simple omnipotence. L’identité de l’être règne de part dans la fécondité divine, mais d’une manière qui à la fois exige, et pose, la différence au sein même de l’être : la fécondité rend possible de penser que la distinctio realis créée n’est pas seulement la marque de la finitude, mais possède aussi un caractère de ressemblance positive avec la différence intradivine. Elle rend possible de penser que la création, sans prolonger la génération du Fils, est en même temps et pourtant rendue possible par celle-ci[25] — mais aussi, d’une manière encore impensée, que la procession de l’Esprit n’est pas étrangère à la création. Probablement même n’a-t-on à ce jour pas encore assez réfléchi au lien particulier entre l’Esprit saint et l’être comme première idée et action de Dieu, de crainte que l’on confonde esprit divin et esprit du monde ; il y a pourtant là un impensé fondamental dans la tradition occidentale, qui a laissé un champ immense aux slavophiles dont on n’a pas encore recueilli toutes les avancées métaphysiques. Notre philosophie de l’être n’est pas suffisamment une philosophie de l’esprit, comme l’a montré avec raison Claude Bruaire dans sa belle ontodologie.

Mais il règne surtout dans la vie trinitaire une vie de fécondité et de fruition qu’une philosophie religieuse recueillant en termes métaphysiques ce que la Révélation éclaire, peut et doit comprendre : le Dieu Un est un Dieu de fécondité, la matrice de la vie et de la fruition que l’être créé comme première ressemblance de Dieu médiatise dans le fini. Penser la fécondité divine, c’est aussi, par une sorte de révolution foncière dans notre tradition aristotélo-hégélienne téléologique, rendre justice à l’originaire et à l’efficience première. Trop vite, bien vite, nous tournons la métaphysique et la philosophie théologique dans le sens de la finalité, sans considérer avec assez d’attention la profusion archétypique de Dieu. Cette leçon plotinienne, que Thomas n’avait pour sa part pas entièrement perdue de vue malgré la séduction opérée chez lui par la cause finale, doit être rappelée avec vigueur aujourd’hui. Si, indéniablement, la « normative » de Maurice Blondel, ou encore la théologie eschatologique de W. Pannenberg, ont fait progresser notre compréhension de l’être et de Dieu il faut aussi, en complément, retrouver le sens de l’initiative divine. Il ne faut pas laisser à l’agnosticisme heideggérien tout le bénéfice d’une pensée de l’originaire : une théologie de la fécondité est, d’une manière bien plus légitime, une pensée du fondement infondé, de l’origine abyssale et de l’être dans sa différence avec l’étant. Il faut ainsi organiser notre discours de manière à ce que nos orientations finalistes, « normatives », soient enveloppées par un contre-regard, « originaire », « génératif », vers le Dieu dont l’être est tout entier action, amour, et fécondité, et dont l’être créé analogie porte la similitude.

À travers la « fécondité » divine qui fonde l’être créé comme fécondité, il devient possible de revenir à certaines intuitions perdues de H. Bergson, dont L’évolution créatrice est pleine, mais qui sont restées en déshérence pour une raison bien simple : un « élan vital » aussi aveugle que puissant ne pouvait apparaître aux contemporains du grand philosophe français que comme une pure mythologie. C’est un grand dommage, car Bergson opérait en réalité une véritable percée métaphysique, dans le sens d’une évolution, pensée de surcroît non pas à partir de son terme, mais de la pression originaire. Ce faisant, Bergson rendait possible une philosophie dynamique de la nature, que personne n’a reprise à son compte depuis, si ce n’est, chez Teilhard de Chardin, pour une nouvelle fois substituer à une ontogénie de l’origine, une normative de l’Omega inspirée de Blondel et de sa doctrine de l’Emmanuel. Or, avec Bergson, avait été ouvertes la voie d’un Alpha originaire et fondateur, et presque une ontologie de l’action. Mais parce que Bergson ne disposait pas d’une doctrine de la participation et de la ressemblance de l’être créé, parce qu’aussi il n’a pas vu combien cette action était non seulement amour, mais fécondité, il n’a pu dépasser le plan d’un neutre et inefficace élan vital au lieu de dire l’être comme fécondité. C’est une telle tâche qu’il convient de reprendre aujourd’hui, pour que soit à nouveau possible l’idée d’une évolution créatrice, et que l’on offre enfin au christianisme la philosophie de la nature qu’il attend et qui n’a pu, pour l’heure, recevoir que des formes ébauchées et imparfaites. Ce sera aussi offrir un cadre d’accueil à la plus perfectionnée d’entre les philosophies de la nature que nous ayons à notre disposition, à savoir celle de Hans André, qui a lui-même suggéré que la fécondité constitue le contexte ontologique le plus approprié pour déployer l’esse thomiste et les connaissances scientifiques contemporaines[26]. Cette même fécondité pourrait également apporter à l’oeuvre de Claude Bruaire, dont nous avons déjà parlé plus tôt, les quelques correctifs dont a besoin sa profonde compréhension de l’être comme esprit, qui néglige, par estompement de la fécondité du don, le don à soi propre de la nature.

Enfin, on ne saurait taire l’importance d’une telle ontologie de la fécondité dans un contexte où notre éthique sexuelle, contestée par le gender et le relativisme, est appelée à creuser ses propres fondements. Une ontologie analogique de la fécondité, qui soit le point d’excellence d’une ontologie de l’amour, est à même d’offrir à celle-ci le cadre de travail que ni le biologisme caché de certaines éthiques naturelles, ni l’abstraction évidente de plusieurs éthiques du don[27], ne peuvent pleinement offrir.

Élever l’analogia entis au rang d’une analogie de la fécondité, c’est ainsi porter à un point d’incandescence l’ensemble des avancées opérées par la tradition philosophique chrétienne, sans ne rien perdre de ce que la tradition promeut, en la déployant au contraire par-dessus elle-même dans le sens qu’elle indique. L’analogie de la fécondité est l’avenir de la métaphysique chrétienne, parce qu’elle est aussi son passé, et sans doute son fruit le plus propre.