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Introduction : La valeur historique d’une oeuvre

L’objectif de cet essai est de tenter de suivre une partie de l’histoire de la réception des Oracles Chaldaïques[1] dans la littérature philosophique et religieuse impériale. La théorie de la réception de H.R. Jauss nous semble un bon point de référence afin d’apporter quelques éléments de réponses sur ces questions. Ce dernier a en effet bien mis en évidence qu’un texte existe non seulement du fait de son auteur ou de son milieu de production mais aussi par sa réception. Il soutient en effet que ce qui donne de la valeur et un rang à une oeuvre littéraire n’est pas uniquement lié aux circonstances de sa production, ni à la place qu’elle occupe dans l’évolution d’un genre. Il faut aussi tenir compte de l’effet produit par une oeuvre, de l’influence qu’elle a exercée sur la pensée de ses lecteurs, de même que de la valeur que lui a reconnue la postérité[2]. C’est sous l’angle de la réception que nous voulons aborder les Oracles Chaldaïques et la pensée de Jauss devrait nous aider à mieux interpréter la façon dont les néoplatoniciens en parlent. Le Proclus ou sur le bonheur, une oeuvre de Marinus (6e siècle), nous fournira un premier exemple de la façon dont les Oracles ont été reçus. Ce texte est en fait un discours épidictique sur la vie du philosophe Proclus composé peu après sa mort[3]. Nous examinerons également, plus brièvement, la conception de la prière chez les philosophes néoplatoniciens afin de montrer les mutations que cette pratique a subies durant la période de réception des Oracles. Notre objectif sera alors de découvrir ce qui distingue des penseurs comme Porphyre, Jamblique et Proclus et de comprendre pourquoi Jamblique et Proclus étaient plus disposés à être sensibles aux Oracles Chaldaïques et pouvaient être plus portés à les considérer comme une source d’inspiration valable pour la philosophie et la spiritualité. Nous terminerons cet article sur une note moderne en montrant comment la réception des Oracles Chaldaïques s’étend jusqu’au monde de la spiritualité contemporaine.

Il faut d’entrée de jeu être bien clair : nous ne voulons pas proposer ici une reconstitution de la doctrine primitive et originelle des Oracles. Nous ne voulons pas non plus proposer une conjecture sur la forme littéraire qu’ils avaient pu avoir à l’origine. Ces deux questions sont importantes et suscitent toujours des discussions passionnées. Nous n’avons pas l’intention de les aborder dans cet article. Nous n’étudierons pas non plus l’histoire de l’interprétation des Oracles par des néoplatoniciens comme Damascius ou Psellus qui les citent clairement ou encore de ceux qui, comme Marius Victorinus, ne les citent jamais mais sont présumés les avoir assimilés à leur philosophie et à leur théologie. Cette question fait présentement l’objet de travaux de notre part et c’est justement l’étude de l’Adversus Arium de Marius Victorinus qui nous a mis sur la piste des Oracles Chaldaïques. Ainsi que nous venons de l’écrire, nous voulons plutôt présenter une réflexion sur une partie de l’histoire de la transmission et de la réception de ces Oracles dans le cadre des mutations qu’ont subies les écoles philosophiques et les mouvements religieux à l’époque impériale. Nous serons ainsi en mesure de constater ce que sont devenus ces Oracles sous la plume des néoplatoniciens et de mieux saisir la valeur que ceux-ci ont accordée à cette oeuvre. Nous espérons ainsi apporter un certain éclairage au chapitre de l’histoire de la littérature ainsi qu’à l’histoire des idées philosophiques et religieuses de l’Antiquité tardive.

I. Les Oracles Chaldaïques, un pseudépigraphe

Dans le cadre de cet article, nous ne cherchons donc ni à déterminer le lieu exact d’origine des Oracles Chaldaïques, ni à cerner l’identité réelle ou la personnalité historique de leur ou de leurs auteurs. Notre but est plutôt d’étudier leur réception par les néoplatoniciens. Il nous semble à cet égard particulièrement éclairant d’aborder l’étude de ces Oracles sous l’angle de la pseudépigraphie, c’est-à-dire sous l’angle d’un texte « écrit sous un faux nom ». Un pseudépigraphe est en effet une oeuvre attribuée à une personne qui, historiquement, ne l’a pas écrite. Ce qui importe, c’est que le ou les lecteurs de l’oeuvre la reçoivent en tant que telle et acceptent cette attribution. L’adage voulant qu’on ne prête qu’aux riches trouve ici une application concrète au sens où de nombreux pseudépigraphes ont circulé sous le nom d’auteurs célèbres, ou encore ont été attribués à des autorités reconnues. Cette pratique a été fort courante autant dans le judaïsme alexandrin (la littérature sapientielle attribuée à Salomon comme le Livre de la Sagesse de Salomon, ou encore la Lettre d’Aristée), et jusque dans le judaïsme médiéval (Zohar). Elle a existé aussi dans le christianisme ancien (par exemple le Pseudo-Denys), de même que tout au long du Moyen Âge. Elle fut aussi fort répandue dans la philosophie à l’époque impériale alors que circulaient de nombreuses oeuvres attribuées à des noms plus prestigieux les uns que les autres. De nombreux pseudépigraphes ont eu une influence considérable sur les philosophies hellénistiques et sur la littérature chrétienne, notamment ceux que l’on attribue à Orphée et à Hermès Trismégiste. Les motivations de l’auteur d’un pseudépigraphe peuvent être nombreuses. Il ne se propose pas de produire un faux document, mais plutôt par exemple d’honorer un grand nom en lui attribuant la paternité d’une oeuvre qu’il juge digne de lui. Il faut aussi noter que cette attribution n’est pas exclusivement du ressort de l’auteur de l’oeuvre, mais peut aussi provenir du milieu de réception de l’oeuvre elle-même[4]. Dans le cas précis des Oracles Chaldaïques, il faut de toute façon d’abord constater que, malgré une attribution jugée erronée au plan historique, leur autorité philosophique et religieuse s’est imposée entre le troisième et le sixième siècle de notre ère[5].

Chercher à découvrir l’identité véritable du ou des auteurs d’une telle oeuvre peut certes nous en révéler beaucoup sur leurs intentions, et ouvrir par le fait même de nouvelles pistes de recherches aux philologues et aux historiens. Mais le plus souvent, la question reste insoluble ou du moins difficilement tranchable. Les conjectures s’enfilent à la chaîne en ne laissant place qu’à des discussions hypothétiques et, selon nous, condamnées à le demeurer. Que l’on ne se méprenne toutefois pas sur notre position. Nous ne remettons pas en cause l’importance que peut avoir dans certains cas une telle enquête, notamment pour ce qui est de l’histoire de la langue, des styles. Cependant, même dans le cas où l’attribution à un auteur changerait notre point de vue sur l’évolution des idées, il ne faudrait pas considérer que cette solution rend vaine la question posée ici, qui est de savoir comment ces oeuvres ont été considérées par ceux qui les ont faites leurs au fil des siècles.

Les Oracles Chaldaïques sont à juste titre l’un des ensembles pseudépigraphiques les plus mystérieux qui aient circulé dans l’Empire romain et pour lesquels nous avons des témoignages littéraires. Certains croient que ces Oracles avaient déjà commencé à circuler discrètement à l’École de Plotin au milieu du 3e siècle et qu’ils auraient été pour Porphyre une source d’inspiration importante. Tel n’est pas notre point de vue[6]. Ces Oracles sont évoqués, mais non pas cités, dans le De Mysteriis du philosophe Jamblique (245-330). Ils sont largement utilisés par Proclus et demeureront une source philosophique importante jusqu’à Damascius († après 538), le dernier diadoque de l’École néoplatonicienne d’Athènes. Mais plus encore, ces Oracles Chaldaïques ont été aussi tenus en haute estime jusqu’à l’époque byzantine, notamment par Michel Psellus (1018-1082) qui en rassembla une partie importante et qui les commenta. Notons aussi le nom de Georges Gémiste Pléthon (1360-1452) qui les réunit en une collection, les commenta et les attribua à des disciples de Zoroastre[7]. Il nous semble pertinent de préciser que ce que l’on désigne par le nom d’Oracles Chaldaïques est en fait une collection de sentences rédigées en hexamètres que les néoplatoniciens considérèrent avoir été communiquées par les dieux et notamment par l’âme divinisée du philosophe Platon[8]. Ces Oracles sont devenus si importants pour les néoplatoniciens que Pierre Hadot n’hésite pas à soutenir que, de Jamblique à Damascius, ceux-ci ont été à toutes fins pratiques considérés comme une « Écriture sacrée », une écriture qu’il fallait accorder avec le texte de Platon[9]. À la suite de M.P. Nilson, Henri Dominique Saffrey parle pour sa part de « Bible » néoplatonicienne[10]. Ce qu’écrivait à leur sujet ce même Saffrey, il y a maintenant plus de 20 ans, est donc toujours ce que constate le chercheur qui aborde leur étude :

Ce que nous ignorons toujours à leur sujet est un handicap insurmontable. Par définition, des oracles sont des réponses révélées par un dieu aux questions qui lui sont posées par ses dévots. Or, dans le cas des Oracles Chaldaïques, nous ignorons les questions posées, nous ignorons l’identité du ou des dieux interrogés, nous ignorons si les oracles étaient de courtes ou de longues pièces de vers, nous ignorons si la collection de ces oracles avait reçu un ordre qui en traduisait la signification profonde. Ces informations indispensables pour une claire évaluation de leur nature et de leur importance sont pour nous irrémédiablement perdues[11].

Nous ajoutons à ces remarques de H.D. Saffrey qu’il est, à notre avis, loin d’être acquis que tous les fragments recueillis par les éditeurs modernes et attribués aux Oracles Chaldaïques le soient de façon assurée. En effet, nous ne connaissons plus que des fragments et des témoignages de ces oracles, transmis sous forme de citations et d’allusions introduites par diverses formules dont nous verrons des exemples, et qui sont contenues pour la majorité dans certaines oeuvres des néoplatoniciens post-plotiniens ou encore, dans une moindre mesure, dans des oeuvres de polémique chrétienne. Michel Tardieu souligne lui aussi à quel point il est difficile pour les chercheurs de mettre le doigt sur l’origine de ces hexamètres considérés avoir été inspirés par les dieux[12]. Les anciens eux-mêmes ne les ont jamais désignés spécifiquement sous le vocable d’« oracle » (χρησμός), mais les ont désignés surtout sous le nom de « λόγια », mot pluriel qui signifie « discours » ou bien « paroles ». Lorsqu’il est employé au pluriel, ce mot peut encore avoir plus spécifiquement le sens d’« enseignements ». À ces significations on peut ajouter une connotation sacrée d’inspiration oraculaire, autant en référence à des oracles païens qu’aux oracles des prophètes bibliques dans la Septante[13]. Il faut de plus bien comprendre l’épithète « chaldaïques » : elle ne fait pas référence à l’aire de provenance de ces « λόγια » censés parvenir d’Orient ou du moins transmettre une doctrine orientale, mais doit plutôt s’interpréter au sens de magiques, de divinatoires ou d’astrologiques[14]. En effet, dans le monde gréco-romain impérial, le mot « chaldéen » servait à désigner un mage ou un astrologue[15]. Nous reviendrons sur cette question dans un instant. Il faut d’abord noter que la forme de ce corpus, son titre exact et sa signification restent des plus incertains. Dans la monographie qu’il a consacrée à la théurgie, des Oracles jusqu’à Proclus, Carine Van Liefferinge formule ainsi cette question.

En ce qui concerne le titre, il est probable qu’il n’est apparu que tardivement, au xie siècle de notre ère, sous la plume de Michel Psellos, à qui l’on doit un commentaire de ces Oracles. En effet, jusqu’alors, ces textes sont évoqués par les Anciens et dans la Souda sous l’appellation de Λόγια ou Λόγια δι᾿ ἐπῶν. Cette appellation s’explique d’ailleurs aisément par le fait qu’ils se présentent comme des oracles qui sont, non des réponses à caractère privé, comme le sont les χρησμοί, mais la révélation d’un enseignement provenant de la divinité, comme le sont généralement les λόγια. Si Psellos choisit de les désigner par les termes Τὰ χαλδαϊκὰ ῥητά, c’est sans doute que, dans son esprit, ils répondent à une volonté marquée de la part des rédacteurs de les rattacher à des révélations faites à des peuples sacrés et à des traditions ancestrales et orientales en accord avec le goût du temps[16].

Cela dit, et dans le cadre d’un examen de questions relatives à la réception, on peut noter qu’un auteur comme Proclus recevait fort probablement ces Oracles comme étant d’origine orientale ainsi qu’en fait foi son attribution de quelques vers, les fragments 67 et 68 dans l’édition des Oracles Chaldaïques d’Édouard des Places, à la théologie des Assyriens[17]. Ajoutons qu’une tradition scolaire rapporte que c’est un certain Julien le Théurge, fils de Julien le Chaldéen, qui est censé avoir été en contact avec les dieux au cours du deuxième siècle de notre ère et avoir reçu ces paroles par voie médiumnique et les avoir mises par écrit. La Souda au 10e siècle résume cette tradition dans deux notices intitulées Ἰουλιανός. Ces deux notices se lisent comme suit :

No 433. Julien, Chaldéen, philosophe, père du Julien surnommé théurge. Il a écrit un ouvrage Sur les démons en quatre livres. Pour les hommes, il y a une amulette correspondant à chaque partie du corps, comme par exemple les amulettes télésiurgiques Chaldaïques.

No 434. Julien, fils du précédent, a vécu sous le règne de l’empereur Marc Aurèle. Il a écrit lui aussi des Theourgica, des Telestica, des Logia en vers, et tous les autres secrets de cette science. C’est celui-là qui, dit-on, un jour que les Romains mouraient de soif, subitement fit produire des nuages, se lever une tempête, tomber une pluie violente avec des coups de tonnerre accompagnés d’éclairs ; et cela Julien l’accomplit par le moyen d’un certain savoir. D’autres disent que c’est Arnouphis, le philosophe égyptien, qui a opéré ce miracle[18].

Avec H.D. Saffrey, il faut remarquer que bien peu dans cette notice relève de l’histoire. Il s’agit d’un lot de traditions éparses, transmises et reçues dans la Souda. La notice 433 commence ainsi : « Ἰουλιανός, Χαλδαῖος, φιλόσοφος, πατὴρ τοὺ κληθέντος θεουργοῦ Ἰουλιανοῦ ». Nous comprenons le mot Χαλδαῖος au sens de « mage » et nous traduirions ainsi : « Julien, mage, philosophe, père du Julien nommé théurge ». La tradition que rapporte la Souda distinguerait la magie de la théurgie. Le père aurait été mage ; le fils, théurge. Mais le tout demeure assez confus. L’allusion aux amulettes télésiurgiques chaldaïques (ou magiques), les τὰ τελεσιουργικὰ Χαλδαϊκά, vient donner du poids à cette présomption de confusion, de même que l’anecdote de la notice 434 sur le miracle de la pluie et d’Arnoubis l’Égyptien. C’est à la notice 434 que nous apprenons que c’est Julien nommé théurge, fils du Chaldéen, qui écrivit des Λόγια δι᾿ ἐπῶν, lesquels sont fort probablement nos Oracles Chaldaïques, ou du moins une partie de ceux-ci.

On s’entend généralement pour dire que le contenu des Oracles Chaldaïques était divisé en deux parties : une première qui constituait une sorte d’interprétation ésotérique de la philosophie de Platon, surtout du Timée, et une seconde qui consistait en la révélation de techniques théurgiques[19]. Précisons que la théurgie dont on parle ici est un ensemble de techniques rituelles révélées par les dieux. H.D. Saffrey la définit comme « un mouvement de philosophie religieuse[20] » tirant son origine mythique ou historique des deux Julien. Ces techniques fournissaient à chaque individu qui les utilisait des outils afin de faire intervenir un ou des dieux en sa faveur. Étant alors devenu propice, le dieu révèle ensuite au théurge des moyens devant permettre à son âme de se libérer de la matière.

Si nous reprenons l’exemple d’un pseudépigraphe, il nous semble que ce qui donne autorité à ce texte aux yeux d’un lecteur qui le reçoit, c’est justement le fait d’être transmis sous l’autorité d’un nom prestigieux auquel on accorde un rang élevé. Or, justement les Oracles Chaldaïques ont été transmis et reçus par les néoplatoniciens sous l’autorité indiscutable et simultanée des dieux, de Platon et des « théologiens chaldéens » ou « Assyriens ». Puisque les Oracles ne nous sont connus que par des citations, l’histoire de leur origine, ainsi que de leur forme littéraire et leur signification originelle nous sont, dans le détail, inaccessibles dans l’état actuel de notre documentation. Nous pouvons cependant dire beaucoup de choses du climat religieux qui a favorisé leur réception et de l’effet qu’ils ont produit sur les néoplatoniciens et constater le changement radical qu’a subi leur spiritualité au contact des Oracles. En d’autres mots, compte tenu de l’état de notre documentation, toute recherche actuelle sur les Oracles Chaldaïques doit prendre en compte leurs lecteurs anciens, en l’occurrence, ceux qui nous les ont transmis.

En terminant cette section, nous voulons dire un mot de cette idée de révélation sous-jacente à la réception des Oracles Chaldaïques. H.D. Saffrey a identifié trois causes principales qui ont contribué au succès des Oracles Chaldaïques auprès des néoplatoniciens[21]. Tout d’abord, leur contenu platonicien qui a sans aucun doute joué ici un rôle de premier plan, ensuite leur forme oraculaire. Mais nous voulons insister sur la troisième cause qu’identifie Saffrey, à savoir le besoin d’une révélation. On croyait en effet que l’âme humaine incarnée s’était dégradée et que, pour arriver à son salut, elle avait impérativement besoin du secours des dieux. Devant la montée du christianisme qui s’imposait désormais comme la nouvelle religion de l’Empire et qui proposait une voie de salut accessible à tous, la spiritualité néoplatonicienne a sans doute senti le besoin de présenter sous une forme populaire et accessible une révélation propre au paganisme, et en quelque sorte exclusive à lui. Ce besoin d’exclusivité tire ses racines du fond religieux impérial. Ne pourrait-on pas voir dans le fait qu’on voulait offrir aux dévots païens une religion révélée et exclusive pouvant rivaliser avec le christianisme qui triomphait alors dans l’Empire un élément favorisant la réception des Oracles ? Pierre Hadot explique bien que la théologie païenne reconnaît l’existence de sources de révélation. Pour les philosophes de l’époque impériale, la vérité ne peut être que révélée. Plus encore, P. Hadot dit aussi que pour ces philosophes, faire de la théologie consiste en une pratique de l’exégèse de textes révélés ou tout au moins inspirés. Preuve en est que pour un penseur comme Proclus, l’essentiel de son activité littéraire consiste justement à commenter à la fois Platon et les Oracles Chaldaïques et même à chercher à harmoniser leurs doctrines[22]. P. Hadot résume sa pensée en disant que « nous sommes en présence d’un mode de pensée essentiellement exégétique[23] ».

II. Philosophie et vie religieuse, berceaux des Oracles Chaldaïques

Depuis Jamblique, une partie importante de la philosophie néoplatonicienne consiste à vivre selon le mode de la théurgie et des révélations des dieux. Pour Jamblique, l’autorité des Chaldéens ne fait aucun doute et il les considère sur un pied d’égalité avec Platon et Hermès[24]. Dans un ouvrage connu sous le nom de De Mysteriis[25], Jamblique en appelle à l’autorité supérieure des « prophètes chaldéens[26] » lorsqu’il veut expliquer à Porphyre que la mantique ne tire pas son origine d’un genre de nature trompeur et polymorphe qui se cacherait sous la forme des dieux, des démons ou des âmes des défunts, mais plutôt des dieux vrais. Dans le même ouvrage, Jamblique soutient que l’art hiératique, tout en célébrant chacun des êtres divins selon leur rang, mène en bout de compte à la célébration de l’Un et avec Lui de la multitude des essences et des principes (τὰς πολλὰς οὐσίας καὶ ἀρχὰς)[27]. Ce que nous voulons souligner est l’accueil favorable que réserve Jamblique à la célébration des dieux et aux traditions étrangères orientales.

Un autre parmi les témoins les plus importants des Oracles Chaldaïques est le philosophe Proclus (412-485). Ce dernier fut un admirateur inconditionnel des Oracles. Il les considère ni plus ni moins que comme une authentique révélation divine. Proclus cite de nombreuses sentences oculaires en les désignant par le qualificatif de « λόγια ». Quand il cite les Oracles, il se réfère aux « dieux ». Il désignera souvent les auteurs de ces écrits comme étant « les experts en choses divines » (οἱ τὰ θεῖα σοφοί), « les télestes », c’est-à-dire ceux qui s’occupent des initiations, « les théologiens » et « les barbares[28] ». Cette dernière expression peut se comprendre comme désignant des théologiens orientaux non grecs. À deux reprises il introduit un vers ou une doctrine chaldaïque en précisant que c’est tout comme si c’était Platon qui les proclamait : « μόνον οὑκ ἐκεῖνο τοῦ Πλάτωνος βοῶντος » et « καὶ τοῦ Πλάτωνος οὐκ ἀνεξόμεθα βοῶντος[29] ». Marinus évoque la très grande piété de son maître Proclus dans un traité intitulé Proclus ou sur le bonheur. Celui-ci observait scrupuleusement les rites et les pratiques de purifications, notamment, précise-t-il, les orphiques et les chaldaïques[30]. Il observait les fêtes et les jours fastes et néfastes en suivant les divers calendriers des Romains, des Phyrgiens, des Égyptiens, des Arabes, des Grecs et de tous les peuples. Marinus dit de son maître qu’il affirmait que le philosophe doit être « universellement l’hiérophante du monde entier[31] ». Il bénéficiait, toujours selon Marinus, de nombreux rêves prophétiques, d’extases et de contacts directs avec les dieux. Marinus rapporte aussi, avec détails, comment son maître pouvait converser librement avec les dieux et les déesses. Après s’être soumis à des rites de purification, il bénéficia notamment d’une apparition lumineuse de la déesse Hécate, qui est une déesse importante des Oracles Chaldaïques[32]. La suite du texte de Marinus est des plus intéressantes et mérite qu’on s’y attarde. Ce dernier rapporte que Proclus s’adonnait à la mantique et qu’il proférait des oracles sur sa propre destinée et qu’il se voyait lui-même en songe. Il reçut même en vision la révélation qu’il faisait partie de la chaîne d’Hermès. H.D. Saffrey et A.P. Segonds traduisent ainsi ce passage.

Il essaya l’activité mantique du trépied et il lui arriva de proférer des oracles sur sa destinée. En effet, dans sa quarantième année, il se vit, dans un songe, dire les vers que voilà :

Là où, au-dessus du ciel, voltige une lumière immortelle

Jaillissant dans un fracas de tonnerre de la classe fontanière

Et alors qu’il entrait dans sa quarante-deuxième année, il se vit dire en criant ces vers-ci :

Mon âme, exhalant une force de feu, est arrivée au but ;

Et déployant son intellect, elle s’élance tourbillonnant de flammes

Vers l’éther et fait éternellement vrombir les cercles étoilés.

Outre cela, il avait vu clairement dans une vision qu’il appartenait à la chaîne d’Hermès, et il acquit un jour la conviction, sur la foi d’un songe, qu’il avait en lui l’âme du pythagoricien Nicomaque[33].

Le vocabulaire grec des vers des lignes 26-27 n’est pas sans rappeler celui des Oracles Chaldaïques, ainsi que le signalent les notes de H.D. Saffrey et A.P. Segonds (p. 158, n. 22 de la p. 33 et n. 1-2 de la p. 34) à la suite de H. Lewy (Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 328, n. 58). Il vaut la peine de reproduire ici ces lignes.

Ἔνθ᾿ ὑπερουρανίη πωτάσκεται ᾄμβροτος αἴγλη

Πηγαίης προθοροῦσα πυρισμαράγου θιασείης

Comme le notent Lewy, Saffrey et Segonds, il faut supposer que ὑπερουρανίη, qui est sans aucun doute une allusion au Phèdre 247c3, est employé ici selon son usage médioplatonicien et est synonyme de ὑπερκόσμιος. Ces auteurs renvoient au fr. 18 (É. des Places) des Oracles, auquel nous pouvons ajouter un passage de Jamblique, le De Mysteriis V, 20 (228, 2-6). Ce dernier texte évoque ceux qui s’unissent aux dieux de la théurgie d’une manière hypercosmique et qui sont unis aux dieux par une force hypercosmique. Les éditeurs de Marinus notent aussi la présence dans ces vers du mot αἴγλη qui est également présent dans un fragment des Oracles d’attribution incertaine pour É. des Places (fr. 213), mais accepté comme chaldaïque par H. Lewy (Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 172, n. 403). Saffrey et Segonds signalent ensuite la présence du verbe προθρῷσκω. Ils notent, à la suite de Theiler, que les composés de θρῷσκω sont fréquents dans la littérature qui s’inspire des Oracles et nous notons qu’il se trouve justement dans le fr. 90. Cette présence d’un vocabulaire commun aux Oracles dans des vers attribués à Proclus nous incite à formuler l’hypothèse suivante. Serait-il possible que, sous les nombreuses appellations qu’utilise Proclus pour citer des vers oculaires, se cachent des sentences qui lui seraient propres ? À la suite notamment des apparitions et des révélations privées que lui attribue Marinus, ne serait-il pas possible que Proclus ait lui-même proposé des Oracles, c’est-à-dire en fait des λόγια que le texte attribue simplement aux dieux (οἱ θεοί)[34] et que ses disciples et successeurs ont converti en Oracles Chaldaïques ? Que ces apparitions d’entités divines soient réelles ou non n’infirme en rien l’hypothèse. Dans le cadre d’une approche sous l’angle de la réception, seul importe le fait que Marinus a tenu ces théophanies et ces songes pour authentiques et que les successeurs de Proclus à l’Académie ont reçu ces λόγια comme étant « sacrés ». Il nous suffit ensuite de prendre note que Proclus racontait lui-même, au dire de Marinus, qu’il était témoin de ce genre de manifestation et notre hypothèse prend alors une forme concrète. Si elle était exploitée à fond, une telle hypothèse serait susceptible de nous en apprendre un peu plus sur la vie spirituelle des néoplatoniciens, sur leur notion de propriété intellectuelle, de même que sur l’origine et la transmission des Oracles Chaldaïques. On peut également se demander s’il ne serait pas possible que Proclus cite des sentences en vers d’origine autre que chaldaïque, notamment lorsqu’il les introduit par la formule : « οἱ βάρβαροι » ? Une étude sous cet angle de l’ensemble du dossier des Oracles Chaldaïques attesté par Proclus de manière directe ou indirecte (les λόγια attestés par Psellus, rappelons-le, sont tirés en grande partie de Proclus) nous révélerait peut-être un côté méconnu de la spiritualité de Proclus et pourrait peut-être mieux faire comprendre les mutations du néoplatonisme et davantage mesurer l’importance des Oracles Chaldaïques. Nous posons alors cette question : les Oracles Chaldaïques ne pourraient-ils pas être, ni plus ni moins, qu’une collection vivante qui se serait enrichie au fil de la tradition depuis Jamblique jusqu’à Proclus qui en est le témoin historique le plus probant, celui chez qui ces λόγια sont le plus abondamment attestés si l’on tient compte du fait que Psellus a puisé chez lui la majeure partie de ses connaissances des λόγια. Nous sommes toutefois conscient que, dans l’état actuel de notre réflexion, il ne nous est pas possible d’aller plus loin pour démontrer la validité d’une telle hypothèse. Il nous manque une étude des contextes dans lesquels les λόγια sont cités et qui pourrait répondre aux nombreuses questions laissées ouvertes par le décès subit de Hans Lewy. Une autre question demanderait un nouvel examen et c’est celle du témoignage d’Augustin dans la Cité de Dieu au sujet du De regressu animae[35]. Même si l’examen détaillé de l’ensemble de ce dossier dépasse largement le cadre de cet article, nous croyons qu’il vaut la peine de formuler ces hypothèses et d’en tenir compte dans la suite de notre recherche.

III. Doctrine de salut et conceptions sur la prière dans la spiritualité néoplatonicienne : de Porphyre à Jamblique et Proclus

Il nous reste maintenant à présenter quelques témoignages littéraires qui illustreront nos propos au sujet de l’innovation spirituelle qui s’installe chez les néoplatoniciens au moment où les Oracles Chaldaïques deviennent pour ces philosophes une importante source d’inspiration. Nous serons ainsi en mesure de montrer dans quelles conditions furent reçus ces λόγια et ce qu’ils ont pu apporter comme nouveauté. Quelques remarques sur les conceptions de la pratique de la prière du sage chez Porphyre, Jamblique et Proclus permettront d’appuyer nos propos. Il ne s’agit pas de produire une analyse exhaustive de prières néoplatoniciennes, ni de procéder à une analyse de la théorie de la prière chez ces auteurs. Il s’agit simplement de montrer que leur conception de la prière peut en partie expliquer leur réception des λόγια. Porphyre soutenait que la pratique de la vie philosophique permettait d’accéder à la divinité, source de salut pour l’âme[36]. Par contre, Jamblique recourait à la théurgie pour entrer en communication avec les dieux et accomplir le rite qui lui serait salutaire. Proclus pense plutôt que la pratique de la prière est une façon de manifester que les dieux lui ont accordé leur grâce en faisant de lui un maillon de transmission du platonisme, un fidèle exégète du texte et des doctrines théologiques que les dieux lui ont révélés.

IV. La prière du sage

1. Porphyre

Les conceptions de la sagesse et de la vertu sont de première importance pour les néoplatoniciens. Selon eux, en effet, seul le sage sait convenablement prier. Porphyre, qui nous a laissé de belles pages sur les avantages de la contemplation et des vertus, précise qu’il s’agit là des seules voies pratiques menant à la sagesse. Le sage est celui qui pratique la maîtrise de soi et développe les vertus qui le rendent digne de l’union avec Dieu. Selon une maxime pythagoricienne qui lui est chère : « Toute conquête d’un bien doit être précédée de peine[37] ». L’oeuvre de Porphyre témoigne de la place prépondérante que commençait à prendre à l’intérieur du cercle philosophique platonicien une certaine forme de pratique rituelle et des questions que cette innovation suscite. Dans sa Lettre à Anébon, il se permet de douter que les dieux qui exigent l’observance de rites de purification, qui imposent des pratiques végétariennes tout en exigeant des sacrifices d’animaux et qui se laissent commander par les humains puissent être bénéfiques pour ceux qui les invoquent[38]. Il observe à nouveau ce genre de pratiques à la fin de sa vie, avec tristesse, selon nous, dans sa Lettre à Marcella. À son avis, de telles pratiques feraient obstacle à la sagesse et à la vie philosophique et ne pourraient être salutaires que pour l’âme du vulgaire, c’est-à-dire celle du non-philosophe, ou pour la partie inférieure de l’âme[39]. Jamblique critiquera cette doctrine porphyrienne. Il a été très près de Porphyre, mais a rompu avec lui en attirant à sa suite la quasi-totalité des disciples de son ancien ami. Il est aussi probable que cette rupture ait été liée à la question de l’introduction de techniques utilisées en plus de la pratique des vertus pour s’attirer la faveur des dieux. Il n’est pas impossible non plus que nos deux philosophes aient eu une conception différente de la sagesse[40]. Dans les textes qui nous sont parvenus de lui, Porphyre propose l’idée que seul le sage est prêtre, que seul il est estimé de Dieu et que lui seul sait prier convenablement, alors que l’insensé profane la divinité même lorsqu’il prie[41]. Étant donné, dira Porphyre, que les adeptes de rituels extérieurs ne placent pas la pratique des vertus et la maîtrise de soi au coeur de leur doctrine spirituelle et de leur pratique philosophique, il faut en conclure qu’en aucun cas ceux qui pensent et agissent ainsi ne peuvent se réclamer de la sagesse et la faveur du divin. Leurs prières seraient donc vaines et inopérantes[42]. D’après Porphyre, ce n’est pas au moyen de l’observation et de la pratique continuelle de supplications, de rituels et de sacrifices qu’on devient praticien de la science de Dieu, mais « en pratiquant par ses oeuvres la piété envers Dieu[43] ». Cette vision sera fortement critiquée par Jamblique et Proclus qui, tout en admettant ses qualités, constate qu’elle n’est accessible qu’à un nombre restreint d’individus. La voie que ces deux derniers proposeront se voudra plus accessible. H.D. Saffrey fait remarquer que la voie de salut proposée par les théurges est nourrie par la « piété personnelle » quotidienne d’individus qui apprennent à reconnaître la présence en chacun d’eux de symboles ou de caractères divins. Cet auteur ajoute que l’enseignement des Oracles Chaldaïques « mettait à la portée de chacun un outil pour remonter en quelque sorte jusqu’à son origine divine[44] ».

2. Jamblique

Dans son introduction aux Oracles Chaldaïques, Ruth Majercik résume bien la doctrine de salut qui s’y dégage à la lumière des commentaires néoplatoniciens. Le salut chaldéen, remarque-t-elle, implique que l’âme se purifie par l’application de techniques théurgiques[45]. Le salut exposé dans le De Mysteriis de Jamblique consiste effectivement en une remontée de l’âme vers les lieux célestes et s’effectue par l’opération de rites théurgiques. Les dieux qui s’étaient révélés aux prophètes chaldéens (les χαλδαίοι πρωφήτοι, ainsi que Jamblique désigne les auteurs de ces paroles) avaient exposé les moyens de les invoquer pour qu’ils se manifestent dans une théophanie lumineuse. Une fois qu’ils se sont manifestés, ces dieux transmettent au théurge un nouveau rituel servant à élever son âme et à guider celle-ci en vue du salut. H.D. Saffrey remarque avec justesse que ces rites sont transmis par les dieux eux-mêmes et doivent être respectés à la lettre afin de pouvoir faire apparaître de nouveau le dieu qui transmettra alors une toute nouvelle série de rites individualisés et destinés en quelque sorte à faire élever l’âme de chaque théurge. Les dieux sont donc inconnaissables dans leur nature, mais connaissables par l’application de ces rites[46]. Le salut est le fruit à la fois d’un effort, celui d’appliquer le rituel, et le fruit de l’initiative du dieu qui se révèle et qui révèle à chacun la voie de son salut. Jamblique soutient que la pratique de la prière est associée aux rites. Elle peut ou bien précéder ceux-ci, ou les accompagner, ou encore se dire à la fin par manière de conclusion. Cette « amitié », selon le mot de Jamblique, avec les dieux procure donc au théurge trois avantages. La prière rapproche du divin : elle y introduit et fait faire sa connaissance et mène à l’illumination. La prière noue ensuite avec le divin et fait agir le théurge en communion avec le divin. Le point culminant de la prière est l’union avec les dieux[47]. Nous retenons de ces explications de Jamblique qu’une place importante est accordée chez lui à l’idée de révélation privée (connaissance, illumination) et de présence et de communauté avec les dieux. La prière assiste le théurge qui devient alors apte à recevoir cette communion avec les dieux qui assistent alors l’humain dans son processus de purification.

3. Proclus

Proclus soutient que le sage est celui qui sait s’attirer la faveur des dieux et qui leur adresse le culte qui leur est adapté. L’acquisition de la vertu se fait d’une part par l’observance stricte du rituel prescrit, d’autre part en modelant sa conduite selon la volonté des dieux. Proclus avait compris de sa méditation des « λόγια » que l’âme humaine se trouve dans un tel état de dégradation qu’il lui est impossible d’entreprendre quoi que ce soit pour sa libération sans le secours divin. Puisque les dieux se sont révélés, il suffit de suivre leurs directives et d’appliquer la technique appropriée. Proclus décrit ses multiples démarches intermédiaires : il accomplit des rites, il chante des hymnes, il prononce des formules incantatoires servant à s’attirer la bonne grâce des dieux afin de les inviter à se manifester au moyen d’une théophanie. Il utilise la prière pour demander aux dieux d’agir sur son âme et de conduire son esprit. Dans la ligne de pensée de Jamblique, il suppose que « tous les êtres sont des rejetons des dieux[48] ». Dès lors, le culte, la prière deviennent des outils pour prendre connaissance que « tous les êtres et sont sortis des dieux et n’en sont pas sortis[49] ». Proclus exprime dans sa prière qu’il est un maillon important dans la réception du platonisme (en plus d’être un maillon de la chaîne d’Hermès, ainsi que nous l’avons vu plus haut) qui lui apparaît comme une révélation[50]. Il invoque les dieux et leur demande de lui venir en aide dans sa tâche d’exposer et d’expliquer le texte de Platon. Dans son Commentaire sur le Parménide, il invoque ainsi les dieux.

Je prie tous les dieux et toutes les déesses de guider mon esprit vers le sujet que je me propose et, après avoir allumé en moi la brillante lumière de la vérité, de déployer mon intelligence pour atteindre à la science même des Êtres, d’ouvrir les portes de mon âme pour qu’elle puisse accueillir la doctrine divinement inspirée de Platon[51].

Les dieux sont pour lui les guides par excellence. La révélation des dieux à travers les « λόγια » ne peut que conduire à la compréhension exacte du texte de Platon. On conclura que la pratique de la vertu chez Proclus consiste à suivre la voie montrée par les dieux. Proclus se considère comme celui qui reçoit des révélations. Sa prière se poursuit et il demande à « toutes les classes divines » de mettre en lui « une disposition parfaite à participer à la doctrine tout époptique et mystique de Platon ». Le culte rendu aux dieux devient alors la réception et la transmission d’une théologie à teneur scientifique qui remplace le culte matériel. Il termine en effet sa prière en présentant la raison de la venue de Syrianus, son maître, chez les humains. Cette venue remplace les statues de culte, les cérémonies sacrées et l’ensemble du culte. Syrianus devient lui-même un transmetteur de révélation auquel Proclus s’identifie et s’associe en même temps qu’aux dieux. Comment ne pas alors penser que Proclus ait pu recevoir et transmettre de nouveaux « λόγια » ? Dans cette optique, il est peut-être inexact de parler de nouveauté, car les révélations ne servent qu’à expliquer et faire comprendre le texte « divinement inspiré de Platon ». Il ne faudrait pas alors voir en Proclus un faussaire créant de nouveaux Oracles. Nous avons bien vu plus haut qu’il introduit des vers par toutes sortes de formules et qu’il les attribue aux « dieux », aux « barbares » ou aux « théologiens ». Mais il nous faudra revenir sur une telle hypothèse qui nécessiterait des explications qui dépassent les limites de cet article.

Remarques finales : une réception contemporaine des Oracles Chaldaïques

Les Oracles Chaldaïques continuent à être lus avec enthousiasme par certains groupes d’ésotéristes et d’occultistes contemporains. Nous avons même découvert une mise en garde informant les théurges et les mages contemporains des différences de traduction et d’interprétation entre l’édition de Westcott et celle de Majercik. Une nouvelle présentation d’une édition du 18e siècle des Oracles vient également de voir le jour. Il s’agit en fait d’une édition revue et améliorée qui comporte une concordance à l’édition de Ruth Majercik, de même qu’avec celle d’Édouard des Places, publiée dans la « Collection des Universités de France[52] ». Aussi étonnant que cela paraisse, les Oracles circulent en des milieux ésotéristes et occultistes contemporains dans des éditions populaires et des rééditions d’éditions anciennes. Ils sont traduits et reproduits avec ou sans apparat critique pour noter les variantes des manuscrits. On laisse parfois entendre que l’original est en latin et on ne donne de l’information ni sur le contexte dans lesquels ils nous sont parvenus, ni sur leur mode de transmission[53]. Pour un texte qui, justement, ne nous est connu que par des citations, cet état de choses n’est pas sans heurter le philologue. Il ouvre cependant une piste, inconnue et fort prometteuse pour le chercheur en sciences des religions ! Les Oracles Chaldaïques redeviennent à nouveau, depuis la fin du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui, une nouvelle oeuvre littéraire vivante, ouverte à de nouvelles réceptions.