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L’Idée du beau est aujourd’hui malmenée et discréditée de toutes parts. Tenter de définir le beau, s’évertuer à établir une norme permanente et universelle de la beauté est devenu une mission des plus périlleuses pour le philosophe de l’art, tout comme pour l’homme ordinaire il s’avère pénible de poser un quelconque jugement sur les oeuvres contemporaines qui lui sont présentées. En effet, le beau semble désormais appartenir au passé. Tel est le constat, présenté dans l’introduction de cet ouvrage, qui mène Jean Lacoste à se poser à nouveau la question : Qu’est-ce que le beau ? Pour y répondre, il se penchera d’abord sur les causes de cette crise du jugement esthétique en proposant une généalogie de la notion de beau idéal. Après cette révision des définitions classiques du beau et du rôle de l’Idée du beau dans la création artistique, Lacoste examine la possibilité de définir la beauté moderne dans le but de proposer enfin une « description de l’expérience esthétique qui place en son centre la notion d’attention » (p. 9), ce qui rend possible la compréhension de l’expérience moderne de la beauté comme « attention inattentive ». L’analyse de la notion de beauté présentée ici est centrée uniquement sur la peinture. Un exemple seulement y fait exception, le scanning, méthode de création musicale contemporaine développée par Anton Ehrenzweig. Bien que l’auteur justifie cette limitation en soulignant que les différentes étapes de l’évolution de l’Idée du beau y sont davantage perceptibles, elle apparaît problématique si on considère que les arts se développent en s’influençant mutuellement, et jamais en vase clos.

Le parcours théorique de Lacoste débute dans l’Hippiasmajeur de Platon, où il puise quatre définitions canoniques de la beauté formelle, qui, opposée à la beauté idéale exigeant une ressemblance parfaite entre le modèle et la copie, comme le montre Socrate à son interlocuteur, pose la question de l’objectivité du critère esthétique. Il semble que l’auteur justifie cette référence constante au dialogue de Platon par le fait que Socrate est celui qui a, le premier, ouvert le débat esthétique sur la définition objective de critères de beauté. Ainsi, Lacoste s’attarde à définir l’harmonie, l’utile, le bien et le plaisir de la couleur à partir des définitions que suggère Socrate, tout en renvoyant à des occurrences de chacune de ces définitions dans l’histoire de l’art et de la pensée sur l’art.

Une fois cette première étape accomplie, Lacoste recentre son enquête sur l’Idée du beau, conçue depuis l’Antiquité soit comme l’idée subjective de l’artiste, soit comme une norme objective. De la première conception du beau formulée par Plotin qui, rejetant la critique platonicienne de l’art mimétique, soutient que la forme de l’oeuvre se trouve dans la pensée de l’artiste plutôt que dans la matière, il aboutit à la fameuse doctrine de l’ut pictura poesis, de la peinture, telle qu’entendue par Poussin, comme « révélation dans l’art d’une perfection » (p. 81), et à sa critique par Diderot. Si pour Poussin la peinture doit susciter une méditation, pour Diderot elle doit surtout susciter l’émotion de façon à transformer le spectateur. Ainsi, Diderot découvre la sensibilité, mais aussi l’historicité (la variabilité selon les époques, les sociétés, les régimes politiques, etc.) de l’idéal de beauté. Vient ensuite Winckelmann, instigateur de la redécouverte de l’art grec et inventeur de l’histoire de l’art. Ce faisant, tous les éléments historiques qui mèneront ultérieurement au grand débat entre le classicisme et le romantisme, présenté au troisième chapitre, sont mis au jour.

Dans ce troisième chapitre, le lecteur se voit informé que si Diderot et Winckelmann s’entendaient tous deux sur la prééminence de l’émotion devant le beau idéal, tout en considérant l’importance de l’histoire et en valorisant, pour Winckelmann, les oeuvres du passé, les positions se radicalisent considérablement par la suite. Une véritable querelle prend forme entre les tenants du « bel art » ayant pour fondement la nécessité d’imitation des Anciens et ceux de l’expression d’un génie créateur pour qui tous les sujets susceptibles d’engendrer une émotion sont valables.

Pour illustrer, voire incarner, la crise du beau idéal (entre histoire et sentiment), Lacoste examine « le cas Goethe » ; Goethe qui fut à cheval sur deux siècles et dont l’oeuvre, par ailleurs, présente deux versants reflétant les deux mouvements du classicisme et du romantisme. Il mentionne cependant d’emblée qu’on ne trouve aucune théorie esthétique, « aucun traité cohérent » dans toute l’oeuvre de Goethe, et ici il apparaît légitime de questionner le bien-fondé de cette analyse, surtout que l’auteur consacre plus de quarante pages à ce point de son exposé. En effet, si cette « biographie intellectuelle » est intéressante, sa pertinence et son importance dans cette vaste étude du beau (plus de 17 % des pages) sont discutables et Lacoste ne nous donne pas la justification que nous sommes en droit d’espérer.

Dans le quatrième et dernier chapitre, Lacoste aborde la théorie de l’attention, s’inspirant de Simone Weil et du courant phénoménologique. Sur la piste d’une beauté moderne, il soutient que l’expérience esthétique requiert une certaine forme d’attention, entendue comme une ouverture à l’objet. L’attention est ainsi par essence intentionnalité, une tension vers quelque chose, tout en impliquant une certaine distanciation entre le sujet et l’objet vers lequel il est tendu. L’oeuvre d’art ne se laisse pas découvrir du premier coup d’oeil, elle résiste, en quelque sorte, au sujet. L’auteur contourne ainsi l’écueil du relativisme, constatant que la dissolution du beau idéal dans l’expérience du sujet sous-entend sa propre réfutation et n’est donc pas satisfaisante pour l’esprit. Bref, l’attention étant à la fois perception et disposition intellectuelle, elle répond à l’échelle des beautés platonicienne du Banquet. Lacoste redécouvre ainsi, et tel qu’annoncé, par cette notion « d’attention », le beau idéal, ou du moins, une idée du beau.

Qu’en est-il de l’attention propre à la Modernité ? Lacoste, comme on l’a déjà mentionné, la spécifie comme une attention inattentive, voire aliénée. L’attention moderne paraît donc, telle que nous la dépeint Lacoste, être surexcitée, surstimulée et donc, toujours distraite (« défocalisée ») : « […] les choses et les êtres humains ne sont plus que des taches, des complexes de stimuli, qui ne finissent par ne plus faire qu’un vaste panorama coloré » (p. 204). Il s’agit non plus d’une beauté contemplative, mais d’une « beauté convulsive », en référence à André Breton (p. 203) et au mouvement surréaliste.

Dans une conclusion intitulée significativement « La chasse aux papillons », Lacoste affirme que dans ce contexte contemporain où elle est sérieusement passée à tabac par les artistes, il a « tenté de sauver in extremis » (p. 225) la notion de beauté pour la simple raison qu’elle s’avère encore significative. Elle est présente et n’a pas perdu son sens dans notre rapport à l’image, image qui, de façon illusoire, mais éclatante, maintient le fugitif et le contingent. Image qui, malgré l’éparpillement de la vie moderne, retient notre attention. Mais en même temps, la beauté demeure insaisissable.