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L’originalité de ce livre n’est pas d’aborder le sujet du dialogue interreligieux en général, mais d’offrir une vue d’ensemble de l’entreprise inédite que moines et moniales ont tentée en ce domaine. Le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux distingue quatre sortes de dialogue : les dialogues plus ou moins formels de la vie de tous les jours, les dialogues au cours du travail en commun pour une cause juste et humanitaire, les dialogues visant la juste compréhension de positions théologiques différentes et irréconciliables, et finalement les dialogues dont il est ici question et qui portent sur l’expérience spirituelle (cf. p. 15). Pour être plus précis, disons avec F. Blée qu’il s’agit moins de dialogue interreligieux, c’est-à-dire portant sur des ensembles religieux objectifs, que de dialogue « intrareligieux » (une expression de R. Panikkar), dont l’objet est ce qui est intérieur aux religions, ce qui se vit à l’intérieur des religions, et dont la matière est l’expérience spirituelle elle-même. Ce livre s’écarte donc de ce que la théologie produit habituellement en ce domaine : il explique comment certains moines en sont arrivés à s’impliquer dans cette aventure nouvelle ; il fait l’histoire de leurs hésitations, de leurs audaces, de leurs faux pas et tente de faire un premier bilan d’une situation complexe.
Après un bref avant-propos (p. 7-8), une préface de Dom Pierre de Béthune (p. 9-12) et quelques pages d’introduction (p. 13-25), un premier chapitre présente l’oeuvre de pionniers comme Merton, Monchanin, Le Saux qui, pendant les années 1960 et 1970, ont renouvelé le monachisme occidental et tenté de l’inculturer à l’Asie (p. 27-64). Le deuxième chapitre montre un dialogue interreligieux qui, en l’espace de quelques années (en gros de 1977 à 1985), quitte le mode apologétique et missionnaire, et commence hardiment à se définir en tant même que voie originale fondée sur le partage entre moines et moniales d’expériences spirituelles spécifiques. C’est la période où ont été créés les premiers organismes interreligieux (p. 65-109). Le troisième chapitre (p. 111-146) cherche à faire le bilan d’expériences tous azimuts et parfois un peu échevelées. C’est une période de maturation que Fabrice Blée caractérise « par la prise de recul nécessaire pour donner au dialogue un nouvel élan et lui permettre de surmonter les malentendus et d’aller plus loin dans son exploration des profondeurs de l’altérité religieuse » (p. 111). Le livre se termine par une réflexion portant sur l’ouverture d’une nouvelle étape, celle de la construction d’une spiritualité fondée sur le dialogue interreligieux (p. 147-215).
On se demandera en ouvrant ce livre pourquoi encore parler de « désert » dans ce contexte, et surtout de « désert de l’altérité » ? L’explication est limpide et l’on me permettra de citer ici longuement la justification qu’en présente l’auteur.
Certes, l’idéal monastique s’accompagne d’un exil, d’une mise en route vers un espace adéquat à la reprise du combat pour l’unité et la simplicité, et auquel on n’accède que si l’on renonce à ses repères les plus familiers. Initialement, le désert était ce lieu privilégié ; plus tard, en Europe, il prit la forme du monastère dans la forêt, sur la montagne ou dans la vallée. Aujourd’hui, le désert n’est ni un lieu géographique ni une structure ; le moine en dialogue propose de se retirer au coeur de l’altérité religieuse. La relation aux autres croyants se veut plus que jamais cet espace riche d’épreuves, de tentations et d’union au divin, un désert qui, sans forme particulière et sans éloigner le moine des activités des humains, est en définitive l’axe du Royaume à venir, là où toute communication devient communion. Il s’agit d’une orientation des plus originales du monachisme contemporain, qui repose sur une alliance inusitée entre dialogue et silence, ouverture à l’autre et intériorité (p. 22).
Le contenu de ce livre est basé sur une longue enquête qui a d’abord débouché en 1999 sur une thèse de doctorat en théologie présentée à l’Université de Montréal, qui a été nourrie par des séjours au Japon, en Inde et aux États-Unis et de nombreux contacts personnels. Par-delà la narration des faits et les discussions qui s’ensuivent, j’ai pour ma part été frappé par certains thèmes qui sous-tendent plus ou moins directement l’ouvrage et mériteraient plus ample réflexion : le thème du pèlerinage (p. 91), celui de la confrontation ludique (p. 93), celui du mariage (p. 76, 82-83), etc. Je ne retiendrai ici que celui de l’hospitalité dont on dit en p. 97 qu’elle est « fondatrice ». Ce dialogue de l’expérience religieuse « est avant tout une praxis, une pratique et un processus dont la pierre angulaire est l’intériorisation de la relation à l’autre, lequel est accueilli avec ce qui le caractérise du point de vue spirituel et religieux. Une telle relation devient, par sa nature même, une question vitale pour soi, faisant du dialogue un acte spirituel à part entière, fondé sur une démarche d’hospitalité qui engage l’existence de ceux qui s’y adonnent » (p. 16). « [U]ne hospitalité inédite à l’endroit des religions d’Asie », précise-t-on en p. 66. Un accueil de l’autre dans la tradition bénédictine, et non pas une simple négociation avec l’autre (cf. p. 70). Un accueil qui suppose que l’on est soi-même accueilli par l’autre (p. 97). L’accueil en soi de l’expérience de l’autre (p. 99).
On peut dire de l’hospitalité qu’elle est un rituel de transition (religieux aussi bien que séculier) où l’autre est accueilli en tant même qu’autre, est respecté dans sa différence, tout en permettant à celui qui reçoit de dire sa différence, sinon sa supériorité. Il s’agit non pas d’un rituel au singulier, mais de rites complexes, subtils, probablement susceptibles de multiples nuances d’une société à une autre, et qui ont encore été fort peu étudiés. L’hospitalité qui vient à l’esprit ici est sans doute celle des moines d’Occident, mais il y a en Orient des rites d’hospitalité différents qu’il faut situer dans un autre contexte social, et qui ont d’autres exigences et d’autres implications. On dit du rite de pūjā qu’il permet au dévot de recevoir la divinité ou même le Bouddha comme un hôte dans sa propre maison. Le maître de maison s’abaisse rituellement pour exalter la grandeur de l’hôte qu’il reçoit. Le paradoxe même du premier qui est le dernier et du dernier qui est le premier se comprend dans ce contexte. Mais, alors que l’enjeu fondamental de l’hospitalité consiste en stratégies propres à défier la menace que constitue l’altérité, on remarquera que ce livre en arrive également à suggérer que, pour faire ce dialogue spirituel, il faut « être véritablement un Asiatique » (p. 82). Ou à utiliser une image comme celle du mariage spirituel entre Orient et Occident (p. 76, 82-84), qui nous éloigne encore plus de ce que semblait proposer le thème de l’hospitalité. En tous cas, ce livre me paraît manquer d’une réflexion proprement anthropologique sur ce thème, et de façon plus générale sur les enjeux même de l’altérité, qui aiderait à interpréter ce qui se passe présentement autour de ces expériences spirituelles de dialogue interreligieux. Cela dit, je ne peux que recommander la lecture d’une étude qui comble déjà une lacune importante et prépare vraisemblablement d’autres contributions.