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Présentation

Le texte de Gerhard Krüger dont est ici pour la première fois présentée une traduction française est initialement paru en 1934 dans les Kantstudien[1]. Krüger y présente en quelque sorte une version abrégée de son premier ouvrage intitulé Philosophie et morale dans la critique kantienne[2] paru trois ans plutôt, ouvrage qui avait lui-même été tiré de l’Habilitationsschrift de Krüger complétée en 1929 à Marbourg[3]. Bien qu’officiellement rédigée sous la supervision de Nicolaï Hartmann, l’Habilitationsschrift de Krüger — et cela vaut aussi bien pour Philosophie et morale dans la critique kantienne que pour Le critère de la critique kantienne — laisse surtout transparaître l’influence sur Krüger de Martin Heidegger.

À Marbourg, Gerhard Krüger a notamment assisté aux séminaires de Heidegger de l’hiver 1926-1927 (Histoire de la philosophie de Thomas d’Aquin à Kant[4]) et de l’hiver 27-28 (Interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure de Kant[5]). Il a également lu et médité Être et temps[6] tout comme Kant et le problème de la métaphysique[7]. Ainsi, dans son propre Kantbuch, Krüger reconnaît sa dette envers Heidegger : en tant qu’« interprétation philosophique », sa lecture de Kant « doit son impulsion décisive à la phénoménologie de Heidegger. Sans l’“herméneutique du Dasein”, elle n’aurait jamais vu le jour[8] ». Pourtant, Krüger ajoute que c’est paradoxalement son étude de Kant qui l’a fait s’éloigner philosophiquement de Heidegger, en ce qu’il a été amené par Kant à se poser la question de la possibilité d’une « interprétation fondamentalement morale du Dasein[9] ». On le voit : l’enjeu réel de la critique krügérienne de l’interprétation heideggérienne de Kant est de nature philosophique et non pas seulement historique : à travers Kant, Krüger entend en fait se mesurer à Heidegger lui-même, et remettre en question sa conception de la finitude humaine. Krüger résume ainsi l’interprétation heideggérienne de la Critique de la raison pure : « Heidegger voit le sens de la Critique de la raison pure dans l’action de faire ressortir la “finitude” de l’homme (plus exactement : la finitude “dans” l’homme) comme le fondement essentiel de l’ontologie et par là de la métaphysique en général[10] ». Et de fait, dans son Interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure, Heidegger prête à la question fondamentale de Kant « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » le sens suivant : « Comment une compréhension pré-ontologique de l’être de l’étant, et tout connaître ontologique en tant que tel, sont-ils possibles[11] ? » Heidegger entend mettre à jour un parallèle entre le problème qui occupe Kant dans la Critique de la raison pure et le sien propre dans Être et temps. Tout comme Kant, Heidegger s’intéresse à cette pré-compréhension du sens d’être qui est toujours déjà celle du Dasein fini. Or, pour Heidegger, ce n’est pas en dépit de sa finitude qu’il devient possible pour l’homme d’avoir une connaissance pure de la constitution d’être propre à un domaine d’étants particulier. C’est bien au contraire grâce à cette finitude, qui est du même coup ressaisie par Heidegger comme la condition de possibilité de l’ontologie et de la métaphysique.

Krüger s’accorde avec Heidegger pour dire que la finitude de l’homme est « assurément ce qui importe à la critique ». Cependant, il entend donner de la conception kantienne de la finitude humaine une interprétation toute différente. Cette finitude « a été définie par Kant, non pas eu égard à la “temporalité”, mais eu égard à la loi morale comme un “fait” ». Krüger écrit : « […] l’accomplissement [Verendlichung] décisif de l’homme ne se réalise pas pour Kant eu égard à ce qui est pour Heidegger tout bonnement la fin, la mort, mais dans l’obéissance morale au commandement absolu[12] ». En d’autres termes, Krüger nie que Kant ait été, à l’instar de Heidegger, un athée[13]. Dans une conférence prononcée à Marbourg en 1931 et intitulé La question de la théologie naturelle[14], Krüger adresse à Heidegger la critique suivante : en comprenant temporellement la finitude humaine, c’est-à-dire en insistant sur l’historicité de l’homme et en niant implicitement qu’existe à l’extérieur de l’histoire humaine ou des projets du Dasein un monde en soi, Heidegger demeure prisonnier de l’expérience profane — c’est-à-dire anti-religieuse — du monde qui est au premier chef celle des sciences modernes de la nature. Krüger considère que Heidegger a raison de considérer que les sciences modernes de la nature et la philosophie qui leur sert d’appui ont tourné le dos à la question fondamentale de l’Être et ne conçoivent plus d’autres questions que celles qui ont pour objets les étants. Krüger n’hésite pas à dire de Heidegger qu’il est le premier philosophe après Kant à s’être sérieusement attaqué au problème de la métaphysique. Cependant, poursuit Krüger, à la question : « qu’y a-t-il à l’extérieur du monde historique des constructions humaines qui est projeté par le sujet ? », Heidegger répond : « rien ». Heidegger comprend la finitude humaine de la manière suivante : l’homme est fini par le rien. Krüger en conclut que la seule différence entre Heidegger et l’homme moderne est la sincérité — ou plutôt, l’authenticité — du premier. Leur expérience fondamentale du monde est la même, une expérience fondamentale marquée par une méfiance de principe à l’égard de tout donné, et une prééminence accordée en conséquence à la spontanéité du sujet qui se voit chargé de reconstruire le monde sans reste. Dans Le critère de la critique kantienne, Krüger s’efforce de démontrer contre Heidegger que l’expérience fondamentale du monde qui est à la base de la philosophie de Kant n’est pas tout à fait profane : elle reste encore religieuse[15]. La philosophie kantienne est si importante pour Krüger, car elle fut celle qui, historiquement, fit le pont entre l’expérience religieuse du monde caractéristique des Anciens et l’expérience profane du monde dont Krüger aurait sans doute dit qu’elle est encore aujourd’hui la nôtre. C’est donc en sa qualité de dernier témoin d’une certaine compréhension pré-philosophique du monde que Kant est interrogé par Krüger, une compréhension pré-philosophique du monde dont Krüger prétendra par la suite avoir retrouvé la première mise en forme philosophique dans les dialogues de Platon[16].

I. Le problème du critère

La véritable énigme de la philosophie kantienne concerne la relation entre critique et métaphysique, c’est-à-dire le fait qu’existe entre les deux une dépendance mutuelle : la métaphysique — cette « philosophie première » — a selon Kant besoin de la critique ; mais la critique aussi a besoin de la métaphysique. Une chose est l’affirmation manifeste avec laquelle Kant s’oppose à toute métaphysique antérieure, pour l’obliger, avant tout travail ultérieur, mais aussi à l’encontre de tout désespoir précipité, à une méditation portant sur les fondements de sa possibilité. Une autre chose est un problème, on doit presque dire un soupçon, qui déjà du temps de la vie de Kant est dirigé contre la légitimité de son procédé critique : c’est la constatation, qui s’impose toujours à l’interprète, que la critique qui relève solennellement de ses fonctions chaque métaphysicien jusqu’à ce qu’ait été effectuée la vérification de sa « capacité » fait elle-même des suppositions métaphysiques, en donnant de la position de l’homme à l’intérieur du monde une représentation déterminée, bien que seulement esquissée. En effet, l’examen critique de la faculté de connaissance humaine repose sur le fait que l’homme est, en tant que créature sensible et finie, dépendant de la donation de choses extérieures à lui, et elle lui attribue, en parlant des « dispositions » et des « facultés » de sa « nature », une « destination » à laquelle il doit satisfaire à sa « place dans le monde sensible ». Il semble que si la critique doit être le « tribunal » impartial qu’elle prétend être, alors elle ne peut pas anticiper sur la connaissance métaphysique du monde et de l’homme ; alors, comme le dit Kant dans les Prolégomènes (§ 5), elle doit vraiment être « une science entièrement nouvelle », « dont personne auparavant n’avait seulement formulé la pensée, dont la simple idée était même inconnue[17] », nommément parce qu’elle doit être une science « privée en vérité de tout secours de la part d’autres sciences[18] ». D’un autre côté, il est seulement trop compréhensible que Kant soit tombé dans un cercle (réel ou apparent) : car comment doit-on examiner la faculté pour la métaphysique, si on ne peut pas, d’une manière quelconque, la mesurer à l’aune de sa tâche, par conséquent eu égard à l’examen des objets métaphysiques ? Où y a-t-il donc un critère irréprochable pour une critique si fondamentale ?

L’importance de cette difficulté pour la compréhension de Kant ainsi que pour celle de l’effet qu’il eut sur la philosophie est bien connue ; elle est la véritable raison qui explique que, pour comprendre Kant d’une manière philosophique, on a toujours cru nécessaire « d’aller au-delà de lui ». Historiquement et objectivement, deux possibilités existent pour cela : on peut reconnaître ouvertement le caractère métaphysiquement conditionné de la critique, et en tenir compte en considérant la raison qui critique comme la raison « absolue » qui est à la base de toutes choses, comme la « raison universelle » qui alors en effet peut apprécier la position que l’homme occupe à l’intérieur du monde. Telle est la manière dont la critique de Kant se transforme dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Mais à l’inverse, on peut aussi s’efforcer de purger la critique de toute métaphysique présupposée et la rendre ainsi réellement indépendante. Et cela peut à la vérité se produire encore de deux façons : la critique peut rompre le rapport à la métaphysique en général, devenir indifférente ou hostile envers toute métaphysique ; c’est la voie de la théorie de la connaissance positiviste comme aussi de la néo-kantienne. Mais également elle peut devenir elle-même métaphysique, une métaphysique de l’homme, qui n’est pas la base de la critique, mais qui consiste dans la critique elle-même. La critique devient alors la méditation sur le fait que je ne suis moi-même, en tant qu’exécutant de tout questionnement et compréhension métaphysiques possibles, rien qui soit donné une fois pour toutes, mais un être qui se forme dans la compréhension, qui « temporalise » lui-même son essence finie dans une liberté originaire. C’est la voie de l’actuelle ontologie du Dasein. Sans doute peut-on dire de toutes ces voies qu’elles ne sont pas seulement des voies de l’interprétation de Kant, mais en même temps des issues hors de la situation de l’esprit moderne créée par Kant lui-même. La prise en compte de Kant, qui accompagne l’esprit moderne dans toutes ses transformations, est en même temps une prise en compte de notre situation. Mais si les choses sont telles qu’en outre nous dépendons historiquement de Kant, alors l’énigme de notre situationphilosophique consiste en ceci que Kant assiste pour ainsi dire en spectateur impassible à notre quête d’issues, en ceci qu’il semble ne pas en avoir lui-même besoin. En effet, on devrait pouvoir se mettre d’accord sur le fait que Kant était pour sa part loin d’être aussi profondément préoccupé par la relation problématique entre la critique et la métaphysique que tous ses successeurs et que même ses disciples contemporains. Que devons-nous dire à ce sujet ? Devons-nous nous abstenir de chercher une résolution de cette difficulté ? Devons-nous laisser subsister l’aporie de la critique kantienne ? Simplement reconnaître ses éléments métaphysiques — à nouveau découverts aujourd’hui — en plus de ses éléments critiques ? Est-ce là peut-être précisément ce qui est philosophique et instructif ? Mais Kant lui-même pensait que, malgré l’obscurité de son exécution qu’il admettait, il avait construit sa critique d’une manière en principe incontestable. Il croyait avoir pour la critique un critère en principe incontestable, bien qu’eu égard à l’appréciation des faits historiques, on soit tout à fait obligé de dire que la simple entreprise de sa critique de la métaphysique contient elle-même déjà une métaphysique. En quoi consiste ce critère ?

Comme nous ne sommes pas des contemporains de Kant, il sera bon, en vue de notre tâche, d’examiner en premier lieu de plus près les grandes interprétations qui, d’une manière à la fois exigeante et gênante, s’interposent entre Kant et nous. À supposer que ces interprétations aillent au-delà de Kant, dans quelle mesure leurs critères se distinguent-ils du critère de Kant ? — La critique kantienne limite le savoir et la connaissance de la philosophie aux objets de l’expérience et nie ainsi la possibilité de la métaphysique en tant que science. Toutefois, elle ne renie pas le thème de la métaphysique — la totalité du monde, l’âme et Dieu ; elle se distingue de l’empirisme sceptique des Anglais en abolissant [aufhebt] seulement le savoir pour obtenir une place pour la croyance ; elle connaît la dimension de la métaphysique, et elle naît elle-même de la découverte des antinomies, des contradictions de la compréhension métaphysique du monde. Mais elle ne voit dans ces contradictions que le négatif. Elle s’en tient à cette occasion au fait qu’il y a d’un côté l’entendement connaissant, et de l’autre les choses en soi inconnaissables. C’est ici que survient la critique de Hegel :

[…] quelque chose est su, et même éprouvé, en tant que borne, défaut, uniquement du fait qu’on est en même temps au-delà […] de la même façon une borne, un défaut de la connaissance sont seulement définis comme borne, défaut, par la comparaison avec l’idée disponible de l’universel, d’une totalité et de ce qui est accompli. Pour cette raison, c’est seulement de l’inconscience que de ne pas voir que la définition de quelque chose comme fini ou limité contient justement la preuve de la présence véritable de l’infini, de ce qui est sans borne, qu’il peut seulement y avoir un savoir des limites dans la mesure où l’illimité est ici-bas dans la conscience[19].

Hegel veut remédier à cette « inconscience » de la critique kantienne, en comprenant « l’étude et l’examen de la réalité de la connaissance[20] », c’est-à-dire de sa vérité, comme la « voie de la conscience naturelle » de l’homme fini qui « arrive jusqu’au vrai savoir[21] », c’est-à-dire jusqu’à ce savoir « absolu », c’est-à-dire divin, qui a « dépassé » [aufgehoben] en lui-même la « contradiction de la conscience », la contradiction entre notre entendement et les choses en soi, en identifiant et en reprenant en lui-même toute objectivité comme son propre Soi dessaisi de lui-même. Toutefois, ce n’est plus la vieille métaphysique des substances, lesquelles sont des objets de la pensée — dans cette mesure, semble-t-il, Hegel suit la critique kantienne ; mais le sujet lui-même est ici devenu la substance, qui est la tâche et le critère de la connaissance philosophique. « Par conséquent, dans ce que la conscience, à l’intérieur d’elle-même, déclare comme étant en soi ou vrai, nous avons le critère qu’elle-même érige pour y mesurer son savoir[22] ». — Mais que ce critère n’est pas le critère kantien, Hegel lui-même l’a dit avec une sorte d’étonnement irrité. Kant était sur la meilleure voie pour la vraie métaphysique, mais il a « en pleine conscience corrompu l’idée suprême[23] ».

Ici, Kant a les deux devant lui, l’idée d’une raison dans laquelle la possibilité et la réalité sont absolument identiques, et le phénomène de cette dernière en tant que faculté de connaissance, dans laquelle elles sont séparées : il trouve dans l’expérience de sa pensée les deux conceptions ; mais dans le choix entre les deux sa nature a dédaigné de penser la nécessité, le rationnel, une spontanéité intuitive, et elle s’est tout simplement décidée pour le phénomène[24].

Mais ne sont-ce réellement que sa nature et son obstination qui empêchèrent Kant de reconnaître le séduisant critère de la « critique » hégélienne ? Pourquoi donc insistait-il sur le fait que la philosophie « devait porter, enfoncé en elle et immobile, le pieu de la contradiction absolue[25] » ? Quel était donc son propre critère ?

La différence des critères est en tout cas assez grande pour donner une grande marge de manoeuvre à l’interprétation de Kant qui est opposée à celle de Hegel : l’interprétation de la théorie de la connaissance. La critique a-t-elle réellement besoin d’une métaphysique qui lui serve de fondement ? Pour juger de la faculté de connaissance, s’oriente-t-elle réellement en fonction de la métaphysique et de ses objets ? Ou n’y a-t-il pas, avant toute considération pour le suprasensible, une connaissance de soi du sujet, qui est entièrement indépendante et pour cette raison réellement fondamentale ? Peut-être ne peut-on s’atteler à cette tâche de la connaissance de soi ni anthropologiquement dans le sens de Fries, ni physiologiquement comme une analyse de la perception sensorielle et pas non plus psychologiquement à la façon d’une analyse des processus de connaissance dans la conscience. Cela serait une « critique » au sens de Locke et de Hume, critique que Kant a explicitement distinguée de sa propre déduction « transcendantale » comme étant la « déduction empirique » des concepts philosophiques. Quiconque présuppose une science empirique de la nature dans la critique ne fait en principe rien de mieux que celui qui présuppose la métaphysique. Si la critique doit être une critique originelle de la connaissance dans ses principes, alors elle doit certes supposer ces principes comme donnés. Mais elle ne doit pas vouloir elle-même les expliquer une nouvelle fois avec leur propre aide. Et Kant semble dire bien clairement où les principes en tant que tels peuvent être trouvés : dans le fait de la science ; ou si on envisage également les trois « critiques », dans le fait de la culture. « La mathématique et la science de la nature, dans la mesure où elles renferment une pure connaissance de la raison, n’ont besoin d’aucune critique de la raison humaine en général. En effet, écrit Kant, la pierre de touche de la vérité de leurs propositions réside en elles-mêmes […][26] ». « Ces deux sciences n’avaient donc pas besoin de cette recherche pour elles-mêmes, mais pour une autre science, à savoir la métaphysique[27] ». Que ces sciences « doivent être possibles, c’est démontré par leur réalité effective[28] ». Le fait de ces sciences est supposé par Kant comme étant tout simplement vrai ; à leur contact, on peut voir ce qu’est la vraie connaissance ; on peut voir pourquoi la métaphysique n’est pas une telle connaissance. La théorie de l’expérience scientifique fournit la justification pour l’impossibilité de la métaphysique. Par conséquent le fait de la science sert commecritère. — On ne peut contester que cette interprétation fasse davantage justice à la teneur de certaines explications de Kant au sujet de sa critique — avant tout dans les Prolégomènes et dans la Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure — que l’interprétation de l’idéalisme allemand qui veut d’emblée comprendre Kant mieux qu’il ne s’est lui-même compris. Mais a-t-elle réellement raison, lorsqu’elle lui attribue, en guise de critère, le fait de la science ? Kant a-t-il considéré ce fait comme le fondement irréductible de la critique ? Pas moins irrités que Hegel, les chercheurs du néokantisme ont dû reconnaître que Kant, dans un reniement incompréhensible de son meilleur savoir, outrepasse de toute part l’horizon donné par la science. Pour ne mentionner que le plus choquant : au lieu de fixer l’objet de la connaissance rigoureusement comme l’« objet de la science », objet qui est constitué seulement dans et avec la science par ses « normes » ou sa « pensée créatrice », Kant ramène aux choses en soi qui nous affectent l’intuition sensible sans laquelle toute pensée doit être vide. Il ne pratique aucune physiologie, psychologie ou anthropologie de la connaissance — au sens moderne de ces mots —, mais il pratique — ce qui apparaît ici encore plus grave — une métaphysique de la connaissance. Et manifestement, ce faisant, non seulement il ne se fourvoie pas sans bien le remarquer lui-même, mais il témoigne de manière tout à fait programmatique d’un intérêt brûlant pour la métaphysique liquidée grâce à lui. Il explique qu’on peut tout aussi peu renoncer aux recherches métaphysiques qu’à la respiration[29] ; il y aura « donc toujours dans le monde, et bien plus encore, chez tout homme, surtout s’il réfléchit, une métaphysique[30] ». Car la métaphysique est une « disposition naturelle » de l’homme. La critique doit toutefois n’être elle-même rien d’autre qu’une « propédeutique » à la métaphysique. Comment celui qui critique peut-il dire cela, s’il juge réellement tout en fonction du fait de la science ? Comment peut-il tenir ferme au problème de la métaphysique — et même chercher à le résoudre par la voie pratique —, si le thème de la métaphysique, et l’homme qui en est dépendant, ne sont pas pour lui plus importants que le fait de la science, ou même que la tâche de la science ? Ce fait peut sans doute servir de modèle. Il peut être l’exemple instructif pour un usage correct de la faculté de connaissance. Mais il ne peut pas être le critère à l’aune duquel cette faculté en général et en tant que telle est mesurée.

Qui veut comprendre Kant doit considérer la critique comme fondement de la métaphysique. En tant que fondement, la critique veut bel et bien être « l’Idée complète de la philosophie transcendantale[31] », c’est-à-dire l’ontologie. Elle est elle-même déjà le début, l’auto-fondation de la métaphysique ; elle « contient la métaphysique de la métaphysique[32] », comme le dit Kant dans une lettre à Herz en 1781. Heidegger a interprété la critique en ce sens[33]. Toutefois la critique doit — si nous suivons désormais cette interprétation — devenir, en tant que recherche fondamentale de la philosophie, libre de toute métaphysique déjà présupposée. Certes, elle ne pourra pas faire autrement que de prendre son point de départ dans une métaphysique traditionnelle ; mais en s’exécutant elle devra elle-même découvrir en tout premier lieu ce que la métaphysique est en vérité. La critique comme fondement lui-même ontologique de l’ontologie est le dévoilement de l’essence de la connaissance métaphysique à partir du fondement de sa possibilité. Cela ne doit toutefois pas être entendu au sens de Hegel, qui voulait oublier que l’homme fini vit dans cette connaissance et n’est pas un esprit absolu. La critique est métaphysique de l’homme fini dans son « Dasein » qui fait office de fondement pour tout questionnement et toute compréhension ontologiques. Ce Dasein n’est pas un « étant » dont l’être consiste en un être-disponible-achevé, en un « être-sous-la-main » [Vorhandenheit], mais plutôt un étant dont l’être se forme en tout premier lieu dans la compréhension de sa situation factice et finie. C’est un « acte de transcendance » qui se précède soi-même, qui revient de son propre futur sur soi, et qui prend en charge sa facticité. Mais dans cette « transcendance » qui est la sienne, l’essence finie projette devant elle-même un espace, un horizon à l’intérieur duquel seulement l’étant en tant qu’étant peut apparaître. Ces définitions d’« ontologie fondamentale » qui ne peuvent ici qu’être évoquées, et qui sont développées dans la philosophie de Heidegger, constituent le fondement de son interprétation de Kant. Heidegger part du fait que toute connaissance a besoin de l’intuition. La déduction transcendantale des catégories de Kant montre que même ces concepts souches ontologiques de la philosophie dépendent de l’intuition ; elle indique que et comment l’entendement pur doit servir au faire-encontre [Begegnenlassen] de l’étant, étant dont dépend l’homme fini et nécessiteux ; elle démontre que la pensée transcendantale n’est un véritable acte de compréhension que si elle est rendue sensible par son « schéma », le temps, et ainsi comprise dans son unité intrinsèque avec l’« intuition pure ». La temporalité est le mode universel du faire-encontre de toute chose. Mais dans la recherche fondamentale, il apparaît que les deux « souches » de la connaissance, la sensibilité et l’entendement, sont, eu égard à la possibilisation interne de la connaissance ontologique (qui de son côté rend possible la connaissance empirique, « ontique »), un unique mouvement de la formation transcendante du Soi, et Kant a abordé cette unité en identifiant le temps — le temps « se temporalisant », que chaque Dasein humain est lui-même — non seulement comme la forme a priori de toute intuition dans laquelle tout étant fait encontre, mais en même temps comme la formation a priori et productive de « formes temporelles » déterminées, telle que l’accomplit l’imagination pure, et finalement en concevant cette imagination transcendantale comme le mode concret de la compréhension ontologique. Chez Kant, l’imagination se manifeste comme le « centre » originel ou l’instance formatrice dans lequel l’intuition et l’entendement de la connaissance métaphysique sont intrinsèquement unifiés. Cette interprétation pénètre plus profondément la pensée de Kant que les précédentes, car elle comprend la critique en la référant à la disposition humaine naturelle à la métaphysique, et ce sans perdre de vue la finitude essentielle de l’homme. Et pourtant, en « répétant » ce que Kant « a voulu dire » au fond, cette interprétation tombe aussi dans un conflit fondamental avec la manière dont il l’a réellement dit ; comme Heidegger l’écrit lui-même, elle doit « nécessairement user de violence[34] », car ici aussi s’avère le fait déconcertant pour l’interprète lui-même que, malgré l’unité essentielle de la connaissance de l’être à laquelle il aboutissait, Kant « battit en retraite[35] » devant l’imagination transcendantale dans sa signification devant être à nouveau découverte, qu’il laissa en plan l’unité des deux « souches » comme étant inconnue, et qu’il ne fit pas de l’essence originelle du temps le thème d’une interprétation détaillée[36]. Cela est lié au fait que la compréhension kantienne de la pensée pure n’est pas déterminée à neuf à partir de sa tâche dans la connaissance ontologique humaine, mais à partir du concept traditionnel de la pensée dans la logique. Kant appelle son « Analytique Transcendantale » une « Logique Transcendantale ». C’est pourquoi il comprend la fondation de la métaphysique comme une « critique de la raison pure[37] » et la question décisive de la déduction transcendantale comme une quaestio juris, une interrogation portant sur le droit de l’« usage » des concepts purs de la raison. Mais lorsque Heidegger écrit que, dans cette « présentation » de la déduction, sa « véritable teneur » ne pouvait pas « venir à l’expression[38] », il est manifeste que son critère est distinct du critère de Kant. Heidegger partage avec Kant la tâche de la métaphysique comme métaphysique humaine se connaissant de manière critique dans sa finitude. Mais il comprend d’une manière autre que Kant ce qu’est cette finitude. Il la comprend eu égard au néant : « […] c’est uniquement si ce laisser-s’objectiver [Gegenstehenlassen] […] est un se-tenir-dans le néant que le représenter peut, au lieu du néant et enson sein, laisser faire encontre un non-néant, c’est-à-dire quelque chose comme un étant[39] ». Le néant joue ici un rôle décisif pour la connaissance métaphysique finie de l’étant en tant que tel. Mais, dans son traitement du problème, Kant a incontestablement un autre concept de ce qu’est la métaphysique, et donc également un autre critère. Selon ses déclarations répétées à cet effet, les questions incessantes de la métaphysique portent sur Dieu, la liberté, et l’immortalité de l’âme ; elles sont donc les questions de la vieille métaphysique traditionnelle. Et Kant ne partage évidemment pas l’opinion que Heidegger donne finalement à entendre[40], qu’avec cela n’est donnée qu’une illusion nécessaire pour le Dasein fini. Il ne voit pas ici seulement un problème de « non-essence [Unwesen] » qui appartient à l’essence de la finitude, mais un problème soluble moralement, avec lequel seulement l’homme fini parvient à son essence propre, c’est-à-dire à sa personnalité morale. Le critère pour cette tâche de la métaphysique ne peut pas être le néant.

Devons-nous renoncer à connaître ce critère, parce qu’il serait après tout impossible et improductif de savoir comment la philosophie kantienne a réellement été, ou cela a-t-il de l’importance ? Est-il nécessaire et fécond de se donner du mal pour connaître ce Kant qui exista réellement ? S’il est vrai que c’est le Kant réel qui nous a mis dans la situation dans laquelle nous nous trouvons philosophiquement, alors la décision devra opter pour la seconde possibilité. Quoi qu’il en soit, la tentative pour comprendre Kant en accord avec son propre critère devra être faite, quel que soit son caractère hasardeux, et quelle que soit l’importance de la difficulté dans laquelle Kant s’est empêtré en appliquant son critère. Si quelque chose autorise à cette tentative et y encourage, alors ce sont les grandes tentatives déjà faites qui, en tant qu’interprétations, nous ont en tout premier lieu mis sous le charme de l’objet de Kant.

II. Le critère de Kant

La critique de la raison pure est une critique de la connaissance traditionnelle de l’âme, du monde et de Dieu, au sens « radical » où elle examine la source de cette connaissance, la faculté de la raison pure. Elle est une réflexion examinatrice sur le pouvoir de penser métaphysique. Pour cette raison, elle a la forme d’une logique. Inversement, toute logique en tant que telle est, dans un sens plus universel, déjà critique, car elle n’enseigne pas comment on pense en réalité, mais comment on doit penser correctement[41]. La critique de la raison pure est une logique spéciale de la pensée « transcendantale », c’est-à-dire de la pensée dans les concepts purs de l’entendement des « choses en général », pensée dont le système s’appelle « philosophie transcendantale » ou « ontologie[42] ». Cette discipline métaphysique fondamentale prétend rendre possible la connaissance de l’âme en tant que substance, du monde comme une chaîne causale finie en amont et limitée par Dieu, et de Dieu comme cette essence qui est l’« essence suprêmement réelle ». Mais la logique de la pensée de l’âme, du monde et de Dieu, en tant que logique de cette pensée transcendantale particulière, se construit d’après le modèle de la logique « formelle » ou « générale », modèle qui traite de la forme de n’importe quelle pensée en général. En tant qu’elle est une telle logique, la critique de la raison pure se compose d’une « doctrine transcendantale des éléments » et d’une « doctrine transcendantale de la méthode ». « De même que la doctrine des éléments en logique a pour contenu les éléments et les conditions de la perfection d’une connaissance, la doctrine de la méthode générale, seconde partie de la logique, doit de son côté traiter de la forme d’une science en général ou de la façon de lier le divers de la connaissance en une science[43] ». La doctrine transcendantale des éléments de la critique examine la connaissance métaphysique eu égard à ses éléments : l’intuition pure et l’entendement pur ; elle est « esthétique transcendantale » et « logique transcendantale » (au sens restreint). Elle trouve que les « conditions de la perfection » de la connaissance par le moyen des concepts transcendantaux sont remplies dans un cas : à savoir, lorsque les catégories sont appliquées à l’intuition pure et, à travers elle, aux objets de l’expérience. L’ontologie est vraie et possible, si, par le truchement des concepts d’objets en général, des choses sont pensées dans leur donation sensible. Dans tout autre cas, par conséquent lorsqu’il est question d’« objets suprasensibles », comme l’âme, le monde et Dieu, objets à propos desquels non seulement les cinq sens, mais aussi les intuitions pures de l’espace et du temps ne sont d’aucune utilité, les conditions d’une connaissance « achevée », « réelle », c’est-à-dire de cette connaissance qui est réellement et pas seulement en apparence « connaissance », ne sont pas remplies. Après que la « doctrine des éléments » a permis de comprendre cela, la « doctrine de la méthode » définit les « conditions formelles d’un système complet de la raison pure[44] », c’est-à-dire qu’elle définit les conditions formelles de la métaphysique. La doctrine des éléments traite du « contenu » de la connaissance à partir de la raison pure, la doctrine de la méthode traite de sa « méthode[45] ». La seconde partie principale de la critique concerne donc la méthode de la métaphysique. De quelle métaphysique ? La « dogmatique » par exemple, dans laquelle rien ne peut être correctement pensé ? Mais la logique traite de la pensée correcte, et de la pensée fausse uniquement en vue de la pensée correcte. Elle parle de la méthode de la vraie métaphysique, par conséquent de cette métaphysique dont la critique trace « le plan total bien examiné et éprouvé[46] », et en vue de laquelle elle est l’« exercice préliminaire[47] ». Traiter de la méthode de cette métaphysique, cela signifie avant tout traiter de la méthode de la critique elle-même. Et en effet Kant dit : « De la méthode propre à une philosophie transcendantale, il n’y a toutefois rien à dire ici, puisque nous n’avons affaire qu’à une critique de nos diverses facultés, en vue de déterminer si nous pouvons bâtir quoi que ce soit, et à quelle hauteur nous pouvons élever notre édifice, à partir des matériaux dont nous disposons (les concepts purs a priori)[48] ».

C’est dans la méthode de la critique que la recherche a le plus souvent et légitimement cherché la clé pour sa compréhension. Que dit à ce sujet la doctrine de la méthode de Kant ?

Suivons simplement son raisonnement : elle parle d’abord de la « discipline de la raison pure », et comprend à cette occasion « discipline » non pas tant comme une « instruction », mais comme « la contrainte par laquelle le penchant constant à s’écarter de certaines règles se trouve limité et finalement extirpé[49] ». En tant que « logique pratique[50] », la doctrine de la méthode dit comment il faut s’y prendre pour discipliner de manière critique la raison dans son penchant inévitable à la pensée fausse, spéculative. C’est-à-dire qu’elle traite tout d’abord de la « discipline de la raison pure dans son usage dogmatique », c’est-à-dire dans cet usage « rationaliste » où, contaminée par l’exemple des mathématiques, elle aimerait atteindre son but au moyen de définitions, d’axiomes et de démonstrations. La doctrine de la méthode précise pour ce faire la différence entre la méthode mathématique et la méthode philosophique, entre la connaissance de la raison « intuitive » et appuyée sur l’évidence de l’intuition pure, et la connaissance de la raison « discursive » et dépendante des « concepts purs ». Elle montre de manière positive dans quelle mesure, des concepts purs de la philosophie, résulte tout de même, eu égard à l’expérience possible, une ontologie correcte. Mais dans la section suivante, elle discipline l’égarement opposé, empirico-sceptique, de la philosophie. Certes, face au dogmatisme, le scepticisme a raison ; après tout, il tire hors du « sommeil dogmatique ». Mais lorsqu’il devient lui-même dogmatique « dans la négation », la doctrine de la méthode enseigne une « justification κατ᾿ ἄνθρωπον », qui protège [la raison préoccupée] des questions de Dieu et de l’immortalité « contre tout préjudice et lui procure une possession en bonne et due forme, n’ayant à redouter aucune prétention étrangère, bien qu’elle ne puisse en elle-même être prouvée suffisamment κατ᾿ ἀλήθειαν[51] ». Cette justification est l’« usage polémique » correct de la raison pure. À cette occasion, quelque chose d’essentiel apparaît : l’« usage polémique » montre que la critique est une connaissance des « limites [Grenzen] », mais pas des « bornes [Schranken] », c’est-à-dire qu’elle sait exactement dans quelle mesure la métaphysique en tant que science théorique est impossible. « Des limites […] supposent toujours un espace qui se trouve hors d’un lieu déterminé et l’entoure ; des bornes n’en ont nul besoin, car elles sont de simples négations[52] ». Ce que Hegel dit à propos de la connaissance des limites, Kant l’admet d’une certaine manière : la raison qui critique en tant que telle « voit en quelque sorte du regard autour d’elle un espace pour la connaissance des choses en soi, bien qu’elle ne puisse jamais en avoir de concepts déterminés et soit bornée aux seuls phénomènes[53] ». Par conséquent, la critique n’a aucun savoir [Wissen] théorique des choses en soi — Kant se démarque ainsi de Hegel —, mais tout de même une connaissance [Erkenntnis]. « Mais, comme une limite est elle-même quelque chose de positif qui appartient autant à ce qui est à l’intérieur d’elle qu’à l’espace situé à l’extérieur d’un tout donné, elle est bien une connaissance positive effective à laquelle la raison ne prend part qu’en s’étendant jusqu’à cette limite, sans chercher cependant à la dépasser[54] ».

Or nous nous tenons sur cette limite, lorsque nous bornons notre jugement simplement à la relation que le monde peut avoir à un être dont le concept se trouve hors de toute connaissance dont nous soyons capables à l’intérieur du monde. Car alors nous n’attribuerons en propre à l’Être suprême aucune des propriétés en soi par lesquelles nous pensons les objets de l’expérience, et nous évitons par là l’anthropomorphisme dogmatique ; mais nous les rattachons cependant à la relation qu’il entretient avec le monde, et nous nous permettons un anthropomorphisme symbolique qui en fait ne concerne que le langage et non l’objet lui-même[55].

C’est une « connaissance par analogie », c’est-à-dire en considération de la « ressemblance complète de deux rapports entre des choses tout à fait dissemblables[56] ».

Quand je dis : nous sommes contraints de considérer le monde comme s’il était l’ouvrage d’un entendement et d’une volonté suprêmes, je ne dis en réalité rien de plus que cela : de même qu’une horloge, un vaisseau, un régiment se rapportent à l’artisan, à l’ingénieur et au commandement, de même le monde sensible (et tout ce qui constitue le fondement de cet ensemble de phénomènes) se rapporte à l’inconnu que je ne distingue sans doute pas ainsi par ce qu’il est en soi, mais par ce qu’il est pour moi, c’est-à-dire à l’égard du monde dont je suis une partie[57].

La manière dont Kant explique dans les Prolégomènes le concept de connaissance de la limite montre que la critique repose sur une métaphysique théologique du monde. La critique a besoin d’une connaissance métaphysique dont l’essence spécifiée ici par le concept d’analogie doit toutefois encore être élucidée. Alors, pour la « doctrine transcendantale de la méthode », le problème apparaît de savoir si, faute d’une science des choses en soi, la critique doit par exemple faire des « hypothèses transcendantales ». Mais cet « usage hypothétique » de la raison pure est également discipliné, parce que les hypothèses sont seulement des formes de savoir vraisemblable. Elles n’ont une légitimité relative que dans la défense contre le scepticisme. Ainsi même la forme positivement possible de la compréhension critique des concepts et des principes transcendantaux de l’expérience possible est soumise à une discipline en ce qui concerne ses « preuves ».

Mais si la critique est une métaphysique commençante, alors la question suivante surgit : quel est le critère positif pour sa méthode ? À cette question répond le « second article principal » de « la doctrine transcendantale de la méthode », dont le thème est « le canon de la raison pure ».

Il est humiliant pour la raison humaine de ne parvenir à rien dans son usage pur et même d’avoir besoin encore d’une discipline pour contenir ses débordements et éviter les illusions qui en proviennent. Mais d’un autre côté, ce qui la relève et lui donne confiance en elle-même, c’est qu’elle peut et doit elle-même exercer cette discipline, sans admettre une autre censure au-dessus d’elle — à quoi s’ajoute en même temps le fait que les limites qu’elle est contrainte d’imposer à son usage spéculatif circonscrivent tout autant les prétentions ratiocinantes de n’importe quel adversaire, et que par conséquent elle peut mettre en sûreté contre toutes les attaques tout ce qui peut encore lui rester de ses exigences auparavant excessives[58].

Humiliation et élévation en même temps — c’est là, d’après Kant, l’essence du sentiment moral du respect. La critique de la raison pure, laquelle présente une autocritique de la raison dans son usage théorique, est manifestement un usage pratique de la raison. Effectivement, le canon, cet « ensemble des principes a priori de l’usage légitime[59] » de la raison pure, doit être considéré pour le mode pratique de la pensée des idées comme le « seul[60] ». Le canon de la critique est le canon de la raison pratique ; c’est l’ensemble des « lois morales[61] », la loimorale. Ainsi, dans la Critique de la raison pratique, il est également dit que la raison pure en tant que raison pratique n’a besoin d’aucune critique, parce qu’elle est elle-même ce qui contient « la règle pour la critique de tout son usage[62] », et les Fondements de la métaphysique des moeurs affirment de la raison moralement autonome que sa « fonction la plus noble[63] » est la fonction critique, c’est-à-dire celle-ci : « […] distinguer l’un de l’autre le monde sensible et le monde intelligible, et assigner par là à l’entendement même sa borne [Schranken][64] ». Si ces bornes [Schranken] en y regardant de plus près doivent plutôt être appelées des limites [Grenzen], et si la raison qui critique « tourne son regard » vers la chose en soi, il en est ainsi en raison de cette métaphysique que Kant appelle « pratique ». Par la critique du savoir, cette métaphysique ne reçoit pas seulement une « place » pour elle-même, mais elle est en même temps ce sur quoi la critique repose en tant qu’autocritique de la raison. C’est son propre fondement que la critique justifie contre les égarements de la raison comme étant intouchable. Dans cette mesure, la critique est l’aide que cette vraie métaphysique — menacée tant par des justifications sans fondements que par le scepticisme — s’apporte à elle-même. En ce sens, considérée dans son ensemble, elle est un « traité de la méthode[65] » de la métaphysique. D’après la « doctrine transcendantale de la méthode », le contenu de cette métaphysique est une « théologie morale immanente » non spéculative, qui de son côté conduit « inévitablement » à une « théologie physique » et même à une « théologie transcendantale » de Dieu en tant que l’essence « souverainement parfait[e][66] », essence dans laquelle se trouvent ces fondements de la nature téléologique, « qui ne peuvent qu’être inséparablement liés a priori à la possibilité interne des choses[67] ». Pour ce qui est du canon — étant donné que la toute dernière section portant sur L’histoire de la raison pure doit désigner seulement une place vide — la doctrine transcendantale de la méthode remplit finalement sa fonction en esquissant, sous la désignation d’Architectonique de la raison pure, le système de toutes les disciplines philosophiques eu égard au « concept cosmique[68] » de la philosophie. Selon ce concept cosmique, la philosophie est « la science du rapport entre toute connaissance et les fins essentielles de la raison humaine (teleologia rationis humanae)[69] ». Donc, en dernière analyse, la critique est cette téléologie de la raison humaine qui, en vertu du canon moral, peut juger de la rectitude ou de la non-rectitude de tel ou tel emploi de la raison. En vertu de cette capacité, le philosophe idéal est appelé le « législateur de la raison humaine[70] ».

Si on a ainsi reconnu en principe l’orientation métaphysique de la critique, alors se présentent toutefois immédiatement les difficultés de méthode de la métaphysique théologico-morale. Quel caractère a la connaissance fondamentale de cette métaphysique ? Il doit « [cependant] y avoir quelque part, écrit Kant, une source de connaissances positives qui appartiennent au domaine de la raison pure, et qui ne fournissent peut-être que par malentendu l’occasion d’erreurs[71] ». La connaissance ne peut jamais être de la pure pensée, elle a besoin — car la pensée est finie et simplement discursive — d’une donation de ce qui est pensé. « Mais ce surplus n’a pas besoin d’être recherché encore dans les sources théoriques de la connaissance : il peut aussi résider dans les sources pratiques[72] ». La seule mais suffisante donation pour la vraie métaphysique est alors le fait de la loi morale, qui « s’impose à nous par elle-même[73] ». Cette donation ne se produit pas dans l’intuition, et elle n’est pas non plus « théorique », parce que, littéralement, elle ne nous laisse pas le temps de simplement l’examiner et revendique notre action catégoriquement, et parce que, pour cette raison, elle ne nous permet pas non plus d’« intuitionner » le temps comme « forme » de son intuition elle-même, et de fonder sur cette pure intuition un emploi théorique des concepts métaphysiques. La donation de la loi morale n’a pas lieu par l’intermédiaire de l’intuition, mais par le truchement de la raison pure qui accepte inconditionnellement cette loi qui commande et qui est tout simplement donnée, comme si elle l’avait elle-même donnée. Selon les écrits pratiques de Kant, c’est là le sens de l’« autonomie » de la raison pure pratique[74]. Par conséquent, cette raison est la faculté spécifiquement spontanée, et dans cette mesure « législatrice », de la réceptivité pratique. En relation à cette réceptivité, la pensée de la vraie métaphysique devient connaissance. La raison pure pratique et réceptive est une faculté de l’homme en tant qu’« être purement raisonnable en général ». Mais la pensée de la métaphysique pratique qui s’appuie sur cette réceptivité spontanée est la pensée de l’homme en tant qu’homme. L’homme en tant qu’homme est un être raisonnable qui est en même temps sensible ; la pensée humaine est la pensée théorique qui exige l’intuitivité [Anschaulichkeit] sensible. La métaphysique « pratique », donc aussi la téléologie critique de la raison humaine, est la pensée humaine théorique fondée sur la loi morale. Cette pensée qui est « pratique et théorique en même temps[75] » répond, selon la doctrine transcendantale de la méthode, à la question : que m’est-il permis d’espérer ? Espérer est un comportement de l’homme en tant que tel, si tant est qu’il est en même temps un être purement raisonnable. Ce que je peux savoir, la raison pure me le dit eu égard à ce que je dois faire, en s’autorisant elle-même à espérer quelque chose par cette critique, donc en n’étant pas obligée de désespérer de manière sceptique. Ce que la raison qui critique permet d’espérer, c’est la réalisation de la « fin dernière de la raison pure », c’est-à-dire la compatibilité de la moralité autonome avec le besoin de l’homme fini pour la totalité raisonnable de ses inclinaisons sensibles, c’est-à-dire pour le bonheur : il faut espérer le monde sensible donné à l’homme si tant est qu’il n’est pas simplement monde sensible — donné à la théorie et avec cela mis à la disponibilité technique du « libre arbitre » — mais dans la mesure où il est en même temps en tant que monde sensible théâtre possible de l’action morale. En tant qu’un tel théâtre, théâtre dans lequel nous avons « [à] accomplir notre destination ici-bas, dans le monde », le monde sensible est un système des fins, dans lequel nous, en tant qu’hommes, devons « [prendre] notre place[76] » ; comme tel il s’appelle le « monde moral[77] », ou selon l’expression de Leibniz le « règne de la grâce[78] ». Il n’est pas quelque chose de compréhensible d’une manière purement théorique, mais le souverain « bien dérivé », dont « le principe déterminant » est l’« idéal du souverain bien originaire », c’est-à-dire le concept de la raison d’un « Dieu » unique[79]. Nous ne pouvons connaître ni Dieu, ni le monde, ni notre propre âme raisonnable sans l’« objectif [moral] plus éloigné, à savoir déterminer ce qu’il faut faire, si la volonté est libre, s’il existe un Dieu et un monde futur [qui est à la fin de tout agir réellement moral][80] ». Les choses en soi ne sont pas impénétrables pour la critique : elle y accède seulement si, en espérant avec sa pensée, elle se tient au service de la morale.

La difficulté de méthode de cette vraie métaphysique consiste dans l’unité du comportement théorique et du comportement pratique. En tant que connaissance, elle repose sur l’unité intrinsèque essentielle de la raison pratique et de la raison théorique. Cette connaissance devant être exercée et comprise comme une connaissance vraie et fondamentale, elle devrait alors, eu égard au critère moral de toute connaissance, être conçue dans l’unité concrète de l’espérer. En tant qu’expérience du monde pensant théologiquement et appartenant à l’homme agissant moralement, elle devrait se comprendre dans une unicité originaire. Mais si maintenant on regarde comment, dans la troisième section du Canon de la raison pure, il est effectivement fait mention du caractère de connaissance de la vraie métaphysique, de « l’opinion, du savoir et de la foi », alors il apparaît que la connaissance qui espère est définie comme foi, mais que la foi est définie comme milieu entre le savoir et l’opinion. La foi est un « tenir-pour-vrai » auquel il manque le caractère « objectivement » suffisant du savoir, mais qui — par la conviction morale nous commandant — est « subjectivement » plus que l’opinion qui est quant à elle insuffisante même « subjectivement ». Dans cette définition de la connaissance métaphysique, elle n’est elle-même manifestement pas ce qui est fondamental, comme cela devrait être en réalité, mais c’est le savoir qui l’est. Malgré tout rejet critique du dogmatisme, lorsque Kant doit dire ce qu’est la connaissance, c’est la connaissance théorique qui occupe alors tout l’horizon. Lorsqu’il pense à la connaissance dans le plein sens du terme, à la connaissance « parfaite », il pense à l’intuition. Il pense à la vieille idée de la connaissance absolument parfaite, celle de Dieu dont l’entendement intuitif se donne à lui-même ses objets. Mais pour la critique humaine, il pense à la connaissance relativement parfaite de la science de la nature newtonienne.

Va-t-on fondamentalement au-delà de Kant lorsqu’on évoque cette aporie dans la compréhension de soi de la critique ? Nous croyons que fondamentalement, en ce qui concerne le critère, la réponse est négative. Elle n’est positive que dans le jugement porté sur la mise en oeuvre de la critique, que Kant lui-même éprouvait comme étant douteuse, et dont il avait reconnu pour ainsi dire activement le défaut en remaniant la Critique de la raison pure, mais plus que tout en écrivant, après la Critique de la raison pure, la Critique de la raison pratique avec sa doctrine des postulats et la Critique de la faculté de juger, dont l’introduction commence par la réflexion portant à la fois sur le concept de philosophie et sur l’unité de la raison théorique et pratique dans le jugement portant sur la finalité des choses. La tâche d’une expérience humaine du monde, expérience téléologique se connaissant elle-même, n’est pas du tout étrangère à Kant : il s’y est attaqué d’une manière fondamentale dans son Anthropologie « pragmatique » et même dans sa Géographie, la doctrine de la Terre en tant que théâtre de l’agir humain. Cette connaissance de soi de l’homme agissant dans le monde, connaissance qui oriente l’homme au sujet de la « place » qu’il y occupe, il l’a mise en relation avec toutes ses recherches sur le développement orienté vers une fin du monde dans l’histoire de la nature et de l’homme. La critique de la raison pure se sert de cette expérience du monde téléologique, rendue possible moralement, lorsqu’elle parle des facultés de l’homme. Le concept de cette connaissance qui est réellement fondatrice demeure toutefois non élucidé en dépit de toute réflexion à ce sujet, réflexion qui domine encore l’Opus postumum de Kant, parce que Kant demeure dogmatiquement attaché à cet égard à la science de la nature théorique.

III. L’application du critère

Nous ne sommes pas habitués à voir la critique kantienne à la lumière de sa propre doctrine transcendantale de la méthode. Pour cette raison, la présentation programmatique de la doctrine de la méthode peut être complétée en considérant l’application du critère moral lors de la mise en oeuvre de la critique.

Suivant l’opinion de Kant[81], l’élément essentiel de la Doctrine transcendantale des éléments de la Critique de la raison pure est la « déduction transcendantale des concepts purs de l’entendement », c’est-à-dire la réponse à la question du droit en vertu duquel nous attribuons au contenu de ces concepts — à nos représentations d’objets en général — « une validité objective ». Pour distinguer, dans la mise en oeuvre de cette recherche, le canon de la raison qui critique, on doit déterminer quel est le motif de cette « question de droit », et de quelle manière on lui répond.

Formulé d’une manière générale, le motif de la quaestio juris se trouve dans le soupçon d’une « usurpation ». En ce qui concerne les « concepts usurpés, comme ceux de bonheur, de destin », Kant se montre clair dans l’introduction. L’autorisation d’employer ces concepts est sans « principe juridique clair », alors qu’une foule d’autres concepts empiriques ne donne pas lieu à la moindre question de droit, « parce que nous disposons toujours de l’expérience pour démontrer leur réalité objective[82] ». Le caractère empirique de ces concepts autorise assurément le doute quant au caractère approprié de leur utilisation dans un cas isolé ; mais, dans l’ensemble, il garantit leur validité parce que le contenu est donné, et que seulement la forme de l’universalité est produite par l’entendement. Les concepts purs de l’entendement en revanche sont exposés précisément par principe au « soupçon[83] », parce qu’est conçuspontanément également leur contenu ; ils ont besoin de la déduction, parce qu’ils sont « les premiers principes a priori, spontanément pensés, de notre connaissance[84] », les « conditions subjectives de la pensée[85] ». Certes les catégories ne sont pas « arbitrairement pensées » ; elles ne sont ni des concepts techniques « déclarables[86] », comme ceux de nos projets (comme par exemple le concept d’une montre qui doit être construite), ni des concepts « pouvant être construits » et qui sont pour cette raison « définissables », comme les concepts mathématiques dont les objets sont « donné[s] originairement » par leur définition[87] ; elles sont des concepts « donnés a priori », c’est-à-dire donnés « par la nature de l’entendement », des concepts qui pour cette raison ne peuvent pas non plus être réellement « définis », mais simplement « exposés[88] ». L’entendement pur se règle ici sur sa propre nature. Malgré tout, il provoque le soupçon d’une usurpation, parce que sa connaissance a priori n’est justement pas reçue des objets, mais elle est « simplement un produit de notre esprit qui s’isole[89] ». La critique hérite donc de son problème du fait que l’ontologie — dont elle s’occupe de la possibilité — a pour contenu un projet spontané de l’Être, une « législation ». Que l’entendement « donne des lois » transcendantales aux choses : cet état de fait est le motif de la critique, pas son résultat. Le résultat consiste en cela que l’« autonomie » de l’entendement pour les objets de l’expérience, c’est-à-dire pour la nature, est reconnue comme étant justifiée sur la base d’une compréhension de sa possibilité, ce qui en revanche n’est pas le cas pour les objets supra-sensibles ; ce résultat consiste en une restriction et une précision de ce à quoi l’entendement pur peut prétendre. Mais sans l’idée d’un Être spontanément pensé, la quaestio juris n’aurait en tant que telle absolument aucun thème.

Par cette motivation de la question, la voie est déjà tracée vers sa réponse. La vérité en général, même la vérité « transcendantale », consiste dans la « conformité de la connaissance avec son objet[90] ». Sont « objets [Gegenstand] » des catégories les objets, dans la mesure où des prédicats transcendantaux sont énoncés à leur sujet, donc les objets en tant que tels. Dois-je par exemple pouvoir déterminer si et pour quelle raison je peux estimer que la conséquence de la clarté du soleil et de sa chaleur est « causée » par eux, alors je dois savoir à quels énoncés transcendantaux je suis autorisé par les objets eux-mêmes ; je dois m’orienter à l’aune des objets en tant qu’objets qu’il s’agit de connaître, par conséquent à l’aune de leur être. C’est-à-dire que je dois juger l’être qui est énoncé et spontanément pensé par moi eu égard à l’être qui est propre aux objets eux-mêmes. Je dois poser la question : la lumière du soleil et la chaleur « sont »-elles « en soi » telles que je peux y appliquer notre concept spontané de causalité ? Le problème de la déduction transcendantale demande que l’on examinel’être spontanément pensé en fonction de l’être-en-soi. En effet, la vraie découverte de Kant ne se trouve pas dans l’autonomie de l’être, mais dans la « distinction, rendue nécessaire par notre critique, entre les choses comme objets de l’expérience et les mêmes choses comme choses en soi[91] », dans le fait que la critique « [enseigne] à prendre l’objet en deux significations différentes, à savoir comme phénomène ou comme chose en soi[92] ». L’« usurpation » critiquée de l’usage « transcendantal » des catégories consiste dans le fait d’appliquer l’être spontanément pensé aux « choses en général et en soi[93] » : eu égard aux objets non sensibles — l’âme, le monde et Dieu — nous ne pouvons pas être législateurs, parce qu’ils veulent être pris seulement en une « signification » ; le droit à l’usage des catégories existe seulement là où nous les utilisons « empiriquement », c’est-à-dire où nous les rapportons « seulement à des phénomènes, c’est-à-dire à des objets d’une expérience possible[94] ». Par conséquent, l’autorisation de l’usage des concepts purs de l’entendement découle du caractère double de l’être des objets empiriques. L’âme, le monde et Dieu ne se phénoménalisent [erscheinen] pas pour nous, c’est-à-dire ils n’affectent pas la sensibilité humaine ; ils ne sont pas « pour nous », parce qu’ils n’entrent pas avec nous dans cette interaction qui consiste d’une part dans le fait que nous sommes affectés par eux, et d’autre part dans le fait que nous activons à leur contact notre faculté sensible ; Dieu en particulier n’est absolument pas en interaction avec les choses du monde[95]. Aussi choquant que cela puisse être pour la pensée « critique » moderne, la déduction transcendantale de Kant justifie les concepts spontanés à l’aide du fait de l’affection, « à travers la relation de ces concepts à quelque chose d’entièrement contingent, savoir l’expérience possible[96] ». Toutefois l’expérience possible n’est pas une expérience unique, réelle, comme par exemple celle qui justifie le concept de la pierre ; mais elle est toutefois une expérience possible, c’est-à-dire la possibilité précisémentde tellesexpériencesuniques etréelles, possibilité de ce réel en tant que tel ; c’est uniquement pour cette raison qu’elle est « quelque chose de tout à fait contingent[97] ». Le terme « possibilité » est à double sens dans l’usage traditionnel du langage de Kant. Il peut signifier la possibilité purement « intérieure », c’est-à-dire l’essence d’une chose, mais aussi la possibilité « extérieure », qui résulte de l’enchaînement des circonstances réalisant la chose ; et la « possibilité de l’expérience » est chez Kant à comprendre de manière telle que, dans la nature transcendantale fondamentale, les deux sont pensés : la forme essentielle de l’expérience, mais celle-ci en tenant compte du fait qu’elle n’est « possible » qu’en tant que forme de la matière. Car si l’entendement pur et l’intuition pure, par conséquent la forme de l’expérience, ont besoin de la déduction, alors la possibilité intérieure toute seule ne suffit pas à la « possibilité » de l’expérience à partir de laquelle cette déduction est menée ; ce qui est décisif est la possibilité extérieure — sans doute pas cette affection-ci et cette affection-là, mais le fait de l’affection extérieure lui-même : ceci que, après tout, une telle affection ait lieu, que par conséquent une interaction entre nous et l’objet existe. En effet, avec cela, il est justement dit que les choses en question ont la manière d’être de phénomènes. La déduction des catégories s’accomplit par la démonstration de leur « traduction sensible [Versinnlichung] », traduction sensible par laquelle elles reçoivent « sens » ou « signification », c’est-à-dire « relation à l’objet[98] ». À cette occasion, l’intuition pure ne suffit pas — cela signifierait « construire » les catégories et serait des mathématiques ; il doit y avoir l’intuition empirique. « Notre [c’est-à-dire l’intuition humaine] intuition sensible et empirique peut seule leur procurer sens et signification[99] ». Le concept de substance, par exemple, est inutilisable, « à moins qu’une intuition empirique ne me fournisse l’occasion de l’appliquer[100] ».

Ainsi personne ne peut-il tirer d’ailleurs que de l’expérience une intuition qui corresponde au concept de la réalité, mais nul ne peut jamais y accéder a priori à partir de soi-même et antérieurement à la conscience empirique qu’il peut en avoir. De la forme conique, on pourra faire un objet d’intuition sans aucune aide empirique, uniquement d’après le concept, mais la couleur de ce cône devra d’abord être donnée dans telle ou telle expérience. Le concept d’une cause en général, je ne peux le présenter dans l’intuition autrement que dans un exemple que me fournit l’expérience, etc.[101]

Présenter le concept a priori d’une cause dans un exemple, cela veut naturellement dire quelque chose d’autre que présenter le concept empirique d’une couleur ; cela ne signifie pas revenir au contenu spécial et contingent d’une série empirique, mais au fait que de telles séries spéciales et contingentes doivent toujours nous affecter de manière contingente, si cela doit avoir un « sens » de leur « prescrire » le concept de causalité. La possibilité de cette « prescription » repose sur le fait que les choses qui nous affectent en tant que telles, c’est-à-dire en tant qu’elles se phénoménalisent, deviennent disponibles pour notre intuition sensible, sur le fait donc qu’elles se conforment à la possibilité « intérieure » de notre expérience. En tant qu’elles sont des choses qui se donnent à nous dans l’intuition, elles se conforment à la forme de notre intuition ; mais avec cela, elles se conforment également à la forme de notre pensée, car l’intuition et la pensée sont nécessairement unies dans l’essence de l’expérience, c’est-à-dire dans l’essence de l’homme qui fait une expérience. La possibilité d’une connaissance d’objet a priori serait inexplicable, si « l’objet (comme objet des sens) [ne se réglait pas] sur la nature de notre faculté d’intuition », et si ce n’était pas « la même chose », quand on dit « objets » ou « expérience[102] ». La « déduction transcendantale » s’accomplit par la preuve qu’entre l’entendement pur, l’intuition pure et l’intuition empirique existe précisément le rapport essentiel et nécessaire par lequel les concepts « spontanément pensés » reçoivent, malgré leur spontanéité, une signification, c’est-à-dire une relation aux objets qui nous affectent. Ce n’est pas ici le lieu d’une interprétation plus détaillée de cette preuve, à propos de laquelle, avant tout, la signification de l’imagination et du temps[103] devrait être expliquée. En ce qui concerne la question du critère, ceci seulement est essentiel que la « déduction transcendantale » avec son concept de possibilité de l’expérience se rapporte au fait de l’action réciproque entre l’objet et la sensibilité.

Ce fait, la difficulté principale du néokantisme, est toutefois très difficile à concevoir pour Kant : la critique est incapable de caractériser clairement la connaissance qu’elle-même accomplit. Non pas cependant pour la raison qu’elle serait illégitime. En elle-même, cette connaissance est irréfutable. S’il s’agissait d’« interaction » au sens de la catégorie spontanée, alors la « déduction transcendantale » serait assurément circulaire. Mais eu égard à la sensibilité, il s’agit d’une faculté humaine et finalisée, et en ce qui concerne les choses qui nous affectent, non pas d’un commercium uniquement compréhensible d’une manière mécanique, mais à la fois, et même en premier lieu, du fait que ces choses se conforment à la « fin » de la représentation. En réalité, la critique a affaire à un rapport d’interaction finalisée. Nous pouvons ordonner la nature selon des lois a priori, parce que — en tant qu’ensemble de tous les phénomènes — elle y est appropriée, c’est-à-dire parce que les choses, pour autant qu’elles se donnent à notre intuition, sont « finalisées » pour notre entendement. La possibilité de l’autonomie de l’être repose par conséquent sur la position — qui doit être définie téléologiquement — de l’homme au sein de l’ensemble « dynamique » du monde ; il y a dans ce monde des choses qui se conforment à la spontanéité pure de l’homme, et qui pour cette raison peuvent aussi être dominées de manière technique — toutes les règles « techniques » sont « théoriques » ; mais il y a aussi quelque chose d’autre qui est trop « grand », trop « sublime » pour cela : Dieu, la totalité du monde et la liberté morale. Et cela est valable pour toutes les choses que leur être ne s’épuise pas dans leur objectivité pour nous. La « déduction transcendantale » est en réalité teleologica rationis humanae. Elle considère les choses dans leur donation sensible pour nous autres hommes — pour cette raison, elle parle « naïvement », d’une manière empirique et anthropologique, de nos facultés et des choses comme des maisons[104], des astres[105], des chambres douillettes[106], qui « frappent nos sens[107] » —, mais elle s’appuie à cette occasion, non pas sur un usage catégorial de l’entendement, mais sur son usage téléologique. L’expérience est toujours intuition empirique et pensée, mais l’expérience téléologique, sur la base de laquelle la critique parle de l’expérience « mécanique » en tant que telle, c’est-à-dire de la relation entre l’objet et l’entendement spontané, ne pense justement pas elle-même spontanément. L’être de l’expérience « mécanique » elle-même, sur la facticité de quoi la « déduction transcendantale » s’appuie, est donc un être donné, et l’autocritique de l’ontologie peut en réalité seulement s’accomplir de manière telle que la compréhension ontologique spontanée soit examinée en fonction d’une compréhension ontologique réceptive. Mais ici se montre maintenant la difficulté dans l’auto-compréhension de la critique : la critique de la philosophie transcendantale peut, en tant qu’autocritique, déchoir dans la mécompréhension, comme si elle-même, si tant est qu’elle opère à l’intérieur de limites, n’était pas autorisée à savoir plus que le fait qu’elle est dans cette mesure limitée. En tant que science de l’être spontanément pensé, l’ontologie est limitée à l’expérience ; alors il peut sembler à son autocritique qu’elle ne « connaît » effectivement pas d’autre être, que les choses en soi lui sont « inconnues ». Kant dit souvent et de manière suffisamment claire que la représentation des choses en soi « est non seulement recevable mais même inévitable[108] », mais il identifie la raison qui critique à la raison critiquée de telle manière qu’il ne conçoit pas uniquement l’usage critiqué de la raison, mais aussi l’usage critiquant lui-même, comme un acte de pensée spontané. Pour cette raison, dans la réflexion méthodique (dans l’« Appendice à l’analytique transcendantale »), il se représente le monde dans son être en soi comme un monde tout simplement séparé de son apparaître, comme le monde leibnizien des monades, qui est considéré par lui comme un « concept platonicien du monde […], d’ailleurs exact en lui-même[109] » ; il dit que les catégories s’étendent « plus loin » que l’intuition sensible, mais qu’elles ne pourraient pas déterminer positivement les noumènes[110]. En vérité, il sait (et il se sert de ce savoir) que l’être en soi des choses, leur nouménalité comprise « positivement » par Dieu, se manifeste dans la phénoménalité elle-même ; il sait que les idées de Dieu qui « donnent » les objets originellement se font jour dans l’apparition de ces objets pour nous — dans la mesure où en effet les choses sont estimées « finalisées ». La critique, qui distingue les phénomènes des choses en soi, vit en réalité de la connexion entre les deux manières d’être, du fait que le phénomène « a toujours deux versants[111] » ; sa connaissance n’évolue en réalité ni dans la pensée purement phénoménale, ni dans la pensée purement nouménale, mais dans le passage [Übergang] entre les deux, dans cette pensée sur laquelle la Critique de la faculté de juger réfléchit. La Critique de la raison pure elle-même ne rend pas encore justice à ce qu’elle fait.

Pour connaître les raisons de cette difficulté, on devra se rappeler la situation historique de la critique. Le motif de la critique se trouve dans la spontanéité pure de la compréhension de l’être, et pour Kant il s’avère que ce motif est rattaché à l’existence de l’ontologie en général, comme si la métaphysique avait de tout temps eu besoin de la critique en raison de ce motif. En vérité, le « projet » spontané de l’être est quelque chose de moderne ; l’ontologie antique et médiévale avait affaire à un être donné. Chez Platon, ce n’est pas seulement l’αἴσθησις qui est un πάθος, mais aussi la φρόνησις[112] ; Aristote parle du « toucher » (θιγγάνειν) des objets de la νόησις[113] ; le Moyen Âge conçoit la connaissance ontologique comme l’acte compréhensif de pénétration dans l’être donné par Dieu. Si Kant en revanche prend pour point de départ un être « spontanément pensé », cela tient au fait qu’un tel être correspond à l’idée moderne de la science de la nature. En voulant répondre à la question « que puis-je savoir ? », il s’oriente à partir de la manière dont la science moderne « sait ». Il transpose le concept moderne de « voie sûre de la science » dans la métaphysique — non sans motif, car se trouve là effectivement la tendance de la métaphysique moderne et « rationaliste » à laquelle il a affaire. Mais en niant cette métaphysique en faveur d’une meilleure, il retourne, sans le voir lui-même clairement, à l’ancien concept de l’être ; il « sait » lui-même dans un sens non moderne, mais il n’en a pas clairement conscience. Cette aporie dans la conscience de soi de la critique trahit clairement, dans la réflexion de Kant, son caractère historiquement conditionné. La réflexive Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure établit une analogie entre le « tâtonnement » de la métaphysique et les débuts primitifs des autres sciences rationnelles qui portent sur des objets, la mathématique et la physique. Ces deux sciences étaient tout aussi douteuses que la métaphysique, alors que la mathématique « apprenait [des figures] leurs propriétés[114] », la physique se laissait « guider […] pour ainsi dire à la laisse » par la nature, se laissait instruire par elle « à la façon d’un écolier qui se laisse dire tout ce que veut le maître ». La voie sûre d’une science commença ici « pour tous les temps et avec une portée infinie » avec une soudaine « révolution dans la façon de penser », c’est-à-dire avec le tournant de la façon réceptive de faire de la recherche à la façon spontanée. L’achèvement de la logique, dans laquelle l’entendement « n’a affaire à rien d’autre qu’à lui-même et à sa forme » montre que la certitude de la science augmente dans la mesure où elle s’appuie sur sa propre activité consciente d’elle-même, plutôt que sur les objets. Ainsi, la perfection de la connaissance mathématique est fondée sur le fait que le mathématicien n’ajoute rien à la chose « que ce qui résultait nécessairement de ce qu’il y avait mis lui-même, conformément à son concept », et la vraie connaissance du réel, la physique qui n’est certaine que depuis la modernité, « force » la nature à répondre à ses questions, comme un « juge dans l’exercice de ses fonctions » face à des témoins. La majorité et la noblesse modernes de la raison se manifestent en cela que celle-ci avance d’après un « plan tracé d’avance », c’est-à-dire de telle manière qu’elle détermine d’avance et spontanément l’essence universelle de ses objets. Mais Kant met tout de suite le doigt sur la limite de cette manière de faire. Dans la mesure où la science a besoin en outre également de l’intuition, elle reste dépendante de l’« acte d’apprendre de » [Ablernen] et du fait d’« être instruit par » [Belehrtwerden] ; la particularité des objets, avant tout leur existence physique, peut après tout seulement être donnée. Le pouvoir moderne et révolutionnaire de la science, auquel fit appel la « [proposition] de l’ingénieux Bacon de Verulam », s’applique seulement à la « forme » de l’être ; l’acte de « pénétrer par la pensée » [Hineindenken] et de « produire soi-même » concernent seulement les « principes », tandis que les « séries » nécessaires (dans les mathématiques) doivent être découvertes de manière intuitive et que la matière de l’expérience, « conformément à ce que la raison elle-même inscrit dans la nature », doit être « cherchée » dans l’expérience, et non pas être « inventée » à sa place. L’essence des choses est pensée conformément à ce que « la raison recherche et dont elle a besoin », mais elle reste pourtant l’essence de choses que nous ne pouvons pas créer. La raison doit tenir ses principes dans une main, mais dans l’autre elle doit tenir l’expérience[115]. Le « tournant copernicien » dans la métaphysique consiste donc dans le fait que cette situation est acceptée — d’abord « hypothétiquement » — également pour la métaphysique, c’est-à-dire dans le fait que même pour la connaissance du suprasensible, des principes « inscrits » [hineingelegte] sont présupposés. Alors qu’il s’agit dans les mathématiques de concepts comme « ellipse », « section conique » et d’autres, et alors que la physique « rationnelle » conçoit les principes du monde corporel en tant que tel, la métaphysique, dans sa partie principale, la philosophie transcendantale, pense les concepts des objets en général. La psychologie, la cosmologie et la théologie transcendantales — la « seconde partie » de la métaphysique — s’appellent « transcendantales » parce qu’elles veulent comprendre les choses suprasensibles uniquement quant à ce qu’elles « sont » en général : l’âme en tant que « substance », le monde en tant que « série des conditions », Dieu en tant qu’« être souverainement réel ». Mais il s’agit ici aussi d’objets réels qui doivent être donnés en tant que tels. D’où « [la] méthode, où l’on imite le physicien » : « […] chercher les éléments de la raison pure dans ce qui se peut attester ou démentir par une expérimentation ». Comme il s’agit de suprasensible, l’expérimentation technique avec les objets eux-mêmes est toutefois supprimée ; il n’y a ici qu’une expérience « avec des concepts et des propositions fondamentales ». Mais il y a justement quelque chose d’analogue à l’expérience : il se « trouve[116] » que « l’inconditionné ne peut nullement être pensé sans contradiction » si on suppose que « notre connaissance d’expérience se règle sur les objets comme choses en soi », c’est-à-dire si on suppose ontologiquement que l’objectivité empirique est déjà l’être en soi. Il se trouve en revanche que « la contradiction s’évanouit » si on « [admet] que notre représentation des choses telles qu’elles nous sont données ne se règle pas sur celles-ci en tant que choses en soi, mais que ce sont plutôt ces objets comme phénomènes qui se règlent sur notre mode de représentation[117] ». En ce qui concerne les choses suprasensibles, l’« expérience » se trouve dans les « tentatives de les penser[118] ». La réussite de la tentative « copernicienne » justifie l’hypothèse kantienne[119]. Ainsi la métaphysique est-elle — de manière analogue à la physique — « mise […] sur la voie sûre d’une science[120] » par la transformation critique de la « démarche qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique[121] », et comme elle est dans une situation semblable à la logique, elle peut même « achever son oeuvre[122] » tout de suite. La critique doit réellement être « le dispositif préalable qui est nécessaire pour préparer l’établissement progressif d’une métaphysique solide possédant la valeur d’une science[123] », et l’analogie avec la « révolution » des mathématiques et de la physique trouve tout son sens dans le fait qu’avec cela nous « [réussissons] mieux dans les problèmes de la métaphysique[124] ». — Or, l’insuffisance de cette réflexion se manifeste tout de suite vis-à-vis de ce que la critique fait en réalité. Car, en réalité, c’est bien par la critique que la métaphysique en tant que science devient justement impossible. La tentative « réussit à souhait » seulement dans la « première partie » de la métaphysique, dans la mesure où une ontologie spontanée de la nature est reconnue comme possible et, « ce qui est plus encore », où les lois transcendantales sont « [pourvues de] leurs preuves suffisantes[125] ». C’est sur cela que repose le projet de Kant de « livrer la métaphysique des moeurs et celle de la nature à titre de confirmation de l’exactitude de la Critique de la raison tant spéculative que pratique[126] ». Mais, bien entendu, cette métaphysique « immanente » n’est pas du tout la « seconde partie » de la métaphysique qui est analogue à la physique empirique, l’analogon de la connaissance objective empirique et concrète ! Pour l’« objectif le plus essentiel de cette science », le « but d’ensemble [de celle-ci][127] », le résultat du « tournant copernicien » est franchement négatif ! L’ignorance totale prend à cet endroit la place du « tâtonnement ». La manière dont Kant, face à cet échec, peut maintenir une analogie au succès des mathématiques et de la physique serait incompréhensible s’il croyait n’avoir atteint son but en réalité que pour la métaphysique « immanente », et non pas aussi pour la métaphysique « transcendante » et « véritable ». Et effectivement, il voyait bien l’« excellente pierre de touche » pour la nouvelle méthode dans le succès des tentatives pour penser le suprasensible[128]. Le résultat de la « révolution » est ici seulement « en apparence très dommageable[129] », car en raison de la critique, on constate que « l’inconditionné ne devrait pas être trouvé dans les choses en tant que nous les connaissons (telles qu’elles nous sont données), mais en elles en tant que nous ne les connaissons pas, comme choses en soi[130] ». Nous ne « connaissons » pas l’âme, le monde et Dieu, mais nous « les trouvons », tandis qu’auparavant elles — par « tâtonnement » — n’étaient évidemment ni « connues », ni « trouvées ». Il ne nous est pas seulement « loisible », mais nous sommes « absolument invités », non pas seulement à penser le suprasensible avec des « données pratiques », mais à le connaître[131]. En réalité, un « élargissement[132] » de la raison est atteint (c’est-à-dire est devenu atteignable), tandis que par l’identification de l’être en soi avec l’objectivité empirique qui avait cours jusqu’alors un « rétrécissement de l’usage de notre raison » au sens du naturalisme « menaçait[133] ». Seulement, cette connaissance rendue possible de manière critique ne peut pas être qualifiée de « savoir » ; elle doit être qualifiée de « foi » qui « reçoit une place » grâce à une ignorance désormais protégée. Par conséquent, la connaissance métaphysique réussit effectivement, et ce bien que la métaphysique « en tant que science » soit impossible ; c’est seulement la compréhension de soi de la critique qui, parce qu’elle adhère au concept moderne de science, est inadéquate. Mais si ce succès réel est possible, c’est parce que la méthode pratiquée par la critique ne correspond pas du tout à son concept méthodologique. Dans la réflexion méthodologique, Kant parle comme si ce n’était que par lui que la pensée de l’être était mise sur la voie du projet spontané, comme s’il était parvenu le premier à l’analogie de l’ontologie avec la physique moderne. Effectivement, Kant est le premier à exprimer ce à quoi l’ontologie moderne tend en réalité. Mais cette pensée de l’être était pratiquée depuis longtemps, et le tournant moderne dans la physique n’aurait pas du tout été possible sans le tournant correspondant dans l’ontologie — et ce tournant moderne de la physique lui-même[134]est en réalité le tournant ontologique[135]. La critique ne peut concevoir ce tournant aussi explicitement que parce qu’elle-même ne pense pas de manière spontanée ; en réalité elle ne s’accomplit pas en enseignant, en analogie avec la physique, à « mettre » quelque chose « dans » les objets, mais en distinguant l’« action de mettre dedans » [Hineinlegen] en tant que telle du fait de « trouver » un être donné. Si on y regarde de plus près, c’est après tout le contenu — énoncé de manière non arbitraire — de cette « hypothèse » qui est confirmé par l’« expérimentation » de la pensée métaphysique : « Or, s’il se trouve que, quand on considère les choses de ce double point de vue, il se produit un accord avec le principe de la raison pure, alors qu’à se placer d’un unique point de vue on voit surgir un inévitable conflit de la raison avec elle-même, l’expérimentation tranche en faveur de la justesse de cette distinction[136] ». Comment la critique « fait-elle en sorte » que les choses « puissent être [ainsi] considérées » selon deux points de vue[137] ? Évidemment, elle ne met pas la différence dans son thème, la métaphysique, mais elle l’y trouve. Il y a[138] cette différence, aussi certainement qu’il y a la raison en tant que « tendance naturelle » qui, indépendamment de sa propre spontanéité, existe [besteht] non seulement conformément à son être-là [Dasein], mais également conformément à sa nature, à son essence. Pour Kant, la différence ontologique n’est pas, comme c’est le cas dans l’idéalisme allemand, une limite que la spontanéité se pose à elle-même, tant il est certain pour lui que la « nature » de la raison « en elle-même » est solidement établie[139]. La différence ontologique résulte de la finitude de notre raison, mais Kant comprend cette finitude comme le caractère limité de l’homme dans l’ensemble dynamique du monde qui est en soi. L’« accord avec le principe de la raison[140] » ne peut lui servir de critère de vérité pour la différence ontologique que parce que la raison « réclame [le contenu de ce principe, l’inconditionné,] nécessairement et de façon entièrement légitime dans les choses en soi, vis-à-vis de tout ce qui est conditionné, en exigeant ainsi que la série des conditions soit close[141] ». En d’autres termes : Dieu et le monde, que la raison réclame légitimement de connaître comme étant en soi, confirment la différenciation ontologique, parce que c’est par le truchement de Dieu et du monde que sa « place » finie est assignée à la raison humaine. L’ontologie réelle de Kant n’est pas du tout spontanée, mais elle est réceptive : elle est non moderne — tout comme l’expérience téléologique, qui est fondée par cette ontologie, est non moderne. C’est seulement pour cette raison que Kant est en mesure de faire face à l’ontologie moderne de manière critique et fondamentale.

Toutefois, que la critique ait conçu sa façon de faire non moderne eu égard au concept moderne de science n’est pas négligeable. Cet antagonisme entre l’objet de la critique et le concept qu’elle en a porte préjudice à cet objet lui-même : l’unité de l’être nouménal et phénoménal demeure obscure, la manière d’expérimenter le monde demeure équivoque, la position de l’homme dans le monde demeure incertaine. Mais le caractère impérieux de cet objet ne laisse à Kant durant toute sa vie aucun repos. Pour cette raison, nous trouvons dans la Critique de la faculté de juger une continuation du problème de la possibilité de l’expérience qui rend mieux justice à ce que Kant veut véritablement[142].

L’introduction à la Critique de la faculté de juger, qui — de manière semblable à la seconde Préface de la Critique de la raison pure — réfléchit sur le concept de philosophie, découvre le défaut dans la version ayant eu cours jusqu’alors du concept d’expérience. Elle commence par l’intuition critique selon laquelle l’autonomie de l’entendement vaut pour ce qui est donné. L’orientation réellement « critique » de la compréhension signifie bien que l’entendement doive être « appliqué », et elle se montre par conséquent dans la fonction de l’« entendement » en général comme « faculté de juger » ; car lors de l’application des concepts apparaît le problème du succès de notre connaissance, du « heureux hasard[143] » en quelque sorte grâce auquel la nature est à la portée de notre faculté, lui est adéquate. En explorant la question de la possibilité d’application de l’entendement, on est conduit au fait que le sensible ne se tient pas, disjoint, à côté du suprasensible, mais qu’il repose sur le suprasensible comme sur son fondement. En parlant du « substrat suprasensible » de la nature, Kant met en lumière cette unité des modes d’être, dans laquelle l’intelligible a préséance. Le fait que Kant donne ici précisément l’autonomie de l’entendement pour preuve de la priorité fondamentale de l’être en soi est conforme à toute l’orientation de cette recherche : « L’entendement, par la possibilité de ses lois a priori pour la nature, donne une preuve que celle-ci n’est connue par nous que comme phénomène, et par conséquent il nous donne aussi des indications sur [son] substrat suprasensible […][144] ». Et s’il est dit ensuite, « mais il laisse ce dernier totalement indéterminé », cette répétition de l’opinion de la Critique de la raison pure n’est pas le dernier mot au sujet de la nature : « La faculté de juger, grâce à son principe a priori pour apprécier la nature d’après ses lois particulières possibles, procure à son substrat suprasensible (en nous aussi bien qu’hors de nous) une déterminabilitépar le pouvoir intellectuel[145] ». Les choses en soi deviennent par conséquent positivement compréhensibles dans l’appréciation spécifique de leur phénomène. Par ce moyen, le problème de l’être de la nature reçoit un autre visage.

La Critique de la raison pure avait commencé par l’être « spontanément pensé », comme s’il s’agissait, eu égard aux objets de l’expérience humaine, seulement d’« une facette » de l’objectivité, l’autre facette demeurant tout simplement « inconnue ». Mais, conformément à son caractère total, la déduction transcendantale ne pouvait pas passer outre le fait que le concept spontané d’être ne créait pas l’être de la nature, pas plus que l’être empirique avec lequel l’être en soi est dénoté précisément comme être phénoménal. Ainsi, il est dit à la fin de la déduction transcendantale :

Mais prescrire davantage de lois que celles sur lesquelles repose une nature en général, comme conformité des phénomènes à des lois dans l’espace et dans le temps, c’est là une opération pour laquelle ne suffit pas non plus la pure faculté de l’entendement, capable de prescrire a priori aux phénomènes des lois par l’intermédiaire des simples catégories. Des lois particulières, parce qu’elles concernent des phénomènes empiriquement déterminés, ne peuvent être complètement dérivées des catégories, bien qu’elles leur soient toutes soumises dans leur ensemble[146].

À ce point, la Critique de la faculté de juger prend la relève :

Simplement, il y a des formes si diverses de la nature, pour ainsi dire des modifications si nombreuses des concepts transcendantaux universels de la nature, qui demeurent indéterminées par les lois que l’entendement pur donne a priori — dans la mesure où ces lois ne portent que sur la possibilité d’une nature en général (comme objet des sens) — que, pour cette raison aussi, il doit en tout cas nécessairement y avoir aussi des lois qui, certes, comme lois empiriques, peuvent bien être contingentes du point de vue de notre entendement, mais dont il faut cependant, si elles doivent êtres dites des lois (comme l’exige aussi le concept d’une nature), qu’elles puissent être considérées comme nécessaires à partir d’un principe d’unité du divers, quand bien même ce principe serait inconnu de nous[147].

Initialement, il pouvait sembler qu’il n’y avait pas à cet endroit de problème ontologique supplémentaire, car l’individu contingent était bien exclu de prime abord, en tant que le pur perceptible, de l’entendement et de sa problématique. Mais il ne s’agit justement pas seulement de l’individu ici, de l’universel là, mais précisément aussi du « particulier », c’est-à-dire de cet universel-là, lequel ne peut pas être séparé de l’individuel, et qui pour cette raison — malgré qu’il soit thème de l’entendement — ne peut pas être spontanément pensé. Certes, la science moderne aspire à éliminer le « particulier » en concevant toutes les « données » individuelles — compte tenu des « conditions de départ » du moment — immédiatement à partir de l’universalité de la loi fonctionnelle qui n’est pas « donnée » en son être, mais, comme l’écrit Kant, « mise dedans » [hineingelegt]. Mais, en réalité, Kant reste fidèle justement à l’expérience plus ancienne et téléologique du monde, expérience qui, au xviiie siècle, passe encore pour évidente, et de laquelle l’expérience « mécanique » doit encore triompher. Pour lui, en réalité, la pensée antique et médiévale en termes de « subordination […] des genres et des espèces[148] » est plus originelle que la pensée moderne en termes de « lois ». Pour cette raison, ce qui importe à ses yeux n’est pas seulement la « structuration dans le cadre de choses conçues selon leur genre comme choses de la nature en général », mais en outre « spécifiquement » les choses en tant qu’« êtres particuliers de la nature[149] ». L’entendement autonome pense par exemple la causalité de la « nature en général » et se la « rend sensible » à l’aide du « schème » de la succession.

Mais, cela dit, les objets de la connaissance empirique, en dehors de cette condition formelle relevant du temps, sont encore déterminés ou, autant qu’on puisse en juger a priori, déterminables de maintes manières, tant et si bien que des natures spécifiquement différentes, outre ce qu’elles ont en commun, en tant qu’appartenant à la nature en général, peuvent encore être des causes de façons infiniment diverses ; et chacune de ces modalités doit nécessairement (conformément au concept d’une cause en général) avoir sa règle, qui est une loi et entraîne par conséquent avec elle la nécessité […][150].

Ce à quoi Kant pense, lorsqu’il parle de « natures spécifiquement différentes », on peut l’apprendre incidemment dès le début de l’introduction, où il est question du fait que la volonté, en tant que faculté de désirer, est « une des nombreuses causes naturelles dans le monde, à savoir celle qui agit selon des concepts », tandis qu’en ce qui concerne l’action physique, « la cause n’est pas déterminée par des concepts à exercer sa causalité (mais, comme dans la matière inanimée, par mécanisme et, chez les animaux, par instinct)[151] ». Chaque type de choses a une manière d’agir et un « caractère » particuliers[152]. À cette représentation des « natures spécifiques », des essences particulières, est rattachée celle d’un « point culminant » et distinct de l’être qui détermine également la constitution de la « nature humaine » dans l’Anthropologie de Kant. Dans ce contexte, le mécanisme est réduit à n’être que la « loi particulière » d’un niveau d’être déterminé, à savoir « le plus bas ». Il est clair ici que la compréhension ontologique de l’expérience réelle ne peut pas être autonome. Les « lois particulières » sont contingentes, et pas simplement en fonction de leur réalisation matérielle, empirique, mais également dans leur forme en tant que lois[153]. En tant que « conforme à la loi » en ce sens, la nature a une « finalité formelle[154] », car « la finalité est une légalité du contingent comme tel[155] ». La légalité « particulière » de la nature, que Kant appelle « la loi de la spécification de la nature[156] », ne provient pas de l’entendement humain, elle se trouve dans la structuration donnée du monde. Sa loi transcendantale, la faculté de juger ne peut ni « [la] tirer d’ailleurs[157] » — c’est-à-dire hors de l’entendement — « ni [la] prescrire à la nature, cela dans la mesure où, si la réflexion sur les lois de la nature se conforme à la nature, celle-ci ne se conforme pas aux conditions selon lesquelles nous nous efforçons d’en acquérir un concept tout à fait contingent par rapport à elle[158] ». La faculté de juger transcendantale, laquelle trouve les lois ontologiques universelles de la nature dans l’entendement, doit uniquement donner les conditions de l’application (les schèmes) pour présenter « empiriquement » les lois ; elle est « déterminante ». La faculté de juger, qui a la loi de la spécification pour principe transcendantal, doit d’abord « trouver » l’universel ; elle est « réfléchissante ». Ainsi, l’ontologie ne peut pas s’empêcher de ramener l’ordre systématique des essences données à un entendement — c’est un problème pour elle —, mais cet entendement est l’entendement divin, pas le nôtre. Les lois particulières doivent « être considérées selon une unité telle qu’un entendement (même s’il ne s’agit pas du nôtre) aurait pu lui aussi la donner, à destination de nos pouvoirs de connaître, pour rendre possible un système de l’expérience selon des lois particulières de la nature[159] ». Ainsi la possibilité de l’expérience concrète repose sur l’« autonomie » de Dieu. La phénoménalité est le côté pour nous « finalisé » et disponible de la nouménalité théologique du monde.

En réalité, cette connaissance ontologique signifie une acceptation de l’être donné par Dieu. Mais, dans la Critique de la faculté de juger, Kant reste également fidèle au concept moderne de savoir avec toutes ses conséquences philosophiques. Par ce principe de l’être naturel concret, on ne prescrit « ni […] une loi à la nature, ni on n’en tire une loi par l’observation[160] » : c’est l’alternative connue entre la spontanéité de l’entendement et la réceptivité de l’intuition sensible. Les « lois particulières » n’ont dans cette alternative aucune place. Leur être exige en réalité le concept d’un entendement réceptif, d’une pensée en tant qu’intellect [Ein-sicht]. Mais pour Kant ce concept est hors de portée, parce que sa réflexion méthodologique moderne n’admet qu’une donation de l’individuel, ou bien de l’existence. Il peut poser un principe a priori seulement du côté de la spontanéité. C’est pourquoi son expression est que la faculté de juger aussi prescrit une loi, cependant pas à la nature, mais à elle-même[161]. Ainsi l’impression naît que le principe transcendantal de la faculté de juger est « plus subjectif » que celui de l’entendement. En vérité, inversement, l’autonomie de l’entendement signifiait déjà justement la reconnaissance de l’être en soi, et l’« héautonomie[162] » de la faculté de juger concrétise cette tendance. Toutefois, cette version de la chose dans le concept de l’« héautonomie » engendre également pour le principe qui en réalité est donné le problème d’une « déduction transcendantale ». Cette déduction résulte de la signification constitutive déjà expliquée du principe de finalité pour la possibilité de l’expérience : « […] dans la mesure où, si ce n’était pas le cas, nulle structuration complète de connaissances empiriques en une totalité de l’expérience n’aurait lieu[163] ». Si cela ne dépendait que de la possibilité de l’expérience, alors le principe de « finalité » de la forme de la nature aurait la même validité, et même une validité fondamentalement plus claire, que celle du principe de la « légalité » de cette même forme de la nature[164]. Mais cela dépend en plus du concept moderne de savoir et de son ontologie. L’expression énigmatique « héautonomie », qui domine la méthodologie de toute la Critique de la faculté de juger, exprime pour cette raison l’aporie de la critique : le conflit qui demeure entre son objet et son auto-compréhension. Mais il reste clair que la chose se fait mieux entendre dans la Critique de la faculté de juger que dans la Critique de la raison pure.

La « science » n’est pas le critère réel, positif, de la critique : elle est seulement le modèle pour le concept de savoir et elle reçoit par là un caractère déterminant qui a un impact général, mais qui est seulement secondaire pour la conscience méthodologique de Kant. L’« entreprise » de la critique elle-même ne pourrait pas du tout être mise en marche sans l’orientation première en fonction du « substrat intelligible » de la nature, et la raison pure pratique est ce qui « donne à ce même substrat la détermination par sa loi pratique a priori[165] ». La faculté de juger rend le suprasensible « déterminable », face à la vision mécaniste du monde dans laquelle la critique a son motif, elle ouvre une perspective pensable sur la téléologie théologiquement fondée. Avec son concept de finalité, elle se tient au point de passage de la pensée théorique à la pensée pratique. Mais la véritable unité de ces manières de penser, unité qui appartient à la vraie connaissance métaphysique, n’est atteignable que par la pensée « déterminante » qui réalise le pensable eu égard à la loi morale dans laquelle l’ordre finalisé du monde trouve sa fin décisive. Dans l’enquête présente, il suffit de renvoyer à cette relation enseignée explicitement dans la Critique de la faculté de juger entre la téléologie et la morale. Si le concept de la possibilité de l’expérience est pensé d’une manière véritablement téléologique, alors cela signifie que la « doctrine transcendantale des éléments » de la Critique de la raison pure a la morale pour canon.

À partir d’ici s’ouvre pour l’interprète également une possibilité de comprendre l’embarras méthodologique de Kant : l’orientation en fonction du savoir souverain de l’Aufklärung — savoir qui doit être critiqué — est une divergence par rapport au critère moral. Elle est par conséquent une reconnaissance involontaire du fait, apprécié par ailleurs par Kant, que la raison s’oppose à son canon. Si Kant prend pour point de départ l’aspect du monde « naturaliste », si c’est uniquement par l’intermédiaire de la raison pure pratique qu’il laisse s’accomplir légitimement la connaissance réelle et téléologique du monde, cela est une expression du fait non thématique pour Kant que la raison humaine n’est pas comme elle doit être. Le primat méthodologique de « l’incroyance des libres penseurs[166] » peut s’imposer parce que Kant considère le canon moral de la critique, où est thématiquement examiné ce primat, comme un impératif qui doit d’abord obliger l’homme à un usage correct de sa raison. Le « savoir » de l’Aufklärung peut avoir tant à dire, parce que tout d’abord une « place doit [réellement] être faite » pour la connaissance vraie et concrète du monde. Ainsi il advient que ce savoir plus véridique risque de se comprendre lui-même seulement comme « croyance », et ainsi le « jugement réfléchissant », lequel accomplit la critique dans la Critique de la raison pure, a besoin encore une fois de la critique : la Critique de la faculté de juger est la critique de la critique. Mais elle aussi — et elle à plus forte raison — s’oriente en fonction du critère de la loi morale.

La présentation du vrai critère de la critique est avant tout une tentative de trouver la voie vers le Kant historique. Une tâche supplémentaire serait d’entrer dans une discussion concrète avec cette philosophie qui nous est pour le moment étrangère — qui est devenue étrangère. Nous subissons tous les répercussions de la critique de Kant ; notre relation aux questions métaphysiques indéracinables sur nous-mêmes, sur la totalité du monde et Dieu, est décisivement déterminée par la question critique transversale de la possibilité d’une telle métaphysique. Mais si la conscience du fait que la métaphysique est une nécessaire « disposition de [notre] nature » ressurgit de plus en plus, alors nous devrons apprendre à comprendre à nouveau aussi la question critique dans sa forme kantienne originelle. La philosophie contemporaine de l’existence voit déjà la question métaphysique à nouveau comme étant l’affaire de « l’existant », et plus uniquement comme l’affaire de l’homme « qui sait ». Elle peut par ce moyen s’approcher — autant que la philosophie de Jaspers — de la problématique kantienne originelle de la relation entre « savoir » et « foi » dans ce qu’elle a de positif et de négatif. Mais si nous devons apprendre en même temps que le monde dans lequel nous « existons » n’est pas seulement en son être tel que nous le projetons, si en tant qu’êtres qui agissent, nous avons à nous intégrer dans le monde en soi, alors le critère de la critique kantienne avec le problème originel de Kant redeviendront pour nous objectivement significatifs.