Recensions

Alain de Libera, Métaphysique et noétique. Albert le Grand. Paris, Librairie Philosophique J. Vrin (coll. « Problèmes & Controverses »), 2005, 431 p.[Notice]

  • David Piché

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  • David Piché
    Université de Montréal

Nouvelle mouture du livre Albert le Grand et la philosophie, paru chez le même éditeur en 1991, le présent ouvrage a pour première vertu de déconstruire l’image simpliste et idéologiquement tendancieuse d’un maître Albert dont le seul mérite aura été de jeter les bases d’un aristotélisme chrétien que le disciple Thomas portera à sa perfection. La prise en compte de la triple postérité médiévale d’Albert permet à elle seule de faire éclater ce montage historiographique. Il y a d’abord l’aristotélisme « radical » des maîtres ès arts parisiens des xiiie et xive siècles, avec son idéal de contemplation philosophique qui s’épanouit en « félicité intellectuelle ». Vient ensuite l’école dominicaine allemande, dont la métaphysique de l’influence cosmique et la noétique spéculative qu’elle encadre rassemblent ces penseurs par ailleurs fort différents que sont les Ulrich de Strasbourg, Dietrich de Freiberg, Eckhart et Berthold de Moosburg. Enfin, le xve siècle voit prospérer un « néo-albertisme » qui, ironie de l’histoire, utilise l’oeuvre du Colonais pour faire pièce à la conception… thomiste de l’être et de l’universel ! On a donc là trois courants de pensée qui, malgré tout ce qui les sépare, continuent, prolongent et développent, chacun à sa manière, des intuitions, des thèses ou des doctrines qui se trouvent chez Albert. Mais l’hétérogénéité de sa descendance n’est-elle pas justement le signe de l’ambiguïté d’une oeuvre qui a toutes les apparences d’un bricolage éclectique ? D’aucuns seraient tentés de répondre par l’affirmative, mais, prévient Libera, ils imputeraient alors injustement à Albert ce qui relève en fait du corpus qu’il a travaillé et manqueraient du coup la spécificité de la position historique qui fut la sienne. C’est qu’Albert a été le premier intellectuel occidental d’envergure à relever le défi d’assimiler et de transmettre à ses contemporains l’intégralité du savoir philosophique gréco-arabe récemment traduit en latin. Par conséquent, il n’est pas un domaine théorique ou un champ d’étude qu’il n’ait tenté de rendre intelligible et de maîtriser conceptuellement, principalement par le biais de paraphrases, de la logique à la philosophie première, en passant par les sciences naturelles et les savoirs hermétiques (chapitre I : « Profil d’une oeuvre »). Dans ces conditions, pour le penseur chrétien qu’est Albert, il est de toute première importance que soit respectée la distinction épistémologique entre philosophie et doctrine sacrée et, conséquemment, que soit reconnue l’autonomie de la pratique philosophique par rapport aux enseignements de la foi. D’autant plus que l’essence de la rationalité philosophique, telle que la conçoit le Colonais, ne se réalise pleinement que dans une philosophie première dont Libera met clairement au jour la structure bidimensionnelle, en l’espèce d’une métaphysique de l’être qui, chez Albert, est à la fois dépassée et achevée par une théologie du Principe qui s’enracine dans le Livre des causes (qu’Albert attribue au Stagirite) et croît en se nourrissant d’Avicenne, d’al-Ghazâlî et du Pseudo-Denys (chapitre II : « Philosophie et théologie »). C’est dans ce contexte, à suivre Libera, que s’inscrit la contribution d’Albert à « l’invention » de la doctrine médiévale de l’analogie de l’être. En fait, le médiéviste français nous fait voir qu’il y a chez Albert deux types d’analogie, l’un philosophique, l’autre théologique. Le premier type renvoie à un concept analogue d’étant qui, focalisant les divers sens de l’être sur l’unité primordiale de la substance-sujet, rend possible la constitution d’une science unifiée de l’être en tant qu’être. Double est la source d’Albert à ce chapitre : la lecture avicennienne de la logique aristotélico-porphyrienne et l’interprétation averroïste de la Métaphysique d’Aristote. Le second type permet de penser le mode selon lequel l’être absolument simple du Créateur …