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But if God existed, today, like most days, He chose to remain mum[1].

Si on se reporte à l’enseignement de la constitution dogmatique Dei Verbum, promulguée lors du Concile Vatican II, il faudrait dire que Dieu a tout dit. Ce document affirme en effet que le temps de la Révélation est maintenant terminé, que la Révélation est close et achevée, bref que Dieu a dit tout ce qu’il avait à dire en Jésus-Christ. D’où l’on peut conclure qu’Il n’a dès lors plus rien à dire, qu’il s’est tu définitivement, qu’Il est maintenant muet en somme, que Dieu est arrivé au bout de son souffle, qu’il a livré sa dernière parole.

De telle sorte que la grâce, en régime chrétien, devrait être pensée comme un retrait. Si le Christ est « la plénitude de toute la Révélation », comme l’affirme Dei Verbum (no 2), il faudrait comprendre ce plein comme une conséquence de l’évidement de la Parole divine. Que le don ne soit rien de moins, ou de plus, qu’un abandon, c’est ce que la pensée de la kénose permet, me semble-t-il, de penser, ou du moins c’est le seuil de l’impensé, et peut-être de l’impensable, auquel elle nous conduit, en nous y abandonnant justement[2].

À certains égards, mon propos pourra paraître tendancieux, à la limite de l’hérésie, s’agissant d’ouvrir, de distendre et d’explorer une brèche qui n’est pas absente du document conciliaire certes, mais qui ne constitue en fait qu’une entame superficielle, inscrite dans un dispositif complexe qui tend à en réduire la portée, sans doute pour en contrôler les effets potentiellement perturbateurs. Mon propos restera quand même tout à fait orthodoxe, prenant comme point de départ un document conciliaire de l’Église catholique, que je chercherai à interpréter à partir d’une intuition d’un docteur de l’Église. J’aurai également abondamment recours au lexique usuel de la « révélation », même si je me suis demandé ailleurs s’il n’était pas épuisé[3]. Je n’ai pas changé d’avis, quant au fond, mais je crois néanmoins nécessaire d’utiliser ici ce lexique dans la mesure où c’est dans ces termes que le problème s’est posé et se pose encore en théologie catholique.

Ainsi, c’est par le biais de la kénose que je voudrais interpréter l’affirmation conciliaire d’une révélation achevée, alors même que Dei Verbum ne convoque pas comme tel cette « pensée ». L’affirmation de la clôture de la Révélation se trouve dans le quatrième numéro de la constitution dogmatique Dei Verbum, promulguée le 18 novembre 1965 :

Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé par les prophètes, Dieu « en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par son Fils » (He 1,1-2). Il a envoyé en effet son Fils, le Verbe éternel qui éclaire tous les hommes, pour qu’il demeurât parmi eux et leur fît connaître les profondeurs de Dieu (cf. Jn 1,1-18). Jésus Christ donc, le Verbe fait chair, « homme envoyé aux hommes », « prononce les paroles de Dieu » (Jn 3,34) et achève l’oeuvre de salut que le Père lui a donnée à faire (cf. Jn 5,36 ; 17,4). C’est donc lui — le voir, c’est voir le Père (cf. Jn 14,9) — qui, par toute sa présence et par la manifestation qu’il fait de lui-même par ses paroles et ses oeuvres, par ses signes et ses miracles, et plus particulièrement par sa mort et sa résurrection glorieuse d’entre les morts, par l’envoi enfin de l’Esprit de vérité, achève en l’accomplissant la révélation, et la confirme encore en attestant divinement que Dieu lui-même est avec nous pour nous arracher aux ténèbres du péché et de la mort et nous ressusciter pour la vie éternelle. L’économie chrétienne, étant l’Alliance Nouvelle et définitive, ne passera donc jamais et aucune nouvelle révélation publique n’est dès lors à attendre avant la manifestation glorieuse de notre Seigneur Jésus Christ (cf. 1 Tm 6,14 ; Tt 2,13)[4].

Je propose d’accepter, comme postulat, cette idée d’un achèvement de la Révélation en Jésus-Christ, afin d’en dégager certains effets de sens. Pour ce faire, et dans un souci de baliser le chemin de l’interprétation avec une pensée autorisée, je m’en remettrai aux analyses d’un Docteur de l’Église : Jean de la Croix. Plus précisément, c’est à partir de l’argumentation contenue dans le chapitre vingt-deux du second livre de La Montée du Mont Carmel que j’interpréterai l’affirmation conciliaire touchant la clôture de la Révélation[5]. Il est possible de qualifier de « kénotique » l’interprétation qui sera ainsi proposée, sur la base des indications fournies par le Docteur de l’Église.

Outre le délit d’anachronisme consistant à commenter un texte contemporain en partant d’un texte du seizième siècle, on pourra s’étonner de l’importance que j’accorde à un passage d’à peine une dizaine de pages, ayant en outre le statut d’une digression, comme Jean de la Croix le suggère lui-même :

Les doutes qui surviennent nous empêchent d’aller aussi vite que nous désirions ; parce qu’à mesure qu’ils se présentent, nous sommes obligés nécessairement de les éclaircir, afin que la vérité de la doctrine demeure toujours claire et en sa force. Néanmoins, dans ces doutes, il se trouve toujours ce bien, qu’encore qu’ils nous retardent un peu, ils servent toutefois pour une plus grande doctrine et clarté de notre dessein, comme il se verra en celui-ci[6].

Ainsi, Jean de la Croix avertit son lecteur que son propos constituera un détour et un écart par rapport à la trame principale de son exposé, et lui demande de consentir à un ralentissement qui n’est pas absolument nécessaire.

Je tiens néanmoins pour décisif ce court chapitre de La Montée du Mont Carmel, décisif en tant que tel, par son intérêt intrinsèque, mais surtout en fonction de la thématique de la clôture de la Révélation mise de l’avant par Dei Verbum. Je ne suis pas le seul à y voir un texte important. C’est l’opinion de Georges Morel dans Le sens de l’existence : « Il existe dans la Montée du Carmel un texte d’une importance exceptionnelle pour éclairer la place que tient le Christ chez saint Jean de la Croix. Texte dont l’intense émotion a une qualité presque insolite dans la Subida[7] ». Dans La Gloire et la Croix, Hans Urs von Balthasar affirme pour sa part qu’il s’agit d’« un des chapitres les plus grandioses de la Montée[8] ». Plus récemment, en 1995, le philosophe Rémi Brague y consacrait un riche commentaire dans la revue Diogène, commentaire auquel je ferai fréquemment référence[9]. Je signale enfin qu’Henri de Lubac cite et commente un large extrait de ce chapitre de La Montée du Mont Carmel dans son commentaire de Dei Verbum, en rappelant que « ce beau chapitre de la Montée du Carmel […] fut cité au Concile[10] ».

Se trouve ainsi justifié, me semble-t-il, l’intérêt prêté à ces quelques pages de La Montée du Mont Carmel, pages que je propose de lire en les croisant avec les commentaires contemporains que je viens de citer et en fonction de l’idée de la clôture de la Révélation thématisée par Dei Verbum.

I. Expérience de Dieu et Révélation surnaturelle

Et après le feu le bruissement d’un souffle ténu. Alors, en l’entendant, Élie se voila le visage avec son manteau (1 R 19,12-13).

Tout le vingt-deuxième chapitre de La Montée du Mont Carmel est consacré à la question difficile des modalités d’une expérience de Dieu authentique et véritable. Or, d’entrée de jeu, Jean de la Croix récuse ce qu’on pourrait appeler la Révélation surnaturelle : « […] ce n’est pas la volonté de Dieu que les âmes prétendent de recevoir par voie surnaturelle des choses distinctes de visions et propos, etc.[11] ». Un certain rationalisme et même un certain antimysticisme de Jean de la Croix transparaissent ici[12]. Jean de la Croix soutient qu’il n’est pas de la volonté de Dieu que l’homme l’entende ou le voit, qu’il en ait des visions ou qu’il perçoive ses paroles. Il s’agit là d’une affirmation étonnante pour quiconque aura lu l’Ancien Testament, du moins s’agissant du registre de la parole, car il est vrai que Yahvé se dérobe aux regards. Comme on sait, qui le voit meurt : « Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne saurait me voir et vivre » (Ex 33,20).

Jean de la Croix reconnaît la difficulté de sa thèse de départ et anticipe les objections qu’on pourrait lui faire en rappelant que, dans un chapitre précédent, il a vu « et conclu des témoignages de la Sainte Écriture qu’on y a allégués, que cela se pratiquait en l’ancienne loi et qu’il était permis, voire même commandé de Dieu[13] ». Jean de la Croix cite alors deux textes bibliques (Is 30,2 et Jos 9,14), attestant que la volonté de Dieu est bien qu’on « interroge sa bouche ». En fait, tout l’Ancien Testament témoigne des interactions constantes entre des hommes choisis — en premier chef, les prophètes — et Yahvé. De telle sorte que les hommes avaient la bonne idée de consulter Dieu.

Ainsi, dans l’Ancien Testament, la relation entre Yahvé et son peuple est décrite par Jean de la Croix comme celle d’une relation de très grande proximité, de voisinage. Dans le remarquable commentaire qu’il propose du chapitre vingt-deux de La Montée du Mont Carmel — et dont j’emprunte ici la perspective d’analyse générale —, Rémi Brague insiste largement sur cet aspect de compagnonnage : « […] l’ancienne alliance, telle que Jean de la Croix la présente, est caractérisée par une plus grande familiarité entre Dieu et les hommes. Parler à Dieu, et l’entendre parler, n’a rien d’extraordinaire. L’homme et Dieu sont de plain-pied l’un avec l’autre. Le divin semble comme disponible en permanence. Et même, il pèse sur le domaine de l’humain, il insiste pour se manifester et intervenir[14] ». Cette thèse d’une insistance du divin, caractéristique de l’ancienne alliance, Brague prend bien soin de la rapporter à Jean de la Croix et donc, on peut le supposer, il ne la tient pas lui-même comme allant de soi. Or, plutôt que de la critiquer comme telle ou même simplement de s’en distancer, Brague renchérit et pousse un peu plus loin la proposition interprétative du texte qu’il commente : « je me permets, moi aussi, de généraliser », écrit-il. S’autorisant ainsi à généraliser, c’est-à-dire à ne pas s’encombrer de « détails » qui viendraient contester ou invalider la thèse de départ, le commentateur cesse de commenter, donc de parler à partir d’un autre texte, pour parler en son nom propre :

[…] dans l’ancienne alliance, Dieu semble plus proche de l’homme que dans la nouvelle. Il intervient par des gestes plus immédiatement lisibles comme « divins » que ceux que rapporte le Nouveau Testament. Ses hauts faits sont plus spectaculaires, et l’apologétique juive saura faire valoir l’argument : la libération du peuple tenu captif en Égypte, les fléaux qui frappent celle-ci, le passage de la mer Rouge, la manne descendant du ciel pendant quarante ans, etc., miracles s’accomplissant, en outre, devant six cent mille témoins[15].

La généralisation à laquelle procèdent Brague et Jean de la Croix est contestable de toute part, sauf à ignorer tout un pan des Écritures qui témoigne éloquemment que le Dieu d’Israël est tout sauf un dieu disponible. À côté des scènes spectaculaires rapportant les interventions de Yahvé dans la vie d’Israël, on retrouve aussi une riche réflexion sur les modes de présence de Dieu, qui conteste vigoureusement la logique du spectaculaire et honore la part du silence[16]. Qu’il suffise de penser ici à la scène de la « théophanie » relatée dans le Cycle d’Élie. Mais la généralisation de Brague et de Jean de la Croix sert à établir un contraste — bien réel — entre l’ancienne et la nouvelle alliance, afin de bien marquer ce qui se joue avec celle-ci : sa nouveauté et sa modernité.

À la suite de Brague, on pourrait dire que la modernité commence quand la parole se pose comme structurellement impuissante, c’est-à-dire quand la parole cesse de faire autorité. C’est-à-dire quand on quitte un espace théologico-politique, liant la parole et la puissance (et à terme la puissance divine). Passage du règne de l’hétéronomie au règne de l’autonomie, avènement de la démocratie — notion dans laquelle Marcel Gauchet voit « la désignation la plus englobante coordonnant les différents traits de cette forme nouvelle d’humanité qui naît en se soustrayant à l’étreinte des dieux[17] ». Pour nous, qui sommes modernes, la parole se présente d’abord sous le visage de la « discussion ouverte », d’une parole libre se déployant dans l’horizon démocratique. La condition minimale d’une telle parole est précisément « le rejet de toute autorité qui prétendrait émaner d’ailleurs que de l’intérieur de cet espace ». Cet espace est un espace « plat », « sans dénivellation » : « La puissance de la parole qui s’y fera jour sera celle des arguments, et elle n’aura rien à voir avec l’origine de ceux-ci[18] ».

Parce que « la parole divine, en tant que divine, n’a plus de place dans le monde moderne », il s’ensuit que celui-ci peut être pensé comme le temps du silence de Dieu.

II. « Ce que Dieu, autrefois, … »

En Jésus-Christ est présent le nouveau qui ne peut plus vieillir. Lorsque Dieu s’est extériorisé en Jésus-Christ, il a accompli l’extériorisation la plus extrême. En s’exprimant lui-même, il a prononcé son ultime parole[19].

Si la réflexion de Jean de la Croix sur les modalités de « la présence de Dieu » appartient bien à un questionnement moderne, cela n’est pas thématisé comme tel. Si l’on suit Brague, Jean de la Croix s’attacherait plutôt à dégager la nouveauté du christianisme par rapport au judaïsme, à marquer ce qui change dans le passage de l’ancienne à la nouvelle alliance, en insistant sur le contraste entre, d’une part, les interventions spéculaires de Dieu racontées dans l’Ancien Testament et, d’autre part, les actions presque anodines relatées dans le Nouveau Testament : « […] des guérisons de personnes privées, ou des miracles effectués en petit comité, voire sans témoin, comme la résurrection de Jésus, que personne n’a vu s’opérer, même si des témoins prétendirent avoir vu le Ressuscité leur apparaître[20] ». Bref, l’Ancien Testament contiendrait plus de choses extraordinaires et spectaculaires que le Nouveau Testament, « lequel semble bien plat en comparaison » : « La nouvelle alliance a quelque chose de plus sobre, voire de plus gris, que l’ancienne ». De telle sorte que « la loi nouvelle semble être tout le contraire d’un progrès sur la loi ancienne, et bien plutôt une régression. Le divin ne s’est pas rapproché, mais au contraire éloigné. La plénitude de la révélation représente un désenchantement[21] ».

Qu’est-ce qui se passe justement ? Quelle est la nature de l’événement ? Car il s’agit bien d’un événement, introduisant une rupture ou du moins une transformation radicale des modes de relation entre Dieu et les humains, brisant la trame entre un avant et un après, entre un passé révolu et un aujourd’hui ? C’est la question de Jean de la Croix : « Pourquoi donc ne sera-ce bien fait aujourd’hui, en la loi nouvelle et de grâce, comme il l’était alors[22] ? » En d’autres termes, pourquoi n’est-il plus acceptable de consulter Dieu et de lui demander de répondre, alors que cela était non seulement permis mais encouragé dans l’ancienne alliance ? Qu’est-ce qu’opère « la loi nouvelle et de grâce » pour que ce qui était permis avant ne le soit plus ? Et voici sa réponse :

[…] la principale cause pourquoi en la loi de l’Écriture les demandes qu’on faisait à Dieu étaient permises et pourquoi il était convenable que les prophètes et les prêtres désirassent des visions et des révélations de Dieu, c’était parce qu’alors la foi n’était pas encore tant fondée, ni la loi évangélique établie. Et partant, ils avaient besoin de s’enquérir de Dieu et qu’il parlât, tantôt par paroles, tantôt par des visions et des révélations, d’autres fois en figures et ressemblances, et en plusieurs autres manières de significations[23].

Voilà comment les choses fonctionnaient dans l’ancienne alliance… quand « la foi n’était pas encore tant fondée, ni la loi évangélique établie ». Et comment fonctionnent-elles maintenant ? Pour Jean de la Croix, « à présent que la foi est fondée dans le Christ et que la loi évangélique est manifestée en cette ère de grâce, il n’y a plus rien à s’enquérir de cette manière, ni qu’il parle ni réponde comme alors. Car, en nous donnant comme il nous l’a donné, son Fils qui est son unique Parole — car il n’en a point d’autre — il nous dit et révèle toutes choses en une seule fois par cette seule Parole et il n’a plus à parler[24] ».

Dans sa présentation des rapports entre l’ancienne et la nouvelle alliance, Jean de la Croix n’innove nullement. Il reprend telle quelle la doctrine classique des Pères de l’Église : l’Ancien préfigure le Nouveau, le Nouveau accomplit l’Ancien[25]. Là où Jean de la Croix est un peu plus explicite que la plupart des théologiens, c’est quand il tire la conséquence ultime du fait que Dieu ait enfin parlé clairement en Jésus-Christ, plutôt qu’en signe : Dieu a maintenant dit ce qu’Il avait à dire, donc Il n’a plus rien à dire, Il n’a plus rien à nous dire.

Comme les Pères conciliaires le feront après lui, Jean de la Croix trouve dans le prologue de l’Épître aux Hébreux (He 1,1-2) un appui néotestamentaire à cette idée d’une Révélation close : « Et c’est le sens du texte par lequel saint Paul veut induire les Hébreux à se retirer de ces premières manières et façons de traiter avec Dieu selon la loi de Moïse, et à jeter seulement les yeux sur le Christ, disant : Ce que Dieu, autrefois, a dit à nos pères par ses prophètes en maintes sortes et manières, maintenant, en ces derniers jours, il nous l’a dit en son Fils tout en une seule fois[26] ». Ayant rappelé ainsi l’affirmation inaugurale de l’Épître aux Hébreux, le Docteur de l’Église la commente de la manière suivante : « En quoi l’Apôtre donne à entendre que Dieu est demeuré quasi muet et qu’il n’a plus rien à dire, parce que ce qu’il disait alors par parcelles aux prophètes, il l’a tout dit en lui, en nous donnant le Tout, qui est son Fils[27] ». Pour Georges Morel, « la doctrine de saint Jean de la Croix est ici […] d’une netteté admirable : elle est d’ailleurs conforme à l’Évangile et à la théologie paulinienne, notamment au célèbre prologue de l’épître aux Hébreux[28] ». Vraiment ? À la lettre, il faut plutôt souligner que « la doctrine de saint Jean de la Croix » n’est pas tout à fait conforme au prologue de l’Épître aux Hébreux, que le Docteur de l’Église cite de travers, comme ces étudiants peu scrupuleux ou pressés par les échéances qui trafiquent les citations en mêlant leurs propres mots à ceux des auteurs qu’ils invoquent. En effet, si Jean de la Croix cite bel et bien l’Épître aux Hébreux quand celle-ci affirme que « ce que Dieu, autrefois, a dit à nos pères […] maintenant, en ces derniers jours, il nous l’a dit en son Fils » (He 1,1-2), c’est Jean de la Croix qui ajoute subrepticement « tout en une seule fois ». En ajoutant la clausule « une seule fois » au Prologue, Jean de la Croix ne sort pas totalement de la logique de l’Épître aux Hébreux, qui insiste sur l’unicité et la singularité de l’événement Jésus-Christ. L’auteur de l’Épître cherche à montrer que le Christ, à la différence du prêtre ordinaire, n’a pas besoin de réitérer son sacrifice :

Ce n’est pas, en effet, dans un sanctuaire fait de main d’homme, simple copie du véritable, que Christ est entré, mais dans le ciel même, afin de paraître maintenant pour nous devant la face de Dieu. Et ce n’est pas afin de s’offrir lui-même à plusieurs reprises, comme le grand prêtre qui entre chaque année dans le sanctuaire avec du sang étranger. Car alors il aurait dû souffrir à plusieurs reprises depuis la fondation du monde. En fait, c’est une seule fois, à la fin des temps, qu’il a été manifesté pour abolir le péché par son propre sacrifice. Et comme le sort des hommes est de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement, ainsi le Christ fut offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude et il apparaîtra une seconde fois, sans plus de rapport avec le péché, à ceux qui l’attendent pour le salut (He 9,26-28).

Mais Jean de la Croix n’ajoute pas simplement « une seule fois », il écrit que Dieu a dit en son Fils « tout une seule fois » (todo de unía vez). Cette référence à la totalité revient d’ailleurs dans le commentaire que Jean de la Croix propose du prologue de la Lettre aux Hébreux quand il précise qu’en nous donnant son fils, Dieu nous a donné le « Tout ». Et c’est pourquoi Tout (nous) a été donné, qu’il ne lui reste plus rien, ou qui lui reste le rien : Dieu a tout dit, Il ne lui reste plus rien à dire, si bien qu’Il est maintenant « quasi muet ».

En introduisant subrepticement l’idée de la totalité dans la citation biblique et en y insistant encore dans son commentaire, Jean de la Croix déplace un peu la perspective précédemment ouverte quant au rapport entre l’ancienne et la nouvelle alliance : il ne s’agit plus alors de la distinction entre le régime du signe et le régime d’une Parole énoncée clairement, il s’agit de la distinction entre une révélation partielle et une révélation totale. Cette révélation est totale en ce qu’elle constitue une entité close, autosuffisante, complète. Elle l’est également parce qu’en Jésus, la Parole n’a pas seulement été entendue, elle a été vue. Donc, circulez ! Il n’y a plus rien à entendre, plus rien à voir. Dieu a dit le Tout, il a tout dit en Jésus-Christ. Il est maintenant muet. Comme mort. Disant cela, je vais plus loin que Jean de la Croix lui-même. Mais lui-même — j’insiste encore — va plus loin que l’auteur de l’épître aux Hébreux, non seulement en trafiquant le texte biblique, mais en lui faisant dire davantage et autre chose que ce qu’il dit. Il en est d’ailleurs parfaitement conscient, car il écrit que « l’Apôtre donne entendre[29] » que Dieu n’a plus rien à dire : affirmer qu’il « donne entendre », c’est reconnaître qu’il ne le dit pas vraiment… De fait, l’auteur de l’Épître aux Hébreux affirme simplement que Dieu a dit en Jésus ce qu’Il avait déjà dit partiellement aux prophètes. Jean va un peu plus loin : « Il affirme […], que Dieu nous a donné, purement et simplement, Tout. Dieu ne garde rien par-devers Lui, mais donne tout ce qu’il a, sans réserves. Dieu est pauvre, il ne lui reste plus rien[30] ».

Ainsi, en Jésus-Christ, Dieu se serait donné totalement, d’un don illimité : la livraison serait totale. Ne reste que le mutisme de Dieu, son silence. Qui n’est que la conséquence que Tout a été dit par Lui. Le redire ne serait que répéter. Or Dieu n’est pas un dieu radoteur. C’est pourquoi lui demander de sortir de son silence équivaudrait à lui faire injure : « C’est pourquoi celui qui demanderait maintenant à Dieu ou qui voudrait quelque vision ou révélation, non seulement ferait une sottise, mais ferait injure à Dieu, ne jetant pas entièrement les yeux sur le Christ, sans vouloir quelque autre chose ou nouveauté[31] ». Je le répète, le texte néotestamentaire invoqué par Jean de la Croix ne dit pas (tout) cela, tout au plus le donne-t-il à penser. C’est Jean de la Croix qui dit ce que le texte biblique, lui, ne dit pas ; c’est lui qui supplée le manque à dire des Écritures, son silence.

Mais ce n’est pas encore le fin mot de l’histoire, ce n’est pas la seule suppléance à laquelle Jean de la Croix procède. L’autre est plus extraordinaire. Car si les Écritures ne disent pas tout et qu’il faut donc leur faire dire ce qu’elles ne disent pas, que dire de Dieu lui-même, que faire avec Lui, ce Dieu qui, ayant tout dit, ne dit plus rien.

Il faut Le faire parler.

III. Un dangereux supplément : la prosopopée

Le supplément lui-même est bien, à tous les sens de ce mot, exorbitant[32].

Grâce au procédé de la prosopopée, Jean de la Croix va mettre des mots dans la bouche de Dieu — en l’occurrence, c’est Dieu le Père qu’il fait parler[33]. Ainsi, écrit Georges Morel, « par une sorte de paradoxe irrationnel mais plus suggestif que tout argument immédiatement logique, il fait parler Dieu, à l’instant même où il vient d’affirmer que jamais Dieu ne parlera plus[34] ». Avant de la décomposer en parties pour les fins de l’analyse, il n’est pas inutile de citer d’abord in extenso la prosopopée, un des plus beaux textes écrits par le Mystique espagnol, selon l’avis de Jean Baruzi, grand connaisseur de son oeuvre[35].

Si je t’ai tout dit en ma Parole, qui est mon Fils, je n’en ai point d’autre que je te puisse maintenant répondre ou révéler qui soit davantage que cela ; regarde-le seulement parce que j’ai tout dit et révélé en lui, et tu y trouveras encore plus que tu ne demandes et plus que tu ne saurais souhaiter. Tu veux une parole ou une révélation qui n’est qu’en partie ; et tu le regardes bien, tu y trouveras tout ; parce qu’il est toute ma parole et ma réponse, toute ma vision et toute ma révélation, laquelle je vous ai déjà parlée, répondue, manifestée et révélée, vous le donnant pour frère, pour compagnon, pour maître, pour prix et pour récompense. Car depuis que j’ai descendu avec mon Esprit sur lui au mont Thabor, disant : Voici mon Fils bien-aimé, auquel je me suis plu, écoutez-le [Mt 17,5], j’ai cessé toutes ces manières d’instruction et de réponses et lui ai tout remis. Écoutez-le, car je n’ai plus de foi à révéler ni de choses à manifester. Que si je parlais auparavant, c’était en promettant le Christ ; et si l’on m’interrogeait, ce n’était que pour demander et espérer le Christ, où ils devaient trouver toute sorte de bien (comme toute la doctrine des évangélistes et des apôtres le fait maintenant savoir). Mais à présent, qui m’interrogerait de même et voudrait que je lui répondisse ou que je lui révélasse quelque chose, ce serait, en quelque sorte, me redemander le Christ et me demander plus de foi et dire qu’il y a défaut en elle, qui est déjà donnée dans le Christ ; et ainsi, il ferait grande injure à mon Fils bien-aimé ; parce que non seulement en cela il manquerait à la foi, mais l’obligerait à s’incarner à nouveau et à passer par sa première vie et sa première mort. Tu n’as plus rien à me demander, ni à désirer des révélations ou visions de ma part. Regarde-le bien, tu y trouveras tout cela déjà fait et donné et encore plus. Si tu veux que je te dise un mot de consolation, regarde mon Fils, qui m’est si obéissant et soumis pour mon amour et qui est affligé, et tu ouïras ce qu’il te répondra. Si tu veux que je te déclare des choses occultes ou des événements, jette seulement les yeux sur lui et tu y trouveras des mystères très cachés et la sagesse et les merveilles de Dieu qui sont encloses en lui, selon que dit mon Apôtre : En lequel Fils de Dieu, tous les trésors de la sagesse et science de Dieu sont cachés [Col 2,3]. Lesquels trésors de la sagesse seront pour toi beaucoup plus sublimes, plus savoureux et plus utiles que ce que tu veux savoir. Car pour cela le même Apôtre se glorifiait, disant qu’il avait donné à entendre qu’il ne savait autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié [1 Co 2,2]. Et si tu veux encore d’autres visions et révélations divines ou corporelles, regarde-le aussi humanisé, et tu y trouveras plus que tu ne penses, parce que l’Apôtre dit aussi que toute la plénitude de la divinité demeure corporellement dans le Christ [Col 2,9][36].

La première partie de la prosopopée s’inscrit parfaitement dans la logique du discours de Jean de la Croix : à savoir que Dieu n’a plus rien à dire. Ce que le Mystique — ou l’Anti-Mystique — met en effet dans la bouche de Dieu redouble ce qu’il vient lui-même d’avancer : « Si je t’ai tout dit en ma Parole, qui est mon Fils, je n’en ai point d’autre que je te puisse maintenant répondre ou révéler qui soit davantage que cela ; regarde-le seulement parce que j’ai tout dit et révélé en lui[37] ». Ainsi, comme le remarque Brague, « le discours du Père est une illustration et une confirmation de la doctrine déjà exposée. Et le contenu de cette doctrine est que le discours que Jean met dans la bouche du Père est impossible. Dieu parle. Et c’est pour dire qu’il ne peut pas ou plus parler. Le contenu de la parole divine est l’impossibilité de cette parole[38] ».

La suite de la prosopopée constitue une sorte de variation sur un même thème : la totalité du don de Dieu en Jésus-Christ exclut qu’on lui en demande plus. Le don excède, donc est plus, que tout désir. Le désir est structurellement en déficit par rapport au donné. Selon la belle formule de Brague, « le désir laisse à désirer[39] ». Il n’est pas, il ne peut pas être, à la hauteur de ce qui, déjà, est donné. Ce qui est donné est « toujours plus ». C’est d’ailleurs pourquoi « quiconque demande reçoit, qui cherche trouve » (Mt 7,8), et non pas : « quiconque demande recevra » ou qui « quiconque cherche trouvera ». Non, ce qui est affirmé c’est que celui qui cherche a déjà trouvé, il trouve en cherchant. Quand Bernard de Clairvaux affirme qu’il « n’est que Dieu, si introuvable soit-il, dont jamais la recherche ne soit vaine », il s’inscrit parfaitement dans cette logique étrange de l’Évangile[40]. Il y a plus dans le donné, dans le déjà-donné, que tout à-venir du don. Ce don en plus, ce don à venir, ne serait pas un vrai don, ou un don bienvenu, car il serait plus que le tout du don, il serait dès lors de trop. C’est bien parce qu’il y a plus dans ce qui a déjà été donné — le don est en excès par rapport au désir —, que Dieu n’a plus rien à donner. Il s’est vidé lui-même et de lui-même dans le Christ, qui est dès lors le « Christ total », en qui se résume et se condense la Révélation divine, la Parole divine, la Vision divine. Celui qui découvre le Christ, celui qui est trouvé par Celui qui excède et devance nécessairement toute recherche, découvre Tout ce qui est à voir et à entendre. Dans cette ligne, commentant la prosopopée de la Montée du Mont Carmel, Baruzi écrit :

Le Christ est la Vision totale de Dieu. Dieu se regarda soi-même et cette vision fut Jésus. Rien ne s’y pourrait joindre désormais. Toutes les visions de l’Ancien Testament n’étaient valables que parce qu’elles annonçaient Jésus ; toutes les visions modernes ajouteraient un objet fragmentaire à l’objet définitif en qui tout est contenu. Si Jean de la Croix ne veut accepter les visions et les révélations, c’est en partie parce qu’il se tend, par la foi, vers ce qui fut la vision totale. Les appréhensions surnaturelles distinctes, qui ne furent d’ailleurs jamais dues qu’à une illusion, sont abolies par Jésus-Christ. Révélations, paroles, visions, nous en surprenons le lent travail à travers toute l’Ancienne Loi ; elles se condensent enfin en une Révélation, une Parole, une Vision. Et puis c’en est fini pour jamais[41].

C’est aussi parce tout est donné, qu’il serait inconvenant, pour dire le moins, d’en demander encore, d’en demander plus. Qu’il est inconvenant pour nous de demander, car dans l’Ancienne Alliance — donc avant le tout du don —, la demande était légitime : « Que si je parlais auparavant, c’était en promettant le Christ ; et si l’on m’interrogeait, ce n’était que pour demander et espérer le Christ, où ils devaient trouver toute sorte de bien (comme toute la doctrine des évangélistes et des apôtres le fait maintenant savoir)[42]. » Ce qui était envisageable avant — avant le don, avant le Tout de la Révélation, avant la Parole et la Vision Totale —, cela est maintenant exclu :

[…] à présent, qui m’interrogerait de même et voudrait que je lui répondisse ou que je lui révélasse quelque chose, ce serait, en quelque sorte, me redemander le Christ et me demander plus de foi et dire qu’il y a défaut en elle, qui est déjà donnée dans le Christ ; et ainsi, il ferait grande injure à mon Fils bien-aimé ; parce que non seulement en cela il manquerait à la foi, mais l’obligerait à s’incarner à nouveau et à passer par sa première vie et sa première mort[43].

L’image utilisée par Jean de la Croix est saisissante : en demander encore au Père serait lui redemander son Fils, et l’obliger à s’incarner de nouveau, à se ré-incarner.

Cela est exclu. Tout a été donné. La Totalité a été offerte. Dans le Christ. Qui est le Christ Total. La totalité christique, à laquelle Jean de la Croix ne cesse de ramener le lecteur. Obstinément. Comme le souligne Georges Morel : « […] à la question : “Quelle place saint Jean de la Croix accorde-t-il au Christ dans son expérience ?”, il faut […] répondre : le Christ est au centre de la mystique sanjuaniste. Il n’y a, à aucun moment, de découverte de Dieu qui ne passe par Jésus-Christ[44] ». Une telle concentration christologique est presque suspecte, et on se demande si Jean de la Croix honore suffisamment — du moins dans le passage étudié — les jeux de renvoi et les modalités spécifiques de « prise en charge du motif de l’origine » en régime chrétien[45].

Par ailleurs, la perspective adoptée a l’avantage de résoudre d’une manière très simple et radicale le problème qui est au coeur du quatrième numéro de Dei Verbum : le problème de la clôture de la Révélation. Comme le dit Rémi Brague, « le procédé par lequel le don de Dieu est singularisé, à savoir sa concentration en une vie humaine singulière, permet d’éviter un problème qui doit autrement se poser : le problème très pratique de la fin de la communication, celui que résout le over des dialogues radiophoniques entre aviateurs ». En effet, comment peut-on savoir quand Dieu a tout dit ce qu’il avait à dire, que le fil de communication est rompu, et qu’une nouvelle parole ne viendra pas relancer le circuit des échanges ? « Si Dieu doit dire qu’il a fini de parler, il doit se remettre à parler pour le dire, et ainsi de suite à l’infini. Le caractère définitif de la révélation peut-il, logiquement parlant, faire partie du message révélé ? Un message révélé peut-il dire : “le présent message est le dernier”[46] ? » La concentration de la Révélation dans une personne résout apparemment ce problème : « […] si le donné révélé est une personne, le problème ne se pose plus, il n’y a plus besoin de quoi que ce soit qui, à l’intérieur du message, indique qu’il est le dernier message et que rien ne viendra ensuite : la fin du message coïncide avec le moment de la mort du locuteur[47] ».

Cette question du moment de la clôture de la Révélation se pose autant pour les tenants de la Révélation terminée que pour ceux de la Révélation continuée (c’est-àdire ceux qui refusent l’idée d’une clôture de la révélation) : ces derniers doivent également déterminer le moment où la Révélation constitutive (ou la Révélation fondatrice) se termine. Brague avance que l’identification de la Révélation à une personne, à Jésus-Christ donc, résout cette question d’elle-même, la fin de la Révélation coïncidant avec la mort du Christ. En fait, les choses sont un peu plus compliquées… Qu’on pense aux discussions conciliaires touchant le numéro quatre de Dei Verbum[48]. Certains Pères souhaitaient que l’on ajoute l’affirmation selon laquelle la Révélation a été « close à la mort des Apôtres ». Ainsi, le cardinal Ernesto Ruffini, archevêque de Palerme, est intervenu le 30 septembre 1964 pour affirmer qu’il s’agissait là d’une « doctrine catholique » traditionnelle que le Concile devait officialiser et confirmer. Dans cette perspective, la Révélation serait terminée avec la fin des temps apostoliques, donc vers la fin du premier siècle, plutôt qu’avec la mort de Jésus ou encore l’Ascension. Les tenants de cette position ont évoqué le Décret antimoderniste Lamentabili (3 juillet 1907) qui avait expressément condamné la proposition que la « révélation, qui constitue l’objet de la foi catholique, n’était pas achevée avec les apôtres[49] ».

Malgré les propositions de plusieurs Pères — et, incidemment, d’orientations idéologiques très diverses — pour qu’on procède à un tel ajout au document conciliaire, on ne revint pas sur la décision initiale. Le Père Henri de Lubac, qui commente cet épisode de la petite histoire du Concile dans son commentaire de Dei Verbum, note que cette décision a été prise pour deux raisons. En premier lieu, ce rappel était perçu comme étant inutile : « […] la chose allait de soi, puisqu’on venait de dire que le Christ avait achevé la révélation, dont il était la plénitude : c’était là plus qu’affirmer le fait, c’était le fonder en droit[50] ». La seconde raison invoquée par le Père Lubac m’apparaît plus intéressante ; il rappelle que :

[…] la formule elle-même qui voulait exprimer cette vérité indiscutable ne pouvait guère être insérée dans un texte conciliaire, car sa teneur littérale était sujette à discussion : certains théologiens, en effet, préfèrent dire que la révélation se trouve close dès la disparition de Jésus au jour de l’Ascension, tandis qu’en sens inverse on peut douter que les livres qui composent notre recueil du Nouveau Testament aient tous été, sans exception, intégralement rédigés du vivant des Apôtres[51].

Parmi les théologiens refusant l’idée d’une clôture de la Révélation coïncidant avec la fin du temps apostolique — la formule classique est celle d’une « Révélation prenant fin avec la mort du dernier apôtre » —, il y a notamment Karl Rahner. Dans une conférence publiée en anglais sous le titre « The Death of Jesus and the Closure of Revelation », Rahner soutient qu’il est plus exact de dire que la Révélation se termine avec l’événement de la mort de Jésus crucifié et ressuscité[52].

La Révélation s’est-elle close avec l’événement de la mort-Résurrection de Jésus — comme le suggère Rahner dans sa conférence et comme le laisse entendre Brague ? Ou s’est-elle prolongée au-delà de cette mort, pour perdurer à l’époque apostolique, jusqu’à la mort du dernier apôtre ? Derrière cette question d’apparence scolastique, il y a un enjeu décisif, me semble-t-il. Je le formulerais de la manière suivante : est-ce que le moment de la réception de la Révélation — accueil, interprétation — fait partie intégrante de la Révélation ? Ou est-il un moment second et non constitutif comme tel ? Ce que vient honorer l’idée d’une clôture de la Révélation coïncidant avec la mort du dernier apôtre, c’est le caractère proprement herméneutique de la Révélation. Une telle perspective « permet d’inclure la pleine réception de la révélation, en respectant le fait que l’expérience du Christ par les apôtres comportait aussi la phase de discernement, d’interprétation et d’expression de cette expérience[53] ».

Introduire ce moment herméneutique dans la saisie de la Révélation, c’est introduire le moment de la réception comme moment incontournable et constitutif de la Révélation elle-même — et tout l’enjeu est de savoir si une telle chose existe, la Révélation elle-même —, et c’est dès lors réintroduire le moment historique : c’est ouvrir l’histoire sur un à-venir possible. Quand il affirme qu’en christianisme « la fin du message coïncide avec le moment de la mort du locuteur[54] », Brague a bien conscience qu’il affirme aussi, du même coup, une sorte de fin de l’histoire : « Il ne reste personne à venir. Le christianisme ne peut concevoir que quelqu’un puisse venir qui ne soit pas le Christ. L’histoire est fermée, ou courbe : ce qui peut encore survenir n’est rien de plus que le retour de Celui qui est déjà venu, une fois pour toutes. Celui qui doit venir est celui qui est venu ». Pourquoi en est-il ainsi ? « Parce que, pour le christianisme, seul le Christ est venu ; seul il venait d’ailleurs. Tous les autres, réels ou possibles, passés ou futurs, ne peuvent pas venir à proprement parler. Tout au plus peuvent-ils surgir de ce qui est déjà là. De façon principielle, ils sont déjà là[55]. »

Ces affirmations m’apparaissent lourdes d’une politique — et notamment d’une politique ecclésiale. Mais il vaut la peine de reprendre les choses sur le plan théologique, sur le plan dogmatique même.

IV. De l’Incarnation du Verbe

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu (Jn 1,1).

L’identification de la Révélation à la personne du Christ, et dès lors le rattachement de la clôture de la Révélation à la mort de Jésus, suppose le dogme de l’incarnation — dogme auquel la doctrine de la kénose est intimement liée, et parfois auquel elle est même carrément identifiée[56]. C’est au moment de faire parler le Père que Jean de la Croix présente ce dogme. Le Docteur avait déjà décrit le Fils comme celui « qui est [l’] unique Parole [du Père] — car il n’en a point d’autre ». Grâce à la prosopopée, il met maintenant dans la bouche du Père l’affirmation qui est au coeur du dogme de l’incarnation : « ma Parole, qui est mon Fils[57] ». Jésus-Christ est identifié au Verbe, à la Parole même de Dieu, suivant ce qui est majestueusement mis en scène dans le Prologue de Jean (Jn 1,1-18) — l’autre grand référent de Dei Verbum, le premier étant le prologue de l’Épître aux Hébreux.

Le Christ n’est pas n’importe quelle parole. Il est la Parole qui était « au commencement », en écho au début du livre de la Genèse. Le Christ est donc la parole créatrice de Dieu ; il est Dieu parlant, et créant en parlant. C’est pourquoi ce qu’il dit, le message qu’il délivre si l’on veut, est secondaire par rapport au message qu’il est lui-même. Même si parfois Jean de la Croix se réfère aux paroles de Jésus, il s’intéresse d’abord au Christ en tant qu’il est ce que le Père dit, ou plutôt a dit. En d’autres termes, pour Jean de la Croix, le Christ est moins le disant — comme le prophète qui rapporte les paroles de Dieu — que le dire de Dieu. Et ce qui est dit, comme le note Brague, ce « n’est pas seulement un ensemble de paroles, c’est une vie et une personnalité s’éclairant l’une par l’autre : la vie déroulant le choix initial de la personnalité et manifestant celle-ci, la personnalité fournissant la clef herméneutique permettant de saisir correctement le sens des gestes et même des paroles. La parole n’est plus alors quelque chose de purement verbal : elle est acte en même temps que parole[58] ».

La parole comme acte, certes. Il reste que le Nouveau Testament rapporte bel et bien les paroles du Christ, et qu’en un sens, le lecteur des Écritures est en quelque sorte invité aujourd’hui à y entendre la Parole divine, à identifier ces paroles immédiatement à la Révélation divine. De ces paroles du Christ, on verra plus loin lesquelles ou plutôt laquelle Jean de la Croix retient. Pour l’instant, je propose d’examiner brièvement le traitement qu’en propose Michel Henry dans un ouvrage intitulé précisément Paroles du Christ.

Avant toutes choses, Henry insiste sur le « fait » que ces paroles du Christ — ou du moins « nombre d’entre elles » — sont parvenues jusqu’à nous :

Elles sont contenues dans les « Logia », qui sont des recueils dont l’origine est indubitable. L’Évangile apocryphe dit de Thomas, retrouvé en Égypte dans une bibliothèque gnostique, consiste dans une simple énumération de paroles de Jésus. Des recueils de ce genre ont circulé dès les premiers siècles. Rien n’empêche de penser que certaines des propositions qu’ils relatent ont été prises en note du vivant du Christ, par des auditeurs, des disciples, voire par un secrétaire attitré. L’Évangile dit de Thomas a beau avoir été rédigé au milieu du iie siècle, il n’en apporte pas moins la preuve de l’ancienneté des Logia, nombre de leurs énoncés se retrouvent dans les Évangiles de Mathieu, de Marc et de Luc. Les évangélistes y ont évidemment puisé (sans qu’il soit possible de sous-estimer pour autant l’importance décisive de la prédication orale des apôtres) afin de construire un enseignement destiné à transmettre la Révélation divine contenue dans les paroles du Christ[59].

Michel Henry va ici à contre-courant de ce qu’il appelle les « contrevérités de l’exégèse positiviste, pseudo-historique et athée du xixe siècle » et maintient « que les paroles du Christ n’ont rien à voir avec les inventions de communautés chrétiennes tardives. Elles s’offrent à nous à titre de documents authentiques[60] ».

D’où vient alors l’incapacité d’entendre ces paroles du Christ pour ce qu’elles sont, les paroles mêmes de Dieu ? Michel Henry fait intervenir un thème historial, en distinguant une longue période de grâce — « pendant longtemps », écrit-il — puis une rupture progressive mais décisive, qu’il rattache à l’avènement de la modernité. Ainsi, « pendant des siècles, la Parole de Dieu a été immédiatement vécue comme telle, comme sa Parole ». Puis, il s’est passé quelque chose : « […] une telle situation s’est progressivement dégradée dans les Temps modernes ». Quelles en sont les causes ? Dans un premier temps, Henry déplore la proscription de « l’enseignement de cette parole » dans les établissements publics et dans l’« éducation en général » ; l’enseignement de la Parole a été « frappé d’interdit dans le combat sans merci livré au christianisme par le dogmatisme totalitaire des États dits “démocratiques” ». Dans un second temps, Henry met en cause « l’organisation du monde tout entière » (rien de moins !) : « […] avec son matérialisme omniprésent, ses idéaux sordides de réussite sociale, d’argent, de pouvoir, de plaisir immédiat, son exhibitionnisme et son voyeurisme, sa dépravation en tout genre, son adoration des nouvelles idoles, etc., des machines infrahumaines, de tout ce qui est moins que l’homme, la réduction de celui-ci à du biologique et, à travers celui-ci, à de l’inerte ». Pour Henry, « c’est tout cela […], ce tumulte incessant de l’actualité avec ses événements sensationnels et ses bateleurs de foire, qui recouvre à jamais le silence où parle la parole que nous n’entendons plus ». Bref, on aura compris, « le phénomène historique de la modernité […] bascule à chaque instant dans son propre néant[61] » et il n’est pas étonnant que les modernes soient désormais incapables d’entendre la Parole divine.

Au passage, je note le contraste et la proximité de cette perspective avec celle de Jean de la Croix. Le contraste d’abord : Jean de la Croix ne dit pas que les humains n’entendent plus la Parole de Dieu parce qu’ils se sont éloignés de Lui, parce qu’ils sont rendus imperméables à cette Parole ; il insiste plutôt sur le fait que c’est Dieu lui-même qui s’est tu — ayant tout dit en Jésus-Christ —, et invite dès lors les croyants à respecter ce silence, à cesser de lui demander de nouvelles paroles et de nouvelles visions. La proximité ensuite : Michel Henry comme Jean de la Croix prônent un christocentrisme radical. Pour l’un comme pour l’autre, tout passe par le Christ. L’un et l’autre cherchent à honorer la prétention ultime de la Parole du Christ, qui « n’est pas seulement de transmettre une révélation divine, mais d’être en elle-même, purement et simplement, cette Révélation, la Parole de Dieu[62] ». Mais, sur la base même de cette posture commune, les deux perspectives prennent les chemins les plus opposées, me semble-t-il.

1. La méthodologie de Michel Henry est dissociative, en ce qu’elle cherche à distinguer les paroles de l’homme-Jésus de celles du Verbe de Dieu lui-même : « Si la nature du Christ est double, on peut penser que sa parole est double elle aussi […] : en elle, il s’agit tantôt de la parole d’un homme et tantôt de celle de Dieu ». De telle sorte que « l’analyse des paroles du Christ » implique que l’on se demande sans cesse : « […] qui parle ? L’homme-Jésus, celui qui n’a pas d’oreiller où poser sa tête et qui réclame à boire à la Samaritaine ? Ou bien le Verbe de Dieu lui-même, qui est la Parole d’un Dieu éternel et qui dit de ses propres paroles : “Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas” (Luc 21,33)[63] ? » La dissociation présente au coeur même des paroles du Christ, entre ce qui relèverait de son humanité et ce qui relèverait de sa divinité, renvoie à une autre opposition, celle entre la Parole de Dieu comme telle et la parole humaine, l’une puissante et l’autre impuissante. En conclusion de son livre, Michel Henry insiste grandement sur ce contraste : « La Parole de Dieu s’oppose à la parole des hommes au pouvoir plus que limité, quand il n’est pas trompeur[64] ». Du côté humain, « notre parole porte la marque de la finitude. Celui qui dit : “La séance est ouverte”, le tyran ou le dictateur ou le président auquel on obéit sans qu’il élève la voix sera peut-être éliminé demain par ceux qui s’inclinent devant lui aujourd’hui — et qui connaîtront à leur tour le même sort ». Du côté de Dieu, la situation est bien différente : « […] à l’opposé, la toute-puissance de la Parole divine est celle de la Vie absolue[65] ». Toute-puissance que Michel Henry identifie sans reste à un pouvoir, dont les récits de l’institution de l’Eucharistie fournissent l’exhibition : « Ceci est mon corps[66] ». Ainsi, « lors du mémorial ininterrompu de cette institution à travers les siècles, c’est, répétée par le prêtre, la parole souveraine du Christ qui consacre l’offrande ». « Ceci est mon corps. » Le corps du Christ rendu présent par et dans l’eucharistie, dont l’Évangile de Jean omet le récit — lui préférant le récit du lavement des pieds[67] — mais dont il livrerait la clef herméneutique dans le grand discours de Jésus sur le pain de vie, à Capharnaüm. Dieu fait chair dans le pain consacré. Christ, pain de vie :

À Capharnaüm, l’économie du salut est exposée en toute clarté. La toute-puissance de la Parole est l’invincible venue en soi de la Vie absolue se révélant à soi en son Verbe. Parce que le Verbe s’est incarné en la chair du Christ, l’identification à cette chair est l’identification au Verbe — à la Vie éternelle. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour » (Jean 6,54)[68].

C’est sur ces mots que le livre de Michel Henry se termine, sur l’identification du (seul) lieu de réception de la Parole : le site eucharistique, où la toute-puissance de la Parole — Verbe fait chair — s’offre à nous.

2. Si la méthodologie de Michel Henry est dissociative, celle de Jean de la Croix est conjonctive. Plutôt que de chercher à distinguer — pour les opposer — ce qui relèverait de la Parole divine et ce qui relèverait des paroles humaines, Jean de la Croix cherche à penser le devenir humain de la Parole divine. Je le répète, on retrouve chez Michel Henry et Jean de la Croix la même aspiration à un christocentrisme radical. Qu’on se rappelle la conclusion de la prosopopée de la Montée du Mont Carmel, déjà citée :

Si tu veux que je te déclare des choses occultes ou des événements, jette seulement les yeux sur lui et tu y trouveras des mystères très cachés et la sagesse et les merveilles de Dieu qui sont encloses en lui, selon que dit mon Apôtre : En lequel Fils de Dieu, tous les trésors de la sagesse et science de Dieu sont cachés [Col 2,3]. Lesquels trésors de la sagesse seront pour toi beaucoup plus sublimes, plus savoureux et plus utiles que ce que tu veux savoir. Car pour cela le même Apôtre se glorifiait, disant qu’il avait donné à entendre qu’il ne savait autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié [1 Co 2,2][69].

Toujours en faisant parler Dieu et en citant la Lettre aux Colossiens, Jean de la Croix enjoint ensuite le lecteur à prendre aussi en compte le Christ « humanisé » : « Et si tu veux encore d’autres visions et révélations divines ou corporelles, regarde-le aussi humanisé, et tu y trouveras plus que tu ne penses, parce que l’Apôtre dit aussi que toute la plénitude de la divinité demeure corporellement dans le Christ [Col 2,9][70] ».

Le Christ présenté dans le Prologue de Jean, Verbe fait chair, est bien le Verbe qui a « campé parmi nous ». En grec eskènôsen : il a dressé sa tente. Première kénose. Et cette descente doit être pensée dans toute sa radicalité. Le destin de la Parole de Dieu lui est lié ; il est lié au destin de l’homme-Jésus : un homme qui a parlé, qui s’est tu, et qui a écrit (un peu). Seconde kénose.

Avant de voir ce que Jean de la Croix fait des Paroles du Christ, je voudrais m’attarder un peu à la figure de Jésus comme homme parlant et écrivant.

V. Jésus parlant et écrivant

Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ! (Mc 9,7).

J’ai déjà cité le Prologue de l’Épître aux Hébreux : « Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils » (He 1,1). C’est l’un des principaux axes herméneutiques de la constitution Dei Verbum et de la réflexion de Jean de la Croix dans La Montée du Mont Carmel. Le Prologue rend bien compte de la rupture marquant l’économie de la Révélation, la divisant de l’intérieur, une rupture lisible dès lors qu’on compare ce que racontent l’Ancien Testament et le Nouveau Testament et la manière dont ils le racontent. Comme le fait remarquer Jean L’Hour, « l’histoire de Jésus pas plus que celle des disciples après la Pentecôte n’est racontée à la façon de celle des Hébreux, marchant sous les ordres de YHWH, transmise par les patriarches, Moïse, Josué ou les prophètes[71] ». Les écrits du Nouveau Testament se réfèrent certes à la parole de Dieu, poursuit L’Hour, mais « une trentaine de fois seulement revient dans les Écritures chrétiennes l’expression “Dieu/le Seigneur dit”, “Dieu/le Seigneur a parlé”, et c’est toujours alors pour introduire une citation biblique ou rappeler un événement de l’histoire d’Israël ». Bref, dans le Nouveau Testament, à la différence de l’Ancien, Dieu ne parle pas, Dieu ne parle plus, sinon en Jésus-Christ.

Par ailleurs, si Dieu ne parle pas dans la nouvelle économie de la Révélation, il n’agit pas davantage. Ou si peu. On le voit intervenir directement à quatre reprises : dans les récits de l’enfance de Jean Baptiste et de Jésus (Lc 1,11ss.), dans le récit du Baptême de Jésus (Mc 1,10ss. et parallèles), dans le récit des tentations au désert (Mt 4,1-11 et parallèles) et enfin dans le récit de la transfiguration (Mc 9,7 et parallèles). Est-ce accorder trop de crédit à « l’exégèse positiviste, pseudo-historique et athée », tant honnie par Michel Henry, que de voir dans ces récits des constructions théologiques plutôt que des témoignages historiques recueillis par un « secrétaire » ? Quoi qu’il en soit, dans ces textes, il n’est pas dit que « Dieu parle », tout au plus est-il fait référence à « une voix venant de la nuée » (Mc 9,7). Et que dit-elle, cette voix ? « Celui-ci est mon Fils bien aimé. Écoutez-le. » Et le récit enchaîne : « Aussitôt, regardant autour d’eux, ils ne virent plus personne d’autre que Jésus, seul avec eux » (v. 8). Ainsi le Nouveau Testament ne fait plus parler Dieu, et quand Il le fait parler, sous la forme d’une voix, il lui fait dire : « Écoutez le Fils ».

Et de fait, à la sorte d’évidement narratif de la Parole divine dans le Nouveau Testament correspond l’amplification de la parole de Jésus lui-même. Alors que, dans les écrits néotestamentaires, Dieu ne semble plus parler et ne semble plus intervenir dans le cours de l’histoire, Jésus lui-même prend la parole, au sens d’une prise de possession presque. Certes il parle en affirmant son obéissance au Père — surtout dans l’Évangile de Jean — mais il se distingue de Moïse ou des prophètes en parlant en son nom propre : « je vous dis », répète-t-il sans cesse. On retrouve l’expression à 170 reprises dans les Évangiles, de telle sorte qu’elle semble faire écho au « YHWH dit » de l’Ancienne Alliance[72].

Les Évangiles racontent que les auditeurs de Jésus ont été profondément marqués par l’autorité de sa parole. Ainsi, dans Luc, au début de son ministère : « Il descendit alors à Capharnaüm, ville de Galilée. Il les enseignait le jour du sabbat et ils étaient frappés de son enseignement parce que sa parole était pleine d’autorité » (Lc 4,31-32). La reconnaissance de l’autorité de la parole de Jésus va évidemment entraîner des tensions et susciter la colère des gardiens de la Parole divine : « “Nous, nous sommes disciples de Moïse. Nous savons que Dieu a parlé à Moïse tandis que celui-là nous ne savons pas d’où il est !” » (Jn 9,28-29). En définitive, la parole de Jésus sera considérée comme blasphématoire par ses opposants, qui chercheront dès lors à l’arrêter et à le lapider (Jn 10,31ss.).

Si la parole de Jésus prend en quelque sorte le relais de la parole divine, il faut évidemment se demander quelle sorte d’accès nous avons à ces paroles. Or, nous savons qu’il s’agit d’un accès partiel et partial, les textes évangéliques étant porteurs de l’écho de cette parole, non de cette parole elle-même : « Le propre langage de Jésus est perdu pour nous, de même d’ailleurs que le personnage historique dans sa singularité anecdotique. Une biographie de Jésus est tout aussi impossible à établir qu’un catalogue de ses paroles authentiques[73] ». Il s’ensuit que les paroles mêmes de Jésus sont en quelque sorte inaccessibles, qu’elles sont perdues à jamais. Elles ne vivent désormais qu’à travers la trace qu’elles ont laissée, qu’à travers une inscription qui révèle ces paroles autant qu’elle les dissimule, voire les trahit. Prise en charge, relayée par la parole de Jésus, la parole divine est désormais livrée à la parole humaine, aux affres de l’Écriture, à la chair textuelle. Et comme on sait, la chair est faible

Livrant sa parole à ses témoins, le Messie disparaît de la scène, et sa parole retourne au silence. Par ailleurs, ce silence est aussi le lieu, ou le non-lieu, où non seulement la parole de Jésus a mûri mais sur le bord duquel elle s’est maintenue, « de peine et de misère ». Comme si la parole de Jésus n’aspirait qu’à s’éteindre, qu’à retourner d’où elle était venue. Loin d’être triomphante et toute-puissante, la parole de Jésus émerge difficilement du silence qui la retient et auquel elle peine à résister, pour céder à la fin. La dernière parole du Christ, on le verra, n’est pas une parole ; c’est un souffle. C’est une parole silencieuse. Tout au plus.

On le sait, la vie publique de Jésus est elle-même parsemée de silences troublants et instituants. Qu’on pense à la fameuse scène où on lui amène une femme adultère. Dans cette scène, le silence de Jésus est d’autant plus énigmatique qu’il est lié à un geste singulier, du moins pour Jésus : celui d’écrire ou d’inscrire. On sait que Jésus n’a jamais écrit, ou du moins qu’il ne nous a pas laissé d’écrits. Je ne reviendrai pas ici sur l’analyse fascinante qu’a faite Jean-Daniel Causse de ce passage[74], mais je crois qu’il y aurait une reprise à faire de ces analyses en fonction de la présente perspective d’une kénose de la parole. Mais c’est surtout dans les récits de la Passion que Jésus est présenté comme « ne parlant pas ». Ainsi devant le Sanhédrin (Mt 26,57-63). Ou encore devant Pilate (Mt 27,11-14). De telle sorte que, dans la passion de Jésus, c’est au silence de Dieu lui-même auquel nous sommes renvoyés[75].

Partis à la recherche des paroles du Christ, nous voilà ainsi reconduits à son silence, et par là au seuil de l’extinction de la voix divine.

VI. « Consummatum est »

Il n’y a plus rien à révéler : mais tout à écrire[76].

Je reprends le commentaire du chapitre vingt-deux de La Montée du Mont Carmel à l’endroit où je l’ai laissé. Jean de la Croix y présentait le Christ comme la Parole même de Dieu, non pas comme le porteur ou le transmetteur de paroles sur Dieu, à la manière des prophètes. Il est la Parole, autant par ses actes que par ses paroles.

Des paroles prononcées par le Christ, auxquelles Michel Henry a consacré un ouvrage entier, Jean de la Croix en retient une seule dans le chapitre qui nous occupe ; même pas une phrase, une seule expression : Consummatum est, traduction latine du grec tetelestai. Il s’agit là de la parole ultime du Christ selon l’Évangile de Jean (Jn 19,30).

Dans l’argumentation de Jean de la Croix, cette citation se trouve dans le paragraphe qui suit la prosopopée. Il s’agit d’une sorte de paragraphe-synthèse, s’agissant encore de répéter que, pour le croyant, il n’y a désormais plus rien à demander, plus rien à attendre de Dieu : « Il ne faut donc plus consulter Dieu de cette sorte, et il n’est pas nécessaire qu’il parle davantage, puisqu’ayant achevé de dire toute la foi dans le Christ, il n’a plus de foi à révéler ni n’en aura jamais plus[77] ». C’est alors que Jean de la Croix cite la parole du Christ : « Car lorsque le Christ dit en la † ces paroles : Tout est consommé, quand il expira, non seulement ces anciennes façons prirent fin, mais aussi toutes les cérémonies et coutumes de la vieille loi[78] ».

Parmi toutes les paroles attribuées au Christ, pourquoi Jean de la Croix retient-il celle-là ? Non seulement qu’est-ce qu’il veut dire par là, mais qu’est-ce qu’il fait en disant cela ?

Incidemment Jean de la Croix n’écrit pas le mot « croix » (cruz) pour introduire la citation de Jean. Qu’est-ce qu’il fait alors ? Il la dessine : il fait le dessin de la croix. Il n’écrit pas « croix », il trace une croix. Une trace rappelant celle que Jésus a laissée sur le sol dans l’épisode de la femme adultère, trace que l’édition moderne de La Montée du Mont Carmel a effacée pour la remplacer par le mot « croix ». Traçant la croix, Jean de la Croix se met à la hauteur des illettrés, des pauvres, des humbles ; il fait sien le langage de ceux qui ne savent pas écrire, qui ne savent pas lire, et qui ne sont pourtant pas exclus de la convocation évangélique. La kénose de la parole, c’est aussi cette chute du discours dans la simplicité du trait, en retrait de toute puissance, de toute maîtrise discursive. Le dessin de la croix apparaît évidemment en phase avec le langage de la croix dont parle saint Paul dans la Première lettre aux Corinthiens (1 Co 1,18-25).

La parole de la croix citée par Jean de la Croix — je le répète : la seule parole du Christ qu’il cite dans tout le chapitre vingt-deux de la Montée —, cette parole est donc : « consummatum est », tetelestai (Jn 19,30). Il s’agit d’une « parole étrange » remarque Brague : « […] même pas une phrase, mais un verbe isolé, dont on ignore donc le sujet, une déclaration sans contenu[79] ». Parole qu’il faut entendre comme l’écho ou le commentaire de ce qui fut, suivant les Évangiles synoptiques, la dernière parole du Christ. Comme on sait, selon les trois synoptiques, la dernière parole du Christ en croix n’est pas une parole, mais un « grand cri », une voie inarticulée (Mt 27,50 ; Mc 15,37 ; Lc 23,46). La dernière parole du Christ n’est pas une parole, mais un cri, une parole en deçà du sens : « Le dernier mot du Verbe n’a pas de sens. Ce mot n’est autre chose que voix, que son produit par les organes respiratoires d’un animal, au moment où celui-ci vide ses poumons[80] ». Prononcée, cette parole — « consummatum est » — vient clore la Révélation, en écho peut-être à la finale du récit de la création : « Dieu acheva au septième jour l’oeuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’oeuvre qu’il faisait » (Gn 2,2[81]). « Comment concilier l’ambition mystique avec cette sombre interprétation du Consummatum est ? », demande Baruzi, qui répond aussitôt : « Hautaine et majestueuse mystique que celle qui supprime un plan d’expérience lié, en fait, à la pensée mystique traditionnelle. Sourd à tous les prestiges, Jean de la Croix regarde la vision objective, celle qui ne frappe ni ses sens, ni son imagination, celle qui est lointaine et qu’il faut croire. Il s’ensevelit dans le silence et dans la nuit[82] ».

Cette réduction de la parole au souffle, au dernier souffle, c’est ce que j’entends par la kénose de la parole. Le dernier mot du Verbe n’est pas un mot, mais un silence (sous la forme d’un cri), un souffle — conséquence inéluctable d’une livraison totale, sans reste, de la Parole. L’abandon, c’est le don total. La grâce de la kénose n’est rien d’autre, peut-être, que le don de ce retrait. Don qui est aussi un re-trait, tout à la fois la chance d’un espacement et la chance d’une écriture, c’est-à-dire d’un commentaire qui soit encore autre chose que la répétition ou le redoublement de ce qui a été (déjà écrit).