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En s’engageant dans une réflexion rationnellement disciplinée, l’homme arrive à se rendre compte, à l’aube de son existence, que la vie humaine soulève inéluctablement le problème du Sens. Aucun être humain ne peut esquiver la question du Sens. Tout homme, livrant quotidiennement son combat existentiel, se bute à la question du Sens. Et toutes les motivations humaines dépendent, en dernière instance, de l’adhésion accordée ou refusée, à ce combat personnel du Sens de la vie.

C’est ici que la philosophie entre en scène. Pour l’A., la tâche du philosophe est double : d’abord, sa mission est de bâtir une anthropologie systématique permettant d’expliquer les modalités de ce combat du Sens qui définit en dernier ressort l’ensemble de la praxis humaine dans l’histoire ; ensuite, il doit, à partir de ces enseignements dégagés, s’efforcer de prouver en détail, comment le combat dit du Sens, se rattache à la question de l’Ultime, en explorant les chances d’une « approche de Dieu » par les moyens de l’intelligence métaphysique.

Pour y arriver, l’A., dans une première partie, essaie de montrer comment l’homme n’est pas du tout fait, mais bien un être en quête de lui-même. L’A. développe d’abord une esquisse de l’être humain. La constitution de l’homme désigne simultanément ce que l’homme est et le fait d’être ce qu’il est. En d’autres mots, l’homme est en tant qu’il s’efforce aussi d’être. L’homme ne se donne pas lui-même sa constitution d’être. Il n’est pas le fondement de son être ; il reçoit son être de ce que nous pourrions appeler de Quelque-Autre. C’est à partir de ce donné qu’il se construit lui-même.

La destination humaine est donc originale. Les concepts d’essence et de nature ont été souvent sources de graves malentendus, si on les applique à l’homme : ils donnent à entendre souvent que l’être de l’homme est fixé une fois pour toutes et, en conséquence, l’alignent habituellement sur celui des espèces biologiques. Or l’homme a un statut absolument original, puisqu’en vertu de la Délégation, il ne reçoit pas son être tout achevé, mais comme une aptitude à… Et c’est donc en tant que sujet d’une praxis qu’il doit accomplir son être, en déployant son historicité, qui fait de sa vie une destinée, tandis que les autres êtres vivants n’ont que des schèmes de comportement réglés sur le code génétique, avec une certaine proportion d’acquis.

Selon l’enseignement de Platon et d’Aristote, la philosophie débute par l’étonnement. Et si, fidèle à sa vocation, elle pousse l’enquête jusqu’à la réflexion sur le sens ultime de l’existence humaine dans le monde, c’est-à-dire sur la destination de l’homme, elle ne peut s’épargner la crainte et le tremblement que suscite l’affrontement du mal. L’être humain ressent un mal-être devant l’omniprésence du mal et une angoisse souvent indescriptible devant l’approche du néant possible. Paradoxalement, le néant, qui est un manque de Sens, continue de s’inscrire dans le système des valeurs. Il relève encore du Sens ! Le non-sens, c’est l’absurdité de la vie. L’absurdité, c’est le néant du Sens. Et puisque l’intelligence est la gardienne du Sens, le mal, en tant qu’il agresse le Sens par l’absurde, est pour elle le défi mortel. Et le mal, de cette façon, fournit depuis toujours au scepticisme et à l’athéisme l’objection la plus percutante contre l’existence de Dieu, qui, en bout de piste, est le Sens Ultime de l’homme.

Il revient au philosophe, malgré les difficultés perceptibles et évidentes, de montrer que, malgré le mal, le mal-être, la présence d’un certain goût pour la néantisation, la destinée humaine et le combat du Sens l’emportent sur le non-sens.

Le quatrième chapitre de cette première partie s’intitule Le dilemme. Après nous avoir mis en garde contre un excès de précipitation dans le procès de la réflexion théorique, l’A. propose deux solutions : ou bien la condition de la transcendance dans l’immanence, ou bien une légitimation métaphysique du transréel, engageant le Sens ultime de la destination humaine à l’échelle de l’individu et à l’échelle de l’histoire.

L’immanentisme, on le sait, inscrit son principe directeur sur le seul Plan du monde et s’identifie couramment avec la totalité de la Nature. Le mal-être apparaît donc comme un dérangement, une perturbation dans l’ordre universel de la Nature, mal qui peut être corrigé par l’action individuelle ou par le travail coordonné de tous dans l’ordre social. Une sorte de panthéisme collectif.

L’intelligence métaphysicienne, tout au contraire, qui débouche sur la Transcendance, hors du monde mais agissant dans le monde, est une garantie qui va au-delà des intérêts de la vie naturelle. L’A. s’attarde à démontrer la fatuité des faits dans l’expérience du monde, pour expliquer longuement l’outrepassement du concept de transréel, à prendre dans toute son extension — qui donc doit englober l’ensemble des valeurs (dignité humaine, vérité, justice, beauté, bonté) —, et présenter la visée d’un corrélat en opposition avec la réalité mondaine. Il revient à l’intelligence, à la raison pensante, pour éviter tous les malentendus possibles, de construire l’inférence métaphysique grâce à laquelle le transréel pourra accéder à la dignité d’un Transcendant effectif, avec la densité d’être et l’éternité qui en sont les attributs nécessaires.

La deuxième partie de l’ouvrage, Aperçus de Dieu, décrit les approches du mystère de Dieu, les repères essentiels pour en parler le moins mal possible, et le rôle que peuvent jouer ces approches du divin dans l’accomplissement de la destinée humaine.

Pour l’A. il est aberrant ici de se fier à des démonstrations d’ordre purement logique ; il est aberrant de vouloir déduire l’existence, y compris l’existence de Dieu, à partir d’un concept. Loin d’être une construction spéculative a priori, l’inférence métaphysique prend constamment appui sur l’expérience la plus concrète, tout en lui conférant l’amplitude d’une expérience intégrale.

La philosophie est toujours exposée à cette tentation, à savoir sacraliser les schémas préfabriqués par la raison humaine. Tout au contraire, le véritable philosophe, dans son approche de Dieu, doit faire tout dépendre de la libre initiative de l’intelligence afin de ne pas aboutir à remplacer Dieu par des idoles à figure humaine.

L’A. présente donc, par la suite, les repères essentiels. Il écarte le concept de la causa sui, la catégorie de causalité qui s’encombre d’équivoques dès qu’on la détache de son contexte expérimental. Énoncer Dieu, c’est dire qu’il est l’Être par soi, c’est-à-dire qu’il est l’être qui tient son être de lui-même, qu’il n’a pas d’autre origine que lui-même. Et dans ce sens (autre repère), on peut dire qu’il est Créateur, c’est-à-dire que Dieu tire du néant la totalité des substances, non seulement quant à leur forme, mais aussi quant à la matière (ce qu’avaient négligé Platon et Aristote). La permanence et l’omniscience de Dieu n’ont donc rien de commun avec l’immobilisme d’une programmation selon un système d’essences comme le pensaient les philosophes grecs ; elles expriment l’identité unitaire de l’Être absolu qui demeure égal à soi à travers le devenir d’une Création où sa transcendance ne se laisse jamais confisquer par les être finis, quoiqu’elle en anime et règle les échanges à l’intérieur du Temps.

L’Aséité désigne donc l’autosuffisance quant à l’Être. Elle fait que Dieu tient tout de lui-même, l’existence, la perfection, l’effectivité et la transcendance. Un tel Être fait quelque chose de nouveau, nous sort du temps cyclique et fait du Temps le dynamisme de l’oeuvre de Dieu qui, tout en désacralisant la Nature, fait de l’histoire humaine et tout particulièrement de l’homme, un champ de liberté où la Création atteint sa fin.

Le dernier chapitre de l’ouvrage évoque le dilemme posé à tout être humain. Tout en mettant celui-ci en face de l’accomplissement de la destinée humaine, qui ne se retrouve que dans le Don de Dieu, l’A. ne peut que constater qu’une telle démarche n’est reçue que par un petit nombre, à cause de l’orgueil humain, et de ses conséquences toujours néfastes dans le monde moderne. Celui qui aura choisi le bien aura été le vrai sage.

Un livre exceptionnel. Un livre à lire et à méditer. Un livre qu’il faut faire précéder d’un autre chef-d’oeuvre de l’auteur : L’intelligence métaphysique, publié dans la même collection, en 1987.