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Peut-on dire que la religion s’est simplement effacée devant la politique (pour ne survivre qu’à sa périphérie), sans se demander ce que signifiait autrefois son investissement dans l’ordre politique ? Ou bien ne faut-il pas supposer que cet investissement fut si profond qu’il en est devenu méconnaissable à ceux-là mêmes qui jugent ses effets épuisés[1] ?

Si nous sommes sortis du religieux, dans tous les sens du terme, il ne nous a pas quittés, et peut-être, toute terminée que soit sa course efficace, n’en aurons-nous jamais fini avec lui[2].

Le programme de désintrication du religieux et du politique a-t-il été mené à son terme ? Ou y aurait-il lieu de parler d’une certaine « permanence du théologico-politique », pour reprendre l’expression de Claude Lefort ? Bien qu’il ait donné à son titre une forme interrogative, Lefort tend à penser « qu’en dépit des changements advenus, le religieux se conserve » — « sous les traits de nouvelles croyances, de nouvelles représentations » — et qu’il peut dès lors « faire retour à la surface, sous des formes traditionnelles ou inédites ». Encore convient-il non seulement de bien saisir la nature de ce « retour à la surface » du religieux, qui n’équivaut pas à un simple « retour de la religion », mais de prendre position à son égard. Cette prise de position elle-même suppose une interprétation de la « modernité », une interprétation de sa provenance et de son devenir.

Lefort reconnaît dans la matrice « théologico-politique » le lieu d’élaboration des concepts de la modernité et rejette la compréhension libérale de la modernité comme rupture totale avec ce qui précède. Par ailleurs, pour Lefort, la modernité marquerait bel et bien un certain déplacement, qui serait aussi une chance pour le politique ; en d’autres termes, la modernité impliquerait un certain désenclavement du politique de son cadre « théologico-politique », cadre qui resterait néanmoins indépassable en tant qu’horizon de référence. La réflexion de Lefort participe de l’effort le plus récent pour poser à nouveaux frais la question du « théologico-politique », effort auquel des penseurs comme Pierre Manent et Marcel Gauchet auront également beaucoup contribué[3]. Cette étape la plus récente du mouvement de réflexion autour du « théologico-politique » a été précédée d’une première phase, associée notamment aux travaux de Carl Schmitt. Schmitt déplore avec autant de vigueur que Lefort les ravages du libéralisme et la dépolitisation du monde à laquelle il oeuvre ; il souscrit néanmoins, d’une certaine façon, à l’interprétation libérale de la modernité démocratique — modernité avec laquelle il cherche par ailleurs à rompre, en réactivant certains ressorts du « théologico-politique[4] ».

C’est à l’analyse, tout à fait partielle et préliminaire, des voies d’interprétation ouvertes par Schmitt que je voudrais m’attacher ici. Il s’agira de penser à la fois avec et contre Schmitt, reconnaissant à ce penseur à la fois une grande lucidité, dont il y a encore beaucoup à apprendre, je pense, et un aveuglement, voire une malhonnêteté, qui appelle une lecture déconstructive, de la part notamment du théologien chrétien. Cherchant à justifier la nécessité d’une lecture de la pensée schmittienne, Jacques Derrida note qu’elle suppose deux convictions, que je fais mienne : la première conviction touche le lien entre la pensée de Schmitt sur le politique et ses engagements dans la politique (en l’occurrence ses compromissions avec le régime nazi[5]) ; la seconde conviction touche la nécessité de faire une « lecture sérieuse » de l’oeuvre de Schmitt, malgré tout, pour autant qu’on y trouve une pensée nourrie de « la tradition la plus riche de la culture théologique, juridique, philosophique, politique de l’Europe, dans le sol d’un droit européen dont ce penseur […] s’est voulu le dernier défenseur acharné », avec la lucidité propre de celui qui a peur et qui a « le courage de sa peur[6] ».

Avec Schmitt et à la suite de ses lecteurs récents, notamment Derrida, il s’agira de reconnaître l’impossibilité d’isoler le politique du religieux : « Les concepts fondamentaux qui nous permettent souvent d’isoler ou de prétendre isoler le politique […] restent religieux ou en tout cas théologico-politiques », écrit Derrida dans « Foi et savoir[7] », se référant explicitement à la pensée de Schmitt[8]. C’est sur la base d’une lecture de Schmitt que Derrida est amené à penser que « les formes inédites des actuelles guerres de religion pourraient impliquer aussi des contestations radicales de notre projet de délimitation du politique. Elles seraient alors une réponse à ce que notre idée de la démocratie, par exemple, avec tous ses concepts juridiques, éthiques et politiques associés, […] comporte encore de religieux, héritant en vérité d’une souche religieuse déterminée[9] ». Comme le christianisme est la « souche religieuse déterminée » évoquée par Derrida, les théologiens chrétiens se trouvent convoqués de façon toute particulière à réfléchir aux ressorts politiques du christianisme. C’est de ce point de vue, du lieu d’une théologie chrétienne, qu’il faut aujourd’hui penser avec et contre Schmitt, avec et contre sa théologie politique[10].

Mais, justement, en quel sens peut-on parler de la théologie politique de Carl Schmitt ? Qu’entend-on par là exactement ?

D’entrée de jeu, il faut souligner le caractère tout à fait équivoque de l’expression « théologie politique ». Schmitt lui-même le reconnaît dans sa Théologie politique, quand il note que « la théologie politique est un domaine extrêmement polymorphe » : « […] elle a deux faces distinctes, une face théologique et une face politique ; chacune induit ses notions spécifiques. Cette double face est déjà présente du simple fait des mots reliés dans l’expression[11]. » Le fait que la théologie politique recouvre « un domaine aussi biface et aussi bipolaire » appelle, selon Schmitt, un travail d’éclaircissement préalable à une « discussion objective » : une telle discussion n’apparaît possible « qu’à partir du moment où les énoncés sont univoques et où les questions comme les réponses sont clairement précisées[12] ». Or, dans le texte schmittien lui-même, la notion de théologie politique a plus d’un sens : une lecture attentive révèle en effet qu’une notion strictement descriptive côtoie — et recouvre parfois — une notion proprement polémique ou politique[13]. Cette double notion renvoie d’une certaine façon à la division même du livre de Schmitt qui nous est donné sous le titre Théologie politique, livre qui rassemble en fait deux écrits, écrits à près de cinquante ans de distance, et dans des contextes bien différents.

La première Théologie politique, celle de 1922, a surtout recours à la notion descriptive de théologie politique. Schmitt y avance la thèse, maintenant célèbre, que la modernité se définit, non pas comme la liquidation du théologique, mais comme le transfert des grands concepts théologiques à la théorie de l’État : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. Et c’est vrai non seulement de leur développement historique, parce qu’ils ont été transférés de la théologie à la théorie de l’État […], mais aussi de leur structure systématique, dont la connaissance est nécessaire pour une analyse sociologique de ces concepts[14]. » Ainsi la thèse de Schmitt ne se présente pas comme une thèse théologique, la perspective relevant apparemment d’une simple « sociologie des concepts juridiques ». Le présupposé de cette approche est une « conceptualité radicale », dans les termes de Schmitt, c’est-à-dire « une logique poussée jusqu’au métaphysique et au théologique » : « L’image métaphysique qu’un âge se fait du monde a la même structure que ce qui lui paraît l’évidence même en matière d’organisation politique[15]. » Il s’agit ainsi pour Schmitt de dégager les liens unissant la structure de la conceptualité juridique d’une époque et une structure théologico-métaphysique donnée, de porter au jour leur isomorphisme, et non pas d’établir un rapport de causalité entre elles. À vrai dire, c’est là une lecture « faible » de la première Théologie politique de Schmitt, lecture qu’il a lui-même voulu imposer par la suite[16]. Ainsi, dans sa deuxième Théologie politique (parue en 1969), il écrit dans une note destinée à préciser le sens de son étude de 1922 : « Tout ce que j’ai avancé concernant le thème de la Théologie politique relève des affirmations d’un juriste sur une proximité de structure systématique, s’imposant du point de vue de la théorie et de la pratique du droit, entre concepts théologiques et concepts juridiques. On se meut dans la sphère de la recherche en histoire du droit et en sociologie[17]. » Dans la même note, Schmitt ajoute qu’il s’exprimait d’un lieu « non théologique » : « Je n’oserais pas, non-théologien que je suis, entamer un débat avec des théologiens sur des questions comme la Trinité[18]. » Il faudra revenir plus tard sur ces affirmations de Schmitt, mais insistons pour l’instant sur le caractère assez limité de la thèse soutenue dans sa première Théologie politique, du moins telle qu’il en resitue le propos après-coup. C’est une thèse limitée pour autant qu’il s’agit simplement d’établir une « proximité de structure systématique » entre des concepts théologiques et des concepts juridiques.

En décrivant son entreprise dans ces termes, Schmitt refuse implicitement la lecture « forte » que l’on pourrait en faire et qui consisterait plutôt à dégager la fondation religieuse du politique ou encore à montrer le caractère dérivé de la pensée politique au regard de son horizon théologique d’appartenance. Or, si l’on ne procède pas à cette lecture forte du projet de Schmitt, il devient difficile de comprendre l’importance de sa critique des processus de « neutralisation ». Ne faut-il pas alors reconnaître que l’expression « théologie politique » n’est pas seulement un concept descriptif, mais qu’il renvoie à la thèse, plus dérangeante, d’un enracinement « théologique » du politique ?

Ainsi, par-delà sa portée descriptive, l’expression « théologie politique » serait un véritable concept polémique, servant à Schmitt dans son combat contre des pensées ayant pu s’édifier contre la théologie. Comme le note J.-C. Monod, « l’un des enjeux de la théologie politique de Schmitt est bien de montrer aux libéraux, aux marxistes, aux anarchistes que leur pensée repose elle aussi sur un certain acte de foi, fût-il “antithéologique”, et que par là leurs doctrines sont tout aussi théologiques que les pensées qu’ils combattent, qui ont au moins pour elles d’être conscientes de leurs fondements théologiques[19] ». De fait, dans La notion de politique (1963), Schmitt insiste largement sur les présupposés anthropologico-théologiques — ou le « credo anthropologique » — de toute pensée politique : « On peut analyser toutes les doctrines politiques en fonction de leur anthropologie sous-jacente et les classer selon que, consciemment ou non, elles posent en hypothèse un homme corrompu de nature ou un homme bon de nature[20]. » Déjà dans sa première Théologie politique, Schmitt affirmait que « toute idée politique prend d’une manière ou d’une autre position sur la “nature” de l’homme et présuppose qu’il est ou “bon par nature” ou “mauvais par nature”. On n’échappe qu’en apparence au problème en évoquant des explications pédagogiques ou économiques[21]. »

Dès lors, l’expression « théologie politique » peut aussi servir à qualifier une pensée politique comme celle de Schmitt, qui revendique ou assume son origine théologique. Les théologoumènes auxquels Schmitt va se référer peuvent être saisis comme des voies nous menant au plus près de sa pensée politique. Il n’est pas innocent que Schmitt renvoie fréquemment à la croyance chrétienne en un Dieu tout-puissant, devenu le « législateur omnipotent » dans le cadre de la théorie juridique moderne. Schmitt insiste sur cette analogie, traditionnelle dans la pensée politique moderne, entre l’omnipotence divine et le pouvoir souverain, pour montrer comment elle a été progressivement effacée : la pensée libérale a désenchanté le politique et le théologique, invalidant la référence à un Dieu transcendant et privant le souverain de son pouvoir absolu.

Dans le même sens, Schmitt évoque le cas de la « situation exceptionnelle », qu’il rapporte au cas du miracle. Nous arrivons ici au coeur de la théorie politique de Schmitt : le décisionnisme[22]. Ayant avancé que « la situation exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie[23] », Schmitt décrit, pour la regretter, « l’évolution qu’ont connue les idées concernant la philosophie de l’État au cours des derniers siècles » : « […] l’idée de l’État de droit moderne s’impose avec le déisme, avec une théologie et une métaphysique qui rejettent le miracle hors du monde et récusent la rupture des lois de la nature, rupture contenue dans la notion de miracle et impliquant une exception due à une intervention directe, exactement comme elles récusent l’intervention directe du souverain dans l’ordre juridique existant. Le rationalisme de l’Aufklärung condamna l’exception sous toutes ses formes[24]. »

Schmitt réagit à cette tentative libérale d’occulter le problème de la souveraineté au nom d’un système normatif abstrait. Il critique la conception formelle et positiviste du droit, qui considère la loi indépendante des enjeux éthiques et surtout politiques. Il s’élève contre une conception de l’ordre légal comme reposant sur « la puissance normative du factuel » et il affirme que l’ordre juridique s’instaure par le biais d’une décision : le problème de la souveraineté est le problème d’un pouvoir qui se confirme dans une décision, une décision qui peut s’inscrire dans le cadre de normes préétablies mais aussi dans la suspension de ces normes, dans une situation d’exception. Pour Schmitt, la souveraineté est fondée sur la seule décision du souverain, elle ne peut souffrir d’une limitation quelconque, comme celle que voudrait lui imposer une norme préétablie : si bien que, « considérée d’un point de vue normatif, la décision est née d’un néant[25] ». Pour Schmitt, le moment de la décision est un moment proprement créateur, on ne peut le déduire du contenu de la norme.

Schmitt s’intéresse à l’état d’exception — c’est par ce biais qu’il définit l’autorité[26] —, parce que cet état révèle l’autonomie de la décision à l’égard de la norme juridique : « L’exception, c’est ce qu’on ne peut subsumer ; elle échappe à toute formulation générale, mais simultanément elle révèle un élément formel spécifique de nature juridique, la décision, dans son absolue pureté[27]. » Et si Schmitt insiste tant sur l’enracinement proprement théologique des conceptions politiques de la modernité, c’est qu’il souhaite réactiver ce moment de la décision, qui est pour lui le moment du politique, et aller contre la recherche de la neutralité caractérisant l’évolution moderne.

Pour bien saisir la lecture que Schmitt propose du tournant moderne, il peut être utile de s’attarder un peu au texte d’une conférence de 1929 intitulée : « L’ère des neutralisations et des dépolitisations[28] ». Dans ce texte, Schmitt avance que la modernité a vu se succéder quatre grandes époques : l’époque théologique (seizième siècle), l’époque métaphysique (dix-septième siècle), l’époque humaniste et morale des Lumières et de la rationalisation (dix-huitième siècle) et enfin l’époque économique (dix-neuvième siècle). Suivant Schmitt, ce qui constitue une époque est la prédominance d’un secteur sur les autres et les transmutations que ce secteur central fait subir aux autres secteurs[29].

Selon Schmitt, le passage d’une époque à une autre peut être expliqué par la recherche d’une neutralité : un secteur cesse d’être central quand il provoque des conflits tels qu’aucun accord n’apparaît possible. Par ailleurs, les passages d’une époque à une autre n’ont pas tous la même portée. Ainsi Schmitt considère que le passage de l’ère théologique à l’ère métaphysique a constitué un tournant véritablement décisif : « Je tiens que le tournant intellectuel le plus marqué et le plus lourd de conséquences dans l’histoire européenne a été le passage, au dix-septième siècle, de la théologie chrétienne traditionnelle à un système scientifique naturel[30]. » Schmitt croit que ce passage « a déterminé l’orientation de toute l’évolution ultérieure jusqu’à nos jours » : « […] après les vaines disputes et controverses théologiques du seizième siècle, l’humanité européenne se mit en quête d’un domaine neutre où la querelle pût s’apaiser et où il fût possible de s’entendre, de se mettre d’accord et de se convaincre mutuellement ». C’est alors, poursuit Schmitt, qu’on se détourna « des argumentations et des concepts controversés de la théologie chrétienne traditionnelle pour construire un système naturel de la théologie, de la métaphysique, de la morale et du droit[31] ». Le tournant du seizième siècle est décisif dans la mesure où c’est alors que commence une intense période de neutralisations, qui atteindra un sommet au vingtième siècle avec la neutralité absolue, ou supposée telle : la neutralité de la technique[32].

Ainsi, pour Schmitt, l’âge théologique par excellence, le seizième siècle, est aussi le siècle politique par excellence : le fondement décisionniste de l’ordre social a pu alors apparaître clairement, adossé à une notion forte — théologique — de souveraineté. Quand on a cessé de décider pour commencer à discuter, interminablement, on a aussi renoncé à une notion forte de souveraineté, engageant une sortie progressive du politique[33]. Pour Schmitt, un pouvoir qui ne serait pas fondé « théologiquement », qui ne renverrait pas à une instance supérieure à la société elle-même, est condamné à se dissoudre ; quant au politique, il est destiné à se faire engloutir par un économisme et un libéralisme planétaire[34]. La théologie politique de Schmitt vise à contrer ce mouvement et à réaffirmer le politique ; ce projet est donc politique à plus d’un titre : non seulement en ce qu’il veut sauver le politique mais en ce qu’il le fait de manière politique, en s’opposant violemment au libéralisme et à sa métaphysique techniciste[35].

Le processus historique décrit par Schmitt est celui d’une dépolitisation toujours plus radicale, qui menace la structuration du monde social et la part humaine de l’homme. Pour Schmitt, la disparition du théologique est dramatique : elle entraîne la disparition du moral, qui elle-même entraîne la disparition du politique[36]. Quant aux tentatives de fondation non théologique de légitimité, elles se trouvent d’emblée écartées par Schmitt, pour qui le caractère politique d’une décision est inséparable de sa fondation théologique. Cette décision, on l’a vu, porte sur l’état d’exception ; elle est également une décision prise sur l’ami et l’ennemi.

Un ordre juridique et social renvoie toujours à la décision du souverain : décision de maintenir cet ordre ou de l’abolir, en décrétant l’état d’exception. Or, cette dernière décision ne peut être prise que pour une raison majeure, en l’occurrence pour se protéger d’un ennemi.

C’est principalement dans La notion de politique que Schmitt développe l’idée que « la distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent souvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination entre l’ami et l’ennemi[37] ». Il rappelle également cette thèse dans sa deuxième Théologie politique : « Le critère du politique ne peut, encore aujourd’hui, être une nouvelle substance, une nouvelle “matière” ou encore un nouveau domaine objectif autonome. Le seul critère encore scientifiquement utilisable est désormais le degré d’intensité d’une association ou d’une dissociation, c’est-à-dire la distinction entre ami et ennemi[38]. » Ainsi l’axiome fondamental de Schmitt est que « l’être-politique du politique » tient à la figure de l’ennemi : si cet ennemi n’existait pas, il faudrait l’inventer, pour sauver le politique[39]. Les vrais ennemis, en tout cas les plus dangereux, ne seraient pas les ennemis politiques, mais les ennemis du politique.

Si la discrimination de l’ami et de l’ennemi ne fournit pas une définition « exhaustive ou compréhensive » du politique, elle constitue néanmoins « un principe d’identification qui a valeur de critère ». Cette discrimination entre l’ami et l’ennemi correspond, dans le registre politique, à l’opposition du bien et du mal dans le registre moral, ou encore du beau et du laid dans le registre esthétique. Schmitt précise encore que « le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi, c’est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation ; elle peut exister en théorie et en pratique sans pour autant exiger l’application de toutes ces distinctions morales, esthétiques, économiques ou autres[40] ». Carl Schmitt a prévenu toutes les lectures faibles qu’on pourrait éventuellement faire de sa thèse, en insistant sur la nécessité d’interpréter les concepts d’ami et d’ennemi « dans leur sens concret, existentiel[41] ». Ce ne sont pas là des « métaphores » ou encore des « symboles », et il importe de ne pas les atténuer en les interprétant dans une veine économique, psychologique, morale ou militaire. L’ennemi de Schmitt n’est pas l’ennemi de Hobbes : c’est un « ennemi substantiel[42] ».

Ainsi, la guerre — en tant que figure la plus forte et la plus concrète de l’affrontement — constitue une sorte d’idéal type de la situation politique : « Moyen extrême de la politique et ultime mobile de la décision souveraine, la guerre met en question la disposition au néant qu’est la mort comprise comme sacrifice de la vie pour l’État. Il est ainsi impossible d’exprimer une volonté réellement politique en renonçant par principe à utiliser ces moyens normaux de la politique que sont la puissance, la contrainte et, dans les cas exceptionnels, la violence[43]. » Avec la guerre, on parvient au plus près du politique pur, au terme de la réduction eidétique consistant à mettre entre parenthèses tout ce qui ne relève pas strictement du politique mais de la morale, de l’économie ou de la psychologie. Un seul registre non strictement politique continue néanmoins d’affecter cette notion de politique : le registre théologique ou anthropologico-théologique. Il y aurait lieu ici d’interroger en profondeur l’importance de la figure paulinienne du Katechon (2 Th 2,3ss) pour la réflexion politique de Schmitt[44], mais je voudrais plutôt m’attacher à l’arrière-plan anthropologico-théologique de la distinction entre ami et ennemi.

La distinction de l’ami et de l’ennemi révèle l’opposition théologique de l’homme bon et de l’homme pécheur. C’est que la possibilité de l’hostilité fondamentale à l’égard de l’« ennemi substantiel », par laquelle Schmitt définit le politique, exclut l’optimisme anthropologique sur lequel repose le libéralisme. Une authentique théorie politique postule nécessairement un homme dangereux, c’est-à-dire pécheur. Se trouve établie ainsi, par un nouveau biais, la relation entre une pensée du politique et son horizon théologique sous-jacent, ici la doctrine chrétienne de l’homme pécheur : « Tout comme la distinction entre l’ami et l’ennemi, le dogme théologique fondamental affirmant le péché du monde et l’homme pécheur aboutit (tant que la théologie ne s’est pas dégradée en morale normative pure ou en pédagogie, et le dogme en pure discipline) à répartir les hommes en catégories, à marquer les distances, et il rend impossible l’optimisme indifférencié propre aux conceptions courantes de l’homme[45]. » La référence à une dégradation de la théologie n’est pas innocente ; elle tient à l’équation qu’établit Schmitt entre la réflexion théologique et la donnée chrétienne d’une corruption de l’homme : « […] le théologien cesse d’être théologien s’il cesse de penser que les hommes sont pécheurs ou qu’il leur faut une rédemption, s’il ne distingue plus les rachetés des non-rachetés, les élus de ceux qui ne le sont pas[46] ». En fait, pour Schmitt, l’existence même du théologien, comme du prêtre et de l’homme politique, tient au fait que le monde n’est pas bon. Un monde qui serait bon serait un monde où régneraient la paix et l’harmonie entre tous ; un tel monde ne saurait que faire des théologiens et des politiciens !

En définitive, on voit bien qu’il y a non seulement une « corrélation de méthode entre postulats théologiques et postulats politiques », mais un véritable « apport théologique[47] » au politique. C’est l’un des versants de la thèse de la théologie politique de Schmitt : il n’y a pas de politique entièrement déthéologisé. Dans la défense de cette position, Schmitt entrera en débat critique avec Hans Blumenberg.

La controverse entre Schmitt et Blumenberg se cristallise autour de la notion de sécularisation. Schmitt tient à ce concept ; il attribue le mérite aux théologiens Heinrich Forsthoff et Friedrich Gogarten d’avoir montré, avec d’autres, « qu’en l’absence d’un concept de sécularisation, il devenait tout simplement impossible de comprendre les derniers siècles de notre histoire[48] ». Schmitt fait un usage théologique — pourrait-on dire — du concept de sécularisation : ce concept sert à décrire le mouvement d’émancipation de la modernité occidentale l’égard de la religion chrétienne, mais aussi la persistance, au creux même de cette modernité sécularisée, de traces chrétiennes profondes dont les effets persistent. En d’autres termes, le concept de sécularisation sert à décrire le mouvement éminemment paradoxal par lequel le « secteur théologique » n’est plus le « secteur dominant » qu’elle a pu être au seizième siècle, alors même que le « théologico-politique » apparaît comme l’horizon indépassable de toute la pensée occidentale. Jean-François Kervégan décrit parfaitement la nature de cette étrange alliance entre le schème de la sécularisation et le schème de la théologie politique, au coeur de la rupture moderne :

L’abandon du lien jusqu’alors évident entre l’univers des représentations religieuses et l’organisation du monde terrestre de la politique, abandon dû à l’éclatement de l’unité religieuse de l’Europe occidentale, a joué un rôle déterminant dans la genèse de l’État moderne. Celui-ci est véritablement né de la religion, à la fois parce qu’il est pensé et décrit grâce à la sécularisation de concepts théologiques, et parce qu’il conserve, fût-ce négativement, la marque du conflit (théologique et politique) qui en a fait advenir la nécessité[49].

L’usage que fait Schmitt de la catégorie de sécularisation — comme certains « théologiens de la sécularisation[50] » et certains philosophes contemporains[51] — a souvent pour horizon la thèse de Weber sur les liens entre « l’esprit du capitalisme » et la foi réformée dans la prédestination[52]. Il faut cependant noter que Weber lui-même n’a pas élaboré une théorie de la sécularisation, s’attachant plutôt à l’élaboration d’une théorie de la rationalisation. Cette théorie de la sécularisation que l’on croit découvrir chez Weber peut ensuite être étendue et constituer, au final, une sorte de machine logique redoutable, permettant de christianiser l’athéisme, le nihilisme, et le processus même de sécularisation. En d’autres termes, la sécularisation apparaît utile pour légitimer « chrétiennement » la modernité, qui apparaît dès lors inextricablement liée au devenir chrétien[53]. Même s’il s’en défend parfois, notamment dans sa polémique avec Blumenberg, Schmitt adhère manifestement à ce schème de la sécularisation.

Contre cette thèse de la sécularisation, où la modernité est vue comme une transposition de contenus religieux (en l’occurrence chrétien ou judéo-chrétien), Hans Blumenberg cherche à penser la modernité comme « rupture » : pour ce faire, il rejette la notion de sécularisation, qualifiée de « catégorie de l’iniquité historique[54] ». Pour Blumenberg, l’âge moderne a commencé « comme une époque du Dieu caché, du deus absconditus — et, d’un point de vue pragmatique, un Dieu caché vaut un Dieu mort[55] ». Ce contexte explique l’émergence de la théologie nominaliste, qui « s’alarma d’un rapport de l’homme au monde dont les implications auraient pu s’énoncer dans le postulat : l’homme doit agir comme si Dieu était mort ». Le nouveau paradigme ainsi inauguré incita à procéder à un « inventaire inquiet du monde » et marqua l’« impulsion de l’âge de la science[56] ». Pour Blumenberg, il importe de saisir la nouveauté de cet âge et de voir comment vont s’opérer, à partir de là, un affranchissement de l’héritage « théologico-politique » et une liquidation de toute théologie politique. Ces perspectives entrent évidemment en conflit direct avec les perspectives de Schmitt. Pour Blumenberg, la thèse de Schmitt s’appuie sur une « ontologie de l’histoire substantialiste », ne pouvant saisir la nouveauté comme telle, n’y voyant qu’une transformation ou une métamorphose d’une substance plus profonde. Blumenberg voit là une tentative de « rétrécir l’histoire », une tentative de réduction au même ; à ses yeux, c’est là une thèse métaphysique plutôt qu’une hypothèse de recherche, et il faut y voir une « théologie métaphorique[57] » destinée à instrumentaliser certaines représentations théologiques à des fins politiques. Interpréter la modernité comme le résultat de l’histoire chrétienne équivaut en outre à la dénégation de la nouveauté moderne et au refus d’envisager sérieusement les discontinuités de l’histoire[58].

Schmitt, pour sa part, voit dans l’ouvrage de Blumenberg une tentative ratée de liquider scientifiquement toute théologique politique : « […] scientifique, en ce sens qu’il s’agit d’un concept de science qui tient pour irrecevable tout prolongement et toute transposition issus de la doctrine du salut d’une religion se prétendant absolue[59] ». Une telle entreprise de « liquidation définitive » irait de pair « avec la mondanité de temps nouveaux (Neu-Zeit) déthéologisés » et une certaine idée de la science comme « procès-progrès ininterrompu d’un élargissement et d’un renouvellement du savoir, confinés dans le purement humain et mondain et provoqués par une curiosité humaine sans limites[60] ». Ayant souligné les qualités du livre de Blumenberg — « la clarté des thèses et le matériau impressionnant » —, Schmitt déplore avoir été mal compris et reproche à Blumenberg d’avoir mis « dans le même sac, sans distinctions » ses thèses et « toutes sortes de parallèles confus présents dans des représentations religieuses, eschatologiques et politiques[61] ». En même temps, Schmitt resitue le propos de sa théologie politique, en insistant sur le fait que sa thèse relève strictement de la sphère de recherche en histoire du droit et en sociologie : ce faisant il opère ce que Blumenberg a interprété — à juste titre — comme un « repli[62] ». Schmitt formule ensuite sa critique principale à l’égard de Blumenberg ; cette critique porte sur la revendication d’un « nouveau entièrement déthéologisé ». Schmitt décèle dans le modèle antithétique de Blumenberg les restes d’une transposition « théologico-politique ». Où ? Il les voit dans les figures de l’agressivité et de l’ennemi transfigurées dans l’homme qui se tourne contre l’homme. Pour Schmitt, le véritable effort scientifique devrait consister, ni à effacer les origines chrétiennes de la modernité, ni à chercher à liquider toute théologie politique, mais à « jeter un regard critique précis sur [la] transposition de la vieille théologie politique dans une réalité pure et une humanité humaine dont la prétention est d’être totalement neuve[63] ». Cette transposition apparaît à Schmitt évidente et c’est pourquoi il ne peut opposer qu’un grand éclat de rire à la prétention ridicule de la déthéologisation totale. C’est donc sous la forme de l’ironie qu’il conclut sa réponse à Blumenberg, en dessinant les traits de ce à quoi pourrait ressembler « une liquidation totalement déthéologisée, et relevant de la science moderne, de toute théologie politique[64] ».

La tentative de liquidation scientifique de toute théologie politique par Blumenberg est ratée, selon Schmitt : une telle liquidation ne peut arriver au terme du processus de déthéologisation dans laquelle elle s’engage. Mais Schmitt doit encore faire face à la tentative de liquidation théologique de toute théologie politique par Erik Peterson. C’est à cette tâche que la seconde Théologie politique de Schmitt s’attaque, en entrant en dialogue critique avec l’étude historique de Peterson intitulée Der Monotheismus als Politisches Problem.

L’étude de Peterson est parue initialement en 1935, avant d’être publiée de nouveau en 1951[65]. C’est donc très tardivement, en 1969, que Schmitt répond à un ouvrage qui le visait manifestement, même si sa Théologie politique de 1922 n’est citée qu’une seule fois dans Der Monotheismus als Politisches Problem, dans une note de bas de page où Schmitt se voit attribué — à tort, incidemment — la paternité de la formule « théologie politique[66] ». Par ailleurs, il faut voir que la réponse différée que Schmitt adresse à Peterson dans sa seconde Théologie politique s’inscrit dans un contexte bien particulier : ce contexte est celui d’une réactivation de la polémique contre l’idée d’une théologie politique[67]. Cette polémique, menée notamment par le politologue Hans Maier et le théologien Ernst Feil, a été suscitée par le programme d’une « théologie politique » proposé par le théologien catholique Johann Baptist Metz[68].

Il s’agit pour Schmitt de répondre à ceux qui se réclament de l’étude de Peterson pour contester tout projet de théologie politique (c’est le cas de Hans Maier) ou encore pour critiquer un certain type de théologie politique (c’est le cas d’Ernst Feil qui critique la théologie politique « de la contre-révolution, de la restauration et de la tradition », tout en défendant la théologie politique de Metz). Maier, Feil et Ernst Topitsch, dont Schmitt discute aussi les thèses[69], ont en commun de tous se réclamer, dans des mesures variables, « de la liquidation légendaire de toute théologie politique par Peterson[70] ». La seconde Théologie politique de Schmitt vise donc une légende, celle qui veut que l’étude de Peterson « aurait mis un point final définitif à toute théologie politique[71] ». Je résume rapidement la thèse de Peterson[72]. Peterson considère la théologie politique comme étant une théologie non chrétienne : elle serait simplement le résultat d’une interprétation hellénistique de la foi juive. Cette interprétation se serait peu à peu imposée, atteignant un sommet avec Eusèbe de Césarée, qui aura eu la malheureuse idée de lier la foi chrétienne à l’Imperium romanum[73]. Pour Peterson, une compréhension juste du dogme trinitaire et la reconnaissance de la dimension eschatologique du christianisme interdisent d’imaginer toute réalisation politique de la monarchie divine et invalident d’entrée de jeu toute théologie politique. Pour Peterson, le dogme de la Trinité et la notion de paix eschatologique marquent, en régime chrétien, la séparation radicale et insurmontable du « théologique » et du « politique ».

Dans sa lecture du livre de Peterson, Schmitt s’attache principalement à l’examen du rapport interne entre l’argumentation déployée dans Der Monotheismus als Politisches Problem et la thèse finale concernant la liquidation de toute théologie politique. Ayant souligné l’écart entre l’argumentation de l’étude de Peterson et la thèse finale, il remet directement en cause l’idée d’une liquidation de toute théologie politique, en questionnant la pureté et l’absoluité du partage qu’une telle liquidation suppose. Ainsi, Schmitt se demande « où s’arrête la fausse théologie politique et où commence la théologie chrétienne correcte, absolument apolitique[74] ? » L’impossibilité de répondre à une telle question montre bien que la thèse de Peterson s’inscrit dans une séparation, « une disjonction abstraitement absolue », entre un « théologique pur » et un « politique impur », et qu’il passe ainsi à côté de la réalité concrète, toujours faite d’un mélange entre le spirituel et le temporel. Schmitt s’attaque donc à l’idée d’une « pureté absolue du théologique », idée qu’il va chercher à miner de l’intérieur en quelque sorte, en montrant comment le politique se loge au coeur même de la Trinité :

Peterson fait une référence décisive, pour la doctrine de la Trinité chrétienne, à un passage de Grégoire de Nazianze qui contient, en son noyau, la formulation suivante : l’Un — to hen — est toujours en révolte — stasiazon — contre lui-même — pros heauton. Au coeur de la formulation la plus irréprochable de l’épineux dogme, apparaît le mot stasis, au sens de révolte […]. Stasis signifie au premier lieu repos, état de repos, position, arrêt (status) ; la notion inverse de kinesis : mouvement. Mais en second lieu stasis signifie aussi trouble (politique), mouvement, révolte et guerre civile […]. Même la simple juxtaposition de nombreux exemples d’une telle opposition fournit une mine pour la connaissance des phénomènes politiques et théologico-politiques. En l’occurrence, c’est une véritable stasiologie théologico-politique qui apparaît au coeur de la doctrine trinitaire. On ne saurait donc occulter le problème de l’inimitié et de l’ennemi[75].

Alors que le dogme trinitaire constitue l’un des axes du projet de liquidation de toute théologie politique de Peterson, Schmitt interprète ce dogme de telle sorte qu’il peut en déduire le concept même de politique, à partir de la thématique opposant l’ami à l’ennemi ! Oublions le caractère un peu fantaisiste de l’interprétation théologique que Schmitt propose du dogme trinitaire pour admirer l’habileté du polémiste, attaquant l’adversaire sur son propre terrain.

L’aspect peut-être le plus décisif de la critique que Schmitt adresse à Peterson consiste à remettre en cause la possibilité d’une dépolitisation du théologique en interprétant politiquement la thèse de Peterson sur la liquidation de toute théologie politique. Cette thèse — pour rappel : initialement formulée en 1935 — intervient au terme d’une reconstruction historique minutieuse, mais surtout en fonction d’une urgence : la situation de l’Allemagne face au pouvoir nazi. Le rappel des décisions conciliaires du quatrième siècle sur le dogme trinitaire constitue ainsi l’arrière-plan d’une situation bien actuelle qui appelle une prise de position… politique : en ce sens, l’étude théologico-historique que Peterson consacre à la liquidation de toute théologie politique constitue bien la mise en oeuvre exemplaire et conséquente d’une théologie politique[76].

Ayant reconnu, avec Schmitt, à la fois le caractère politique de toute théologie et le caractère théologique de toute pensée politique, il faut maintenant se demander : d’où parle Schmitt ?

Première ou dernière décision, première ou dernière violence faite à Schmitt, il faut bien répondre que c’est du lieu même de la théologie (politique) ou, plutôt, du lieu d’une théologie politique. Dire de Carl Schmitt qu’il est un théologien politique, c’est lui faire nécessairement violence, puisque c’est aller contre ce qu’il a dit lui-même, de lui-même, plus d’une fois d’ailleurs : « Je suis juriste, et pas théologien[77]. » Commentant cette affirmation, Jacques Derrida voit bien le problème :

Quant à se défendre d’être théologien, on se demande bien qui a dit, et de façon souvent si convaincante, que tous les concepts de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ; et qu’il faut partir de la théologie pour les comprendre, comme pour comprendre les concepts de décision, d’exception et de souveraineté. À quoi joue donc cet homme quand il se dit « juriste » et non « théologien » ? Ne devait-il pas être le premier à sourire de cette distinction[78] ?

Par ailleurs, le contexte dans lequel s’inscrit la dénégation de Schmitt est intéressant, puisque cette dénégation intervient juste après qu’il eut souligné que « les théologiens ont tendance à définir l’ennemi comme quelque chose qui doit être anéanti[79] ». Ici encore, Derrida se demande ce que Schmitt veut dire au juste lorsqu’il soutient que « les théologiens inclinent à définir l’ennemi comme quelque chose qui doit être anéanti » : veut-il dire « que contrairement à ce que prétendent certains “théologiens”, le concept d’ennemi ne doit pas être anéanti ? C’est bien ce qu’il avait toujours dit en effet. Ou bien que l’ennemi lui-même ne serait pas “quelque chose qui doit être anéanti” ? Or, n’avait-il pas défini ainsi l’ennemi, et plus d’une fois ? N’a-t-il pas répété que l’ennemi, c’est d’abord ce qui doit être mis à mort “physiquement[80]” ? »

Ces questions nous renvoient à la théologie politique de Schmitt, ou à ses théologies politiques (car il pourrait bien y en avoir plus d’une), à celles qui travaillent ses écrits. Il faudrait pouvoir déterminer quelles sont leurs finalités ? Il faudrait pouvoir décider si la décision politique obéit à une finalité théologique, et laquelle ? Ou si ce n’est pas plutôt une théologie donnée — ne recouvrant pas tout ce que l’expression « théologie chrétienne » recouvre — qui obéit à une finalité politique, courant le risque d’être instrumentalisée ? La question posée ici est de savoir « comment empêcher la théologie qui s’unit avec une décision politique, prise ex nihilo, de dégénérer en simple arme politique au service de la volonté arbitraire d’un dictateur[81] ? » Il faut bien reconnaître que la théologie politique de Schmitt ne recueille pas l’héritage de toute théologie chrétienne : elle est d’abord, comme l’écrit Jean-Claude Monod, « une arme, un fil qui tranche entre des métaphysiques antagoniques, et qui opère un tri entre des héritages sécularisés supposés du christianisme. La théologie politique implique ainsi une interprétation du sens du christianisme, dans son rapport avec le monde moderne […] mais aussi dans ses liens avec le judaïsme et avec la “religion civile” antique[82] ». Si la théologie politique de Schmitt est sélective dans son interprétation des données chrétiennes, c’est qu’elle retient ce qui sert la politique qu’elle supporte (ou qui la supporte) : bref, une politique théologique y est à l’oeuvre. En l’occurrence, ce que Schmitt retient de la dogmatique chrétienne, ce sont les traces d’une « éthique héroïque » apte à soutenir sa pensée du politique, ce qui relève d’une « éthique de l’altérité » étant littéralement évacuée[83].

Il y aurait lieu d’entreprendre une lecture déconstructive de Schmitt à partir d’une « éthique de l’altérité », comme celle de Lévinas. Je ne peux ici qu’annoncer un tel programme, en dégager les jalons préliminaires. Assurément, un tel geste ne devrait pas se confiner au registre éthique et neutraliser en quelque sorte la portée proprement politique d’une pensée éthico-théologique de l’Autre. C’est le risque souligné par Jacques Derrida et Miguel Abensour notamment, à propos d’une oeuvre comme celle de Lévinas. Derrida dénonce l’utilisation facile « de l’instance présumée “éthique” pour neutraliser l’urgence inéluctable et la conflictualité tragique des responsabilités “politiques[84]” ». Certes, ajoute Derrida, on peut tenir l’éthique et le « rapport à l’autre » « pour indépendants et transcendants au regard du juridique et du politique, mais on ne doit pas en faire un alibi pour neutraliser le juridique et le politique, surtout si c’est pour faire passer en contrebande, pour accréditer subrepticement, dans la confusion, une politique bien déterminée[85] ». Ce que Derrida suggère ici a été déployé par Miguel Abensour dans plusieurs études consacrées à Lévinas[86]. Abensour présente Lévinas comme « le philosophe qui a inventé des concepts inédits tels que la proximité, l’An-archie, la substitution, l’État de la justice, susceptibles de jeter une lumière nouvelle sur le champ à peine entrevu de nos relations avec les hommes[87] ». Bien qu’il soit difficilement possible de ranger Lévinas parmi les philosophes politiques, il a souvent insisté sur « l’importance extrême dans la multiplicité humaine de la structure politique de la société soumise aux lois[88] ». Selon Abensour, Lévinas l’aurait fait en puisant à même les ressources de sa tradition religieuse, mais sans opérer un « retour au théologico-politique[89] ». Le projet d’une critique ou mieux d’une déconstruction de toute théologie politique, projet à la fois nécessaire et même urgent[90], est aussi un projet impossible, utopique, sans lieu. C’est un travail infini, toujours à recommencer ; à se croire achevé, il se transforme en « légende » de la liquidation. C’est ici sans doute qu’il faudrait retourner les termes du débat et risquer non seulement une lecture déconstructive de Schmitt à partir d’une éthique de l’altérité (comme celle de Lévinas), mais risquer aussi une lecture déconstructive d’une éthique de l’altérité, quand celle-ci prétend échapper à l’ordre du politique. Car il y a lieu de soupçonner là le travail en sous-main d’une politique théologique implicite, peut-être aussi dangereuse que celle de Schmitt.