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Peu de progrès ont été faits dans la compréhension de la doctrine « typiquement » plotinienne de la non-descente de l’âme, thèse pourtant cardinale du plotinisme, comme le signalait jadis Harder[1], qui garantit à l’âme humaine incorporée dans le sensible un lien direct et ininterrompu avec les réalités transcendantes. À ce jour[2], aucune recherche n’a permis de lever le voile sur l’origine ou les antécédents véritables de cette thèse qu’à défaut de mieux, l’on a versé partiellement ou même entièrement au compte de la personnalité de Plotin[3]. Beaucoup plus près de nous, la doctrine fut récemment encore qualifiée d’« étrange » par H.-D. Saffrey qui, rappelant le refus de Plotin, à l’invitation d’Amélius, d’aller visiter des sanctuaires ― Plotin aurait répondu : « C’est à eux [les êtres divins] de venir à moi, non à moi d’aller à eux[4] » ―, remarquait : « Si l’âme demeure toujours dans la compagnie des dieux, elle peut légitimement attendre leur visite et n’a pas besoin de courir aux célébrations pour les rencontrer » ; et Saffrey ajoutait aussitôt : « Émile Bréhier a ce mot très juste : pour Plotin, “notre salut n’est pas à faire, il est éternellement fait, parce qu’il fait partie de l’ordre des choses”[5] ».

Le concept d’un salut éternellement fait peut sans doute être attribué à Plotin, mais il relève bien davantage du credo gnostique, où le salut des « élus » est assuré par la substance même, dite « pneumatique », de leur être, qui leur confère après la mort le retour dans le Plérôme (= l’Intelligible) dont ils proviennent, quel qu’ait été leur comportement ici-bas dans le sensible. C’était d’ailleurs l’un des motifs majeurs de l’indignation de Plotin à leur égard : « il ne faut pas penser qu’on est seul à pouvoir devenir meilleur » (33 [II 9], 9, 27-28)[6].

La non-descente de l’âme, qui n’aurait donc été rien moins que normale chez eux, se trouve-t-elle effectivement défendue par les gnostiques ? Pas en ces termes ― sans quoi l’on aurait tôt fait de retracer le lien entre Plotin et eux ―, mais l’on peut montrer que l’énoncé plotinien est un décalque ou disons, plus exactement, une reformulation d’un enseignement dont le ressort premier se découvre dans la gnose.

I. Le terme ομοουσιος

Or justement, le recours exceptionnel au vocable ὁμοούσιος peut nous mettre ici sur la piste de la réélaboration plotinienne. En effet, l’une des deux seules occurrences du terme dans le corpus plotinien apparaît dans le contexte d’une discussion touchant l’appartenance de l’âme au divin, au chapitre 10 du traité 2 (IV 7)[7]. En commençant par poser que l’âme, différente du corps, est « congénère (συγγενὴς) avec la nature divine et éternelle » (lignes 1-2), Plotin poursuit plus loin en disant :

Si donc l’âme est quelque chose de ce genre, chaque fois qu’elle remonte en elle-même, comment n’appartiendrait-elle pas à cette nature, que nous disons être celle de tout ce qui est divin et éternel ? Car la prudence et la vertu véritables sont choses divines et ne naîtraient pas en une réalité vile et mortelle, mais nécessairement ce qui est tel doit être divin, puisqu’il a part aux réalités divines du fait de sa parenté et qu’il [leur est] consubstantiel (διὰ συγγένειαν καὶ τὸ ὁμοούσιον) ».

10, 13-19

Relevons tout de suite que la συγγένεια de l’âme avec le divin relève du platonisme le plus classique[8], et que Plotin n’invente donc guère sur ce point. Mais la consubstantialité ou, comme on voudra dire, la similitude substantielle (l’ὁμοούσια, mais Plotin n’emploie que l’adjectif), inédite chez Platon, est autre chose encore de bien plus appuyée, puisqu’elle implique un fond ou une substance que l’on partage encore avec le terme d’origine et non pas un simple héritage commun. La parenté se déploie sur fond de rupture et de discontinuité, la consubstantialité suppose de son côté la permanence ininterrompue du lien ontologique. La non-descente partielle de l’âme est compatible avec l’ὁμοούσια, mais non avec la parenté, qui renvoie à une connexion extrinsèque ; la non-descente partielle de l’âme requiert la manence dans la substance d’origine et s’accorde de cette manière aussi avec l’ὁμοούσια, non avec la parenté qui marque une nouvelle existence, une nouvelle hypostasie, vis-à-vis de son apparenté et annule ainsi la manence. C’est bien pourquoi Plotin, qui ne parle pas encore de non-descente de l’âme dans le traité 2, introduit déjà cependant le réquisit de la manence. L’âme qui s’occupe d’un corps, argumente-t-il, garde quelque chose d’extérieur au corps (13, 13).

L’on a reconnu depuis longtemps le lien existant entre ce passage et la thèse expresse de la non-descente partielle de l’âme qui s’annonce au traité 6. Le traité 2 se signale aussi à notre attention par sa référence à la divinisation de l’homme (10, 30 et suiv.), autre thème fortement gnostique (nous y reviendrons). Le traité 6, quoi qu’il en soit, prolonge la réflexion de Plotin sur la manence en y ajoutant l’observation qui suit : « Et s’il faut, à l’encontre de l’opinion des autres, dire plus clairement ce qu’il nous paraît, ce n’est pas non plus toute notre âme qui s’est enfoncée [dans le sensible], mais il y a quelque chose d’elle [qui demeure] toujours dans l’intelligible » (6 [IV 8], 8, 1-3). Ce maintien dans l’intelligible de l’âme qui descend, évoqué aussi ailleurs chez Plotin[9], c’est précisément ce à quoi fait droit la consubstantialité du traité 2 et qu’exclut le vocabulaire standard de la συγγένεια. Or si, pour Plotin, l’âme est véritablement cette entité consubstantielle au divin ou à l’intelligible dont elle provient d’autre part, elle ressemble à s’y méprendre à l’âme hermétique-gnostique consubstantielle à l’intellect et issue également de lui.

Dans la gnose, l’on conçoit en effet que chaque type d’homme retournera à l’élément qui lui est consubstantiel : « […] les Valentiniens, explique ainsi Irénée, ont assigné pour lieu propre aux pneumatiques l’intérieur du plérôme, aux psychiques l’Intermédiaire, aux somatiques l’élément terrestre : contre cela, assurent-ils, Dieu ne peut rien, mais chacun des êtres susdits retourne à ce qui lui est consubstantiel » (II, 14, 6). Dans ce contexte, la consubstantialité garantit un retour du semblable au semblable (II, 29, 1), et, comme il est rapporté dans les Extraits de Théodote, l’homme pneumatique n’est pas seulement à l’image de Dieu comme le hylique, ni à la ressemblance de Dieu comme le psychique, mais il est en propre Dieu :

Ainsi à partir d’Adam, trois natures sont engendrées : la première, l’« irrationnelle » à laquelle appartient Caïn ; la deuxième, la nature « raisonnable » et « juste », dont fait partie Abel ; la troisième, la « pneumatique », à laquelle appartient Seth. Et l’homme terrestre est à l’image de, le psychique est à la ressemblance de Dieu, le pneumatique est en propre (κατ᾿ ἰδίαν) […]. Et parce que Seth est pneumatique, il n’est ni pasteur, ni cultivateur, mais il fructifie en un « enfant » comme <tout> ce qui est pneumatique. Et cet enfant qui « eut la confiance d’invoquer de Nom du Seigneur », lui dont le regard se porte en haut et dont la vie se passe dans le Ciel, celui-là, le « monde » ne le contient pas[10].

Consubstantiel à Dieu (58, 1-2), l’élu pneumatique est « sauvé par nature » (56, 3), dit autrement, « Sagesse a émis la semence pneumatique qui est en Adam, afin que l’“os” ― l’âme “raisonnable” et “céleste” ― ne soit pas vide, mais qu’il soit rempli de moelle pneumatique » (53, 5). La consubstantialité participe ainsi du langage de la fructification et de l’émission, c’est-à-dire du prolongement substantiel de la source dans ce qui éclôt[11]. Je ne puis évidemment citer ici tous les textes gnostiques relatifs à l’ὁμοούσια, mais je convoquerai ce passage particulièrement clair du pseudo-Hippolyte de Rome : « Comme le naphte attire à soi de toutes parts le feu, ou plutôt comme l’aimant attire le fer et le fer seul, comme le piquant du faucon marin attire l’or et pas les autres corps, ou comme l’ambre attire la paille, ainsi le Serpent [= le Fils] attire hors de ce monde, à l’exclusion de toute autre, la race parfaite, formée à l’image (du Père) et consubstantielle à lui, qui avait été envoyée par lui ici-bas[12] ».

Malgré toutes les querelles interprétatives qu’a pu susciter historiquement la notion de consubstantialité, tous les spécialistes s’entendent apparemment à reconnaître que les gnostiques furent les premiers à introduire le terme dans la littérature sacrée[13]. Chez eux, bien avant les querelles du concile de Nicée, le terme ne désigne pas la relation spécifique du Père au Fils mais couvre trois sens principaux : 1) identité de substance entre le générateur et l’engendré ; 2) identité de substance entre des réalités engendrées de la même substance ; 3) identité de substance entre partenaires de la même syzygie[14]. C’est bien sûr le premier de ces sens que l’on retrouve dans le cas de l’âme non descendue/consubstantielle de Plotin, et c’est lui qui nous retient avant tout ici, même si le second sens intervient également, comme on le verra plus loin. Dit autrement, la théorie de la non-descente partielle de l’âme est la reformulation plotinienne de la consubstantialité gnostique ― privilège des élus retournant au Plérôme dont ils sont faits ―, transposée cependant à l’échelle de l’ensemble des hommes. Car l’audace est là, dans l’affirmation catégorique que « toute âme possède de fait quelque chose vers le bas en direction du corps, et quelque chose vers le haut en direction de l’Intellect » (6 [IV 8], 8, 11-13), dans le fait « qu’il n’est pas permis que le tout de l’âme soit entraîné vers le bas » (33 [II 9], 2, 9-10), et dans le fait que les âmes humaines « en viennent à être ici-bas en s’empressant certes de là-haut, mais sans aucunement se retrancher de leur principe et de l’Intellect ; car elles ne sont pas descendues avec l’Intellect, mais elles avancent jusqu’à la terre, tandis que leur tête est restée fixée fermement en haut du ciel » (27 [IV 3], 12, 1-5).

On prend du reste la mesure de la puissante originalité de la posture plotinienne à la lecture de l’énoncé de la Lettre à Flora, qualifiant d’in-consubstantielles au divin les autres natures :

Maintenant, vous n’avez pas besoin de vous inquiéter de ceci : de savoir comment il a été possible que d’un seul principe de toutes choses, qui est simple, que nous confessons, auquel nous croyons, d’un principe qui est inengendré, incorruptible et bon, aient pu être constituées ces autres natures, celle de la corruption [= le hylique] et celle de l’Intermédiaire [= le psychique], qui sont d’essence dissemblable (ἀνομοούσιοι)[15], alors qu’il est dans la nature du bien d’engendrer et de produire seulement des êtres semblables et consubstantiels à lui (ὅμοια ἑαυτῷ καὶ ὁμοούσια)[16].

Au surplus, pour faire pièce à la consubstantialité gnostique, Plotin pouvait tirer parti d’assises platoniciennes solides, l’enseignement capital ici étant sans conteste celui de Timée 90a-b sur l’âme entendue comme une plante céleste :

En ce qui concerne l’espèce d’âme qui en nous domine, il faut se faire l’idée que voici. En fait, un dieu a donné à chacun de nous, comme démon, cette espèce-là d’âme dont nous disons, ce qui est parfaitement exact, qu’elle habite dans la partie supérieure de notre corps, et qu’elle nous élève au-dessus de la terre vers ce qui, dans le ciel, lui est apparenté, car nous sommes une plante non point terrestre, mais céleste. C’est à cette région en effet, à partir de laquelle poussa la première naissance de l’âme, que le divin a accroché notre tête, comme notre racine, redressant tout notre corps.

Enracinée dans le ciel auquel elle reste ainsi suspendue et rattachée, l’on peut sans trop forcer la note maintenir, à la manière de Plotin, que l’âme garde quelque chose d’elle-même tout là-haut et ne descend donc pas tout entière. La métaphore de la plante, comme celle de l’ὁμοούσια, est naturellement rebelle à l’idée de discontinuité : que serait une plante sans ses racines et sans ce en quoi celles-ci s’enfoncent et se fixent ? Puis, parlant quelques lignes plus loin du démonique en nous (90c5), et à nouveau de notre parenté avec le divin (90c8), Platon remarque qu’il faut que celui qui contemple « se rende semblable à ce qui est contemplé en conformité avec sa nature originelle (τῷ κατανουυμένῳ τὸ κατανοοῦν ἐξομοιῶσαι κατὰ τὴν ἀρχαίαν φύσιν) » (90d4-5), nature originelle que Platon évoquait également au sujet de la statue du dieu marin Glaucos dont, recouvert de coquillages et d’algues, on n’est plus à même de reconnaître la splendeur (Rép. X, 611b-e), et qui joue un rôle stratégique dès le traité 2 de Plotin où celui-ci observait : « […] tout ce qui [comme l’âme] est mélangé à quelque chose d’inférieur rencontre des obstacles pour aller vers ce qu’il y a de meilleur ― et pourtant il ne peut certainement pas perdre la nature qui est la sienne ― et pour regagner son état ancien, lorsqu’il remonte vers ce qui lui est propre » (2 [IV 7], 9, 26-29).

Plotin n’avait donc pas besoin de solliciter à outrance ces passages (voir aussi Phédon 84b ; Timée 41a-d) pour légitimer son exégèse nullement paradoxale, mais au contraire similaire à bien des témoignages de Platon, qu’il lui était loisible de maintenir au regard même des énoncés du Phèdre (248a et suiv.) relatifs à la descente des âmes partielles dans la génération, dont Jamblique et plus tard Proclus tout particulièrement[17], tireront l’essentiel de leur contre-argumentation. La tension repérable entre les énoncés relatifs à l’âme de la République et du Timée d’un côté, et ceux tirés du Phèdre de l’autre, fournit d’ailleurs à Plotin l’occasion de l’une de ses conceptions les plus justement célèbres, la théorie des différents niveaux de conscience du Moi, l’âme n’étant pas toujours au fait de ce qui se passe en elle à la fois du côté de l’Intellect (elle n’a donc pas conscience de lui appartenir encore[18]), et du côté du corps relativement aux désirs. Dans l’esprit de Plotin, l’on peut simultanément soutenir avec le Phèdre que l’âme est condamnée à descendre dans le devenir, puis avec la République et le Timée, que cette descente n’abolit pas la structure profonde ― intellective et divine ― de l’âme qui se maintient dans la descente, dont cette dernière perd peut-être conscience en cours de route, mais qu’elle peut à force d’exercices philosophiques reconquérir par elle-même, puisqu’elle ne l’a jamais définitivement perdue. Les avantages de cette approche sur celle que préconiseront Jamblique et les autres néoplatoniciens demeurent à notre avis considérables[19].

Notons enfin que le postulat de l’âme-toujours-altière n’entraîne pas partout la pure et simple identification ou consubstantialité de celle-ci avec le divin. Chez Plotin aussi, le langage plus sobre de la similitude (ὁμοίωσις) ou de la parenté (συγγένεια) garde sa place, comme lorsque, dans le traité 30, se demandant comment l’âme peut connaître cette nature divine qui est au-delà de l’Intellect, Plotin répond : « […] nous dirons que cela vient de ce qui en nous lui est semblable (τᾦ ἐν ἡμῖν ὁμοίῳ) ; car nous avons aussi en nous quelque chose (τι) d’elle » (III, 8, 9, 22-23). Dans le traité tardif 53, ce dernier revient à nouveau sur la figure emblématique de Glaucos, paraphrasant avec approbation République, 611e1-612a4, et son recours au langage de la parenté : « Nous avons vu l’âme comme ceux qui voient Glaucos, le dieu marin… Il faut arracher ce qui s’est ajouté à elle, si l’on veut voir sa vraie nature, et considérer son amour de la sagesse, ce à quoi elle se rattache et par quelle parenté (συγγένεια) elle est ce qu’elle est[20] ». Il apparaît en outre, ce qui est quand même troublant, que les références à la non-descente sont plus rares, la doctrine parfois même démentie par d’autres traits ou tue, dans les écrits postérieurs à 33, comme si cet enseignement avait surtout eu pour objectif de contrer la gnose et que Plotin, une fois le but atteint, voulut en revenir à une version plus standard des rapports de l’âme avec les réalités supérieures. Ce n’est plus, en effet, le langage de la consubstantialité qui prévaut quand à plusieurs reprises dans le traité 49 (V 3), le νοῦς de l’âme est décrit comme une image (εἰκών, 4, 21 ; 8, 46, 53 ; 9, 8) de l’Intellect véritable, et que l’on déclare tout net « que nous ne sommes pas l’Intellect » (οὐ γὰρ νοῦς ἡμεῖς), mais qu’on y aspire seulement, c’est-à-dire pour « autant qu’une partie de l’âme peut en venir à la ressemblance avec l’Intellect » (8, 55-56), désaveu assez radical[21], compensé uniquement par le traité 53 (I 1), où l’on nous rassure à nouveau sur le fait que « chacun possède l’Intellect tout entier dans la première partie de son âme » (8, 6 ; comparer 13, 7-8)[22].

II. « Et s’il faut, à l’encontre de l’opinion des autres, oser dire plus clairement ce qu’il nous semble[23]… »

Doit-on imaginer Plotin proclamant haut et fort vouloir défendre une thèse allant à l’encontre de l’opinion des platoniciens ? La référence anonyme « aux autres » de l’expression παρὰ δόξαν τῶν ἀλλῶν (seule occurrence de la formule chez Plotin) a-t-elle ce sens que, faute de mieux, on lui a prêté communément, tel récemment encore M. Baltes qui énonçait tranquillement : « Plotin sagt selbst daß diese Lehre der Meinung der anderer Platoniker, zuwiderläuft, ja daß ihre Verkündigung ein Wagnis ist[24] ».

Plusieurs questions surgissent ici. Premièrement, quelle base avons-nous pour supposer une opinion commune des platoniciens derrière la désignation plotinienne ? Ensuite, quel platonicien ou groupe de platoniciens Plotin aurait-il reconnu comme une autorité, devant lequel il aurait ressenti le besoin de s’excuser de sa témérité ? Où le voit-on, partout ailleurs où il se montre original, s’expliciter de la sorte ? Et enfin, qu’est-il besoin de s’excuser ou de prendre des gants blancs, si les textes platoniciens offrent de toute façon une assise solide à l’interprétation avancée, qui n’a dès lors rien de bien intrépide ?

Au Baustein 172 consacré à la descente de l’âme dans le corps, Baltes ne peut du reste invoquer comme exégèse platonicienne traditionnelle à renverser qu’un unique témoignage possiblement préplotinien, tiré postérieurement du Commentaire au songe de Scipion de Macrobe[25], mais attribué à Numénius (fr. 34 des Places), texte qui entreprend d’indiquer pourquoi l’âme, dans sa descente à travers les sphères, doit passer par les signes tropiques du Capricorne et du Cancer, appelés les « portes du soleil », et où à un certain moment est mentionné que « les âmes qui ont glissé de là ont dès lors quitté les régions supérieures (a superis recessisse) ». L’on voit mal comment ce texte unique, si tant est que Plotin l’ait d’une manière ou d’une autre connu, eut pu constituer une opposition forte à sa propre lecture. Le second témoin requis par Baltes est attribuable, lui, à Jamblique[26], et relève donc de la Wirkungsgeschichte faisant suite à la prise de position de Plotin, pas l’inverse. C’est dire combien maigre apparaît le « dossier » platonicien prétendument antérieur à Plotin. On a l’impression d’être mis en face ici d’une sorte d’usteron-proteron interprétatif, la défaveur de l’approche plotinienne auprès des commentateurs plus tardifs, à l’exception de Théodore d’Asiné[27], ayant laissé supposer à tort l’existence d’une doxa platonicienne commune antérieure à lui. C’est aussi pourquoi, plus prudents, certains traducteurs[28] ont rendu le passage de manière plus large, « à l’encontre de l’opinion des autres » devenant « l’opinion générale (Bouillet), « the general view » (MacKenna), « la opinione in voga » (Cilento). Mais la tentative ne mène guère plus loin, puisqu’on ne trouve aucun document à l’appui d’une telle vue générale préalable. Le problème reste donc entier.

Plus judicieuse nous paraît la piste empruntée d’emblée par Szlezák, selon qui la thèse est le fruit d’une exégèse platonicienne parfaitement endogène, issue primordialement de la métaphore de la statue de Glaucos[29], figurant l’âme immergée dans le sensible qui ne perd pas sa nature profonde. Il faut aussi souligner un autre fait, signalé par Szlezák, à savoir que la thèse de la non-descente de l’âme apparaît déjà avant le traité 6, au sein du traité 2 (cf. [IV 7], 10, 13-19 ; 13, 14), où Plotin s’efforçait d’accorder entre elles différentes vues platoniciennes et où la singularité de son interprétation n’était aucunement signalée par lui. Plotin ne pouvait donc avoir l’impression d’introduire au traité 6 une nouveauté absolue en philosophie[30] ! Dans ces conditions, l’audace de Plotin s’explique sans doute par autre chose que le contexte strictement platonicien, le plus vraisemblable étant que ce contexte est gnostique.

Le récent commentaire italien au traité 6 (IV 8) fait aussi l’hypothèse, de manière alternative, d’un certain lien existant entre la non-descente de l’âme et l’enseignement gnostique : la non-descente de l’âme serait possiblement solidaire du rejet de la thèse gnostique relative à l’inclinaison (νεῦσις) de l’Âme du monde[31]. Il s’agit là d’une suggestion judicieuse[32], parallèle à la doctrine gnostique de l’ὁμοούσιος dont nous tentons de dévoiler la portée véritable dans l’oeuvre chez Plotin.

De notre point de vue, le contexte de toute cette élaboration se révèle indubitablement gnostique et a aussi, certes, partie liée avec la continuité de l’ordonnancement intelligible que Plotin cherche à restaurer contre la discontinuité tragique importée par les cosmogonies gnostiques. Dans le traité 33, Plotin énoncera ainsi : « Si l’âme [du Monde] s’est inclinée, c’est manifestement parce qu’elle a oublié les réalités de là-bas. Mais si elle les a oubliées, comment peut-elle produire ? Car d’où lui vient sa capacité de produire, sinon des réalités qu’elle a vues là-bas ? » (II 9, 4, 7-9). L’ordre ininterrompu de production des choses est rebelle aux « redoutables péripéties tragiques qui se déroulent, croient les gnostiques, dans les sphères du monde » (33 [II 9], 13, 7-8). Cette absence de rupture défendue en 33 se trouvait déjà professée en 6, il suffit pour s’en convaincre de comparer les deux passages qui suivent :

[…] toutes choses sont tenues ensemble (συνέχεται) pour toujours, et celles qui existent intelligiblement, et celles qui existent perceptiblement, c’est-à-dire et les choses qui existent par elles-mêmes, et celles qui reçoivent pour toujours leur être de leur participation à celles-là, imitant la nature intelligible autant qu’elles le peuvent.

6 [IV 8], 6, 25-28

Se trouvant, par conséquent, toujours illuminée et possédant continûment la lumière, l’âme la fournit aux choses qui viennent immédiatement à sa suite, tandis qu’elles, soutenues et abreuvées par cette lumière, tirent aussi profit de cette vie autant qu’elles le peuvent ; comme si un feu demeurait quelque part au centre, et que venaient se réchauffer ceux qui le peuvent. Toutefois, le feu relève de ce qui est délimité ; or lorsque des puissances ne sont ni délimitées ni détruites par les êtres véritables, comment peuvent-elles d’un côté exister, alors que rien ne participe d’elles ? Mais, nécessairement, chacun doit donner de lui-même à un autre, ou le Bien ne sera pas un bien, l’Intellect un intellect, ou l’Âme cela qu’elle est, à moins que quelque chose ne vive avec ce qui vit primitivement, mais de manière secondaire, tant qu’existe ce qui est premier. Par conséquent, il est nécessaire que toutes les choses soient à la suite les unes des autres et toujours ; les unes, du moins, qui sont engendrées, du fait qu’elles proviennent des autres.

33 [II 9], 3, 1-11

L’on remarque aussi que de part et d’autre, dans le traité 6 comme dans le traité 33, la non-descente de notre âme reste associée au maintien dans l’intelligible de l’âme du monde :

Car toute âme possède une partie inférieure orientée vers le corps et une partie supérieure tournée vers l’Intellect. Et l’âme qui est totale et qui est l’âme du tout met en ordre (κοσμεῖ) le tout par la partie d’elle-même qui est orientée vers le corps, en demeurant au-dessus de lui sans peine, parce qu’elle ne procède pas à partir d’un raisonnement, comme nous, mais en usant de l’Intellect, comme la technique ne délibère pas, ce qui appartient au tout ordonnant (κοσμοῦντος) ce qui est inférieur à elle.

6 [IV 8], 8, 11-16

En conséquence, l’on ne doit postuler ni davantage de principes que ceux-ci ni, au sein des réalités intelligibles, des distinctions conceptuelles superflues et qui ne peuvent être admises, mais qu’il y a un Intellect un qui demeure là même, ne s’incline absolument pas, et qui imite son Père pour autant qu’il lui est possible. Et que du sein de notre âme, il y a ce qui reste toujours dirigé vers les réalités intelligibles, ce qui se tient en relation avec ces choses-ci, et ce qui se tient au milieu de ces choses. Car nature aux multiples puissances, tantôt l’âme est emportée tout entière vers ce qu’il y a de meilleur en elle et les êtres, tantôt ce qu’il y a de pire en elle, entraîné vers le bas, entraîne avec lui sa puissance médiane. Car il n’est pas juste que le tout d’elle soit entraîné vers le bas. Et cette affection lui advient, car elle n’est pas demeurée dans ce qui est bellissime, où demeure l’âme qui n’est pas une partie — et dont nous ne sommes pas davantage une partie — et qui fournit au corps entier lui-même la possibilité d’obtenir d’elle ce qu’il peut obtenir, demeurant elle-même non affairée parce qu’elle ne gouverne pas par la réflexion ni ne rectifie quelque chose, mais qui, par la contemplation de ce qui la précède, met en ordre avec une puissance merveilleuse. Car autant elle se consacre à la contemplation, autant elle devient plus belle et plus puissante. Et recevant de là, elle donne à ce qui se trouve après elle, et comme elle illumine, toujours elle est illuminée.

33 [II 9], 2, 1-18

Le traité 6 exposant la non-descente de l’âme anticipe donc vraisemblablement sur l’argumentation antignostique du traité 33, ce qu’avaient déjà pressenti Harder[33] et Puech[34], et il faut bien penser, de manière correspondante, que Plotin ose répondre non pas à des platoniciens adverses[35] en vérité introuvables, mais à des adversaires réels gnostiques rompus par ailleurs au platonisme, des séthiens notamment présents tout autour de lui pour qui la consubstantialité au divin est un privilège effectivement natif. Au reste, l’on se méprend ici sur le milieu intellectuel au sein duquel Plotin évolue d’entrée de jeu à Rome. Plotin est entouré non de « platoniciens » — c’est lui le platonicien ! —, mais de gnostiques platonisants qui sont en même temps ses amis et avec lesquels il fera assez longtemps bon ménage. Je reprends ici, nullement démentie par l’état des lieux plus récent tracé par M. Tardieu, la description frappante de Puech :

Plotin (II, 9, 10) traite les gnostiques d’« amis », les range parmi ses « amis » (τινας τῶν φίλων, ἡμῖν φίλοι). Φίλοι, si l’on explique le terme d’après l’usage qu’en faisaient les Pythagoriciens (G.P. Wetter, Der Sohn Gottes, Göttingen, 1916, p. 63, n. 2), paraît indiquer qu’il les considère comme appartenant au même groupe que lui et ses disciples, à la communauté des sectateurs des « mystères de Platon ». Il les inclut, en les désignant ainsi, dans le cercle, la confrérie quasi religieuse des Platoniciens[36].

L’on sait en outre par Porphyre que Plotin, bien avant le règlement de compte du traité 33, avait opposé aux gnostiques « maintes réfutations dans ses cours » (VP, 16, 9-10), et c’est donc bien un morceau de ce genre que l’on aurait déjà sous les yeux en 6 (IV 8), 8. Qu’on ne s’y trompe pas. Dans un tel milieu, il fallait une bonne dose d’audace pour prendre directement à partie ce que les gnostiques tenaient pour leur bien le plus précieux entre tous : leur appartenance exclusive au Plérôme ! Il n’y a donc pas lieu de choisir entre avoir l’audace de confronter ses amis platoniciens ou les tenants d’une doctrine étrangère : les étrangers sont ici en même temps des amis platonisants avec qui l’on compose. Or ce n’est peut-être pas là, au sein même du précoce traité 6 (IV 8), la seule critique voilée.

III. L’unification au divin : la variante gnostique et sa contrepartie plotinienne

N’y a-t-il pas lieu, en effet, de s’interroger sur le point de départ singulier, à vrai dire exceptionnel, de ce sixième traité ? D’emblée, Plotin y fait part au « je », c’est-à-dire sur une base personnelle et en sa qualité aussi de philosophe, de sa capacité à en venir par lui-même à l’identité avec le divin (τῷ θείῳ εἰς ταὐτὸν γεγενημένος), dans un texte bien fait pour susciter l’imagination et qui, dans sa précision et sa sobriété, sa tranquille exaltation — s’il faut risquer ici un oxymore —, n’a pas de parallèle connu dans toute l’Antiquité[37], le thème de l’identité avec le divin ou du devenir-dieu étant lui-même — nous y reviendrons tout de suite — d’héritage hermétique et gnostique. Mettons-nous un instant dans la peau du gnostique, habitué aux discours de type oraculaire, révélés à la troisième personne, confronté subitement au compte rendu du philosophe :

Souvent, lorsque je m’éveille à moi-même hors de mon corps et que, rendu extérieur aux autres choses, je rentre en moi-même, je vois une beauté extraordinairement grande, et j’ai pleinement confiance d’avoir appartenu alors à la meilleure part [de l’être], d’avoir actualisé la meilleure vie, d’en être venu à identité avec le divin et d’être installé en lui, étant parvenu à cette actualité en m’établissant au-dessus de tout le reste de l’intelligible ; après cette station dans le divin, redescendu de l’intellect vers le raisonnement [discursif], je suis embarrassé de savoir comment j’ai pu jamais et maintenant encore redescendre, comment il se fait que mon âme ait pu jamais en venir à se trouver en un corps, étant telle qu’elle s’est montrée en elle-même, malgré qu’elle réside en un corps.

6 [IV 8], 1, 1-11

Ce que le gnostique n’obtient qu’à travers des rites éprouvés, au fil conducteur de personnages mi-fictifs mi-réels, le philosophe le lui offre à la première personne et sous un mode à peu près contrôlé.

Je viens de parler du thème du devenir-dieu. Citons par exemple ce texte où, à travers les révélations communiquées par le personnage de Poimandrès sur la remontée de l’âme, l’on apprend ce qui suit :

[L’initié ou l’élu] dénudé de ce qu’avait produit l’armature des sphères, entre dans la nature ogdoadique [= l’intelligible]… et il chante avec les Êtres des hymnes au Père, et toute l’assistance se réjouit avec lui de sa venue […]. Et alors, en bon ordre, ils montent vers le Père, s’abandonnent eux-mêmes aux Puissances, et, devenus Puissances à leur tour, entrent en Dieu. Car telle est la fin bienheureuse pour ceux qui possèdent la connaissance : devenir Dieu (θεωθῆναι).

Poimandrès, CH I, 26

Il faut bien comparer ce devenir-dieu avec celui qui se retrouve ici et là chez Plotin, qui va jusqu’à soutenir qu’au moment ultime de l’union, l’on est « devenu Dieu lui-même, ou plutôt est Dieu lui-même (θεὸν γενόμενον, μᾶλλον δὲ ὄντα) » (9 [VI 9], 9, 58). Il s’agit là d’un énoncé foncièrement gnostique[38], puisqu’il se lit non seulement dans le Poimandrès (comparer CH IV, 7 ; XII, 1), mais, fait plus important encore, dans l’Allogène (NH, XI, 3, p. 52, 12 ; 56, 31-35) ― texte que l’on sait grâce à Porphyre (VP, 16, 6), avoir objectivement circulé dans l’École de Plotin ―, comme aussi dans l’Anonyme de Bruce (p. 260-262).

D’autres écrits, tirés cette fois de la bibliothèque copte de Nag Hammadi, permettent de se faire une idée des exercices de visions et d’élévations très répandus dans la gnose préplotinienne. Dans un premier extrait que l’on citera, le Livre sacré du grand Esprit invisible (NH III, 2 ; IV, 2), qui a un caractère liturgique, l’on rapporte l’hymne d’un initié qui vient de vivre l’expérience du baptême de régénération qui fait de lui un « fils de la lumière », et qui raconte son expérience de vision et d’illumination. Il écrit : « Ce grand nom qui est tien est sur moi, toi l’Autogène sans déficience, toi qui n’es pas en dehors de moi. Je te vois, toi l’invisible aux yeux de tous. Qui en effet, pourrait te saisir ? (Rubrique) Sur un autre ton maintenant : Je t’ai connu, je me suis mêlé à l’immuable, je me suis armé d’une armure de lumière, je suis devenu lumière[39] ». L’intérêt de ce morceau est évidemment la transformation de soi à laquelle il nous fait assister. Le myste ne voit pas seulement la lumière, il se mêle à elle et devient lui-même lumière. Ce thème de la transformation de soi apparaît dans un autre texte gnostique à forte coloration hermétique, L’Ogdoade et l’Ennéade (NH VI, 6), où l’on rapporte un échange entre un disciple (Fils) et son maître (Hermès), le disciple en étant à l’étape finale de sa préparation.

Hermès [c’est le maître], lui a déjà expliqué la totalité de ses Leçons générales et de ses Leçons détaillées. Il ne lui reste plus qu’à franchir l’étape finale, qui n’est pas de simple savoir mais engage toute sa personne. C’est une initiation à l’Ogdoade et à l’Ennéade, la huitième et la neuvième sphère céleste, où résident les entités divines qui doivent le régénérer, faire de lui un homme nouveau, directement inspiré par l’Intellect divin[40].

Le passage se déroule comme suit :

(Hermès :) Embrassons-nous l’un l’autre, mon enfant, dans un baiser. Réjouis-toi de ceci ! Car déjà, venant d’Eux, la Puissance qui est lumière arrive jusqu’à nous !
(Fils :) Je vois, oui, je vois des profondeurs indicibles !
(Hermès :) Comment te le dirais-je, mon enfant, commence dès maintenant à tendre vers les lieux ! Comment te parlerais-je du Tout ? Je suis l’Intellect et je vois un autre Intellect qui met l’âme en mouvement. Je vois Celui qui me ravit en une sainte extase. Tu me donnes puissance. Je me vois moi-même. Je veux parler. Une crainte me retient. J’ai trouvé, moi, le Principe de la Puissance qui est au-dessus de toutes les Puissances et qui lui-même n’a pas de principe. Je vois une source vibrante de vie. Je l’ai dit, ô mon enfant, je suis l’Intellect. J’ai contemplé ! Il est impossible à la parole de révéler cela[41].

Suite à cette première vision décrite par le maître intervient peu après une seconde vision reçue par le Fils :

(Fils :) Père, Trismégiste [il s’agit évidemment d’Hermès], que dirai-je ? Nous avons reçu cette lumière et, moi, je vois cette même vision à l’intérieur de toi ! Et je vois l’Ogdoade avec les âmes qui sont en elles, et les anges chantant leurs hymnes à l’Ennéade et à ses Puissances. Et je le vois, Lui, pourvu de toutes leurs Puissances, et qui crée dans l’Esprit !
(Hermès :) Il est bien que nous fassions désormais silence. Ne va pas précipitamment parler de la vision ! Désormais, il convient de chanter des hymnes au Père, jusqu’au jour de quitter ce corps[42].

Au-delà de cet extrait, la source la plus riche est sans doute à trouver dans l’Allogène, très proche on l’a dit de la gnose connue et critiquée par Plotin. Du point de vue littéraire, il s’agit à nouveau d’un récit de révélation — et même de déification —, celui fait par le personnage d’Allogène, humain d’une race supérieure, qui rentrant en lui-même découvre sa divinité et nous fait part de ses expériences. La révélation d’Allogène se poursuit sur plus de pages que ce que je peux en rapporter ici, retenant seulement le morceau le plus significatif où le protagoniste, suite à plusieurs révélations opérées par des « retraits » successifs allant de la Béatitude à la Vitalité, et de cette dernière à l’Existence ― à savoir les trois Puissances luminaires intermédiaires du Trois fois puissant, qui est situé entre l’Inconnaissable lui-même (= l’Un) et l’éon de Barbélô (= l’Intellect-intelligible) de Plotin ―, finit par atteindre seul l’Inconnaissable lui-même :

Par une révélation de celui qui est indivisible et qui est dans la quiétude, je fus envahi par une révélation. Par une révélation première de l’Inconnaissable, comme si je ne le connaissais pas, je le connus, et je reçus de lui une puissance, ayant reçu en moi une force éternelle. Je reconnus celui qui existe en moi et le Trois fois puissant et la révélation de ce qui, de lui, ne peut être saisi. Et par une révélation première émanant du Premier Inconnu de tous, je vis le Dieu qui est au-delà de la perfection, ainsi que le Trois fois puissant qui existe en tous. Je cherchais le Dieu ineffable et inconnaissable — celui que, si jamais on le connaît entièrement, on ne le connaît pas —, le médiateur du Trois fois puissant qui gît dans la quiétude et dans le silence et qui est inconnu[43].

Les études récentes montrent que plusieurs des éléments principaux du système philosophique plotinien font partie intégrante de l’Allogène et, en général, des écrits gnostiques notamment séthiens[44], par exemple l’idée, on l’a mentionné, d’un devenir-dieu, les procédés de la théologie négative et un usage métaphysique du Parménide de Platon, dont on sait le rôle structurant qu’il joue dans toute la philosophie néoplatonicienne. Dans la gnose comme dans l’hermétisme, le rapport qui s’institue entre l’individu et le Dieu n’a plus rien d’extrinsèque mais implique au contraire une modification profonde de toute la personne[45]. Et nous découvrons là, nous semble-t-il, l’une des clés du mysticisme plotinien, que l’on peut caractériser comme un héritier intellectualisé et en quelque sorte dégrisé du mysticisme gnostico-hermétique.

Les écrits plotiniens, en effet, font état d’une odyssée de l’âme aussi vibrante et palpitante, davantage même peut-être, que ce que nous relatent les textes hermétiques et gnostiques, mais débarrassés du style des révélations oraculaires propre à ces textes[46]. Chez Plotin, le recours au mythe est surtout illustratif ou corroboratif : il vient appuyer le raisonnement mais ne se substitue pas comme tel à lui. C’est ce que l’on constate dès le premier traité de Plotin Sur le beau :

Quelle est alors la manière ? Quel est le moyen ? Comment pourrait-on contempler une beauté prodigieuse demeurant comme à l’intérieur des sanctuaires des temples et ne procédant pas vers l’extérieur, de sorte qu’un profane puisse aussi la voir ? Qu’aille donc et le suive vers l’intérieur celui qui en est capable, ayant laissé à l’extérieur la vue des yeux sans se retourner vers les premières splendeurs des corps ! Car il faut, les ayant vues, ne pas se précipiter vers les beautés des corps, mais ayant appris qu’elles sont des images et des traces et des ombres, fuir vers celui-là dont celles-ci sont les images. Car si quelqu’un courait après elles en voulant les saisir comme si elles étaient vraies, il serait tel celui qui voulut saisir une belle image véhiculée sur l’eau (dont quelque part un certain mythe, me semble-t-il, parle à mots couverts : ayant plongé dans la profondeur du courant, il disparut à la vue) ; de la même manière, par conséquent, celui qui s’attache aux beautés corporelles et ne les délaisse pas, s’enfoncera non par le corps, mais par l’âme, vers les profondeurs obscures et sans joies pour l’intellect où, demeurant aveugle dans l’Hadès, il s’unira de-ci de-là aux ombres. « Fuyons, par conséquent, vers notre chère patrie », pourrait-on plus véridiquement nous exhorter ! Quelle est maintenant cette fuite et comment intervient-elle ? Nous regagnerons la mer comme s’éloigna de la magicienne Circé ou de Calypso Ulysse, rapporte le poète (parlant à mots couverts, me semble-t-il), qui ne fut plus satisfait de rester, alors même qu’il éprouvait des plaisirs par les yeux et qu’il était associé à une grande beauté sensible. Or notre patrie, c’est d’où nous sommes venus, et là où se trouve notre père.

1 [I 6], 8, 1-21

De même, les écrits plotiniens ne sont quasiment jamais incantatoires ou hymniques, sauf, exceptionnellement, pour souligner justement les difficultés que le philosophe peut rencontrer à décrire le principe transcendant suprême, comme on le voit à la toute fin du traité 49 (V 3) où, suite à une longue explication, Plotin s’exclame :

Cela suffit-il, et pouvons-nous maintenant nous arrêter ? Non, mon âme est encore en douleur d’enfantement. Sans doute en est-elle maintenant à devoir engendrer étant, en s’élançant vers l’Un, parvenue au comble de ses douleurs d’enfantement. Pourtant, il faut encore la charmer, si nous trouvons quelque incantation contre de telles douleurs. Peut-être en naîtrait-il une, ce que nous avons déjà dit, si nous la chantions encore et encore ? Quelle serait, par conséquent, cette autre incantation qui serait comme nouvelle ?.

17, 15-20

IV. Le traité 6 (IV 8) : premier manifeste antignostique de Plotin ?

S’ouvrant sur une description au « je » du philosophe qui rapporte l’odyssée personnelle de son âme vers le divin, le traité 6 se conclut sur l’affirmation décidée, et parfaitement antignostique, que « toute âme possède quelque chose […] de ce qui est là-haut, en direction de l’Intellect », que « les âmes qui sont devenues partielles et relèvent d’une partie possèdent, celles-là aussi [c’est-à-dire comme l’âme totale elle-même], ce qui est transcendant ». De cette manière, le philosophe court-circuite d’entrée de jeu le ségrégationnisme des âmes pratiqué dans la gnose. Premièrement la remontée est une possibilité de l’âme en tant qu’âme, tout simplement. Nul besoin ici d’une révélation extérieure, d’un guide ou de quoi que ce soit de ce genre. La démarche est personnelle et en quelque sorte assumée. Deuxièmement, le sort d’aucune âme ne peut désormais être séparé artificiellement de celui des autres âmes (l’âme hylique de l’âme psychique, et cette dernière de l’âme pneumatique, selon le dogme gnostique), s’il est vrai que toutes les âmes n’en font qu’une, comme Plotin l’exposera en détail dans le traité 8 tout proche, mais le suggère déjà dans quelques développements du traité 6 (chapitres 7 et 8). Et l’on rejoint ainsi le second sens traditionnellement accordé à la consubstantialité dans la gnose[47], l’identité de substances de réalités ayant une même origine, mais cette fois élargie à toutes les âmes sans exception, et non plus partagée entre les seuls membres pneumatiques issus du Plérôme.

Sur les deux points, pour les « amis » gnostiques de Plotin, c’était un véritable camouflet. S’y ajoute le fait que la procession des réalités décrite dans le traité 6 prend elle aussi, on l’a observé, le contre-pied des récits discontinuistes des gnostiques, puisque tout y est donné solidaire pour toujours : « toutes choses sont tenues ensemble (συνέχεται) » (6 [IV 8], 6, 25-28). La solidarité qui prévaut ainsi entre le sensible et l’intelligible sape à sa base le désaveu du monde sublunaire typique de la gnose. Le lien entre le paradigme et sa copie ne peut être ainsi travesti ou dénaturé. C’est ce que Plotin entend ici, et répétera ailleurs, notamment en 33 : « Ainsi, celui qui méprise le monde ne sait pas ce qu’il fait, ni jusqu’où son impudence le mène. C’est qu’ils ne connaissent pas l’ordre dans lequel se succèdent les choses qui viennent en premier lieu, en deuxième lieu, en troisième lieu et ainsi de suite jusqu’aux dernières, et qu’ils ignorent qu’il ne faut pas injurier celles qui sont inférieures aux premières » (33 [II 9], 13, 1-5)[48].

Pour nous, le traité 6 incarne donc le premier manifeste — à une époque moins trouble où Plotin a encore bien d’autres luttes philosophiques à mener —, d’un grand cycle[49] antignostique qui s’ouvrira dans sa seconde vague d’écriture de 263 à 268, alors que Porphyre sera présent auprès de lui, opposition à la gnose qui atteindra son sommet dans le traité 33, mais qui aura déjà été préparée par la série des traités 27-29 sur l’âme, étroitement liée aux traités 31 à 32, et qui se poursuivra après 33 dans le traité 34 (anticipé par l’excursus de 32 [V 5], 4-5), le traité 38, pour retentir encore dans les traités plus tardifs 47, 48 et 51. Or dans l’argumentaire antignostique de Plotin, la thèse de la non-descente de l’âme, présente en 33, déjà proclamée en 6 et même avant, tient une place absolument privilégiée. En effet, si Plotin a raison, si de fait une partie de notre âme à tous reste là-haut auprès des dieux, alors toute la gnose, qui est avant tout une doctrine de l’élection, s’écroule. La gnose peut survivre à toutes les critiques, sauf à celle-là. Si, au même titre que les autres, l’on peut dire qu’absolument « toute âme est fille du père de là-bas » (33 [II 9], 16, 9), alors le message gnostique n’a définitivement plus sa place. La croyance en l’élection fait en effet tout chavirer et arrache à l’homme, comme Plotin le sait bien, toute mesure : « Même l’homme qui était auparavant humble, mesuré et modeste, devient arrogant s’il s’entend dire : “tu es un enfant de dieu, tandis que les autres que tu admirais ne le sont pas” » (33 [II 9], 9, 55-57).

Là gît, croyons-nous, le coeur de la doctrine typiquement plotinienne de la non-descente partielle de l’âme[50], trahie par l’emploi certes restreint, mais ô combien révélateur, de l’ὁμοούσιος gnostique[51].