Résumés
Résumé
Le bien-fondé de l’herméneutique d’Augustin dans son De doctrina christiana est d’ordre communautaire, plus qu’épistémologique. Occasion d’enseigner et d’apprendre, de se parler et de s’entendre, l’activité herméneutique se révèle toute désignée à la pratique de la charité ; les médiations humaines qu’elle met en jeu, et qu’elle structure à l’intérieur d’un certain cadre éthique, sont propres à affermir les liens communautaires. Le De doctrina christiana veut promouvoir la double économie du sens et de l’amour. Il s’y essaie d’une manière originale, qui trouve à se refléter et à se synthétiser dans son prologue, comme je me propose de le démontrer.
Abstract
The essence of the hermeneutics of Augustine lays the foundation in his De doctrina christiana is more communitarian than epistemological. Providing an opportunity for teaching and learning, for discussing and understanding, hermeneutic activity shows itself to be an ideal moment for the practice of charity ; the human mediation which it brings into play and frames within a certain ethical structure hold the power to strengthen communal bonds. De doctrina christiana seeks to promote this double economy of meaning and love. This attempt is made in an original manner, which, as I shall argue, finds its reflection and synthesis in the prologue.
Corps de l’article
[…] cum dando et accipiendo inter se hominum societas connectatur[1] […].
Il y a une dynamique des noeuds : ça ne sert à rien, mais ça serre[2].
N’approche pas l’Écriture qui veut, ni n’importe comment : l’interprétation sacrée est cérémonieuse, et ses procédés protocolaires préparent et diffèrent tout à la fois le contact avec le message inspiré. L’enjeu de l’interprétation est assez important, en l’occurrence, pour qu’elle se conforme à certaines règles, et que ces règles, à leur tour, fassent l’objet de justifications préliminaires. Mais les justifications dont s’entoure l’herméneutique du De doctrina christiana[3] ne prétendent nullement garantir l’accès direct à la vérité, comme les programmes fondateurs à l’enseigne de la modernité tendent à le promettre ; elles ne visent pas à asseoir la méthode qui permettrait, par une stricte économie de moyens ou par le pouvoir d’une raison bien guidée, le frayage aux « choses mêmes ». Au contraire, ce qu’elles veulent légitimer et promouvoir, d’entrée de jeu, ce sont les médiations humaines qui président et donnent sens à la quête de la vérité, sinon à la vérité elle-même, en tant que la vérité qui s’annonce ici coïncide avec son annonce, son partage, en somme avec le mouvement charitable de donation dont elle est l’occasion[4].
C’est ce qui ressortira de l’analyse du prologue qu’on se propose de conduire dans le cadre de ce développement, où on prendra également en compte des considérations plus générales sur l’herméneutique augustinienne, empruntées au livre premier, de telle manière à reconnaître le motif qui unit ce discours préliminaire avec le discours auquel il pave la voie. Notons-le d’emblée : dans la mesure où il décrit une conception de la vérité qui coïncide avec son annonce, ce motif unificateur est directement conditionné par l’économie du texte d’Augustin, par la structure de son énonciation. Et à commencer par la forme annonciatrice de son prologue, cette parole d’avant la parole qui veut médiatiser l’accès à des règles ayant pour fonction de régir l’accès à un autre texte, l’Écriture, texte faisant lui-même office de médiation au regard de la volonté de Dieu. Que la vérité divine gagne à être annoncée et désirée, entendue et attendue, on en reconnaîtra donc un premier indice dans l’étagement formel de l’économie du DDC.
I. Le sens en partage : les médiations humaines
Pour l’essentiel, l’argumentation du prologue veut parer aux objections de ceux, illuministes ou charismatiques[5], qui prétendent comprendre l’Écriture « sans avoir d’homme pour guide » (P, 1, 5) et « sans le secours d’aucune règle » (P, 1, 8). À ceux-là, Augustin répond, d’entrée de jeu, que la grâce ne suffit pas, que les règles d’interprétation sont nécessaires, sinon à tous les hommes, du moins à la très grande majorité d’entre eux. Cette contrainte dérive de la nécessité, cette fois incontestablement universelle, des médiations humaines. Car nul ne peut prétendre de bonne foi se dispenser du secours d’autrui. La condition déchue de l’homme, en le confinant à un régime d’extériorité, lui interdit le rapport direct à Dieu et l’oblige à entrer en dialogue avec Lui « par l’entremise de l’homme » (per hominem), suivant la locution accusative qui scande tout le prologue[6]. Les cas spectaculaires d’Antoine (P, 1, 4), moine analphabète qui retint de mémoire les Écritures, et de Paul (P, 1, 6), qui fut instruit par la voix divine, ne contredisent pas ce constat defait : ils montrent seulement, à condition qu’on admette d’abord la véracité de tels récits, ce qu’Augustin ne fait pas sans émettre quelques réserves[7], que, si le contact du sujet avec la sainte parole semble parfois s’établir sans le truchement d’aucune autorité humaine, ce contact n’est toutefois rendu possible, préparé ou achevé, que par des rapports médiatisés ; ainsi d’Antoine qui dut apprendre sa langue par imitation, et de Paul qui dut s’en remettre à un ministre pour recevoir les sacrements qui allaient consacrer sa nouvelle vie de prêcheur.
Les médiations sont donc le fait de l’homme, de tout homme. Elles lui échoient comme un partage, son partage, comme l’espace de la différence consommant l’unité fissurée par la Chute. Elles qualifient sa situation en tant qu’il appartient à la descendance d’Adam, qu’il est déterminé par la longue et universelle généalogie du péché originel. Elles introduisent dans son existence le risque d’erreur et d’errance inhérent à toute distance à parcourir, à toute étape à franchir. Dès lors que l’immédiateté n’est plus, il faut passer par le sensible pour atteindre l’intelligible, par le temps pour entrevoir l’éternité[8]. Il faut se soumettre aux exigences de la communication, s’astreindre à l’apprentissage de la langue, sinon d’une multitude de langues aliénées les unes des autres par Babel[9]. Partout, dans tous les domaines de l’existence, en tant que l’existence depuis le péché d’Adam renvoie nécessairement à un réseau de rapports humains en interdépendance, à un « être-dans-le-péché commun[10] », il faut miser sur autrui, faire confiance, comme on fait pari, à l’authenticité de son témoignage. Si la vérité réside toujours à l’intérieur de soi, comme l’enseigne le De magistro, son accessibilité est conditionnelle à un long cheminement personnel, que croise en tous points, jusqu’à s’y unir, celui du prochain, ce que démontre par ailleurs le réseau de rencontres et de relations dans lequel s’inscrit le parcours des Confessions.
L’exemple paradigmatique dont se sert Augustin pour illustrer le caractère nécessaire et universel des médiations humaines, et de là légitimer son entreprise herméneutique, est l’apprentissage des langues, maternelle ou étrangères, prémisse essentielle à toute forme de compréhension : « […] chacun de nous, dès sa tendre enfance, a appris sa propre langue à force de l’entendre, et […] il en a acquis une autre, le grec ou l’hébreu, ou toute autre langue, de la même manière, soit en l’entendant, soit sous la direction d’un maître » (P, 1, 5). De même que tout enfant doit se plier à la tutelle ou à l’imitation d’un locuteur aîné pour assimiler sa langue, tout individu, sauf quelques rares exceptions, doit recourir à l’autorité de règles pour aborder l’Écriture, à plus forte raison ses passages difficiles. La tâche herméneutique prolonge analogiquement l’enseignement élémentaire des rudiments du langage, et Augustin exégète poursuit l’oeuvre du grammatista, de l’instituteur :
Qui lit à un auditoire les lettres de l’alphabet énonce, bien sûr, des lettres qu’il connaît ; celui en revanche qui transmet l’alphabet lui-même le fait pour que d’autres, à leur tour, sachent lire ; chacun cependant communique ce qu’il a reçu. Ainsi en est-il de celui qui expose à un auditoire ce qu’il comprend dans les Écritures : il énonce en quelque sorte les lettres qu’il connaît à la manière d’un lecteur. Mais celui qui enseigne comment comprendre ressemble à celui qui transmet l’alphabet, c’est-à-dire à celui qui enseigne comment lire (P, 1, 9).
Sous cet angle, l’interprétation, la tractatio Scripturarum comme la désigne Augustin, est bel et bien une tractatio, un traitement[11] : elle supplée la finitude de l’homme, que l’action de la grâce ne dispense pas d’apprendre au contact des autres. Elle est moins une panacée, qui promettrait de pallier toutes les difficultés de l’Écriture et d’égaler en transparence la connaissance directe de la sainte parole, qu’un expédient, une mesure limitée, réaliste donc, devant s’inscrire dans le plus vaste programme de l’économie du salut, de cette dispensatio temporalis dont il jette les fondements au livre premier.
Mais — et ce renversement est décisif, il pointe vers le pôle anthropologique de l’herméneutique augustinienne — la nécessité des médiations dont témoignent exemplairement les règles d’interprétation n’a pas qu’une valeur négative, tant s’en faut : Augustin accentue même les caractères nobles et bénéfiques des médiations humaines de la connaissance, en l’assimilant à un privilège de Dieu accordé aux hommes et pour les hommes : « Tout cela, bien sûr, pouvait être fait par un ange, mais la condition humaine se trouverait rabaissée, si Dieu semblait ne pas vouloir adresser sa parole aux hommes par l’entremise des hommes [per homines hominibus] » (P, 1, 6). Il entre dans les desseins de Dieu que l’homme apprenne de l’homme. Loin d’être condamnable, cette situation est souhaitable. Car la richesse de la relation pédagogique ne s’évalue pas, du moins pas seulement ni prioritairement, au degré de connaissance transmise : enseigner ou apprendre, donner ou recevoir le savoir, transiger le sens en somme, c’est s’ouvrir à l’autre et, dans l’ouverture ainsi créée, nouer les liens d’une communauté de coeur tout autant que d’esprit : « […] l’amour lui-même, qui s’attache les hommes et les lie entre eux par le noeud de l’unité, n’aurait pas accès auprès des esprits pour qu’ils communiquent entre eux et se fondent pour ainsi dire ensemble, si les hommes n’apprenaient rien par l’entremise des hommes » (P, 1, 6).
La médiation de l’enseignement, celui qu’on donne comme celui qu’on reçoit, représente plus qu’une analogie définitoire et légitimatrice du projet herméneutique du DDC : elle est l’activité, la transaction, à la faveur de laquelle s’opère la charité. En un mot, elle est exercice de la charité — plus encore : elle est la charité même, en tant que la charité se définit en tant que rapport et ouverture à l’autre, être-avec, être-médiat. Cette relation à l’autre, instituée et toujours renouvelée par l’enseignement, en conjoignant les coeurs et les esprits, « fonde » la communauté des hommes et assure l’unité du « temple humain » (P, 1, 6). L’herméneutique augustinienne fait non seulement figure d’enseignement, mais aussi, par là même, de charité : elle cimente le groupe et solidarise le sujet, en amont à un maître, en aval à un disciple. Les premières lignes du prologue, qui donnent l’orientation générale de l’ouvrage, tressent d’ailleurs étroitement la relation à l’autre, maître ou disciple, dans la trame de l’herméneutique : à ceux qui suivent convenablement les règles d’interprétation, Augustin promet en effet qu’ils pourront « progresser non seulement en lisant d’autres commentateurs, qui ont élucidé des points obscurs des Lettres divines, mais encore en les élucidant eux-mêmes pour d’autres[12] » (P, 1, 1, nous soulignons). Fait très significatif, à ces premières lignes répond en termes presque identiques la dernière phrase du traité, où l’auteur résume l’objectif qui était sien d’exposer « ce que doit être celui qui s’attache à travailler à l’étude de la saine doctrine, c’est-à-dire la doctrine chrétienne, non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres […] » (IV, 31, 64, nous soulignons). De l’incipit à l’excipit, le DDC surdétermine donc l’inscription sociale et chrétienne de l’herméneutique en la définissant à la conjonction, ou comme la conjonction même de l’interprétation et de l’enseignement. Ce faisant, il fait de la socialité et de la charité une condition de la textualité et, réciproquement, comme on le verra, de la textualité une condition de la socialité et de la charité.
Envisagées dans cette perspective, les médiations apparaissent d’autant moins tragiques, et même d’autant plus souhaitables, qu’elles proposent à l’homme une voie d’imitation du Christ — de celui-là même qui s’est fait l’intercesseur, le médiateur, entre l’humanité et Dieu. Elles trouvent leur source de légitimation, et même de promotion, dans une économie du salut fondée sur l’incarnation[13]. Le Christ est venu sur terre « pour réconcilier ceux qui étaient éloignés, pour réunir ceux qui étaient séparés[14] », aussi les hommes sont-ils invités à suivre son exemple et à se lier « entre eux par le noeud de l’unité ». Et sans doute le meilleur moyen pour y parvenir, comme le suggère Augustin, n’est-il pas différent de celui employé par le Christ : il consiste à enseigner, à accepter sans orgueil de transmettre ou de recevoir le savoir. Du fait, en enseignant, en s’enseignant les uns les autres, et en puisant dans l’interprétation de l’Écriture le principe de renouvellement infini de cet enseignement, infiniment générateur d’amour, les hommes actualisent la mémoire de la médiation rédemptrice du Christ. C’est d’ailleurs par l’imitation du Christ qu’ils peuvent racheter leur appartenance naturelle à la race d’Adam[15] : qu’ils peuvent racheter cette appartenance, cela signifie qu’ils ont la possibilité de tirer profit de leur condition malheureuse, de faire de nécessité vertu, vertu humaine et chrétienne. Telle est bien la possibilité que leur offre, de manière exemplaire, l’activité interprétative, dans la mesure où elle leur permet de combler un tant soit peu la distance qui les sépare de Dieu, de racheter au moins partiellement l’infirmité des médiations et de l’éloignement, en échangeant les signes de l’Écriture contre son sens salvifique. Les hommes tirent profit de cette transaction : dans l’éternité dont elle révèle la promesse, bien sûr, mais aussi, plus immédiatement, dans la prime de jouissance dont le contact même avec l’autre est la source.
II. Amour du sens et sens de l’amour : l’économie herméneutique du don
L’herméneutique augustinienne, on le constate, ne saurait se réduire à un simple guide d’initiation ou de bonne lecture biblique. À moins bien sûr qu’on ne restitue à l’activité de la lecture, coextensive à l’enseignement, comme le sont les autres activités herméneutiques, telles que l’explication de texte, la discussion, la prédication et même la prière[16], le sens et l’importance principiels qu’elle recouvre dans le DDC : ceux d’un partage et d’un don prenant prétexte de l’Écriture. L’étymologie latine de l’« interprétation » est d’ailleurs consonante avec les déterminations de cette herméneutique charitable ou, si l’on préfère, de cette charité herméneutique, dont la force cohésive rapproche, unit les hommes « entre eux par le noeud de l’unité » et la proximité du sens : l’interpretare renvoie en effet à la relation (inter) de mutuel endettement (pretare), à l’état d’être proche (praesto) et à celui d’être présent (praesto esse[17]). Les médiations du sens, auxquelles préside l’herméneutique, et les médiations de l’amour, qui relèvent de la charité, décrivent une série de rapports, d’échanges, de transactions et de tractationes interprétables en termes économiques. L’herméneutique et la charité, telles que le prologue les imbrique déjà étroitement l’une dans l’autre, procèdent d’une même économie de partage et de (re)distribution ; elles composent à elles deux, au-delà de leur nature à première vue dissemblable, une seule et unique structure. Cette structure, qu’Augustin articule au livre premier du DDC, transgresse les frontières du texte et du hors-texte : elle greffe la charité à l’interprétation et l’interprétation à l’économie du salut. Augustin en énonce, une première fois, en s’appuyant sur des versets de Jean et de Paul, la loi générale :
Nul au demeurant ne doit considérer quoi que ce soit comme son bien propre, sauf peut-être le mensonge. Car toute vérité vient de celui qui a dit : « Je suis la Vérité ». Qu’avons-nous en effet que nous n’ayons reçu ? Et si nous l’avons reçu, pourquoi nous en glorifier, comme si nous ne l’avions pas reçu (P, 1, 8) ?
La vérité, ce savoir divin dont il s’agit ici de justifier et de promouvoir la médiation, n’appartient proprement à personne ; comme n’importe quel autre bien, on ne peut la recevoir que sur ce mode paradoxal de réception qui est toujours déjà (re)transmission. Augustin réaffirme la vérité de cette vérité dès les premières lignes du livre premier :
Tout bien, en effet, dont on ne se prive pas soi-même en le donnant, tant qu’on le possède sans le donner, n’est pas encore possédé comme il doit être possédé. Le Seigneur a dit : « On donnera à celui qui a ». Il donnera donc à ceux qui ont, c’est-à-dire que pour ceux qui font un généreux usage de ce qu’ils ont reçu, il accroîtra et multipliera ses dons (I, 1, 1).
Le sens divin émerge ainsi au passage, comme le passage que fraye, entre soi et son prochain, le geste de son partage ; la vérité que l’interprète puise dans l’Écriture doit sans cesse être médiatisée, réinvestie dans la communauté, pour advenir et se réaliser en tant que sens, c’est-à-dire, en même temps, en tant qu’amour, sous la forme de l’action charitable. Cette concrétisation du sens dans l’action charitable n’entraîne toutefois pas la discréditation de l’activité herméneutique, pas plus que sa subordination à ce qu’on pourrait concevoir comme une praxis de la charité qui s’exercerait hors de l’espace textuel : car, dans la mesure même où elle est une occasion privilégiée d’échange et de partage, comme le montre efficacement la communion fraternelle qui s’établit à la faveur de l’enseignement, l’activité herméneutique est déjà charité.
Une telle activité n’est-elle, pour autant, que charité ? Ne s’articule-t-elle pas au texte biblique, comme on serait en mesure de s’y attendre naturellement de toute méthode interprétative, pour en tirer ce qu’on appellerait, en langage moderne, un « gain informatif » ? Son objectif avoué ne consiste-t-il pas à élucider « les points obscurs des lettres divines » (diuinarum litterarum operta [P, 1, 1]), à en dissiper et résoudre les « ambiguïtés » (ambigua scripturarum [III, 1, 1]) ? Les règles que formule le DDC — il serait hardi d’affirmer le contraire — répondent bel et bien à cet objectif. Et elles y répondent efficacement, si on se fie aux résultats probants auxquels elles conduisent dans l’oeuvre exégétique d’Augustin ou plus généralement dans l’histoire du commentaire médiéval, sur laquelle elles ont exercé une durable et fructueuse influence. Elles ne génèrent donc pas que de l’amour, mais également du sens, ce sens à éclaircir qu’elles prennent indéniablement pour horizon épistémologique. Mais, à bien y regarder, cet horizon ne découvre jamais, fondamentalement, que le même message, le même thème, certes modulable en une infinité virtuelle de variations, mais radicalement inaltérable quant à sa signification ; il ne laisse jamais apparaître que ce commandement : le double précepte de charité énoncé en Mt 22,37-39, qui « contien[t] toute la Loi et tous les prophètes » : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même » (I, 26, 27). S’appuyant sur d’autres références scripturaires (1 Tm 1,5 ; Rm 13,10), Augustin conclut dans le même sens que l’amour est la fin et la plénitude de la loi (I, 26, 27 ; I, 35, 39). C’est pourquoi il érige le double précepte de charité en règle de foi (regula fidei) et le place au fondement de son herméneutique, comme un principe de « réduction synthétique[18] » universalisable à tout passage. Ce principe, nécessairement, infléchit l’interprétation vers une résolution charitable, quand il ne s’y substitue pas complètement, dans les cas où elle n’arrive pas à dégager l’intention de l’auteur avec assez d’évidence[19]. De cette manière, si le sens frustre l’interprétation, s’il oppose une résistance tenace à sa tractatio, la charité sera au moins sauve.
C’est là l’essentiel : affirmer, ou réaffirmer, la charité. L’herméneutique augustinienne, dans la mesure où elle est déterminée a priori par le principe de charité, ne vise pas d’autre but. Aussi son inuentio n’est-elle jamais une découverte au sens strict du mot — à supposer bien sûr qu’une découverte tout à fait originaire soit une chose envisageable[20] — mais plutôt une reconnaissance, la confirmation textuelle de ce que l’interprète aura conçu, d’entrée de jeu, comme une prémisse doctrinale incontestable : la charité. Les conclusions auxquelles il arrive répètent et affermissent seulement le précepte d’où il était parti. Ce qu’il peut trouver d’autre (idiomatismes linguistiques, métaphoriques, culturels, etc.) n’a qu’un statut secondaire ou dérivé : cet autre ne saurait altérer la mêmeté du message divin qu’il est invité à reconnaître d’une analyse à l’autre. Le caractère circulaire de cette stratégie interprétative, en tant qu’elle se traduit structurellement comme une reproduction infinie du même texte[21], est bien réel. Le cercle qu’elle décrit n’est cependant pas vicieux, mais vertueux. Ce qui apparaît comme une tautologie peu productive sur le plan du savoir exprime en effet la gratuité salvifique de l’herméneutique sur le plan de la charité, d’une herméneutique qui, se fixant pour objectif la quête paradoxale d’un sens qui lui est donné d’avance, ne peut trouver sa véritable signification que dans le geste charitable, socialisant, dans lequel elle s’effectue, autour et à la faveur du texte rassembleur. C’est dans ce geste désintéressé de l’herméneute, en tant précisément qu’il est moins intéressé par la constitution et la capitalisation d’un savoir certain que par l’édification charitable de l’autre, en tant qu’il est moins empressé d’ouvrir les obscurités du texte que d’ouvrir l’interprète au désir qui le porte, à travers les médiations du sens, vers son prochain, que la vérité acquiert sa pleine valeur, celle du don et du partage. À cette vérité, la gratuité de l’herméneutique donne tout son prix ; elle réalise la charité à son plus haut coefficient de cherté.
Il faut donc donner raison à H.-I. Marrou lorsqu’il affirme que « l’étude de la Bible [pour l’auteur du DDC] ne sert pas seulement à nourrir l’âme chrétienne, elle devient le prétexte, l’occasion, d’une activité proprement culturelle[22] », qui présente toutes les caractéristiques du jeu social de la rhétorique ancienne. Il faut toutefois s’empresser d’ajouter qu’il n’y a pas antinomie entre la fonction « nourricière » à laquelle répond l’étude de la Bible et l’activité « culturelle » dont elle est le motif. Car c’est dans l’occasion même qu’elle donne de travailler ensemble à l’élucidation de l’Écriture que l’interprétation sacrée trouve à nourrir la foi des croyants. C’est dans le prétexte même qu’elle leur fournit de jouer sur le texte qu’elle leur permet de prendre part activement et collectivement à sa vérité, en tant que cette vérité s’accomplit dans le partage charitable du sens. Dans ces conditions, si elle témoigne manifestement de l’attachement d’Augustin à la rhétorique, si elle est un signe indéniable de la survivance, voire de la vivacité, de son éducation profane en régime chrétien, la dimension culturelle de l’interprétation ne constitue pas le versant caché et blâmable de l’herméneutique du DDC ; elle n’est pas le contrecoup ludique et décadent de sa visée édifiante. La culture chrétienne qui se modèle ici sous la forme programmatique de la doctrina christiana n’importe ni accidentellement ni clandestinement, comme elle le ferait d’un produit de contrebande, le legs rhétorique hérité de la culture antique[23] ; au contraire, comme on peut dès maintenant le remarquer, l’originalité théorique du DDC réside dans sa manière d’articuler harmonieusement le message de l’Évangile et le jeu de la rhétorique profane.
L’économie des médiations humaines le démontre bien, qui s’inscrit et se légitime dans les paramètres théologiques de l’économie temporelle (dispensatio temporalis). Cette économie théologique est la condition de possibilité de l’oikos-nomia terrestre ; elle donne sa loi à l’habitation humaine et veille à l’harmonisation de son régime social, en autorisant et en encourageant les transactions de sens. Sous un angle plus général, elle satisfait ces fonctions en articulant le contre-don humain à la mémoire de la bonté divine, dont tout dépend. Elle rappelle le don originel dont tout homme est l’obligé : obligé donataire et contre-donateur. Du fait, elle rappelle à l’homme son devoir de partager le sens, d’interpréter pour partager ce qui, lui étant offert par la bonté divine, ne revient proprement qu’à Dieu, et y revient d’autant plus enrichi, bonifié, qu’il aura été médiatisé, partagé, sans réserve entre les hommes[24]. L’économie temporelle place donc le sujet, point de bascule du sens et de l’amour, en position médiane entre Dieu et son prochain, entre la réception du don divin et l’obligation d’un contre-don à autrui. D’un point de vue structurel, elle se déploie à partir de l’origine divine, dont elle rappelle la bonté au présent pour la réverbérer eschatologiquement dans l’avenir, dans la promesse de salut ; et, par ailleurs, mais de manière corrélative, elle opère dans les faits en régime de contre-don : elle enjoint et préside au partage de biens qui, effectué entre les hommes, est offert médiatement à Dieu, c’est-à-dire au nom de Dieu.
L’économie du salut apparaît bel et bien coordonner une économie de la distribution (dispensatio), de la circulation et du partage : anti-économie ou super-économie, c’est selon, qui interdit la thésaurisation du sens, incite à sa dilapidation. Que l’amour et le sens doivent circuler, que l’argent du Seigneur doive profiter[25], telle est la loi générale qui gouverne, et ramène à un même mouvement, à une même exigence de mouvement, de renouvellement, la charité et l’herméneutique. L’activité interprétative, parce qu’elle vise à la circulation du sens, parce qu’elle est cette circulation même, souscrit à cette loi : elle n’accumule rien, mais elle distribue, partage, ce dont elle tire à soi, extrait du texte, ou ce dont ce texte la gratifie sous forme de don. L’enseignement, la lecture, la prédication, sont autant de motifs de cette économie du partage que de formes de l’herméneutique augustinienne[26] : cette herméneutique formelle, qui se décline en différentes formes, précisément, est le mouvement structurant, le comment (selon les mots mêmes d’Augustin, l’herméneutique enseigne « comment comprendre » l’Écriture [P, 1, 9]) qui organise le sens et, par cette organisation, par ce travail économique, le produit. Elle rompt et distribue le sens, à l’image, jumelle, de la charité qui rompt et distribue le pain[27] — et qui trahit, du coup, dans l’incision même du couteau qui coupe pour partager, qui prend pour donner, la violence inhérente à tout partage, qu’il touche le sens ou l’amour.
⁂
Ainsi, le geste énonciatif d’Augustin, sa prise de parole préliminaire et médiatrice, précède et redouble ce qu’il s’agit pour lui de démontrer dans ce prologue et de souligner tout au long de son ouvrage : à savoir la nécessité des médiations humaines. Ce geste est déjà herméneutique, au sens où l’activitéherméneutique, comme on l’aura constaté, réalise, par son seul mouvement d’ouverture à l’autre, ce qu’elle doit révéler dans l’Écriture : la charité. Voilà ce que réalise aussi cet autre « geste indicateur » (P, 1, 3), celui qu’Augustin, en sa qualité d’exégète et d’homme d’Église mandaté pour désigner le sens de l’Écriture, affirme métaphoriquement déployer en direction de la lune[28]. Pas plus qu’on ne peut s’orienter dans le ciel noir et constellé d’étoiles sans la direction d’un doigt expert, on ne peut s’aventurer dans la lecture de l’Écriture sans le guidage des règles d’interprétation. Pour peu qu’on ait l’acuité suffisante pour voir son doigt, et l’humilité nécessaire pour accepter de se soumettre à son indication, le maître est là pour désigner ce qu’il s’agit de voir. S’il pointe le sens, son geste pointe aussi, et peut-être avant tout, en vertu d’une primauté qui serait fondée non pas théologiquement, mais anthropologiquement, en direction des hommes, ad homines : il s’adresse à son prochain, l’interpelle. En ce sens, la distance de Dieu, ce que traduit la médiatisation de sa parole dans l’Écriture, oblige, mais surtout permet, le déploiement du geste charitable, l’activité herméneutique autour de laquelle une certaine communauté s’agrégera et donnera cours à son désir d’être-avec, en contact. Aussi bien, qu’elle enseigne, explique ou prêche, c’est-à-dire qu’elle se rattache à l’un ou à l’autre aspect du texte, cette activité herméneutique est partage et fruition du sens, comme la charité est partage et fruition de l’amour — médiation.
L’herméneutique est charité, et l’Écriture, les difficultés de l’Écriture, notamment ses points d’obscurité, qui sont l’objet du traité à venir, sont prétextes à charité : elles donnent l’occasion de l’exercer. Le partage, le don, l’ouverture à l’autre, la charité en somme, décrivent ici l’activité herméneutique, tout autant que l’herméneutique constitue le programme de la charité : en quoi les préceptes qu’elle formule réalisent et extériorisent exemplairement la moira impliquée dans tout nemein, le partage inhérent à toute formulation de lois et de règles[29].
Parties annexes
Notes
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[1]
Augustin, Mélanges doctrinaux, 10, p. 480.
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[2]
Jacques Lacan, Le séminaire. Le sinthome, XXIII, séance du 10 février 1976 (séminaire non édité).
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[3]
La doctrine chrétienne / De doctrina christiana, Oeuvres de saint Augustin, 11/2, introduction et traduction par Madeleine Moreau, annotations et notes complémentaires par I. Bochet et G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes (coll. « Bibliothèque augustinienne »), 1997. Les emprunts au De doctrina christiana sont désormais indiqués dans le corps du texte suivant l’usage le plus courant : d’abord le(s) numéro(s) du livre en chiffres romains (I, II, III, IV) ou « P » pour prologue, suivi(s) respectivement des numéros des divisions par section et par paragraphe en chiffres arabes. Afin d’alléger le texte, nous désignons généralement le De doctrina christiana par ses initiales : DDC.
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[4]
Cette conception de la vérité, comme l’indique déjà son inscription dans l’économie des médiations du discours, où elle prend corps et consistance, est toute dépendante de la rhétorique. Il importe d’emblée de bien marquer la distance qui sépare cette conception et la conception moderne de la vérité en tant qu’évidence, avec laquelle la rhétorique perd sa valeur heuristique et ne devient plus qu’un artifice de langage, une pratique d’autant plus étrangère au champ de la connaissance qu’elle triomphe, moribonde, sclérosée, dans l’institution scolaire où elle est désormais confinée (cf. Roland Barthes, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil [coll. « Points/Essais »], 1985, p. 116). Comme quoi, pour Augustin, pour le jeune Augustin du DDC, les médiations du discours ne sauraient faire écran à la vérité (selon le modèle cartésien), pas plus qu’elles ne sauraient « travailler » à s’effacer, par la négativité d’une « relève » dialectique (selon le modèle hégélien), dans la Vérité transcendante vers laquelle elles font signe, dans le principe. Dans la mesure où elles définissent le champ de l’émergence et de la production du sens de l’Écriture, comme on le verra, les médiations du discours méritent au contraire d’être valorisées pour elles-mêmes, pour le rapport qu’elles établissent, ici et maintenant, entre soi et son prochain. La socialité du DDC se joue dans l’espace de ce rapport, se mesure et se juge en termes de médiations, entre les termes des médiations, entre ceux qu’elles mettent en contact par le truchement du signifiant, dans la transitivité humaine ouverte par le partage du sens : per homines hominibus.
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[5]
Cf. DDC, « Notes complémentaires », no 1, p. 430-432.
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[6]
Les conditions communautaires dans lesquelles s’exerce l’activité intellectuelle en Basse Antiquité, marquées notamment par le caractère collectif de la lecture et de l’explication de texte, surdéterminent sur le plan historique la relation de dépendance qu’Augustin regarde comme le dénominateur commun aux opérations relatives à l’interprétation, et qu’il explique théologiquement par la carence d’être consécutive au péché originel. Sur ces conditions historiques, cf. Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, Seuil, 1948, p. 369-389.
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[7]
La position d’Augustin, à ce sujet, est pour le moins prudente, en effet : « Si l’on juge que ce sont là des contes, je ne m’acharne pas à les défendre (si haec quisque falsa esse arbitratur, non ago pugnaciter) » (P, 1, 5). Une telle position n’a rien de circonstanciel, quoique son accent particulièrement dubitatif veuille appuyer la thèse de l’universalité des médiations humaines : elle reflète les vues générales d’Augustin, qui n’accepte le principe d’un rapport non médiatisé à Dieu qu’en de rares occasions, quand il y va de la fondation de la Loi absolue, précisément. E. Korger et H. Urs von Balthasar observent à cet effet que, chez Augustin, « la connaissance de Dieu n’a jamais pour fin l’illumination d’une âme individuelle, mais une fonction charismatique au service du peuple de Dieu : c’est pourquoi, d’après Augustin, les seuls bénéficiaires d’une vision plénière de Dieu dans un état d’extase parfaite ont été Moïse, le prophète de l’Ancienne Alliance et Paul, l’Apôtre de la Nouvelle » (cités dans De Genesi ad litteram, 49, « Notes complémentaires », no 52, p. 580). Seuls les témoins directs de la Loi peuvent prétendre à un rapport mystique, immédiat avec Dieu. La Loi, en tant qu’absolue, ne peut se soutenir que d’une mystique originaire ; dans le même temps, elle pose comme improbable, pour la grande majorité, sinon la totalité des hommes, l’accès direct à son fondement. Ce qui est vrai du christianisme, en l’occurrence, l’est également de tout idéalisme, comme le montre avec évidence la fonction du mythe dans la pensée platonicienne (cf. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit [coll. « 10/18 »], 1969, p. 347-361 ; et J. Derrida, Force de loi : le « fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée [coll. « La philosophie en effet »], 1994). Hors de ce rapport direct à la fondation de la Loi absolue, le prophète redevient un homme : il réintègre le réseau des médiations humaines, se replace dans la dépendance d’autrui. L’exemple de Paul est là pour le confirmer, tout comme celui de Moïse, à propos duquel Augustin affirme, un peu plus loin : « Moïse ne parlait-il pas avec Dieu ? Et pourtant l’homme plein de sagesse et dépourvu d’orgueil qu’il était reçut de son beau-père, c’est-à-dire d’un étranger, des conseils pour conduire et administrer un si grand peuple » (P, 1, 7).
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[8]
Bernard Jolibert, dans la présentation au De Magistro. Le Maître, Paris, Klincksieck (coll. « Philosophie de l’éducation »), 1988, p. 21.
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[9]
Les passages sont nombreux, chez Augustin, qui soulignent les conséquences de la Chute sur le plan de la communication, mais ils se retrouvent pour l’essentiel dans ses oeuvres dites de maturité. Dans les écrits qui suivent sa conversion, et cela est particulièrement vrai du DDC, Augustin met surtout l’accent sur les possibilités, notamment le langage, dont bénéficie l’homme pour « surmonter » les limites de sa finitude, ce que résume fort justement J. Patout Burns : « While admitting certain debilitating consequences of the fall of humanity, notably mortality, he emphasizes the residual capacity of the human spirit to overcome the obstacles placed in its way by the infirmity of the flesh and to attain a certain peace in this life and beatitude in the next » (« The Economy of Salvation : Two Patristic Traditions », Theological Studies, 37 [1976], p. 608). C’est pourquoi il faut se garder de dramatiser, contre un préjugé tenace, les vues anthropologiques d’Augustin.
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[10]
Hannah Arendt, Le concept d’amour chez Augustin. Essai d’interprétation philosophique, Paris, Payot et Rivages (coll. « Petite bibliothèque »), 1999, p. 159.
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[11]
G. Istace (« Le livre Ier du “De doctrina christiana” de saint Augustin », Ephemerides Theologicae Lovanienses, 32 [1956], p. 289-330) a été le premier commentateur a proposé cette traduction, avant d’être suivi par quelques autres (notamment par Gerald A. Press, dans un article séminal : « The Subject and Structure of Augustine’s De doctrina Christiana », Augustinian Studies, 11 [1980], p. 99-124).
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[12]
Même dans son acceptation la plus stricte, définie comme une opération d’élucidation textuelle, l’interprétation conserve un caractère social. Ne serait-ce que parce qu’elle implique tout à la fois l’ouverture et la discussion des obscurités de l’Écriture (aperienda et discutienda). Augustin le note au détour d’une phrase (II, 9, 14), sans même faire de distinction entre l’une et l’autre activité, suggérant ainsi qu’elles sont si étroitement liées qu’elles vont naturellement de pair.
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[13]
Ce qui apparaît nettement au livre premier, où Augustin place l’incarnation au fondement de l’économie du salut (dispensatio temporalis). Le salut ne serait pas envisageable, en effet, si « la Sagesse elle-même ne daignait s’adapter à notre si grande faiblesse et ne nous fournissait de modèle de vie que dans un homme, puisque nous aussi nous sommes des hommes [quoniam et nos homines sumus] » (nous soulignons, I, 11, 11). Ce qu’Augustin célèbre par-dessus tout dans le christianisme, comme l’indique assez clairement cet extrait, est aussi ce qu’il avait souffert de ne pas avoir trouvé dans les livres néoplatoniciens, à savoir l’incarnation du Verbe (Les confessions, IX, cf. G. Remy, « Le Christ médiateur », Connaissance des Pères de l’Église, 55 [1994], p. 22). Aussi n’est-il pas téméraire de suggérer, en accord avec la présente thèse, que ce qu’Augustin prise généralement en la divinité chrétienne, c’est son humanité.
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[14]
« Le Fils de Dieu, égal au Père, / s’est fait homme, / pour être le médiateur entre Dieu et les hommes, / pour réconcilier ceux qui étaient éloignés, / pour réunir ceux qui étaient séparés […]. Voilà le but de l’Incarnation » (Augustin, cité par G. Remy, « Le Christ médiateur », p. 22).
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[15]
« Grâce au Christ, les hommes n’appartiennent plus au même genre generatione mais par l’imitation » (H. Arendt, Le concept d’amour chez Augustin, p. 169).
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[16]
Même la prière, en effet, car il est « essentiel et absolument nécessaire » à l’interprète de « prier pour comprendre » (III, 37, 56).
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[17]
Julia Kristeva, « Psychoanalysis and the Polis », dans Transforming the Hermeneutic Context. From Nietzsche to Nancy, New York, State University of New York Press (coll. « Intersections »), 1990, p. 92.
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[18]
Bernard de Margerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse. Saint Augustin, t. III, Paris, Cerf (coll. « Initiations »), 1983, p. 63. G. Istace réfère, quant à lui, à un « mouvement de réduction synthétique » (« Le livre Ier du “De doctrina christiana” de saint Augustin », p. 328).
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[19]
« Quiconque, donc, s’imagine qu’il a compris les divines Écritures ou telle partie d’entre elles, sans édifier, par l’intelligence qu’il en a, ce double amour de Dieu et du prochain, ne les a pas comprises. Quiconque, en revanche, tire de son étude une idée capable d’édifier l’amour dont je parle, sans rendre pourtant la pensée exacte de l’auteur dans le texte qu’il lit, ne fait pas d’erreur dangereuse, ni ne commet le moindre mensonge » (I, 36, 40, nous soulignons). Cette idée est reprise plus bas, à peu près dans les mêmes termes (I, 36, 41).
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[20]
C’est ce que laisse supposer l’épistémologie du « maître intérieur » (homo interior) élaborée dans le De Magistro. Cf. aussi, dans un sens philosophique plus général, et suivant une autre orientation, J. Derrida, Psyché : inventions de l’autre, Paris, Galilée (coll. « La philosophie en effet »), 1987.
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[21]
Stanley Fish, Is There a Text in the Class ?, Cambridge, Harvard University Press, 1980, p. 170 et 270-272.
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[22]
Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, Boccard, 1983, p. 470.
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[23]
C’est le point de vue défendu par Marrou, comme il apparaît dans le passage auquel nous avons partiellement fait référence plus haut : « […] il ne s’agit plus, un programme chrétien étant défini, d’emprunter à la tradition profane des moyens de le remplir ; désormais le caractère religieux de la culture ne sera plus qu’un masque à l’abri duquel des aspirations qui n’ont rien de religieux chercheront à se satisfaire. L’étude de la Bible ne sert pas seulement à nourrir l’âme chrétienne, elle devient le prétexte, l’occasion, d’une activité proprement culturelle, gratuite, d’une activité de jeu » (ibid.).
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[24]
Cette fonction de rappel renvoie directement au geste énonciatif d’Augustin, lui qui ne manque jamais de signaler que sa prise de parole est redevable de l’inspiration divine, pour ce don qu’elle se contente de monnayer et de redistribuer en enseignements aux lecteurs. Ainsi, au seuil de son prologue : « Ces règles, j’ai entrepris de les enseigner à qui veut et peut les apprendre, si Dieu, notre Seigneur, ne me refuse pas non plus quand j’écris les pensées qu’il m’inspire d’ordinaire quand je médite sur ce sujet » (P, 1, 1). Augustin se veut « homme d’oraison » avant d’être orateur (orator antequam dictor) (IV, 15, 32).
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[25]
Notons que la parabole du maître et des trois serviteurs (Mt 25,14-30), à motif économique, revient dans le prologue (P, 1, 8). Augustin compare le mauvais serviteur, celui qui n’a pas su faire profiter l’argent que son maître lui avait confié, à l’orgueilleux « qui se flatte de comprendre [l’Écriture] sans le secours d’aucune règle » et qui, au surplus, se refuse à partager son savoir.
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[26]
On a toutes les raisons d’accentuer la dimension formelle de l’herméneutique augustinienne, car elle définit le mieux le mode et le champ d’opération de l’interprétation patristique. Tzvetan Todorov souligne à cet effet que « l’inconnue, dans ce travail, n’est pas le contenu de l’interprétation, mais la manière dont celle-ci se construit ; non le “qu’est-ce que” mais le “comment” » (Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil [coll. « Poétique »], 1978, p. 105).
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[27]
Ibid., p. 93.
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[28]
« À ceux qui ne comprennent pas ce que j’écris je dis ceci : je ne dois pas être critiqué de la sorte, car ils ne me comprennent pas. C’est comme s’ils voulaient voir la lune, à son déclin ou à son début, ou un astre lumineux que je leur montrerais de mon doigt tendu ; si leur acuité visuelle n’était pas suffisante pour leur permettre de voir mon doigt lui-même, ce ne leur serait pas une raison pour m’en vouloir. Ceux, en revanche, qui, même après avoir pris connaissance de ces règles et les avoir comprises, n’auront pu pénétrer les obscurités des divines Écritures, qu’ils jugent qu’ils sont capables, bien sûr, de voir mon doigt, mais que, pour les astres vers lesquels ce doigt se tend afin de les montrer, ils sont incapables de les voir » (P, 1, 3).
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[29]
J. Derrida affirme à ce propos : « Nomos ne signifie pas seulement la loi en général, mais aussi la loi de la distribution (nemein), la loi du partage, la loi comme partage (moira), la part donnée ou assignée, la participation. Une autre sorte de tautologie implique déjà l’économique dans le nomique comme tel. Dès qu’il y a loi, il y a partage : dès qu’il y a nomie, il y a économie » (Donner le temps, t. 1, La fausse monnaie, Paris, Galilée [coll. « La philosophie en effet »], 1991, p. 17).