Corps de l’article

Cet ouvrage constitue la première monographie en anglais consacrée à la pensée d’Ernst Bloch. Jusque-là en effet, seuls quelques livres d’introduction ou recueils d’articles sur ce philosophe étaient parus dans cette langue. Avec la publication récente de plusieurs traductions anglaises des oeuvres de Bloch, cette situation est appelée à changer et le livre ici présenté ouvre de belle manière la voie à de nouveaux commentateurs.

L’A. est professeur à l’École des hautes études en économie de Moscou et chercheur invité à l’Université Humboldt de Berlin. Il a publié de nombreux articles en philosophie de l’économie, ainsi que sur Hegel et sur l’histoire des idées en Allemagne au début du xxe siècle. Son livre sur Bloch manifeste une bonne compréhension des idées fondamentales de cet auteur et s’appuie sur une connaissance étendue des commentaires allemands récents. Comme son titre l’indique, le livre a une ambition d’abord historique, celle de situer dans son siècle (et plus précisément dans la période allant des années 1910 aux années 1930) l’oeuvre de Bloch en examinant ses rapports avec certains interlocuteurs privilégiés, principalement Georg Lukács, Walter Benjamin et Theodor W. Adorno. Cette liste prestigieuse de penseurs suffit à signaler la richesse des débats au gré desquels la pensée de Bloch s’est précisée ou infléchie, débats que l’A. restitue amplement, mais aussi dont il présente les enjeux théoriques. En effet, il ne se cantonne pas dans une démarche historique et en vient, au gré de son examen, à porter un jugement sur la pensée de Bloch.

Les cinq chapitres composant l’ouvrage sont de longueur inégale : le premier, qui campe la scène en présentant les principales idées de Bloch, et le dernier, consacré au débat des années 1930 avec Adorno et à la réception critique par ce dernier de la notion blochienne d’utopie, sont assez brefs. Il en va de même du chapitre 3, portant sur les rapports de Bloch avec la pensée juive contemporaine (Buber, Landauer, Rosenzweig), mais ce chapitre sert d’entrée en matière pour le suivant, consacré aux rapports avec Benjamin. Ce chapitre 4, et le chapitre 2 portant sur les rapports avec Lukács, couvrent à eux seuls la moitié de l’ouvrage, à juste titre puisque les discussions de Bloch avec ces deux contemporains se sont avérées particulièrement fécondes de part et d’autre.

Le long chapitre 2 restitue le dialogue entretenu par Bloch avec Lukács autour de ses grands ouvrages de jeunesse. Dans les années 1910, en effet, Lukács développait une philosophie des formes littéraires que Bloch a discutée dans Esprit de l’utopie. À certains égards, l’A. perçoit dans cette discussion une préfiguration de la controverse qui mettra aux prises les deux amis dans les années 1930 autour de la valeur de l’expressionnisme. Il retire de tout cela l’impression que Bloch a surtout réagi aux thèses de philosophie de la littérature de Lukács, ce qui me paraît inexact : certes, il est indéniable que Bloch a élaboré ses vues esthétiques propres au contact de Lukács et en voulant s’en démarquer, mais une lecture attentive des textes de théorie esthétique rédigés à la même époque par Lukács à Heidelberg (principalement ceux de 1912-1914) aurait donné à l’A. une idée plus complète du commerce intellectuel des deux hommes, ce qui lui aurait permis de voir l’influence profonde exercée par Bloch sur son ami et de mieux comprendre les problèmes métaphysiques ou de philosophie de l’histoire à l’arrière-plan de leurs discussions esthétiques. Cet arrière-plan se fait davantage manifeste dans l’importante recension (où la complicité affichée s’accompagne de quelques réserves lourdes de sens) écrite par Bloch à propos d’Histoire et conscience de classe, un ouvrage de 1923 dans lequel Lukács réalisait le tour de force d’une relecture marxiste de l’ensemble de la philosophie occidentale et jetait les bases d’une véritable théorie marxiste de la culture. L’A. insiste à juste titre, à la suite de plusieurs autres commentateurs, sur le rôle déterminant joué par ce livre dans le ralliement de Bloch au marxisme, sans omettre de signaler sur ce point la dette réciproque de Lukács : en effet, en rapportant les apories de la pensée bourgeoise à l’opacité du présent, Histoire et conscience de classe s’approprie en fait les thèmes blochiens de l’obscurité de l’instant vécu et de l’anticipation utopique comme visée d’une solution.

Ce chapitre sur Bloch et Lukács, augmenté en outre d’une digression sur l’affinité perçue par les deux auteurs entre Faust et la Phénoménologie de l’esprit, avance de manière assez tâtonnante et, malgré sa longueur, sa fonction dans l’économie de l’ouvrage demeure accessoire. C’est seulement aux chapitres 3 et 4 sur la pensée juive et sur le dialogue de Bloch avec Benjamin que l’A. semble avoir acquis une meilleure conscience de son propos d’ensemble et ce propos tient dans le sous-titre de son livre : Locating utopian messianism.

Déjà à leur parution, les livres du jeune Bloch déroutaient des lecteurs même très avisés par leur recours abondant à une phraséologie inspirée de la mystique juive et surtout chrétienne, mais se voulant paradoxalement athée. Retrouvant de semblables accents chez des auteurs contemporains juifs tels que Buber, Landauer, Rosenzweig, Scholem et Benjamin, tous préoccupés comme le jeune Bloch de philosophie de l’histoire et tous, comme lui, de tendance anarchiste, les commentateurs récents rattachent Bloch à cette nouvelle pensée juive, non sans quelque légitimité puisque ce philosophe, découvrant les textes de ces contemporains, se sentait lié à eux par de multiples affinités et, sous leur influence, en vint à valoriser sa propre ascendance juive. C’est à partir de ce contexte idéologique qu’il faut comprendre ici le vocable « messianisme utopique » : il renvoie à ces multiples tentatives de penser une visée politique et éthique de gauche en la dissociant de conceptions téléologiques invalidées par leur échec historique, donc en s’efforçant d’orienter l’action politique de manière efficace en l’associant à un sens non manifeste ou « mystique », à une compréhension de l’histoire inspirée plus ou moins directement de la théologie. Locating utopian messianism revient donc ici à décrire aussi précisément que possible la posture théorique de l’auteur d’Esprit de l’utopie au sein de cette mouvance, mais aussi à porter un jugement, à se demander si le « messianisme utopique » de Bloch a vraiment les moyens de ses ambitions pratiques et métaphysiques.

L’A. se sent conforté dans ce projet par un texte fameux de Benjamin, le « Fragment théologico-politique ». Les commentateurs sont unanimes à voir dans ces quelques paragraphes d’un redoutable ésotérisme — plusieurs s’y sont cassé les dents — une voie d’accès privilégiée à la crypto-théologie benjaminienne. Or, se demandant comment penser l’histoire profane dans son rapport au Messie ou au Royaume de Dieu, Benjamin y loue la manière dont Esprit de l’utopie relie le théocratique et le politique de manière paradoxale, en les comprenant comme orientés dans des directions opposées mais pourtant coordonnées. L’A. accorde une importance cruciale à ces lignes et en propose une interprétation complexe mais fort critique à l’égard de Bloch, déplorant l’ambiguïté de sa conception du sujet utopique (s’agit-il du moi individuel ou d’une collectivité ?) et les apories du rapport que sa « pensée messianique » tente d’établir entre l’action ou le temps historique d’une part, et l’avènement messianique d’autre part. Ces remarques méritent certainement méditation. La perspective historique de l’A. lui ayant permis, mieux que la plupart des commentateurs, de comprendre que l’enjeu véritable de la pensée de Bloch se situe à la jonction du politique et du théologique, il parvient à ces questions critiques qui forment véritablement le coeur de son ouvrage et en font le principal intérêt théorique.

Dès l’introduction du livre, on perçoit la déception ressentie par l’A. au cours de son examen de l’oeuvre de Bloch. Cette déception s’exprime parfois dans un dur verdict, par exemple à la p. 92 : « Bloch’s philosophy is above all subject to affective conviction, even faith, rather than rational reconstruction following strict epistemological standards ». Ce jugement ne me paraît pas mérité. Il s’explique en grande partie par l’importance excessive accordée par l’A. au « Fragment théologico-politique » de Benjamin pour sa compréhension de Bloch. L’interprétation qu’il livre du texte de Benjamin est assez embrouillée (elle ne me semble pas tenir assez compte du dernier chapitre d’Esprit de l’utopie, intitulé « Karl Marx, la mort et l’apocalypse », qui pourrait fort bien être celui auquel Benjamin fait directement allusion et livrer la clé du « Fragment ») et l’entraîne à placer le concept de messianisme au coeur de sa lecture de Bloch. Or un examen historique plus ample — prenant en compte d’une part l’émergence même de la pensée de Bloch dès 1907 (donc avant la rencontre avec Lukács et tous les autres « contemporains » dont il est question dans le livre), et d’autre part la reformulation, dans ses oeuvres de maturité, des pensées que dans ses premiers livres il avait d’abord couchées dans une phraséologie religieuse — aurait pour effet de relativiser la lecture « messianique » de Bloch : si cet auteur recourait volontiers au vocable « messianisme », c’était plutôt pour sa force suggestive ; mais sa pensée, d’emblée et une fois pour toutes, s’est voulue plutôt post-théiste. C’est par le biais d’une réflexion sur le temps, elle-même tributaire d’une relecture non théiste des idées de la mystique d’abord chrétienne et allemande quant à l’articulation du temps et de l’éternité dans l’instant présent, que, en une entreprise aventureuse certes mais qui ne renonce jamais à l’exigeant travail du concept, Bloch a pu s’approprier ou récupérer, entre autres, la notion de messianisme. Si l’A. avait pu se placer ainsi plus près du coeur véritable de la pensée blochienne, il y aurait gagné une idée plus juste de ses apories, mais aussi peut-être de ce qu’elle parvient à accomplir.