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La présente étude se situe dans le cadre d’une recherche plus vaste visant à établir une biographie exhaustive du cardinal Charles Journet. L’ouvrage de Guy Boissard cherche à développer de façon particulière les faits de la période 1939-1945, où l’abbé Charles Journet éleva la voix pour défendre, de manière vigoureuse et sans compromission, les principes et les droits auxquels doivent se référer toute réflexion et toute décision politiques.
Face à la politique de la « neutralité » posée par les autorités helvétiques durant la Deuxième Guerre mondiale et au refoulement de réfugiés en danger de mort, des citoyens suisses élèvent leur voix. Charles Journet est de ceux-là. Il combat fermement et sans relâche les totalitarismes qui enserraient la plus grande partie de l’Europe de son époque. Ami du philosophe français Jacques Maritain, professeur au Grand Séminaire de Fribourg, Journet, bravant la censure officielle et les réticences de la hiérarchie de son pays et de celle de Rome, prend courageusement position. Il va ainsi à l’encontre des visées officielles en s’opposant à l’horreur nazie et en se faisant le défenseur des droits de la personne humaine.
L’A. s’attarde longuement, dès le premier chapitre de son ouvrage, à l’origine de la pensée de Journet. Il parle, entre autres choses, des trois rencontres décisives qui ont marqué toute la vie du théologien. D’abord celle de la pensée de saint Thomas d’Aquin, sa philosophie de l’être et du vrai. À l’exemple de son maître, la vérité, pour lui, suit l’existence des choses. La vérité découle de l’être des choses. La vérité consistant en une parfaite adéquation entre l’esprit qui connaît et la chose connue. Celui qui saisit l’être — ou mieux, qui est saisi par l’être — et qui l’accepte tel qu’il est, dans un élan de curiosité et dans une attitude d’accueil, est forcément dans la vérité. Conséquence de cette position : l’esprit humain doit se vouer de toutes ses forces à la quête du vrai. Le vrai est coextensif à l’être. Et forcément, l’être implique, dans sa définition, la notion d’absolu.
La deuxième rencontre fut celle de Catherine de Sienne, une mystique engagée dans les affaires temporelles. Enfin, la troisième, et non la moindre, la rencontre de Jacques Maritain. La pensée politique de l’un est celle de l’autre. Les deux en veulent à cette thèse politique qu’ils combattront toute leur vie : « Chacun est à soi-même sa propre loi ». Ainsi, l’A. rappelle, dans ce premier chapitre, comment toute la notion politique de Journet est éclairée par la finalité supérieure de l’homme. Tant que cette notion n’aura pas été restaurée dans le monde, les nations seront en état de péché mortel, en état de haine et d’égoïsme. En ce sens, dit l’A., Maritain et Journet, en écho à l’enseignement de l’Église, parleront toute leur vie d’une politique éclairée par la finalité supérieure de l’être humain et subordonnée à cette dernière.
Entre le communisme et le fascisme, point de compromis. Dans les deux cas, l’État est considéré comme le bien suprême de l’homme. Pour le fascisme, en particulier, tout est dans l’État et rien d’humain ou de spirituel n’existe, et à plus forte raison n’a de valeur, hors de l’État. En ce sens, l’État fasciste est totalitaire. Tout comme le communisme que Journet combattra, mais dans un autre registre.
L’A. affirme que Journet a sans cesse pensé qu’au terme des conflits qui touchaient son époque, il faudrait une nouvelle solution pour la société, une solution qui serait affranchie à la fois des faux dogmes du fascisme et des chimères du communisme. En désaccord avec son évêque, Mgr Marius Besson, l’avenir donnera raison au philosophe et au théologien remarquable qu’il fut.
L’A. s’intéresse ensuite particulièrement à la neutralité politique (?) de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale. Il interroge les autorités de son pays sur son type de neutralité, particulièrement sur les liens entre la Suisse et l’Allemagne nazie dans le commerce des armes et l’accueil des réfugiés. Il est clair, selon lui, que les peuples, surtout s’ils sont petits, qui font passer le souci de leurs intérêts économiques avant celui de leur vocation spirituelle, sont d’avance perdus pour l’histoire.
L’A. rappelle plusieurs fois dans son ouvrage que l’abbé Journet n’a jamais dissocié morale et politique. C’est dans la revue Nova et Vetera qu’il fera circuler sa doctrine sociale. Il est important, en ces temps de confusion, que les principes du droit humain et du droit chrétien, qui sont les assises de tout ordre politique ancien et nouveau, soient bien connus et appliqués.
Dans le troisième chapitre du volume, l’A s’attarde longuement aux différends qui l’opposent à son évêque. Dans une longue correspondance entre les deux hommes, l’A. rapporte plusieurs fois, sous différentes formes, la position défendue par le professeur de Fribourg. C’est un devoir divin pour l’Église de protester, tant qu’elle peut élever la voix, partout où, fût-ce par raison d’État, l’on tue injustement un homme, qu’il soit saint ou pécheur, catholique, protestant, juif ou musulman, croyant ou incroyant, chrétien ou communiste ; partout où l’on massacre des invalides, extermine des populations, déporte des petits enfants ; partout où l’on torture pour arracher des aveux ; partout où l’on vole à un homme son légitime trésor, que cet homme soit croyant, juif ou communiste ; partout où le droit naturel et le droit des gens et le droit tout court sont foulés aux pieds, l’Église est elle-même blessée dans sa catholicité et son rayonnement.
À Genève, rapporte l’A., on vient l’entendre de partout au sanctuaire du Sacré-Coeur. On l’accuse de faire de la politique en chaire, mais Journet, en fait, ne fait que commenter les encycliques sociales de l’Église. À l’écoute de ce message prophétique et d’une étonnante lucidité, Charles Journet, inspiré par l’Humanisme intégral de Maritain, pense à une « troisième voie » qui permettra d’éviter qu’au sortir des horreurs du nazisme et des terreurs du communisme, le monde ne se jette dans les machines à broyer d’un néolibéralisme impitoyable. Eh bien… c’est fait !
Les chapitres suivants laissent une grande place à l’accueil des réfugiés et des Juifs, aux centaines de personnes que le futur cardinal rencontrera, privément, dans sa petite chambre de Genève, lors de son passage pour l’Eucharistie du dimanche, tout particulièrement aux jeunes qui occuperont tout son temps, au terme de sa vie.
Son espoir : préparer le nouveau monde de paix, dans une société qui a oublié Dieu. La société de son époque — que dirait-il de la nôtre ? — souffre d’une grave crise spirituelle. Elle pense en athée, ce qui la conduit à nier toute règle de moralité universelle en vie sociale et internationale. Cela va jusqu’à la méconnaissance et l’oubli de la loi naturelle, laquelle trouve son fondement en Dieu.
L’A. décrit bien ici le point de vue de Journet. Ce dernier fonde son opposition de deux ordres de société sur une saine distinction entre spirituel et temporel : l’existence des deux ordres de société, la société surnaturelle ou spirituelle qui est la part directe de Dieu, et la société naturelle ou temporelle, qui est la part de César. Il faut admettre que chacun des ordres de société est souverain dans son domaine, mais que celui qui regarde la fin naturelle de l’être humain doit prendre en compte les orientations dictées par sa finalité surnaturelle. Le chrétien d’aujourd’hui reconnaît la dualité de l’Église-État et par conséquent le rôle primordial de César, pourvu que celui-ci sache subordonner les fins temporelles aux fins éternelles. Celles-ci sont attachées à la personne humaine dont les droits ont pour source la nature et non l’État. Par conséquent, la politique doit être foncièrement humaine, c’est-à-dire qu’elle doit s’inspirer, qu’elle doit s’imprégner de la dignité de la personne humaine qui est, dans son ordre, son ultime référence.
Le livre se termine sur un chapitre qui vaut à lui seul sa lecture. L’A. y parle d’une spiritualité vécue dans le tragique du quotidien de Journet, de l’être qui fut à la fois un contemplatif, un homme saisi par le mystère, un homme entièrement présent au monde, un homme confronté au mystère du mal. Enfin, un homme qui n’a pas eu peur de présenter « la solution chrétienne », rivé sur l’espérance de la Résurrection.
Un livre exceptionnel !