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Les travaux de Philippe Meirieu, philosophe et spécialiste des questions d’éducation, constituent aujourd’hui des références incontournables. La preuve nous en est encore fournie avec ce tout petit livre dans lequel il nous convie à faire le point sur la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. Formulée pour la première fois en septembre 1924, puis redéfinie en novembre 1959, pour finalement être adoptée trente ans plus tard, soit le 20 novembre 1989, par l’Assemblée générale des Nations Unies, cette Convention, constituée de 54 articles, est le fruit d’une longue histoire que l’on peut certes inscrire dans la filiation de Montaigne et de Rousseau, mais qui remonte en réalité au début des années 1920, à l’initiative d’un certain « Janusz Korczak qui réclama pour la première fois à la Société des Nations une “Charte pour la protection des enfants” » (p. 5).

À l’origine, Meirieu rappelle que ladite Convention se voulait, conformément aux voeux exprimés par Korczak lui-même, un plaidoyer en faveur de « la spécificité de l’enfance » face au « réductionnisme » de l’époque (p. 8-12). Mais, au-delà de ce souci de reconnaissance et du respect de l’enfant comme un être radicalement autre, « irréductible à la vision d’un adulte en miniature », la déclaration des droits de l’enfant est aussi un texte qui remet en cause le modèle traditionnel de l’hégémonie de l’adulte sur l’enfant, ceci en vertu du fait que ce dernier est, au même titre que l’adulte, « un être de raison » — bien qu’à un degré différent —, donc aussi radicalement même. Est-ce à dire pour autant, aux yeux de ses rédacteurs, que l’adulte doive « abdiquer de ses prérogatives spécifiques » ? Non, répond Meirieu. Seulement, en concevant l’acte pédagogique comme « rencontre » de l’inattendu et « résistance » de l’enfant, il se doit de quitter « le registre du troc pour celui de la promesse ». Admettre comme vecteur de l’éducation cette double règle d’insurrection, c’est, dit-il, loin de la fatalité de l’abstention et de la démission, le meilleur moyen d’éviter de confondre action (praxis) et fabrication (poiêsis), et ainsi « transmettre sans conformer ». Car, de rappeler Meirieu, « nous ne pouvons fabriquer personne […] sauf à nous vouer et à vouer l’autre au malheur » : Pygmalion, Pinocchio, le Golem et le docteur Frankenstein sont à ses yeux de belles illustrations de cette rêverie tirée du roman et des films de science-fiction (p. 7, 12-23).

Qu’à cela ne tienne, le mouvement pédagogique initié par J. Korczak, et qui trouvera son expression à travers le texte de la Convention internationale des droits de l’enfant, tant par les questions qu’il soulève et les polémiques qu’il ne cesse d’engendrer, « est loin de faire l’unanimité » (p. 7). Poursuivant son analyse, P. Meirieu souligne que les objections qui lui sont adressées peuvent être formulées de la manière suivante : « […] le seul véritable droit de l’enfant est le droit […] à recevoir une éducation que seuls des adultes […] peuvent lui donner » (p. 23). On entend bien, à la lumière de cette affirmation, qu’aux yeux de ses critiques la Convention jouerait sur deux plans qui sont en réalité diamétralement opposés : d’une part elle stipule « la nécessité de protéger l’enfant » (Préambule de la Convention), d’autre part elle insiste sur son « droit à la liberté d’expression » (articles 13-1 et 14-1). En somme, à leurs yeux, les droits de l’enfant auraient ouvert la porte à « l’univers de “l’enfant-roi” » et conduit à la démission des adultes face à « l’exigence éducative » (p. 24 et 25). Cette objection, à n’en pas douter, est sérieuse, et d’après Meirieu elle trouve en Hannah Arendt son « meilleur soutien argumentaire ». Inutile de rappeler ici même dans les détails la position adoptée par H. Arendt dans son essai consacré à « La crise de l’éducation » (voir à ce sujet le condensé de Meirieu, p. 26-28). Tous s’accordent avec elle sur le devoir des adultes de protéger les enfants, de les introduire progressivement à la vie publique et de les éduquer à l’exercice de la vie citoyenne. Là n’est pas, d’après Meirieu, l’enjeu essentiel du débat. À l’en croire, la principale pomme de discorde entourant le texte de la Convention sur les droits de l’enfant porte plutôt sur les conditions de cette préparation et le type d’éducation susceptible de mieux répondre à une telle exigence. Sur ce plan s’opposent, d’un côté les inconditionnels de l’autorité et de la discipline, de l’autre les défenseurs de la liberté et du jeu (p. 29). Comparant d’autres articles clés de la Convention (art. 5, 6, 12, 28 et 29), Meirieu en déduit que ses auteurs ne se positionnent ni du côté des partisans de l’autorité ni du côté des promoteurs du libre arbitre. Non seulement la Convention s’inscrit-elle à rebours de tout unilatéralisme, mais elle ne fait nullement référence à un formalisme juridique ou à des « droits positifs ». D’après Meirieu, elle insiste tout simplement sur la nécessité d’articuler autant que faire se peut autorité et liberté, intelligence et geste, savoir et faire, d’une manière qui soit digne et des exigences du monde, et de la personnalité de l’enfant ; autrement dit le texte de la Convention en appellerait davantage au devoir moral des adultes de « former les enfants à [leurs] droits par [l’]exercice même [de ces droits] ». Ce qui revient selon lui à prendre clairement parti pour le pédagogue contre le philosophe (p. 30-33, 36-37).

On voit bien par cette analyse où veut nous conduire P. Meirieu. Si la tentation non directive est aujourd’hui abandonnée, l’éducation par la soumission se doit également d’être reconsidérée au regard du développement de l’enfant dont le « désir […] est la limite de ma volonté » (p. 34). Certes, ai-je la lourde responsabilité de lui enseigner et de lui transmettre ce qu’il y a de meilleur. Or si ma volonté sur ce point se doit de rester intacte, « elle ne peut rien si elle ne s’engrène pas sur [son] désir » (p. 35). « Position intenable », si intenable qu’elle faisait dire à Freud que l’éducation est un « métier impossible » ; situation difficile, mais « la seule qui s’inscrive dans la tension même de la relation éducative » (ibid.). Et l’auteur d’insister en terminant sur la nécessité de se donner les moyens d’affronter les apories théoriques de la Convention, notamment par la mise en place d’un véritable « dispositif pédagogique » de médiation et d’échange (textes, tâches, projets, exercices) capable de prévenir que la rencontre avec l’autre ne devienne l’épreuve d’une confrontation. C’est ce qu’il appelle « l’anticipation raisonnée » (p. 36 et 39). Mais pour qu’un tel dispositif soit réellement efficace, plusieurs conditions doivent être réunies (p. 40-44) : 1) le droit pour les enfants de vivre et d’apprendre dans un lieu à l’écart de tout danger et de toute violence ; 2) le droit de pouvoir compter sur la présence permanente d’un maître capable de prévenir « l’autogestion pédagogique » et d’assurer l’autonomie et l’égalité de tous ; 3) en outre, le droit pour tout enfant d’accéder à un « jardin de culture », c’est-à-dire de pouvoir bénéficier au maximum des oeuvres héritées de l’histoire et du passé ; 4) enfin, conformément à l’article 7 de la Convention, le droit d’avoir un nom, lequel confère à l’enfant son identité. Telle n’est-elle pas d’ailleurs, demande Meirieu, la vraie signification de tout l’arsenal suggéré par le texte de la Convention internationale sur les droits de l’enfant : faire en sorte « que chaque enfant puisse, un jour, signer sa propre vie » (p. 46) ?

Il y aurait sans doute plusieurs choses à dire du jugement porté par P. Meirieu sur le texte de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. Pour parler franchement, je n’ai pas la prétention de rivaliser avec sa vaste expérience et ses connaissances approfondies en matière de pédagogie et d’éducation. Néanmoins, s’agissant de sa petite synthèse, à tous égards excellente, ce qui surprend, c’est tout d’abord sa lecture du texte de la Convention comme une préférence exprimée pour le pédagogue contre le philosophe. Sauf à considérer que le philosophe ne procède pas du même niveau épistémique que le pédagogue ou qu’il fasse peu de cas de facteurs qui ne relèvent pas de l’univers où son génie est captif, cette lecture ne me paraît pas claire du tout. Si seulement Meirieu s’était demandé en quoi le sujet abordé appelle la confrontation de principes, de concepts et de modes de problématisation divers et variés, il aurait très certainement admis l’apport de la philosophie à sa meilleure compréhension. D’autre part, que je sache, Kant, qu’il ne cite d’ailleurs que très imparfaitement (p. 32), de même qu’Arendt, qu’il approuve sur certains points mais qu’il finit par ranger très vite dans le camp des conservateurs, ne sont pas aussi catégoriques et autoritaires qu’il le prétend ; bien au contraire, pour Kant comme pour Arendt tout le problème de l’éducation peut se résumer à cette question : « Comment unir la contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté » ? J’entends bien le volontarisme de Meirieu, son discours plein de générosité et de bonnes intentions, son plaidoyer pour une « conception ouverte de la pédagogie » (p. 43). Pour autant, est-il besoin de lui rappeler que cela seul ne pourra jamais résoudre « miraculeusement toutes les questions […] pédagogiques et ne supprimera en rien ni la nécessité d’une [réflexion plus poussée sur le] métier d’enseignant ni celle d’un approfondissement systématique de la dimension didactique » (p. 44) ? En fait, mon argument tient à ceci : c’est qu’à travers la question des droits de l’enfant, se pose à mon sens une autre question, tout aussi fondamentale, la question du sens. Et comme plusieurs je reste persuadé que la réponse à cette question varie selon que l’on a ou non intégré à la réflexion le travail du philosophe. Ceci n’est pas une boutade, bien au contraire. Je ne dis pas que le philosophe détient le dernier mot en matière d’éducation. Il faut bien se garder de ce genre de prétention digne des grandes coteries. Je dis seulement qu’on aurait tort de négliger son apport à ce domaine sous le seul prétexte qu’il s’en tiendrait à mille lieues.

Du reste, quand on considère la pauvreté, la malnutrition, les conditions de vie insalubres et précaires, l’exploitation et le manque de scolarisation d’un grand nombre de petits enfants à travers le monde (p. 6) ; quand on voit qu’un pays comme le Congo n’a plus les moyens de soutenir son système d’éducation ; enfin, quand on mesure l’ampleur de la vague réactionnaire qui inonde l’école et le monde de l’enfance depuis quelques années, laissant place parfois à des idées d’un autre temps qui n’ont absolument rien à voir avec la tradition et la culture, on ne peut qu’applaudir haut et fort les instigateurs de la Convention sur les droits de l’enfant et se dire, à l’instar de P. Meirieu, que c’est « un texte absolument essentiel » (p. 7). Toutefois, je serais aussitôt porté à nuancer quelque peu cet enthousiasme. P. Meirieu a sans doute raison d’affirmer que la Convention internationale des droits de l’enfant n’a pas véritablement force de loi, puisqu’elle reste dépendante de la bonne volonté des pays signataires. (Soit dit en passant, parmi tous les pays siégeant à l’ONU, seuls les États-Unis et la Somalie ne l’ont pas entérinée.) Mais n’est-ce pas là justement tout le fond de la controverse qu’elle suscite, plus précisément de laisser libre cours à toutes sortes d’interprétations contraires à son esprit ? À mon sens, l’essentiel n’est pas tant de savoir si la Convention va ou non dans le sens d’une fixation de points de repère normatifs, mais de se demander si les valeurs démocratiques qui s’y déploient ne sont pas en partie la cause de certains dérapages actuels susceptibles d’en annoncer d’autres. Nombreux sont ceux qui se sont déjà penchés sur ce dilemme. Et quand bien même je ne partage pas entièrement l’ensemble des points de vue des uns et des autres[1], il me semble néanmoins que leur crainte exprime une vraie préoccupation, qui touche à la valeur et aux limites de la Convention.

Nous voilà placés en tant qu’adultes dans une relation contractuelle avec des enfants, alors que, dans les faits, ils ne sont pas encore citoyens à part entière. Toute la difficulté est là. Comment dès lors aborder la reconnaissance pleine et entière du statut de l’enfant sans négliger toute la dimension éthique nécessaire à son déploiement ? Certains me trouveront sans complaisance, voire même brutal, mais je persiste à penser que, sur ce point précis, l’argumentaire de P. Meirieu n’est pas seulement incomplet, il manque aussi de vérité, trop centré qu’il est sur la relation contractuelle entre l’adulte et l’enfant.