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Aujourd’hui, je réfléchis de plus en plus selon les catégories de la pensée bouddhique. On peut considérer que, dans ses principes fondamentaux, la pensée bouddhique diffère substantiellement de la pensée qui a gouverné l’histoire de la philosophie occidentale. Aussi, je crains qu’il y ait quelque difficulté à encore qualifier de « philosophique » la position qui est désormais la mienne. Cela conduit à la question de savoir ce qui constitue l’essence de la philosophie, mais je préfère ici laisser cette question de côté et élargir provisoirement le concept de « philosophie » jusqu’à y inclure ma propre position. Je pense pour ma part que la pensée philosophique doit désormais transcender la distinction entre Occident et Orient, et s’établir sur un socle plus large.

Si j’y réfléchis rétrospectivement, il me semble que les raisons qui m’ont amené à me rapprocher de la pensée bouddhique étaient déjà présentes lorsque j’entrai pour la première fois en philosophie. Mais j’y fus également conduit par un certain nombre de questions qui surgirent au cours de mon étude de la philosophie.

Depuis l’Antiquité, différents éléments ont été avancés comme autant de motifs à l’étude de la philosophie, comme autant de points de jonction entre la philosophie et ce qui l’a précédé et, en ce sens, comme autant de « commencements » de la philosophie. Outre l’« étonnement » chez Aristote, la « défense » de la foi dans le christianisme ou encore le « doute » chez Descartes, la philosophie commence, pour Nishida, avec la profonde douleur de la vie. Chacun de ces commencements est lié à la philosophie comprise comme « métaphysique ». [186] Dans la modernité, la philosophie trouve aussi son départ en lien avec les mathématiques, les sciences naturelles, les sciences sociales ou encore la psychanalyse, c’est-à-dire en lien avec la « science ». Or, mon propre point de départ a été différent de tous ceux-là. Si maintenant j’essaie de le formuler, je ne peux que dire « nihilisme ». À l’époque, ce concept ne m’apparaissait pas clairement mais, à y réfléchir aujourd’hui, il n’y a pas d’autre terme. Bien sûr, à strictement parler, le nihilisme a déjà le sens d’une position philosophique, mais ce n’est pas en ce sens que je l’entends ici. Il ne s’agit toutefois pas non plus d’un simple sentiment nihiliste. Le type de nihilisme dont je parle est un nihilisme qui, tout en étant pour ainsi dire antérieur à la philosophie, comporte par essence un mouvement en direction du philosophique. Afin d’expliciter ceci de manière un peu plus concrète, je voudrais tout d’abord donner un bref aperçu des rapports qu’entretiennent la morale et la religion avec le néant.

L’impression de néant peut survenir à de nombreuses occasions et pour différentes raisons, cela va sans dire. Mais, au final, il est question d’une personne qui a cédé au désespoir. Elle a alors le choix entre commettre un suicide ou continuer de vivre. Si elle choisit de continuer de vivre, elle est susceptible de devenir voyou ou de devenir poète, de se consacrer à des mouvements sociaux ou de chercher à s’enrichir. S’il s’agit d’une personne dotée d’une forte personnalité, elle sera même capable de masquer son désespoir derrière une grande implication dans la vie sociale. Le point commun entre toutes ces situations, c’est que la relation entre cette personne et sa vie devient une relation contingente ou accidentelle. Au fond de son existence, c’est-à-dire en son for intérieur, une impression de néant l’habite comme un corps étranger. Sa vie n’exprime pas qui elle est véritablement, son véritable « soi ». C’est pourquoi elle est une vie essentiellement fausse, une vie de contrefaçon. Même dans le cas du suicide, entre le « soi » de celui qui se prend sa propre vie et la vie qui est ainsi supprimée, il n’y a qu’une relation de contingence. C’est dans l’éveil à soi moral, et plus encore dans l’éveil à soi religieux, qu’est surmontée cette contingence et que se révèle, de l’intérieur même de la personne qui désespère, la relation nécessaire entre elle-même et sa propre vie. Le désespoir est alors vaincu. Prenons l’exemple d’une femme seule qui, après la mort de son mari, s’est battue pour élever son fils unique et qui voit son enfant partir au front où il trouve la mort. Si elle continue de vivre dans le désespoir et la résignation, s’il ne lui reste rien d’autre, cette vie [187] lui apparaîtra comme une vie dépossédée de toute nécessité. Elle-même ne sera plus qu’une morte vivante. Toutefois, si elle considère que son fils s’est sacrifié pour la nation ou qu’elle a donné son fils à la nation, elle trouvera dans cette résignation morale un sens à la mort de son fils, et donc aussi à l’existence perdue de celui-ci. À partir de là, elle ne percevra plus comme vaines les années consacrées à l’éducation de son enfant, et par conséquent aussi sa propre existence. D’un point de vue moral, elle accordera à sa propre vie un sens positif, elle la rendra nécessaire. Alors, sa résignation se transformera en une résolution à « couper court » à tout ce qui ressemblerait à des regrets. Cette résolution qui la sépare d’une part d’elle-même est un saut vers un mode d’être d’un ordre supérieur, la confirmation d’un soi plus élevé. D’un point de vue moral, dans la mesure où sa résignation prend la forme d’une résolution, son existence présente devient une existence qui est cousue du fil de la nécessité, une existence qui a clarifié sa propre nécessité. C’est une existence qui possède en elle une vérité non feinte. Autrement dit, « quelque chose d’authentique » se manifeste dans son existence présente.

Malgré tout, une telle nécessité sur le plan moral ne représente encore qu’une demi-mesure. Avec la mort de son fils, son rôle de mère a touché à son terme. Même si son existence présente, où elle est désormais seule, conserve « par essence » une signification, cette signification lui est seulement donnée à partir du passé, par réminiscence. Elle ne trouve dans l’avenir aucune signification susceptible de lui procurer de l’espoir. Cette nécessité « essentielle » qui, sur le plan de la morale, accorde assurance et certitude à son existence présente n’est d’aucun secours pour sauver sa vie « concrète » de la contingence qui la menace lorsqu’elle se tourne vers le futur. La seule consolation qui lui soit permise, elle la trouve dans une projection incessante de son soi vers le passé, c’est-à-dire dans son soi passé, et cela contre la marche du temps. Parce que la résolution morale du désespoir s’arrête ainsi à mi-chemin, on se met en quête d’une position religieuse. La morale appelle nécessairement la religion.

Si la religion peut nous sauver du désespoir, c’est parce qu’elle révèle une dimension qui transcende simultanément la vie et la mort. [188] Dans cette perspective, même ceux qui meurent ne disparaissent pas complètement. Cet « au-delà » de la vie et de la mort est le siège de l’existence absolue (que ce soit « Dieu » ou « Bouddha ») qui soutient toute chose. Et à l’abri de cette existence absolue (que ce soit au « Paradis » ou en « Terre Pure »), même une personne décédée peut exister en tant qu’existence « spirituelle ». Aussi, la mère qui a perdu son fils pourra l’y rencontrer à nouveau. Sa vie redevient une vie d’espoir. Et cet espoir lui est donné depuis l’au-delà qui transcende le « temps » et son écoulement, c’est-à-dire depuis le futur qui s’ouvre par-delà sa propre mort à elle. Soutenue par ce qui soutient toute chose, son « soi » de femme esseulée entretient désormais une relation d’une absolue nécessité avec sa vie. Seulement, comme cette relation ne peut s’établir que sur la base de « l’au-delà », elle requiert une foi en Dieu ou en Bouddha. Il s’agit de « renoncer » à tout ce qui appartient à ce monde-ci, sans exception. Une telle résignation religieuse est une résignation infinie. Mais en même temps, cette idée de rupture (ou de résolution) est ce qui clarifie la nécessité de transcender ce monde et de rejoindre l’au-delà. Elle est la prise de conscience de la voie qui mène à l’au-delà, elle en est la confirmation. En se tenant désormais elle-même dans la position d’une existence « spirituelle » qui a transcendé ce monde, la mère entretient un rapport « spirituel » inaltérable avec son fils. La confirmation de l’au-delà qu’elle acquiert dans son éveil à soi à travers la foi et la certitude que lui procure cette confirmation permettent à son propre « soi » de vivre le moment présent en gardant espoir quant à l’avenir. Sa vie devient une vie de conviction. Elle devient une vie qui, exempte de toute fausseté, est véritablement habitée par la vérité. L’existence présente y est une existence où se manifeste la « sincérité » au sens plein du terme. Et c’est grâce à cela que la vie humaine acquiert toute sa signification. La relation de nécessité qui n’était, dans la sphère de la morale, que pour moitié réalisée est ici entièrement accomplie. Le désespoir dans lequel il arrive à l’être humain de sombrer au gré des circonstances de sa vie et le néant qui se révèle à son existence dans ce désespoir ne sont vaincus que par la vérité dans sa dimension religieuse.

[189] Toutefois, la question du « nihilisme » que j’ai évoquée en commençant ne se résout pas avec la simple éradication du désespoir et du néant par la religion, au sens où je viens de l’expliquer. La question du nihilisme ne se réduit pas au problème du néant en son sens ordinaire. Il y a ici une différence importante. Le nihilisme, c’est le fait que le néant se manifeste à nouveau sur le plan de la religion qui avait vaincu le néant ordinaire, ou sur un plan d’une altitude (ou profondeur) similaire. Pour le dire autrement, c’est le problème du néant qui, à ce niveau, réapparaît comme étant « à sa propre mesure ». On pourrait sans doute comparer cela à un virus ou à une bactérie qui, bien que vaincu provisoirement par un puissant médicament, réapparaît tôt ou tard doté d’une résistance renforcée. Le nihilisme est la situation dans laquelle le néant s’est élevé jusqu’à une position susceptible de défier la religion, ou plutôt une position de négation de la religion. Et ce néant se présente en outre comme ce qui fonde une telle négation. Nietzsche exprima cela avec une belle concision dans son affirmation que « Dieu est mort ».

Pour expliquer cela, revenons à l’exemple de tout à l’heure en modifiant quelque peu les données de la situation. Imaginons maintenant non pas que le fils unique meure sur le champ de bataille mais plutôt que la mère et son fils soient pris tous les deux dans une attaque aérienne au cours de laquelle elle rencontre presque la mort. Et imaginons que son fils l’abandonne pour se précipiter seul vers un abri. Au cas où elle aurait la chance d’échapper à la mort et de vivre à nouveau en compagnie de son fils, quel sera son sentiment ? Bien sûr, son fils sera vivant. Mais leur relation sera plus sévèrement compromise que s’il était mort au combat. Elle ressentira à l’égard de son fils une perte plus poignante encore. Dans la situation où il serait mort au front, l’existence du fils, et donc aussi celle de la mère, pourraient être moralement justifiées par rapport à la nation. On pourrait leur accorder la signification d’un sacrifice pour le salut de la nation. Et, soutenue par sa relation à Dieu ou à Bouddha, la mère aurait l’opportunité d’élever sa propre existence jusqu’à une relation spirituelle avec l’existence « spirituelle » de son enfant disparu. Or, dans la seconde situation, le fils est bien physiquement présent mais, dans son « être » à elle, l’existence de son enfant est définitivement perdue. Ce qu’on appelle la relation personnelle « Je-Tu » est brisée. Une telle perte est difficile à restaurer, et elle diffère par essence de la perte physique d’un être cher. Par conséquent, [190] le désespoir et le néant qui se produisent ici chez la mère sont aussi d’une nature essentiellement différente. Il va sans dire que cette perte ne saurait être restaurée sur le plan de l’existence morale, car le mauvais comportement du fils rend désormais impossible toute relation sur ce plan. Mais pour la mère, cette restauration s’avère problématique aussi sur le plan de la religion. Elle ne saurait envisager une relation « spirituelle » avec son fils. Celle-ci a été brisée par la faute de ce dernier. En outre, il lui est également difficile, dans la position qui est la sienne, d’avoir encore foi en Dieu ou en Bouddha. Si Dieu, ou Bouddha, est l’absolu sur lequel repose toute chose, alors lui incombe également la responsabilité de la faute du fils, faute qu’il a commise de surcroît à l’encontre de sa propre mère. Au bout du compte, elle se trouve entraînée dans une série de questions que l’on peut considérer comme relevant de la théodicée. Et elle en vient à se dire qu’il n’y a « ni Dieu ni Bouddha » ou à se demander : « Comment pourrait-il même y avoir un Dieu ou un Bouddha ? » On peut apercevoir ici, au fond de l’existence du fils qui s’est arraché à sa mère, un néant profond qui défie le plan d’une existence morale ou religieuse. C’est un néant qui rend impossible toute relation morale ainsi que toute relation religieuse. Qui plus est, ce néant s’ouvre juste devant elle. Il surgit du fond de son existence présente. Tandis qu’elle reste animée par le désir d’une relation d’existence et par la quête d’un socle stable, elle ne peut compter ni sur son fils, ni sur Dieu ou Bouddha. Ce sentiment d’abandon renforce le néant en elle, accentue son désespoir et sa solitude. Ce néant qui a gagné en résistance pour avoir percé à travers le plan de la morale et à travers celui de la religion, ce néant qui s’est élevé à la conscience de lui-même comme ne pouvant être ramené ni à la morale ni à la religion, ce néant constitue désormais « sa propre mesure ». On pourrait aussi bien parler de pessimisme fondé dans sa certitude. Ce qui donne lieu au nihilisme, c’est cette « mesure à soi du néant ». On peut à tout le moins dire qu’il s’agit là d’un moment germinal du nihilisme.

J’ai évoqué ci-dessus le cas particulier de la mère et de son fils afin d’envisager cette forme embryonnaire du nihilisme, mais il ne faudrait pas nous limiter à cet exemple. Nous pourrions également considérer une situation inverse à celle-ci, ou encore de nombreux autres cas différents. Pour prendre l’exemple d’une situation inverse, imaginons un poussin [191] qui, venant d’éclore, perd sa mère. Il erre à la recherche de l’aile protectrice, ne recevant que des coups de bec partout où il va. C’est une situation de néant au sens ordinaire du terme. Et dans cette situation, il persiste une chance d’être sauvé. En revanche, le cas d’un poussin qui, depuis son éclosion, n’a cessé de recevoir des coups de bec de sa propre mère peut être comparé à la situation du nihilisme. (Que cela se produise effectivement ou pas dans l’univers aviaire est un autre problème.) De nombreux autres exemples pourraient être cités, tirés notamment de « Hamlet », du « Roi Lear » ou de Dostoïevski ainsi que de la littérature moderne.

Quoi qu’il en soit, dans le cas du nihilisme, la nécessité essentielle du fait de vivre semble avoir été complètement perdue de vue : la contingence de la vie est devenue quelque chose d’insurmontable. Tout comme le néant (celui qui est à sa propre mesure), le sentiment d’absurdité qui assaille l’homme au cours de sa vie a des racines profondes et présente un caractère originaire. Par essence, le nihilisme abrite un doute qui, loin de pouvoir être dissipé par la morale ou la religion, met au contraire ces dernières au défi. Ce néant, dans lequel le sentiment d’absurdité trouve son origine, est un doute qui touche au fondement de la vie humaine, et qui touche donc aussi à tout ce qui vise à garantir un tel fondement, en particulier la morale et la religion. Dans cette mesure, le nihilisme comporte par essence un mouvement en direction de la philosophie. Il s’agit d’un mouvement qui s’écarte du chemin de la morale et de la religion pour faire un détour par la philosophie. Bien entendu, il ne s’agit pas là du doute méthodique tel qu’on le trouve par exemple chez Descartes, doute qui se situe déjà sur un plan théorique. La souffrance qui l’habite ne s’apparente pas à la difficulté du penseur absorbé dans la réflexion mais à l’angoisse de l’homme engagé concrètement dans la vie. Et ce doute est avant tout préphilosophique. Le nihilisme, sous cette forme embryonnaire, est susceptible de s’abattre sur n’importe qui. Cependant, même sous cette forme embryonnaire, le nihilisme comporte déjà un mouvement en direction de la philosophie, à la fois de par son essence et en raison des problèmes qu’il soulève. Du moins dans mon cas, c’est à partir d’un tel nihilisme préphilosophique que j’ai été amené à entrer en philosophie. Par conséquent, la trajectoire que j’ai alors suivie fut, premièrement, celle d’un développement philosophique de la position du nihilisme comme tel [192] ; deuxièmement, celle d’une investigation philosophique et critique des difficultés posées par la morale et la religion ; et troisièmement, celle d’une quête du dépassement du nihilisme à travers le nihilisme. Naturellement, c’est trois fils étaient entrelacés en un seul.

Tant dans ma période préphilosophique que depuis mon entrée en philosophie, ma tâche fondamentale fut, pour le dire simplement, le dépassement du nihilisme à travers le nihilisme. Incapable de vivre avec le nihilisme, son dépassement devint pour moi une nécessité. Mais en même temps, il n’y avait d’autre voie pour y parvenir que celle qui traverse le nihilisme de part en part et en perce le fond. C’est ce que requiert l’essence même du nihilisme. D’un autre côté, cette tâche revient à pouvoir affirmer par soi-même, sans réticence aucune, le fait incontestable que l’on est vivant. Il faut pour cela que la raison qui nous conduit à une telle affirmation, c’est-à-dire le fondement de cette affirmation, devienne évidente à nos yeux et qu’il ne subsiste plus la moindre interrogation. Ou encore, il nous faut pouvoir vivre sans plus aucune question. Il est clair que cela implique la résolution d’une contradiction fondamentale. À savoir, celle selon laquelle le fait que nous vivions, c’est-à-dire notre existence présente, ne pose pas problème au quotidien tandis que, dans le nihilisme, le soi se remet lui-même en cause, l’existence présente se remet elle-même en question. En un sens, le fait de vivre n’est jamais que le simple fait d’être en vie. C’est tout à la fois « vivre » sans question et vivre « sans question ». Pour le dire en un mot, c’est le « tel quel ». La vie qui est purement vie est une vie sans négativité. La vie est une positivité immédiate, elle est exclusivement active. Il en va de même à propos du « Je suis ». Après avoir douté, Descartes, en quête d’un point de départ pour la théorie philosophique, aboutit pour la première fois au « Je suis » — cela parce que le soi « existe » indubitablement (il n’y a nulle place d’où pourrait germer un quelconque doute venu de l’extérieur) et parce que le soi « existe libre de tout doute » (il n’y a en lui nulle place d’où pourrait surgir un quelconque doute). Le soi, dans ce cas, ne se réduit pas à l’âme ou à l’esprit compris à la manière de Descartes comme « chose pensante » [193], mais c’est un soi en tant qu’union du corps et de l’esprit ou, pour ainsi dire, un soi complet en lui-même. Et pourtant, l’existence présente de ce soi ainsi que le fait qu’il soit en vie en arrivent à former l’objet d’un doute qui s’exprime dans l’interrogation « to be or not to be », et deviennent problématiques. Ce qui servait chez Descartes de point d’ancrage à la certitude est à nouveau totalement révoqué en doute. Après avoir abouti au « Je suis », Descartes poursuivit sa méditation (son introspection) en direction de la preuve de l’existence de Dieu, et ouvrit un nouvel horizon pour la relation entre l’âme et Dieu. Mais cet horizon est précisément l’endroit où se produit le doute sous sa forme nihiliste. Le nihilisme, qui nie cette relation à Dieu, révoque aussi en doute le fait indubitable du « Je suis ». Ce n’est pas seulement la certitude de l’existence du soi compris dans les limites du « Je pense » qui est mise en doute, mais la certitude de l’existence du soi dans son entièreté. Ce doute présente un caractère semblable à celui du « grand doute » dont il est question dans le bouddhisme zen lorsqu’il parle de la « manifestation du grand doute ». La tâche que l’on se donne lorsque l’on cherche à dépasser le nihilisme, c’est celle de revenir à la positivité immédiate, qui est la forme originelle du vivre. C’est oeuvrer à ce que l’existence du soi, dans son entièreté, recouvre la certitude qu’elle possédait à l’origine. Autrement dit, c’est revenir au « tel quel ». En vérité, même si je parle de la forme originelle du vivre et du mode d’être originaire de l’existence du soi, il ne s’agit pas de quelque chose de lointain. Cela désigne ce qui est présent à chaque instant, de manière claire et manifeste. Il n’y a pas là le moindre interstice, et il n’y a rien de plus immédiat. Mais en même temps, cette positivité, cette certitude flotte au-dessus d’une négativité et d’une incertitude sans fond. En ce sens, il n’y a rien de plus éloigné, pas même « Dieu ». Pour ma part, en reconnaissant que mon problème ne pouvait être résolu uniquement sur le plan de la religion, je n’ai pu faire autrement que d’opérer un détour par la philosophie. Le problème du nihilisme exigeait un tel détour, je l’ai dit. Ce qui m’apparut plus clairement par la suite, c’est qu’il est difficile de résoudre le problème du nihilisme en adoptant uniquement le point de vue de la religion ou celui de la philosophie — c’est-à-dire en adoptant unilatéralement la position fondamentale qui distingue la religion de la philosophie ou celle qui distingue la philosophie de la religion. [194]

Avant que je ne m’initie à la philosophie sous la direction de Nishida, les lectures qui m’avaient le plus profondément marqué étaient celles de Nietzsche et de Dostoïevski, d’Emerson et de Carlyle ainsi que de la Bible et de saint François d’Assise. Au Japon, il y avait les écrits de Natsume Sōseki ainsi que les explications du Dharma par Hakuin et Takuan. Je pense que fondamentalement, à travers mon contact avec ces différents auteurs, un même intérêt était à l’oeuvre. La triple thématique que j’ai mentionnée ci-dessus (la position du nihilisme, celles de la morale et de la religion, et la question du dépassement du nihilisme) y était articulée de manière chaotique. Et ce qui s’était lové au coeur de ce maelström, c’était un doute à propos de l’existence même du soi, un doute semblable au « grand doute » bouddhique. Aussi, tout naturellement, j’en vins très tôt à tourner mon attention vers le zen.

Après avoir entamé mes études de philosophie, mon premier thème de recherche fut la question du mal. Mais ce qui m’intéressait, c’était moins le mal qui apparaît dans l’introspection individuelle que le mal qui se révèle dans la nature humaine comme telle. Tandis que j’étudiais l’idéalisme allemand, le problème du « péché originel » persistait toujours, et je finis par le poursuivre jusque dans la théorie de la liberté chez le dernier Schelling. À cette époque, mon intérêt s’éveilla également pour la tradition mystique d’Occident. Je connaissais déjà auparavant la mystique à travers ma lecture d’Emerson, mais cette fois j’en arrivai à penser que, dans l’expérience de ceux que l’on qualifie de mystiques, l’interpénétration et l’union de la religion et de la philosophie atteignent leur apogée. Aussi, je m’intéressai à Plotin, à Maître Eckart, à Jakob Böhme. Sur ce point également, je poursuivis la même voie que le dernier Schelling.

Bientôt, à partir du problème du marxisme et de celui, au retentissement mondial, de la crise de la culture dans son rapport à la science, je tournai mon attention vers la conception scientifique [195] du monde, la raison scientifique, la connaissance scientifique, vers des questions qui touchent à l’essence de la science. Ces questions avaient déjà été magnifiquement traitées par Nishida et Tanabe, mais il me semblait que le problème du nihilisme moderne, tel qu’il apparaît entre autres chez Nietzsche, entretenait également un rapport étroit avec ces questions. J’étais convaincu que même à la racine de l’aversion mutuelle de la religion et de la science se trouvait le problème du nihilisme. Et c’est cela qui donna à mon engagement philosophique un point de départ, à partir duquel ce problème s’amplifia jusqu’à inclure pratiquement toutes choses. Par exemple, même le problème du péché originel ne doit pas être appréhendé seulement dans le cadre d’une théorie religieuse, comme c’est le cas chez Kant, mais dans un cadre plus vaste, comme chez Schelling. Nishida et Tanabe avaient déjà largement défloré cette orientation, et je voulais inscrire ma réflexion dans leur sillage tout en prenant en considération le problème du nihilisme.

Aujourd’hui, ce sont particulièrement Nietzsche et Heidegger qui retiennent mon attention en tant que penseurs qui ont reconnu dans le nihilisme un problème considérable qui embrasse toutes choses. Il me faut, comme eux, entreprendre la tâche de dépasser le nihilisme à partir du plan le plus vaste et le plus fondamental qui soit. Ce que j’ai appelé le retour à la positivité immédiate de l’origine de la vie et la restauration de l’indubitabilité originelle du « Je suis », c’est-à-dire le « tel quel » qui a dissous le « grand doute », même cela doit être fondé sur un tel plan, vaste et fondamental. À la recherche d’un tel site, j’en suis finalement arrivé à la position qu’on nomme dans le bouddhisme « vacuité ». Quant à savoir pourquoi j’ai dû opérer de la sorte et en quoi la position de la « vacuité » revêt la signification d’un dépassement du nihilisme, j’ai essayé de l’expliquer dans mon livre Qu’est-ce que la religion ?