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Cet article mettra en rapport l’amour érotique hégélien avec celui que l’on peut qualifier de romantique et dont Hegel fait la critique en faisant référence au roman Lucinde et à son auteur Friedrich Schlegel, fondateur du premier romantisme allemand. Une telle mise en rapport va nous permettre de dégager un trait distinctif chez Hegel en matière érotique. Ce trait, qui consiste à vouloir écarter le désir des rapports amoureux, se révèle à la lumière d’un passage critique où Schlegel et son roman se trouvent présentés comme symptomatiques du même mal, à savoir le mal du désir sexuel.

Il faut toutefois remarquer que la conception hégélienne de l’amour érotique semble avoir connu une évolution entre la parution de Lucinde en 1800 et le moment où il en fait la critique, soit une vingtaine d’années plus tard. En effet, certains fragments des premiers écrits de Hegel, vers 1797-1798, pourraient faire croire à l’existence d’un jeune Hegel romantique, fort éloigné du professeur de philosophie, lourd de sérieux, qu’il deviendra plus tard. Il s’avère pourtant que déjà en 1797, là où apparaît une ressemblance avec l’érotisme romantique que l’on trouve chez Schlegel, l’amour hégélien est mal à l’aise avec son propre désir. C’est-à-dire que l’amour du jeune Hegel est déjà miné de l’intérieur par le mal qu’il va ensuite imputer à Friedrich Schlegel et à son oeuvre. Il s’agit de découvrir les racines de cette pudeur hégélienne afin de mieux comprendre sa pensée relative au désir érotique. Comme on le verra, une telle mise en relief pourrait contribuer à nuancer quelques préjugés actuels concernant le désir chez Hegel.

Commençons par quelques brefs passages de Lucinde, que nous mettrons ensuite en rapport avec les textes de jeunesse de Hegel.

L’oeuvre de Schlegel est parsemée d’expressions où le désir érotique s’épanche dans des moments extatiques ou orgasmiques :

Je prenais plaisir à m’enfoncer et me perdre dans tous les mélanges et tous les entrelacements de joie et de souffrance […] c’était une confusion romantique de toutes les choses […] la pulsion commune de nos vies qui n’en faisaient qu’une […] Je sentais la jouissance et je jouissais[1].

L’extase orgasmique, chez Schlegel, est une expression du Witz (le verbe poético-philosophique peut en être une aussi), c’est-à-dire une sorte de combustion électro-chimique, qui galvanise les amants dans un sentiment de totalité où le singulier atteint l’universel.

Dans le chapitre de Lucinde intitulé « Fantaisie en style dithyrambique sur la plus belle situation », les amants, dans la belle confusion de leurs ébats amoureux, échangent leurs rôles. L’extase de cette union renversée se caractérise par ce sentiment de plénitude totalisante, où le masculin et le féminin se confondent. Au sein de cette belle situation, l’amant réalise ce qu’il appelle « l’audacieuse idée […] de m’admirer et m’aimer moi-même dans ce miroir » et continue en disant « en toi et en moi je vois l’humanité dans sa complète plénitude[2] ». Dans l’extase orgasmique il éprouve le sentiment de « toute chose dans sa totalité et son infinité[3] ».

Ce sentiment totalisant est précisément ce que nous retrouvons dans les textes sur l’amour du jeune — il a 27 ans — Hegel.

Il s’agit d’un fragment, rédigé en 1797 et révisé un an plus tard, qui commence avec les mots : « C’est à cette fin que sert tout le reste[4] […] ». Même si le contexte général du fragment dans les cahiers manuscrits présente une réflexion sur les rapports entre l’amour et l’indépendance individuelle à l’intérieur de systèmes religieux, néanmoins, au sein du fragment lui-même Hegel évoque clairement la relation érotique entre deux amants. Dans l’amour physique, et il s’agit bien de cela[5], les amants éprouvent un sentiment de l’unité et de totalité : « L’amour véritable exclut toutes les oppositions […]. Il n’est rien de limitatif, rien de limité ; il est un sentiment, mais dans lequel on ne peut distinguer ce qui sent et ce qui est senti […] il est un sentiment du vivant. En tant que vivants, les amants sont un[6] ». Dans la deuxième version, on retrouve quasiment la même expression : « Dans l’amour le séparé est encore présent mais plus comme séparé ; il est présent comme uni, et le vivant sent le vivant[7] ».

Autrement dit, dans l’union érotique, les individus se confondent dans un sentiment de la vie en général, de la vie comme un tout. On retrouve ici chez Hegel le même sentiment de plénitude que nous avons évoqué chez Schlegel. Alors qu’en est-il devenu de cette entente harmonieuse entre les deux philosophes, lorsque 20 ans plus tard Hegel rédige sa Philosophie du droit ?

Dans sa Lucinde, Friedrich Schlegel, suivi en cela par un autre écrivain (Schleiermacher) […] a soutenu que la cérémonie officielle du mariage est superflue, qu’elle n’est qu’une formalité qui peut être supprimée, car c’est l’amour qui constitue l’élément substantiel de l’union et que la cérémonie officielle lui enlève de sa valeur. L’abandon à la sensibilité est alors considéré comme nécessaire pour prouver la liberté et la sincérité de l’amour, argumentation qui n’est pas éloignée de celle des séducteurs[8].

En marge du manuscrit, on trouve également les mots : « Sophistiquerie — comme preuve demandée — croit en l’amour — la jeune fille sacrifie son honneur — l’homme non ».

Dans ce passage, Hegel récuse l’idée qu’il trouve chez Schlegel (il s’agit d’un passage où l’on découvre que « le vrai mariage est naturel […] par nature et non pas par de vaines paroles[9] ») que le sentiment de l’amour suffirait à fonder l’union entre deux individus, une position qu’il semblait lui-même soutenir dans ces premiers textes. Ce qui est valorisé dans le texte de jeunesse de Hegel, le sentiment dans l’amour érotique, se trouve déprécié dans sa critique de Lucinde et de son auteur. C’est-à-dire que l’amour comme sentiment de la vie dans sa plénitude se présente maintenant en termes d’un « abandon à la sensibilité ».

Mais surtout, il faut relever un glissement de fond qui s’opère entre les textes de jeunesse de Hegel et sa critique acerbe dans la Philosophie du droit. En 1797-1798, Hegel et Schlegel comprennent l’amour érotique comme une union entre égaux. Chez ce dernier, l’idée que les amants peuvent facilement échanger et renverser leurs rôles traditionnels témoigne de cette égalité que l’on trouve exprimée chez Hegel où « la vraie unification, l’amour authentique n’a lieu que parmi des vivants d’égale puissance[10] […] ». En revanche, en 1820, ce qui semble intéresser surtout Hegel c’est le rapport de séduction entre l’homme et la jeune fille et l’inégalité de ce rapport où, comme on le trouve exprimé en exergue : « la fille sacrifie son honneur — l’homme non ».

Le passage sur Schlegel semble nous révéler que l’égalité des amants, présupposée dans les textes de jeunesse par le seul fait qu’ils s’aiment, n’est maintenant possible que par le truchement du mariage. Céder à l’amour érotique avant le mariage implique un rapport de domination qu’exerce l’homme séducteur sur la jeune fille à séduire, alors que, dans les textes de jeunesse, le mariage et la procréation ne sont seulement évoqués qu’après la référence à l’amour érotique.

L’inégalité des rapports entre les amants est révélatrice du rapport de désir ou, ce qui revient au même, d’un rapport sujet-objet. Autrement dit, à l’opposé de ce qui constitue l’amour authentique que Hegel décrit comme un sentiment partagé de la vie dans sa totalité, qui surgit dans l’union entre deux subjectivités d’égale puissance, le désir implique un déséquilibre où l’un des sujets, notamment la « jeune fille » devient un objet de désir pour l’autre. C’est à partir de l’analyse de cette dynamique de l’inégalité dans le désir érotique et de son caractère indigent que je veux illustrer, dans un premier temps, le sens de la critique hégélienne du séducteur qu’est Schlegel, c’est-à-dire de celui qui prétend que la cérémonie du mariage est superflue. Je retrouverai ensuite des traces de cette conception du désir dans les textes de jeunesse de Hegel, là où il semblait en accord avec Schlegel.

Le désir (Begierde) du sujet singulier est toujours désir pour un objet. Autrement dit, la chose désirée, qu’il s’agisse d’une personne ou non, reste déterminée comme une pure singularité naturelle privée d’un Soi. Cette idée, selon laquelle la personne désirée se voit réduite au statut d’un objet naturel, se trouve déjà exprimée dans un texte de 1802 où il est question de rapports érotiques. En effet, Hegel écrit, dans le Système de la vie éthique, que le désir érotique appartient « à la nature et non à la vie éthique », car dans ce désir, « l’un est déterminé comme subjectif, l’autre comme objectif [11] ». Cette idée d’une simple scission entre le sujet désirant et l’objet du désir va se développer pour finalement constituer la critique qui vise Schlegel et l’amour romantique.

La forme mûrie de la scission entre le sujet désirant et son objet va se présenter, à l’époque où Hegel élabore sa critique, en termes d’inégalité, voire de domination. L’inégalité du rapport tient au fait que l’objet désiré, privé d’un Soi, est déterminé comme une chose à manipuler et finalement à supprimer et à consommer par le sujet désirant. Bref, le désir du sujet singulier se révèle comme dominateur et destructeur.

L’ob-jet ne peut opposer aucune résistance à cette activité, en tant qu’il est en soi et pour la conscience de soi ce qui est privé d’un Soi ; <le Moi> ne se rapporte que négativement à l’objet privé d’un Soi, celui-ci étant, dans cette mesure, seulement consommé. Le désir est ainsi, dans sa satisfaction, en général, destructeur, comme il est, selon son contenu, égoïste[12] […].

Dans le rapport de désir, le Moi ne reconnaît pas la « moïté » de l’objectivité et c’est justement ce manque de reconnaissance qui caractérise le rapport entre le séducteur et la jeune fille à séduire. Car se reconnaître dans l’objet désiré entraîne la dialectique de la reconnaissance par laquelle le sujet désirant peut dépasser cette inégalité entre le sujet singulier et l’objet singulier, et par le truchement du particulier, c’est-à-dire à travers la reconnaissance réciproque des consciences-de-soi, atteindre l’universalité de la substance éthique. C’est justement sur cette substance éthique que repose le vrai sens du mariage pour Hegel, le fait qu’il soit autre chose qu’une pure formalité. Lorsque Hegel accuse l’auteur de Lucinde, c’est-à-dire le séducteur, de faire croire que le mariage n’est qu’une convention vide, il accuse Schlegel de renier la subjectivité de l’objectivité, c’est-à-dire la vérité de l’objectivité.

La vérité de l’objectivité consiste en ce que l’Idée se trouve exprimée dans les institutions de l’Église et de l’État. Les rites et les lois de ceux-ci, tels qu’ils sont vécus dans le monde germanique protestant, sont les expressions concrètes de l’Idée, les expressions de la liberté concrète. En revanche, dans le désir subsiste la scission radicale entre le sujet et l’objet, une scission qui caractérise la nature en général chez Hegel, en tant que celle-ci est immédiatement sous le signe de l’objectivité pure ou naturelle. La suppression du désir est une exigence de l’esprit pour autant que celui-ci soit pensé comme un processus de suppression de la nature ou, pour le dire autrement, comme un processus de suppression de la scission sujet-objet. L’union du mariage représente chez Hegel une annulation du désir sexuel en tant que l’amour se trouve déplacé vers l’enfant et ainsi désexualisé. Mais même en dehors du rapport parent-enfant, le mariage lui-même implique une union qui, par son caractère juridique et statutaire, s’élève au-dessus du naturel pour atteindre le domaine éthique, dans lequel le désir sexuel ne semble pas avoir droit de cité.

Dans le poème que Hegel écrit à sa fiancée le 13 avril 1811, le mariage est évoqué comme un sacrifice par lequel « la nature terrestre » est purifiée par les flammes de l’esprit. Dans ce poème nous trouvons également le passage : « Mich zu Dir, zu mir Dich zu erweitern, Ge’h in Feu’r, was uns vereinzelt, auf[13] ! » Or ce qui nous tient dans la singularité, « ce qui nous isole », c’est précisément le désir. De manière plus prosaïque, dans une lettre de ce même été, Hegel cherche à expliquer à sa future épouse le manque de félicité conjugale dont une lettre précédente avait témoigné :

Mais ce que je t’ai dit depuis longtemps se présente à mes yeux comme un résultat : le mariage est essentiellement un lien religieux ; l’amour a besoin pour être complété de quelque chose de plus élevé que ce qu’il est seulement en lui-même et par lui-même. La satisfaction complète — ce que l’on appelle « être heureux » — n’est accomplie que grâce à la religion[14] […].

En dehors des rapports parents-enfants et mari-épouse une troisième instance d’amour pur, sans désir, se révèle chez le frère et la soeur, où « ils ne désirent pas l’un l’autre, ils ne se sont pas donnés, ou n’ont pas reçu l’un de l’autre cet être-pour-soi, mais ils sont l’un à l’égard de l’autre de libres individualités[15] ». La soeur reste dévouée à son frère irremplaçable dans un rapport qui évoque à la fois le rapport de Hegel avec sa propre soeur Christiane et celui d’Antigone et Polynice.

Cette pruderie hégélienne semble contredire l’idée selon laquelle le désir en général chez Hegel constitue le fondement même de la négativité dialectique. Selon cette lecture, qui puise sans doute ses sources dans les interprétations anthropologiques de Kojève et d’Hyppolite mais qui s’enrichit à travers Sartre, la négativité du désir garantit aussi bien la liberté de la conscience individuelle que celle exprimée dans la lutte des classes. Face aux interprétations marxistes et existentialistes ou à celles qui s’en inspirent[16], l’idée d’une répression hégélienne du désir peut sembler malencontreuse[17].

Cependant, une telle réticence à constater la pudeur hégélienne en matière érotique relève d’un malentendu sur la nature même du désir chez lui, où le désir serait un élément uniforme et fondamental, qui se manifeste sous des formes diverses, telles que la négativité dialectique, la vie du concept, la pensée, l’inquiétude du subjectif, etc.[18]. En effet, enfants de Freud, de Marcuse, de Lacan, de Bataille, des anti-Oedipiens et d’autres, il est difficile pour nous de refuser une représentation du désir comme quelque chose de massif et d’originel. Cette représentation nous rend difficile l’intelligence juste du désir chez Hegel, selon qui il s’agit plutôt d’une échelle hiérarchique où le statut ontologique et la valeur de chaque type de désir dépendent du statut de l’objet désiré. Une telle hiérarchie situe le désir érotique vers le bas de l’échelle. Bref, chez Hegel il y a une échelle de désirs qui s’établit selon le statut de l’objet du désir.

Dans cette logique, ce qui détermine le niveau de l’objet dans la hiérarchie, c’est son degré de subjectivité, le degré selon lequel il est déterminé comme une pure objectivité ou plutôt comme un objet qui porte la trace plus ou moins marquée d’un passage subjectif. C’est-à-dire qu’au fur et à mesure que le rapport sujet désirant-objet désiré trouve son équilibre, ou à mesure que le sujet devient plus objectif et l’objet devient plus subjectif, le statut du désir lui-même s’enrichit ontologiquement. Dans la Phénoménologie de l’esprit l’aboutissement de ce processus est le savoir absolu que Hegel décrit comme l’esprit « qui se sait soi-même[19] », une forme de savoir où il n’y a plus de différence entre le sujet connaissant et l’objet connu ou plutôt où toute différence a été subsumée. Cet état d’équilibre est ce qu’il y a de plus éloigné du désir érotique, c’est-à-dire d’une forme de connaissance charnelle où le sujet est « égoïste[20] » et l’objet dénué de toute « moïté » ; comme tel, donc, le désir érotique ne peut que représenter le bas de l’échelle, « le premier degré[21] » dans le développement de la conscience de soi et celui de l’esprit.

Bien entendu, on le voit clairement dans la Phénoménologie de l’esprit aussi bien que dans le sous-chapitre du même nom dans l’Esprit subjectif de l’Encyclopédie, la hiérarchie du désir n’est pas figée mais représente un parcours de formation[22]. En fait, c’est seulement lorsque la conscience reste fixée au stade du désir érotique, sans s’impliquer dans le développement enrichissant vers l’équilibre sujet-objet, que le désir érotique représente un mal[23]. À rebours de la conception contemporaine du désir, il y a quelque chose de profondément platonicien dans la notion hégélienne. Chez Platon, comme on le voit dans le Phèdre, il est tout à fait admissible de ressentir du désir pour un beau garçon ou une belle fille, à condition de ne pas en rester là, à condition que la beauté de l’être désiré nous conduise vers le haut, vers le Beau lui-même. De la même manière, chez Hegel le désir érotique représente un « premier degré » nécessaire. Cependant, la conscience doit dépasser la satisfaction insatisfaisante de l’objet érotique pour viser d’autres formes objectives plus riches et plus vraies.

Dans la Phénoménologie, chaque figure de conscience représente une nouvelle forme de savoir (Wissen) et, en même temps, il est vrai, une nouvelle possibilité de satisfaction. Engagée dans ce parcours de formation, ce que la conscience doit surtout éviter, ce sont les tentations de jouissance précoce où, comme dans les bras de Circé, le voyageur peut s’enliser au lieu de pousser plus loin, jusqu’à la jouissance suprême du savoir absolu, à l’extase de l’esprit se sachant soi-même comme en même temps objectif. Dans ce chemin du désespoir, comme Hegel l’appelle dans l’introduction de cette oeuvre, l’amour érotique et ses satisfactions représentent un danger de fixation particulièrement redoutable.

L’amour érotique doit être compris comme une forme de savoir. Cependant, l’insatisfaction toujours renaissante de cette connaissance charnelle, où à l’intérieur du sentiment de la plénitude satisfaite le corps du bien aimé ressurgit toujours comme un objet naturel, est censée entraîner une prise de conscience, aussi bien de la pauvreté de l’objet connu que de la façon de le connaître. Cette prise de conscience est supposée nous conduire à une nouvelle forme de savoir, une forme éthique où l’objet du désir va revendiquer son statut subjectif. Seulement, selon Hegel, il n’y est plus question de désir érotique. Dans cette nouvelle forme de connaissance, qui est une reconnaissance, nous sommes plutôt citoyens qu’amants.

Afin de retrouver la trace du désir sexuel au sein de l’union totalisante chez Hegel, il faut voir comment s’introduit l’inégalité ou le déséquilibre sujet-objet dans cette union sans différence. Or, cette scission apparaît déjà dans les textes de jeunesse que nous avons évoqués plut haut, sous la forme de la mortalité. C’est-à-dire qu’au sein de l’union sentimentale de la vie dans sa plénitude surgit l’idée dissociante du mortel. Hegel écrit : « Parce que l’amour est un sentiment du vivant, des amants ne peuvent se distinguer que dans la mesure où ils sont mortels, dans la mesure où ils pensent cette possibilité de la séparation […] si les amants sont autonomes, s’ils ont leur propre principe de vie, cela signifie qu’ils peuvent mourir[24] ».

Il nous semble que le « pouvoir mourir » crée ici la rupture qui rend possible le rapport sujet-objet que l’on retrouve dans le désir, à savoir la détermination de l’autre comme un objet naturel à dominer et à consommer. Plus spécifiquement, l’objet naturel est pensé comme ce qui est mortel, c’est-à-dire finalement comme le corps. Il ne s’agit pas d’un sentiment subjectif de sa propre mortalité ni d’une certaine tristesse languissante qui pourrait s’insinuer dans les moments du bonheur érotique. Au contraire, il s’agit d’être « morts l’un à l’égard de l’autre[25] », c’est-à-dire de déterminer l’autre comme pouvant mourir, comme un corps et finalement comme pouvant constituer un objet du désir. Autrement dit, l’irruption du mortel dans l’union amoureuse semble préfigurer l’inégalité du rapport sujet-objet, laquelle est propre au désir sexuel comme on le trouve exprimé dans la critique de Schlegel, à savoir chez le « séducteur » de la jeune fille.

On pourrait être tenté de faire une lecture freudienne de ce rapport désir-mortalité et d’y retrouver les instincts aussi intimement liés que le sont ceux d’erôs et de thanatos. Cependant, pour rester plus fidèlement à l’intérieur de l’économie hégélienne, il faudrait plutôt voir dans les articulations du désir sexuel et de la mort, au sein de l’union amoureuse, une ébauche de ce qui sera plus tard la négativité à l’intérieur du concept. En effet, de la même façon que dans la satisfaction du désir érotique « le désir s’engendre à nouveau[26] », la négativité au sein du concept ne lui accordera guère de repos. Mais cette lecture spéculative rassurante n’enlève rien au caractère à la fois morbide et tragique de l’érotisme hégélien, où le désir de l’autre est nécessairement un désir pour ce qui peut mourir.

Le mépris pour le désir sexuel chez Hegel est finalement un mépris pour ce qui est purement naturel dans les rapports humains. Or, ce qui est purement naturel est ce qui doit mourir naturellement. À cette mort naturelle s’oppose la vie de l’esprit, à laquelle l’amant ne participe qu’en se mariant.