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La figure a été faite sur la vérité. Et la vérité a été reconnue sur la figure.

Pascal, Pensée 826 (éd. Lafuma)

Dans son entreprise visant à définir une ontologie fondée sur la communion eucharistique, J. Zizioulas fait parfois appel à la notion de Corporate Personality[1] élaborée par H. Wheeler-Robinson[2]. Cependant, son usage de la notion exporte en quelque sorte le concept vers un domaine nettement ontologique pour exprimer le lien entre le Christ et les croyants dans la célébration des Saints Mystères, afin d’expliciter la constitution ontologique de l’Église comme communion trinitaire. Il semble tout naturel de s’interroger sur le bien-fondé d’une si forte extrapolation. Toutefois, notre interrogation ne porte pas directement sur l’oeuvre du Métropolite de Pergame, mais sur la notion même de la Corporate Personality. Et encore faut-il atténuer notre propos, car cette notion a trouvé des incidences immédiates dans le domaine de la christologie, à travers l’exégèse de la littérature paulinienne, comme si l’application obvie de cette notion vétéro-testamentaire était comme aimantée par les affirmations de Paul concernant le second Adam, le Corps du Christ et ses membres, l’Église[3]. De cet aspect, il ne saurait être question, du moins in recto, car nous désirons nous dégager, autant que faire se peut, d’une telle attraction plus ou moins contrôlée. Plus humblement, il ne s’agit que d’essayer de comprendre ce que dessine la figure littéraire interprétée comme Corporate Personality.

Pour ce faire, il convient en premier lieu de poser une remarque à valeur épistémologique, dont la source se trouve en Lc 10. Après avoir loué le Père pour avoir révélé son propre mystère aux tout-petits (Lc 10,21-22), Jésus, s’adressant aux disciples, les déclare bienheureux de voir et d’entendre ce que beaucoup de prophètes et de rois n’ont ni vu ni entendu (v. 23-24). Alors se lève un légiste. Sa question est claire : « Que [dois-je] faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » (v. 25b). Naturellement, pourrait-on dire, Jésus le renvoie à la Loi, puisque la question est de savoir quoi « faire ». Mais comme Jésus ne peut oublier que la racine de l’action juste et droite selon la Loi implique d’abord de l’écouter (Dt 4,1 ; 5,1 ; et surtout 4,4), la question par laquelle Jésus répond à son interlocuteur signifie autre chose que de trivialement lire ce qui est écrit, car, somme toute, avec un peu d’instruction, tout le monde lira la même chose. La question est d’abord d’écouter, donc de savoir lire. « Comment lis-tu ? », demande Jésus. De fait, la lettre est identique pour tous. Mais la manière de lire, l’attention qu’on lui porte, revêt cette lettre de chair, elle en fait une réalité bien vivante, jusqu’à devenir la matière de l’existence avec Dieu, en Lui et pour Lui.

Or cette attention n’est jamais neutre. Le légiste connaît les textes, sans quoi il ne serait pas ce qu’il est dit être, mais il veut « mettre à l’épreuve » (v. 25a) Jésus. En cas de réponse directe de Celui-ci, le légiste aurait beau jeu de saisir sur le fait une interprétation partielle, ou partiale, de la Loi, simplement par le choix du ou des texte(s) invoqué(s), ou du moins suggéré(s), qu’impliquerait la réponse. Si toute réponse révèle l’habileté du rabbi à bien choisir, donc à bien interpréter, elle révèle plus encore et du même coup le rabbi lui-même en dévoilant sa propre audition de la Loi. En le renvoyant à sa manière de lire, Jésus retourne la situation : ce n’est plus lui qui est mis à l’épreuve de la Loi, mais le légiste. C’est ce dernier qui doit se dévoiler en choisissant parmi d’infinies possibilités ce qui, pour lui, constitue le coeur de la Loi. Le choix opéré conditionne l’interprétation qui façonne l’intelligence des Écritures, laquelle, à son tour, amène le choix, selon un phénomène de cercle dit « herméneutique ». Puisque le légiste désire d’abord « faire » plutôt que d’écouter (ce qui n’exclut jamais qu’il faille faire, mais secondairement), sa lecture de la Loi, cachée dans le choix des textes (Dt 6,5 et Lv 19,18), révèle celui-ci à lui-même, en lui découvrant l’horizon sous lequel il lit, donc ce qu’il lui faut vivre dans sa chair : « fais ceci et tu vivras » (v. 28b). La manière de lire les Écritures est toujours conditionnée par l’horizon herméneutique sous lequel elles sont lues. Et cet horizon constitue un existential, un truisme depuis le travail de Gadamer[4].

Pour toute lecture de l’Ancien Testament, l’horizon est comme saturé par la foi en la Résurrection (ou par son absence), donc par le fait que nous sommes dits, et être en vérité, sauvés — ou pas. Si nous essayons de lire « dans toutes les Écritures » ce qui concerne Jésus (cf. Lc 24,27), la lecture ne peut s’exercer en vérité que sous la contrainte de son accomplissement hors de la lettre : Jésus est vraiment mort, et vraiment ressuscité (ou pas, tertium non datur). Et nous nous retrouvons dans une situation analogue à celle du légiste, devant choisir, donc interpréter. Avec une nuance de taille cependant : l’interprétation juste, définitive et plénière, est déjà donnée dans le corps vivant de Jésus. c’est-à-dire hors de la lettre, qu’elle soit nouvelle ou ancienne. La contrainte herméneutique se dénoue selon deux pôles : d’une part, la lettre ancienne est présente dans la nouvelle, et présente massivement, elle y est de plus interprétée avec justesse ; d’autre part, cette interprétation n’est pas neutre, existentiellement, car si elle met en jeu la vie de l’interprète inspiré dans l’interprétation qu’il transmet, notre existence y est tout autant impliquée. De sorte qu’il y a comme un double accomplissement de la lettre : d’abord dans le Corps de Jésus, et ensuite dans notre propre corps.

La question de savoir comment nous lisons les Écritures présuppose que nous consentions à les lire sous l’horizon de ce double accomplissement dont témoignent les Écritures, mais qu’elles ne contiennent pas, puisqu’il s’agit du corps de Jésus sorti vivant du tombeau, et du nôtre. Dans ces conditions, toute lecture de la lettre ancienne sera comme encapsulée par son interprétation dans la nouvelle, parce que celle-ci témoigne, post eventu, de son accomplissement déjà réalisé. Entre la lettre ancienne et la nouvelle se trouve placé un événement, le Mystère Pascal, qui fait l’unité des deux en les faisant passer constamment et réciproquement l’une dans l’autre. À cet événement se réduisent toutes les Écritures, mais elles ne l’enveloppent pas parce qu’elles n’en sont, l’une avec l’autre et l’une dans l’autre, que le témoignage — littéraire, convient-il de préciser. L’accomplissement de la lettre ancienne dans le corps de Jésus dont témoigne la lettre nouvelle a pour corrélat l’accomplissement de la lettre nouvelle et ancienne dans notre propre corps. Et c’est, précisément, dans ce second accomplissement que se joue la manière de lire toutes les Écritures, anciennes et nouvelles.

D’où l’importance capitale de savoir ce que signifie « notre propre corps ». Est-ce le corps individuel, le mien ? Ou un corps que l’on dira « commun » aux sauvés pour ne pas surcharger trop vite la signification de l’expression ? Le corps formé par les relations (organiques, structurelles, sociales, etc.) liant des corps individuels ? Ou encore un corps plus ou moins désincarné dont l’unité provient de la commune participation de chacun à un certain nombre de biens, ce que l’on nomme une « corporation »… Une telle combinatoire sémantique n’est pas exhaustive. Et si l’on ajoute à ceci que nous sommes membres (au sens d’être des éléments dont il faut déterminer le statut plus ou moins ontiquement dense) de l’Église, et que celle-ci est dite être le Corps du Christ[5], la signification que nous donnons à notre propre corps devient de plus en plus opaque en proportion de l’importance que nous accordons à la référence au Christ et à l’Église. Dénouer cet écheveau est tout l’enjeu de la question que Jésus retourne au légiste et qu’Il nous pose par la même occasion : comment lisons-nous la lettre ancienne ? Comment, plus précisément, lisons-nous cette littérature particulière qui semble nous donner un corps « commun » à travers la notion de Corporate Personality ?

I. Une ancienne notion et ses critiques

Dans un article daté de 1936, H. Wheeler-Robinson a proposé la notion de Corporate Personality pour rendre compte d’un certain nombre de phénomènes littéraires présents dans l’Ancien Testament. L’auteur emprunte l’expression à la loi anglaise : un groupement d’individus est doté d’une personnalité juridique et peut agir « comme un seul homme », et réciproquement, un seul peut agir au nom du groupe, et cette action engage le groupe tout entier comme chacun de ses membres. Du point de vue des Écritures, ceci peut rendre compte du fait qu’un groupe, passé, présent et futur, est représenté par un seul de ses membres — communément l’ancêtre éponyme. Le groupe existe dans le corps de cet homme. Comme un tel groupe n’est pas confiné à ses membres actuellement vivants, mais inclut les morts et ceux à naître, il est considéré comme « vivant pour toujours[6] ». C’est le lien du sang (blood-tie). Il est alors possible de dire que tout individu membre de ce groupe est ce groupe, au sens où ses actions sont celles du groupe, ou, en un sens moindre, que ses actions personnelles mettent en jeu le groupe. Ici, le texte fréquemment invoqué est Jos 7, l’exécution d’Akân dont le péché a mis en danger la vie de tout le peuple[7].

Pour caractériser la notion, Robinson propose quatre notes, liées les unes aux autres :

  • Le lien entre groupe et individu est aussi synchronique (Akân) que diachronique (« Jacob/Israël » est le peuple vivant), sur le modèle de la famille (cf. Am 3,1). Dans le rite funéraire, le mort est dit être réuni à ses pères, à sa parenté, à son peuple (Gn 25,8 pour une première mention). Ceci implique aussi que cette réunion temporelle se produise sur une « terre », physiquement, localement. Au-delà de cette solidarité familiale temporelle et géographique, le modèle d’unité permet de rendre compte de la doctrine de l’élection et « permet l’unité de l’histoire elle-même[8] ».

  • Il s’agit d’une conception « réaliste » : « La conception hébraïque n’est ni une personnification littéraire, ni un idéal[9] ». Comme le montre, entre autres textes, Dn 7,13 et 27, dans lequel le fils de l’homme (individu) est identifié au peuple des saints du Très-Haut, ou Jr 31,15-17, qui met en scène Rachel pleurant ses enfants, ce que Robinson commente ainsi : « Rachel pleure parce qu’elle est morte dans ses enfants[10] ». Ici, l’auteur invoque l’idée d’une conscience possédée par le groupe et distribuée/partagée dans tous ses membres. Le corpus paulinien fait une timide apparition avec un renvoi à 1 Co 12,12.

  • La marque particulière des transitions entre individu et société (groupe) est la « fluidité[11] ». Cette note caractéristique n’est ici référée à aucun texte biblique, curieusement — même si les fréquents passages du « tu » au « vous » et réciproquement que l’on trouve par exemple dans les textes législatifs viennent naturellement à l’esprit — mais s’appuie sur des élaborations anthropologiques (avec renvoi aux travaux de Lévy-Bruhl et Durkheim) ou sur la culture égyptienne (Wolf).

  • L’accent mis sur l’individu par des prophètes comme Jérémie ou Ézéchiel ne vient pas annuler la conception corporative. L’attention portée au peuple tout entier ne se dément pas. L’accent individuel et la perspective corporative coexistent. En fait, la religion qui se perçoit comme plus individuelle, ou plus individualiste, au fur et à mesure de son développement historique est « le produit de l’expérience religieuse individuelle des prophètes[12] ». Donc l’attention soutenue et durable envers le groupe perçoit celui-ci comme une sorte d’extension ou d’extrapolation de cette expérience à tout le peuple, moins cependant comme rassemblement d’individus que comme un tout vivant. Le fait que les prophètes continuent à s’adresser à un peuple dans leur prédication pour que ce peuple forme une communauté témoigne de la persistance de la conception corporative.

Par la suite, l’auteur illustre ces quatre notes caractéristiques selon trois champs :

  • La représentation de la nation par un de ses membres, en insistant sur le « réalisme » de cette représentation : le roi et le prêtre dans leurs attributions comme dans leurs fonctions, ou encore le prophète dans son histoire personnelle, sont le peuple ; ce qu’ils sont personnellement, le peuple l’est. Dans certains cas, la réciproque est vraie : ce qu’est le peuple, Gomer (Os 1 sq.) ou encore la femme volage/Jérusalem (Ez 16) le sont. Ce cadre permet de comprendre également la possibilité de la souffrance vicaire (cf. 2 Macc 7,37-38[13]). Au terme du développement apparaît la seconde mention du corpus paulinien, avec la citation de 1 Co 15,22.

  • La question du « Je » des psaumes. Qui est celui qui s’exprime en « Je » ? Un individu ? Un individu parlant au nom d’un groupe ? De tous ? La communauté elle-même ? Le fragment de communauté qui célèbre son Dieu pour toute la communauté ? En réalité, selon l’auteur, ces questions ne relèveraient que d’une mentalité moderne, mais n’auraient pas de sens selon la mentalité hébraïque. « Le fait est que la conception de la Corporate Personality […] résout l’antithèse aiguë (sharp) entre des vues collectives ou individualistes[14] ». L’individu passe dans la collectivité, et la collectivité passe dans l’individu de manière fluide, sans qu’il puisse y avoir de heurt entre l’un et l’autre. Il en va de même pour l’identité du Serviteur Souffrant dans le second Isaïe.

  • Le troisième champ envisagé est celui de la moralité. En comparaison avec la moralité grecque, la mentalité hébraïque, issue de la période nomade, associe justice et miséricorde dans l’unité de la morale et de la religion, unité qui « forme la figure la plus caractéristique de la religion d’Israël[15] ». Cependant, tout comme pour la troisième note caractéristique, aucun texte n’est allégué.

Ce n’est pas le lieu ici de faire l’histoire de la réception de cette notion. Elle le fut assez récemment par J. Mol[16], à la suite de J.S. Kaminsky[17]. Pas même de se livrer à l’exercice du status questionis : l’angle sous lequel nous désirons aborder la critique de la notion ne le rend pas nécessaire. Détaché de l’attraction du corpus paulinien, si l’on pose la question de savoir comment sont lues les Écritures pour mettre à jour la notion de la Corporate Personality, deux points sont à retenir.

Le premier concerne l’usage du paradigme juridique. Si cet aspect permet de comprendre comment un individu peut agir au nom du groupe et comment le groupe peut être représenté, réellement, dans l’action d’un de ses membres, elle restreint singulièrement le champ de la notion. De fait, la première remise en cause de cet aspect législatif [18] pointe le fait que toute la Loi, et sa mise en oeuvre concrète dans les épisodes narratifs, vise à punir le coupable et lui seul. Le passage de Jos 7,16-26, invoqué par Robinson à l’appui de sa thèse, tend précisément à dégager la faute individuelle. Akân, l’unique coupable, est mis à mort, et sont détruits avec lui tous ses biens : « […] ses fils et ses filles, ses boeufs, ses ânes, son petit bétail, sa tente et tout ce qui était à lui » (Jos 7,24). Selon Porter, l’application du paradigme juridique mettrait en cause la validité de la notion, bien qu’elle puise en lui une de ses racines majeures. L’auteur remarque de surcroît que la punition des fils pour la faute des pères ne relève pas d’une vision corporative, mais plus simplement du droit de propriété : la mise à mort du père et de son patrimoine entraîne la mort des enfants parce qu’ils sont un élément de ce patrimoine. En réinterprétant la Personality comme Responsibility (Kaminsky) la notion gagne en précision, mais perd une part de son domaine d’efficacité herméneutique, en excluant la réciprocité interne dans le rapport un/tous.

D’autre part, une fois amendée la perspective légaliste, une seconde série de critiques concerne le contenu psychologique, ou, plus largement, anthropologique, de la notion, auquel Robinson fait fréquemment appel. L’argument est simple : « […] il est douteux que Robinson aurait pensé à interpréter des parties de l’Ancien Testament en termes de Corporate Personality s’il ne fût en dette vis-à-vis des théories courantes[19] », à son époque, ajoutons-nous. Si ce socle anthropologique devient, scientifiquement, défaillant au regard de la science actuelle, il ne peut dès lors fournir aucun fondement pour donner à la notion un quelconque contenu psychologique. Remplacer les références anthropologiques de Robinson, jugées dépassées, par une théorie plus moderne, donc théoriquement mieux fondée scientifiquement, fut la tentative de Mol[20]. Reste que la question est de savoir si un tel contenu peut avoir un sens lorsque nous lisons les Écritures. La tentative (tentation ?) de donner à un phénomène littéraire un contenu anthropologique, quel qu’il soit, ne relève-t-il pas d’une méprise partielle, d’une manière de lire trop périphérique ? Ou trop actualisante ?

Ces deux points condensent une large part des objections faites à la notion de Corporate Personality/Responsibility. Cependant ils ont un point commun avec la théorie critiquée : les Écritures sont lues à partir d’un savoir théorique déjà constitué hors d’Elles et sans Elles. Ils relèvent d’un même horizon herméneutique, dont la question majeure pourrait être formulée ainsi : comment devrions-nous lire pour savoir de quelle manière nous comporter en homme moderne, responsable pour et de lui-même mais aussi pour et de la société ? Ne serions-nous pas alors face à une entreprise analogue à celle de notre légiste qui veut savoir quoi faire avant de faire lui-même l’expérience de la lecture ? N’interrogeons-nous pas les Écritures comme extérieurement selon un angle qui les rend partiellement muettes ? Superposer des conceptions anthropologiques (mais aussi philosophiques, sociologiques ou autres) aux Écritures ne revient-il pas à les mettre à l’épreuve comme témoignage du salut donné, par nature inouï ? Plus précisément, ne serait-ce pas une mise à l’épreuve du Christ Lui-même à qui l’on demande de supporter dans son corps de telles conceptions faites de main d’homme, alors qu’Il est, Lui seul, leur accomplissement ?

À ces deux champs d’objections, manque encore celui qui a toute chance de ruiner totalement la notion. Robinson pose comme principe que les textes qui peuvent être lus selon la notion de Corporate Personality ne relèvent pas de la figure littéraire de la « personnification ». Mais il s’agit d’un principe, et il est donc tout à fait loisible de partir du principe inverse. Lorsque le texte biblique fait parler ou agir la communauté en la représentant par un de ses membres, une lecture rigoureuse peut décider que ce type d’écriture est sans arrière-pays anthropologique, donc qu’il peut être convenablement compris sans en appeler à un tel arrière-fond. L’idée fut esquissée par Stanley E. Porter en montrant une structure, sinon identique, du moins parallèle à la notion de Corporate Personality dans l’histoire d’Oedipe[21]. L’objection de la « personnification » est reprise à nouveaux frais, radicalement, par A. Perriman[22] et développée par lui jusque dans la littérature post-biblique, ceci afin de préserver l’interprétation du corpus paulinien d’une notion qui lui serait largement hétérogène, comme le confesse l’auteur dès l’introduction de l’article. « Ce que nous savons du mode de penser (thought-world) des anciens israélites ne nous parvient pas dans une forme neutre et objective, mais est filtré pour une grande part à travers les mailles religioso-littéraires de l’Ancien Testament, de sorte que nous ne pouvons pas exclure (discount) un certain remodelage littéraire comme une éventuelle distorsion de la perception originale[23]. » « Ne pas exclure » est peu dire : il faut, pensons-nous, assumer jusqu’au bout le fait que le filtre est permanent et que le remodelage est partout. En lisant les Écritures, nous lisons de la littérature, dans laquelle transparaît non pas un mais des modes de penser, lesquels sont souvent formés à leur tour par l’expression littéraire dans laquelle ils se manifestent. Nous ne sortons pas du cercle.

L’objection de Perriman est massive, car elle enveloppe de droit toutes les expressions littéraires que peut revêtir la notion de Corporate Personality et dans tous les champs où elle pourrait être opérationnelle. Aussi semble-t-elle décisive, car elle interdit désormais de donner à cette notion un contenu positif (anthropologique, pour user d’un terme neutre à large spectre) qui serait autre que celui d’une figure littéraire, laquelle pourrait n’avoir d’autre vérité que d’être de la littérature. Cependant cette objection peut aussi se retourner sur elle-même sans rien perdre de sa force, pour peu que les Écritures soient lues pour Elles-mêmes, c’est-à-dire sans viser autre chose que ce qu’Elles proposent, l’annonce du Salut désormais donné, et, qui plus est, donné sous la forme la plus singulière qui soit, à savoir dans le Corps de « cet homme » (Ac 2,23), très exactement de « ce Jésus que ressuscita Dieu » (Ac 2,32). Nulle part ailleurs que dans l’attention à la lettre, la question de savoir comment elles sont lues ne se pose avec autant d’acuité.

La fluidité de la référence du « Je » psalmique, sa foncière ambiguïté dans les chants du Serviteur, la fluidité du passage entre « tu » et « vous » dans les discours de Moïse, les effets immédiatement communautaire d’une forfaiture individuelle (Jos 7), les effets individuels d’une forfaiture communautaire (Moïse encore, Dt 1,37 ; 3,26 ; 4,21), la permanence du péché des pères dans un fils qui en fait la confession (Ne 1,6), sont autant d’expressions littéraires qui mettent directement en question la manière dont nous lisons, précisément parce qu’elles sont avant tout des manières dont s’expriment les Écritures, donc des manières dont le Corps du Christ, celui de cet homme mort et ressuscité « sous Ponce Pilate », et à Jérusalem, s’exprime lui-même dans la lettre ancienne. L’ensemble de ces textes dessinent la figure « faite sur la vérité » (Pascal), qu’il nous faut à présent lire, à travers trois de ses éléments fondamentaux : Jos 7, la fluidité grammaticale du référent tu/vous, et la figure du Serviteur.

II. Les composantes d’une figure

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’épisode de la mort d’Akân fut invoqué comme un exemple net de la Corporate Personality, d’une part parce que son acte met en danger tout le groupe et d’autre part parce que sa mort est aussi la mort des siens et le salut du groupe. A contrario, on a fait remarquer que le récit relate une procédure juridique qui a pour but d’isoler le coupable du reste du peuple, et donc qu’il est seul dans sa mort, seul coupable et seul puni, ses fils et filles étant considérés comme faisant partie de ses biens. La mise en oeuvre de la Loi a un effet inverse de celui escompté par la notion en question, qui n’aurait donc plus aucune pertinence à ce niveau. La difficulté ici est que le récit est comme tronqué par les lectures trop pressées de mettre en valeur la Corporate Personality ou de la détruire, car seul est communément invoqué le court passage du jugement (v. 16-26).

Si l’on prend la narration dans son entier, l’épisode de la prise de Aï englobe les chapitres 7 et 8 — si l’on considère que la construction de l’autel (Jos 8,30-35) et l’inscription d’un « double de la Loi de Moïse » (v. 32) viennent clore la prise de la ville. La prise de Aï semble facile au premier abord, puisque deux ou trois mille hommes devraient suffire à sa conquête (Jos 7,3), alors qu’il faudra par la suite que « tous les gens de guerre » s’y engagent (Jos 8,1-3). La défaite est mentionnée en deux versets (v. 4-5). Elle eut pour effet de faire fondre et se liquéfier le coeur (sing.) du peuple (v. 5b). S’ensuit un dialogue entre Josué et le Seigneur[24], le premier se lamentant d’avoir passé le Jourdain, en termes similaires à ceux employés par d’autres qui regrettèrent d’être sortis d’Égypte. La réponse du Seigneur révèle à Josué la raison de la défaite : « Israël a péché ! Ils ont même transgressé mon Alliance que je leur avais prescrite et ont même pris de l’anathème » (v. 11). Tous les membres du peuple (« les fils d’Israël ») sont devenus un anathème (v. 12), qui ne cessera que lorsque l’« anathème qui est au milieu de toi, Israël » (v. 13) disparaîtra. Suit la découverte du coupable et la mise à mort d’Akân.

Le récit continue avec la prise de Aï mais, contrairement à la première attaque, la victoire est l’objet d’un engagement du Seigneur : « […] monte contre Aï ! Vois ! J’ai livré à ta main le roi de Aï et son peuple, sa ville et son territoire » (Jos 8,1). Non seulement le Seigneur s’engage, mais il se montre aussi chef de guerre en donnant à Josué l’astuce qui permettra la prise de la ville (v. 2c). Le récit de la conquête proprement dite s’étale du v. 3 au v. 25. La conclusion de cet épisode guerrier décrit le sort fait à la ville et à ses habitants, puis celui fait à son roi.

Avec le récit de la prise de Aï, commence le récit de l’entrée en possession de la Terre promise. Si nous considérons que la prise de Jéricho est une sorte de lever de rideau liturgique au récit de la conquête proprement dite, il s’agit de la première « vraie » bataille, de la première « vraie » saisie d’un pan de la terre promise par Dieu. D’où l’érection de l’autel et l’inscription d’un double de la Loi — en réalité d’un double du double de la Loi (cf. Dt 18,18). Or, au seuil du récit, la position du narrateur change de configuration. Jusqu’alors à peu près neutre quand il s’agissait de décrire la prise de Jéricho, ayant le même point de vue partiel que le lecteur, il devient brusquement omniscient au moment de commencer le récit de la conquête de Aï : « Les fils d’Israël commirent une infidélité concernant l’anathème : Akân […] prit de l’anathème et la colère du Seigneur s’enflamma contre les fils d’Israël » (Jos 7,1). Un tel incipit vide l’intrigue narrative de tout suspens : nous savons que Aï ne sera pas prise, nous en savons la raison, qui plus est nous connaissons le coupable. L’erreur stratégique provoquant la défaite n’a pas d’importance. Elle n’est que l’expression humaine de la colère du Seigneur découlant de la désobéissance d’Akân/« les fils d’Israël ». La colère du Seigneur rend le chef de guerre aveugle sur les moyens à employer pour la bataille. À cause de ce prologue, l’intrigue narrative bascule : il ne s’agit plus de savoir comment se passera la conquête de la ville, mais de savoir comment Israël va dénouer la crise interne annoncée. Une telle prise de parole du narrateur rend inutile tout engagement de Dieu. Nous savons d’emblée que la ville ne sera pas donnée, ce qui signifie, obliquement et dramatiquement, que le Seigneur pourrait ne rien faire pour son grand nom (cf. 7,9), abandonnant Israël à lui-même.

Mais l’omniscience (divine ?) du narrateur pose la vérité de la situation : même si le coupable est nommé, donc isolé du groupe, ce sont « les fils d’Israël » qui sont bel et bien accusés d’infidélité, et c’est contre eux, solidairement, que s’enflamme la colère du Seigneur. Et pour cause : ce n’est pas à des individus que la terre est donnée, mais aux descendants de Jacob/Israël. L’expression « fils d’Israël » indique-t-elle une unité d’existence entre Jacob/Israël et sa descendance, comme le veut la théorie, ou n’est-elle, somme toute, qu’une manière de parler, qu’il ne faudrait pas trop vite lester d’un trop grand poids interprétatif ?

Nous savons depuis Gn 50,7 sq. que Jacob repose déjà sur sa terre, celle que Dieu promit de lui donner (Gn 28,13). Ce fut réalisé post mortem grâce à Joseph. Mais cette terre est aussi promise à sa descendance, ce qui est en train de commencer. La lettre de la promesse faite en songe à Jacob disjoignait les deux réalités. Pour que la promesse soit remplie, littéralement, il faut qu’avec sa descendance Jacob, lui aussi, prenne possession de cette terre. Or son ensevelissement par Joseph ne fut pas une prise de possession. Pour que la promesse reçue ne soit pas mensongère, il lui faut une réalisation dans la chair, il faut que le don de la terre se produise de son vivant. Étant mort, ceci ne peut se produire que dans ses fils. Les ossements déposés par Joseph au champ de Makpélah (Gn 50,13) revivent, pour ainsi dire, ils se couvrent de la chair de ses fils. Interpréter ainsi ne revient pas à lire à travers le prisme d’un concept qui se superposerait à la lettre. C’est dire que la contrainte exercée sur notre manière de lire tient au seul fait que le Seigneur ne fait pas rien pour son Grand Nom comme pouvait le craindre Josué ; en d’autres termes, qu’Il demeure fidèle à la promesse faite à Jacob. Ceci n’est possible que s’Il la réalise dans et par sa descendance avec la conquête, quoique d’une manière inattendue, pour Jacob, mort depuis longtemps, et pour nous, qui avons pris acte de cette mort. Prendre la lettre à sa valeur faciale ouvre la possibilité, et sans doute aussi la nécessité, de faire appel à l’opération propre du Seigneur comme unique garant de la vérité de la promesse, même s’il nous faut au passage réviser les critères (anthropologiques, philosophiques, historiques, etc.) de sa véridicité. Il n’est pas question d’une quelconque continuité psychologique ou autre entre Jacob et sa descendance, mais uniquement et totalement d’une action que Dieu accomplit vis-à-vis de lui-même, pour Son Grand Nom. Seule cette action divine garantit la véracité d’une lecture qui saisit l’unité vivante de Jacob/Israël avec et dans ses fils.

Reste la seconde notation : Akân a pris de l’anathème, mais c’est bel et bien « les fils d’Israël » qui commirent une infidélité. La défaillance d’un de ses membres peut mettre tout un groupe en danger, réflexion triviale surtout en temps de guerre. Cependant une telle interprétation n’a que peu de sens, car le texte n’est pas écrit dans cette perspective. L’« infidélité à l’égard de l’interdit » dont se sont rendus coupables les fils d’Israël, et dont la culpabilité demeure, n’est pas une faute « technique » dans l’art de la guerre. L’infidélité ne peut renvoyer qu’à Dieu, et du même coup à son silence. Contrairement à ce qui se produit lors de l’attaque victorieuse (Jos 8,1 sq.), Il est muet, il est même absent de la narration, sinon en filigrane dans l’incipit. Il n’interviendra qu’en réponse à la plainte de Josué pour révéler ce que nous savions déjà : « Israël a péché » (v. 10). L’imputation de la faute d’Akân aux « fils d’Israël » (v. 1) par le narrateur, à « Israël » lui-même (v. 11) par le Seigneur relève-t-elle d’une figure littéraire ? Si l’on prend en compte les « trente-six hommes » (v. 5) morts lors de l’assaut manqué, nous avons quitté le domaine littéraire pour entrer dans l’histoire de chair et de sang. Cette imputation ne releva pas, pour eux qui en payèrent le prix, du simple art d’écrire ! Paradoxalement, la notion de culpabilité ne peut pas être traitée sur le plan strictement légaliste de la recherche du coupable sans y perdre son poids de chair et de sang. La mise en oeuvre de la Loi vise à dégager le coupable pour le punir lui seul, avec « tout ce qui est à lui » (v. 15). Mais il faut en même temps tenir compte du fait que la culpabilité, celle d’un seul, excède le cadre législatif, parce qu’elle est référée au Seigneur, donc au fait que l’infidélité d’un parmi les fils d’Israël met d’abord en danger Son Grand Nom, la mise en danger du peuple relevant des dommages collatéraux induits. La mort du coupable aura pour conséquence de rétablir la présence du Seigneur au milieu de son peuple, dans un premier temps par la parole qui révèle la raison de l’échec, dans un second temps pour confirmer par avance le don de la ville. Le lien qui unit Akân, comme individu, à tous les « fils d’Israël » ou à « Israël » ne relève que de cette présence divine. Il n’est pas « naturel », il n’a pas de contenu anthropologique antérieurement à, ou en dehors de cette présence vivante et active de Dieu. Quel qu’en soit le contenu intelligible pour nous, le lien n’est causé que par cette présence. Le type d’unité désigné par la Corporate Personality relève de la grâce, dont la culpabilité de tous à travers la faute d’un seul est la face inversée, dramatique. De ce point de vue, les circonstances militaires de la prise de Aï, dans la défaite puis dans la victoire, oeuvre du Seigneur puisque c’est Lui qui la donne jusque dans la manière dont Il la donne (c’est-à-dire l’astuce guerrière), inscrivent cette présence sur la terre, et, Dieu donnant la terre, dans la chair des « fils d’Israël »/« Israël ».

Le second élément probant, ou pas, de la théorie est la fluidité de la référence, tour à tour collective et individuelle, dont témoignent abondamment les textes législatifs du Pentateuque, dans lesquels la référence personnelle (« tu ») et la référence collective (« vous ») alternent fréquemment à l’intérieur d’un même verset[25]. Comme précédemment, les deux interprétations opposées trouvent un appui dans ces nombreux textes, en fonction de l’angle selon lequel ils sont lus. Que Dieu s’adresse à Israël à la seconde personne du singulier peut signifier que le peuple est perçu comme un tout unifié. Réciproquement, il est aussi possible qu’Il s’adresse à chaque membre de ce peuple, pris alors individuellement. Ainsi l’individu devient-il responsable[26], personnellement, de la Loi et de son application devant tous les autres, sa défaillance pouvant devenir celle de tous, à l’exception des cas de défaillance involontaire dus à une méconnaissance ou à une ignorance[27]. Dans tous ces cas, le référent demeure fluide. Avec un esprit quelque peu dialectique, il serait encore possible d’unifier ces deux lectures en considérant que ce que doit « faire » Israël doit aussi être « fait » par chacun, ce qu’exprime la seconde personne du pluriel, « vous » : chacun d’entre vous et tous, autant que vous êtes. Néanmoins par précaution herméneutique, il semble plus sage de considérer que nous sommes en présence d’une figure littéraire offrant tous les étages d’interprétation, plutôt que de la manifestation d’une possible conscience corporative.

En dehors de quelques occurrences délicates d’interprétation[28], cette fluidité demeure cantonnée au cadre législatif : « […] on peut aussi bien argumenter — quoique moins aisément prouver — que la confusion n’est ni anthropologique ni psychologique, mais d’une nature linguistique, apparaissant au niveau référentiel, de sorte que l’attention bascule de façon fluide et dans la majeure partie [des cas] sans conséquence, entre le groupe et l’individu[29] ». Cependant, il n’est pas sûr que le référentiel soit si neutre, si est pris en compte le fait qu’Israël n’est pas un peuple comme les autres peuples, mais « un peuple saint pour le Seigneur ton Dieu » (Dt 7,6)[30]. Ne peut-on pas envisager que ce fait, qui le distingue de tous les autres peuples, donne à l’expression de cette distinction dans la Loi une coloration particulière, voire unique ? « Vous êtes des fils pour le Seigneur votre Dieu […] Tu es un peuple saint pour le Seigneur ton Dieu » (Dt 14,1-2). Dans le cadre d’un peuple marqué par Dieu, distingué/séparé par Lui, la fluidité référentielle, loin d’être l’indice d’un basculement sans importance, ne pourrait-elle pas désigner la condition unique des membres de ce peuple : être fils du Seigneur pour constituer un peuple saint ? La filiation divine, apanage classique du roi (2 S 7,14), passe à tous les fils d’Israël. Mais avec ce privilège, passe aussi ce qui lui est connexe : les actes du roi sont ceux du peuple, son péché est celui du peuple, pour le malheur de tout le peuple[31], et sa descendance doit répondre de ses actes (2 S 21,1-14). Lors donc que le Seigneur donne sa Loi, c’est à des fils qu’il la donne, avec les implications de cette filiation au niveau du groupe, homologue à celle du roi. Toutefois, il faut prendre garde au fait que ce privilège n’est pas « naturel » : « […] tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » (Ps 2,7). Le don de la Loi crée le privilège d’être constitué et donc considéré comme fils. Ce privilège est un don, non une constitution anthropologique originelle. Les individus, devenant fils par et dans le don de la Loi qui les engendre à cette condition nouvelle forment ainsi un « peuple saint ». Mais ainsi seulement. L’organicité vivante du peuple relève de la grâce, et d’elle seule.

Mais il y a plus si l’on porte attention aux conditions narratives dans lesquelles ce don nous est conté. Ceci est particulièrement saillant dans le livre du Deutéronome. De fait, hormis quelques mentions sporadiques — dont le Décalogue (Dt 5,6-21) qui se trouve ainsi isolé des autres préceptes — l’annonce des préceptes positifs qui devront être observés à partir de l’entrée dans « le lieu de repos » (Dt 12,8) ne commence vraiment, dans leurs détails pratiques, qu’avec le chapitre 14, inauguré précisément par la double caractéristique : « fils » et « peuple saint ». Jusqu’alors, après le récit de la fin des pérégrinations qui amène Israël aux plaines de Moab (Dt 1 à 3), le texte se partage entre anamnèse et parénèse. Du point de vue narratif, tout le discours de Moïse contenu dans le livre se déroule « au-delà du Jourdain, entre Paran et Tophel, Laban, Haséroth et Di-zahab » (Dt 1,1), « là que mourut Moïse » (Dt 34,5 ; cf. Dt 3,27). Il y a une unité de lieu nettement circonscrite. Mais il y a aussi une unité de temps : « […] écoute, Israël, tu vas passer le Jourdain aujourd’hui » (Dt 9,1). Avec cette notation, le référent réel d’« Israël » devient trouble, car le peuple sur le point de passer le Jourdain est dit être non seulement celui que Dieu a fait sortir d’Égypte (Dt 4,20 ; 5,6), mais, mieux encore, celui qui a vu les merveilles « qu’a fait(es) pour vous le Seigneur, en Égypte, sous vos yeux » (Dt 4,34). Pourtant, à cause de la défiance radicale qui fit suite à une première exploration du pays, quarante ans auparavant, pas un homme de la génération sortie d’Égypte n’est vivant dans les plaines de Moab (Dt 2,15). « Israël » demeure inchangé comme peuple objet de la prédilection divine, malgré le renouvellement de la totalité de ses membres. Dieu est fidèle.

La narration du Deutéronome conduit à une structure symétrique à celle que nous avons déjà rencontrée pour Israël/Jacob prenant possession de la terre dans ses fils. « Ce n’est pas parce que vous étiez le plus nombreux de tous les peuples que le Seigneur s’est épris de vous et vous a choisis […] mais parce que le Seigneur vous a aimés » (Dt 7,7-8). L’unité du peuple que l’on peut qualifier d’historiale est un don du Seigneur, le fruit de sa dilection. Ainsi chacun peut dire, en vérité, « nous étions esclaves de pharaon en Égypte et le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte par une main forte » (Dt 6,21)[32], ce que l’on peut ainsi commenter : « […] dans tous les siècles, chacun de nous a le devoir de se considérer comme s’il était sorti d’Égypte[33] », à condition toutefois de se placer dans ce don et de le reconnaître comme don, actuel, car c’est « aujourd’hui » que se produit le don, « aujourd’hui » qu’Israël passe le Jourdain. Et reconnaître ce don comme tel, indépendamment de tout contenu psychologique ou anthropologique comme de toute évaluation simplement littéraire du phénomène linguistique par lequel il se révèle, fait intrinsèquement partie de la manière dont nous lisons.

Le cadre narratif du/des discours de Moïse implique une unité transhistorique du peuple, qui ne relève de rien d’autre que de la dilection divine et ne renvoie à rien d’autre qu’à elle. Ce(s) discours ont pour objet le don de la Loi. Mais la réalité pratique, telle que décrite narrativement, est pour le moins fluctuante. Un premier point à devoir être noté : les préceptes qui doivent être appliqués sur la terre dont Israël va prendre possession ne sont pas les mêmes que ceux pratiqués au désert (Dt 12,8), car « ce n’est pas avec nos pères que le Seigneur a conclu cette alliance, mais avec nous, qui sommes ici aujourd’hui, tous vivants » (Dt 5,3). Cette alliance, nouvelle ou renouvelée, est distincte de celle conclue à l’Horeb, résumée par le narrateur sous la forme du Décalogue, et distinguée par la structure narrative. Elle est donc a fortiori distincte de celle conclue avec Abraham (Gn 17,7 sq.). Cependant, cette nouvelle alliance, ratifiée « aujourd’hui avec toi, afin qu’Il t’érige aujourd’hui pour son peuple et qu’Il devienne ton Dieu, selon ce qu’il t’a dit et selon ce qu’il a promis à tes pères » est conclue, non avec « vous seuls, mais avec quiconque se trouve ici présent aujourd’hui […] et avec quiconque ne se trouve pas ici aujourd’hui avec nous » (Dt 29,12-14, qui vient clore les discours législatifs pour en donner la portée. Cf. Nb 15,15-16). La réalisation charnelle de la promesse faite à Abraham, Isaac et Jacob inclut les absents, ceux qui seront ici demain, ceux qui sont aujourd’hui là-bas, et ceux qui seront demain là-bas, au même titre que ceux qui ont été hier là-bas. Une telle fluctuation de l’alliance, dont nous avons noté le renouvellement après la prise de Aï, tient à ses deux composantes : d’une part la promesse faite aux pères qui relève de la fidélité de Dieu, d’autre part le fait qu’elle est toujours donnée et réalisée « aujourd’hui » pour et dans un peuple situé historiquement. L’alliance ne relève jamais d’un passé révolu, elle est par nature nouvelle, au sens où elle est toujours donnée « aujourd’hui », parce qu’« aujourd’hui » est le temps de la fidélité divine. Nous croisons ici la ligne prophétique. La loi ne peut être inscrite dans le coeur (Jr 31,33) que si elle a un caractère actuel, c’est-à-dire nouveau, absolument. Elle n’est éternelle que dans la fidélité de Dieu (c’est-à-dire son souvenir, Ez 16,60). Aussi la Corporate Personality n’est-elle de mise que dans cette nouveauté, et parce que l’Alliance la crée, nouvelle, aujourd’hui.

Il existe un troisième sujet débattu dans le cadre de la Corporate Personality, c’est la question du référent du « Je » psalmique, avec, comme point d’orgue, les chants du Serviteur dans le deutéro-Isaïe. Avec cette question du référent du « Je » psalmique apparaît une nouvelle donnée : la prière. Cette dimension joue à plusieurs niveaux.

Beaucoup de psaumes sont attribués à un « auteur », David dans la majeure partie des cas, mais aussi « les fils de Coré » (Ps 42, 44, 45, etc.), Asaph (Ps 50, 73, 74, etc.), Salomon (Ps 72, 128), Eytan l’Ezrakhite (Ps 88, 89), Moïse (?! — Ps 90), exceptionnellement un « malheureux » anonyme (Ps 102). De plus, parmi les psaumes attribués à David, un certain nombre comporte la mention des circonstances dans lesquelles le psaume fut composé (Ps 3, 7, 18, 34, 51-63, etc.), y compris la mention de la circonstance liturgique (Ps 30, 38, 70). Dans tous ces cas, l’Écriture, telle qu’elle nous est donnée, confère au référentiel un contenu de chair et de sang, assignant même parfois l’origine de sa rédaction à un moment précis d’une histoire personnelle. Cependant celui qui s’exprime en première personne, ou qui est dit tel par la suscription, est perçu comme étant plus que lui-même, par le simple fait que sa composition littéraire personnelle est recueillie par les Écritures dans un livret particulier. Aussi le psaume est-il par nature destiné à être répété par d’autres que son auteur, l’avenir de ce « Je » est d’être pris en charge par d’autres que son référent originel dans le cadre de la prière personnelle. Et réciproquement : avoir un tel avenir définit par lui-même le cadre communautaire de la prière. Nous ne traitons plus avec des réalités historiques, fussent-elles transmises dans une fiction littéraire qui en donne le sens, mais avec une réalité transhistorique, marquée par un point de départ — la prière individuelle (David ou Asaph) ou collective (« les fils de Coré ») — mais étant ou devant être répétée ou renouvelée au cours du temps. C’est le sens de la publication de tels textes dans un recueil et de son inscription comme tel dans les Écritures transmises jusqu’à « aujourd’hui ». Parce que le texte est recueilli donc transmis, la fluidité référentielle du « Je » est donnée indépendamment de sa source historique. « Je » peut être désormais n’importe qui, de droit comme de fait.

Comme pour les deux points précédents, l’interprétation de ceci n’est pas univoque : on peut tout aussi bien y voir une illustration de la Corporate Personality ; « Je » serait alors tout ensemble un homme bien précis et par la suite tous les hommes qui assumeront son texte, donc idéalement ou eschatologiquement tout homme. A contrario, on pourrait y reconnaître un caractère propre de toute expérience religieuse, irréductiblement personnelle et tout autant universelle. Mais cette plurivocité de l’interprétation ouvre à nouveau frais la question de savoir comment nous lisons, à travers cet autre fait qu’est la lecture elle-même : nous lisons, parce que nous sommes concernés, d’une manière ou d’une autre, parce que la diversité référentielle des « Je » qui s’expriment dans un grand nombre de pièces du recueil se trouve unifiée par et dans notre propre lecture, pour autant du moins que celle-ci se glisse dans le cadre génétique du recueil, c’est-à-dire la prière. En assumant dans ce type de lecture bien particulier qu’est la prière, en première personne, ce qui fut jadis composé également en première personne, nous répétons pour nous-mêmes la lettre qui le fut mille fois depuis l’origine du texte recueilli et publié. En nous/moi, l’Écriture est actuelle[34]. Mais il est impératif d’ajouter, ou de souligner, que cette actualité est intérieure aux Écritures, parce qu’existe en leur sein le « livre » des Psaumes. Car il y a une différence essentielle, par exemple, entre le Cantique de Moïse (Ex 15,1-18) et le Ps 90 qui lui est attribué : l’actualité du premier provient de la communauté qui entend et prie, aujourd’hui, les Écritures pour y trouver sa vie[35], tandis que l’actualité du second est inhérente aux Écritures : il fut choisi, parmi d’autres textes, et recueilli précisément en vue de cette actualité. Pour le dire autrement, les psaumes ne témoignent pas d’événements passés, quand bien même ils narrent un fragment d’histoire, mais ils sont l’inscription de ces événements dans une histoire actuelle, toujours actuelle dès que le Livre est ouvert par la prière. Ils en marquent la nouveauté absolue, dans le coeur du lecteur, pourvu du moins qu’ils soient lus comme ils furent recueillis. Sous un autre angle, nous sommes en présence d’une structure identique à celle de l’Alliance, ce qui se donne à lire dans une narrativité historique étant accueilli dans la transhistoricité des psaumes.

Une telle actualité relève du salut, qu’il soit espéré, confessé, ou bien encore objet de doute. La contrainte majeure grevant notre manière de lire relevée initialement, à savoir d’être soumise à la confession de foi, doit être mise en oeuvre dans la lecture des poèmes du Serviteur inscrits au livre de la Consolation d’Israël[36], sans toutefois quitter la lettre ancienne. Plus encore que pour le « fils d’homme », individu (Dn 7,13) et/ou « saints du Très Haut » (Dn 7,18 ; 27), le référentiel du Serviteur paraît double : dès la première mention du « serviteur » (Is 41,8 — le peuple), jusqu’à sa dernière (au singulier — Is 53,11), l’équivocité est de rigueur. Les deux types d’interprétation, collective et individuelle, formeront une sorte de ligne de partage entre commentateurs juifs et chrétiens : les premiers valoriseront la ligne collective, tandis que les seconds, à cause surtout du dernier poème (Is 42,13-43,12) vont privilégier la ligne individuelle (Jésus)[37]. Or, c’est précisément cette équivocité propre de la lettre qui pose de manière particulièrement aiguë la question de savoir comment nous lisons.

Une juste lecture doit partir d’un constat : Dieu seul s’exprime en première personne dans le livre de la Consolation[38], en dehors de deux références majeures — Is 49,1-5 (second chant du serviteur) et Is 50,4-9 (troisième chant). Or cette prise de parole en « Je » du serviteur semble pour le moins contradictoire avec ce qui est dit de lui lors de sa première apparition dans une configuration personnelle, car il « ne fera pas entendre sa parole » (Is 42,2b), et surtout avec le dernier (Is 52,13-53,12), majeur pour l’interprétation christologique, où il est dit « qu’il n’ouvre pas la bouche » (Is 53,7). S’agit-il d’un même personnage ? Ces deux occurrences d’un discours en première personne du serviteur, encadrées par le silence où il est dit demeurer, prennent place dans un cadre global défini par l’absence assumée d’un rédacteur qui prendrait la parole en première personne, sinon pour s’adresser au peuple afin que la parole de Dieu se fasse entendre (cf. par exemple Is 48,1), et qui donc laisse au Seigneur seul la faculté de dire « Je ». Ceci interdit toute assomption de ce « Je » par d’autres que le serviteur, contrairement aux psaumes. Il nous est donc suggéré d’approprier ces paroles à Celui qui seul s’exprime en première personne tout au long du livre. La fluidité du référentiel (une personne singulière ou Israël, voire le Seigneur Lui-même) n’en est pas pour autant supprimée, mais elle est désormais fondée à l’intérieur d’un basculement de la lecture qui se focalise dans l’acte divin du salut : « […] si tu fais de sa vie un sacrifice […] » (Is 53,10)[39]. Le silence du serviteur dans le premier et dans le dernier chant renvoie au silence du narrateur, qui en est le miroir. Il a pour unique but de laisser toute la place à la parole en première personne du Seigneur, celle qui s’est peut-être exprimée par et dans le serviteur lui-même dans le second et troisième chant. L’effacement final du serviteur, qui n’est plus que celui dont on parle, permet à cette parole de devenir potentiellement efficace, « il justifiera les multitudes » (Is 53,11), même si cette efficacité salvatrice universelle demeure conditionnelle, et ne peut être, in fine, qu’un acte divin. Cette ligne interprétative pourrait n’être qu’une parmi d’autres dans le champ d’une vision personnelle du serviteur, qui pourrait ouvrir au commentaire des passages du NT citant ces chants. Néanmoins, nous ne pouvons pas abandonner si vite l’autre aspect du serviteur, que la lettre, dès la première occurrence du livre, dit être « Israël » (Is 41,8), et qui pourrait se trouver comme redoublée dans l’hypothèse d’une assomption de la parole divine dans le second et le troisième poème. Le texte étant écrit sous le mode de l’inaccompli, il convient de garder en réserve cette seconde ligne interprétative.

III. Responsabilité personnelle et bénédiction

Dès l’introduction de l’hypothèse exégétique de la Corporate Personality, Robinson mettait en garde contre une sorte d’illusion d’optique : « […] il est assez faux de poser l’individualisme de Jérémie ou d’Ézéchiel comme antithèse directe à la conception [corporative] du groupe qui prévalait jusqu’alors. La conception du groupe demeure dominante, nonobstant les conséquences extrêmes du point de vue moral et [du point de vue] de la responsabilité religieuse qu’Ézéchiel dessine à partir de l’accent mis sur l’individu[40] ». De ce point de vue, prolongé par la critique moderne[41], l’affirmation de la responsabilité individuelle, dont le texte emblématique est Ez 18, n’efface pas l’ancienne perception corporative de l’existence, comme si la « découverte » de la conscience individuelle (si tant est qu’une telle expression ait un sens) par le prophète pouvait être un progrès historique vers ce que notre époque moderne, après Kant, tient pour le bien suprême : l’individu autonome. Les Écritures laissent coexister les deux modes, non seulement dans l’unité créée par la reliure du Livre due au rédacteur final (c’est-à-dire l’Église), mais aussi synchroniquement, y compris dans un même corpus littéraire. Elles sont comme les deux faces d’une même réalité.

Certes, contre toute perception corporative de la responsabilité, la justice exige la punition du coupable, et de lui seul : « […] c’est celui qui pèche qui mourra » (Ez 18,4b. Cf. Dt 24,17). Mais il faut immédiatement corriger en remarquant que l’avertissement est donné à la « maison d’Israël », car c’est elle qui est, tout entière, menacée de mort (Ez 18,30b-32), en raison de son histoire qui n’est que l’histoire d’une idolâtrie continuée, de génération en génération (Ez 20). La dernière génération en date, celle à laquelle s’adresse le prophète, ne porte pas le péché des pères ; elle n’est pas mourante à cause du péché des pères, depuis ceux qui étaient en Égypte jusqu’aux déportés, mais à cause de son propre péché, actuel, qui profane le Saint Nom. La souillure d’Israël ne cessera que lorsque « J’agirai avec vous en considération de mon Nom et non pas selon vos voies mauvaises et vos actions corrompues, maison d’Israël » (Ez 20,44). Dieu seul peut faire en sorte que la maison d’Israël quitte ses voies mauvaises pour se montrer Lui-même « saint aux yeux des nations » (Ez 20,41) par la régénération de la maison d’Israël, tout entière donc aussi en chacun de ses membres. Mais Lui seul peut agir et agit de fait, et uniquement en considération de Son Nom.

L’accentuation de l’aspect personnel de tout péché en Ez 18, avec la punition, personnelle, qui lui est connexe, ne fait que renforcer et approfondir la question lancinante et dramatique des Écritures : puisque seul est puni le coupable, pourquoi Israël, comme peuple saint, est-il constamment en danger de mort ? La pratique juste et sainte de la Loi sur la terre donnée par Dieu est-elle possible, vraiment, quand l’histoire dément jusqu’à « aujourd’hui » une telle espérance ? Moïse meurt devant la terre objet de la promesse et la Loi n’y entre pas, pas plus que lors du retour des exilés : « Seigneur, Dieu d’Israël, tu es juste car nous subsistons comme un reste de réchappés, aujourd’hui même. Nous voici devant toi avec nos offenses, et on ne peut subsister ainsi devant ta face » (Esd 9,15). La faute des pères est portée par les fils, parce que les fils réitèrent pour eux-mêmes la faute : « […] moi et la maison de mon père, nous avons péché » (Né 1,6). La dramatique du Salut n’est pas réductible à la coexistence ou à la synthèse de deux types de théologies morales ou sociologiques dans les Écritures, l’une collectiviste et l’autre individualiste, elle est affaire de chair, de souffrance. Mais plus encore d’initiative divine dans le désir divin de salut pour toutes les nations qui sont sous le soleil.

D’une certaine manière, toute la littérature tournant autour de la Corporate Personality est symptomatique, au sens clinique de ce terme, d’une manière de lire. Les Écritures nous découvrent une histoire tissée tout du long par le péché, donc toujours située sous l’horizon de la faute et de la punition. Il est normal, dans ce cadre, de n’y lire que l’ajustement tenace de Dieu à ce(s) péché(s), constant(s), qui entache(nt) toujours tout être vivant venant en ce monde. L’usage de la notion « corporative » fait elle-même partie de cet ajustement, dans une lecture qui tente de comprendre le lien entre le péché d’un seul et la punition de tous. Mais la question première tourne toujours autour de la justice de Dieu : est-il juste de faire mourir le saint avec le pécheur ? Certes non, mais le fait demeure, mystérieux et paradoxal, depuis « le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie » (Lc 11,51)… jusqu’à « aujourd’hui ».

Cependant cet horizon qui détermine notre manière de lire peut être inversé. Nous pouvons lire non plus en fonction d’une histoire de péchés et d’infidélités, mais en fonction de la bénédiction et de la fidélité de Dieu. Si la faute est punie sur les fils, avec ou malgré les correctifs apportés par Ézéchiel, le Seigneur « garde l’alliance et la grâce jusqu’à mille générations pour ceux qui l’aiment et gardent ses commandements » (Dt 7,9. Cf. Ex 20,6). La grâce est disproportionnée par rapport à la punition (Dt 5,9, « trois ou quatre générations », soit de l’Égypte à l’entrée sur la terre donnée). La bénédiction est incommensurable, parce que si Dieu ne demeurait pas fidèle pour mille générations à l’Alliance faite avec Abraham, nous n’en serions pas à lire les Écritures. Mais elle demeure invisible tout au long des Écritures (anciennes), parce qu’elle n’entre pas, ou ne parvient pas à entrer, dans la chair et le sang d’un homme et/ou du peuple.

Cette incommensurabilité se donne à lire, quoique paradoxalement, dans l’épisode de la destruction de Sodome et Gomorrhe (Gn 18,16-19,29). Le plaidoyer d’Abraham pour que le juste ne meure pas avec le méchant s’arrête à dix. Or il n’y a pas dix justes à Sodome, puisque le rédacteur prend bien soin de nous dire que toute la population se presse à la porte de Loth, « depuis le jeune homme jusqu’au vieillard » (Gn 19,4). À Sodome n’habite qu’un seul juste, Loth, et encore est-il un étranger. Dieu se révélera juste, car Loth ne mourra pas avec les pécheurs. Mais nous avons ici une image inversée de la bénédiction, car si le juste est sain et sauf, Sodome est détruite. Il s’agit encore d’une justice à l’aune du péché. L’incommensurabilité de la bénédiction ne se révèle qu’en creux, dans le manque d’audace d’Abraham : pour un seul juste, Dieu eut justifié tous les habitants de Sodome. Du moins ne fussent-ils pas morts. Parce que Loth doit la vie à Abraham (Gn 19,22), la logique extrême de l’incommensurabilité de la grâce à laquelle Abraham fut conduit sans qu’il y parvînt, qui veut qu’il n’en soit pas du juste comme du méchant devant la mort, eût amené plus que la vie du juste : le salut de tous les méchants. La logique du péché où demeure Abraham dans son marchandage, à laquelle s’adapte la logique divine, implique la recherche et la punition du coupable et de lui seul, pour que la maison d’Israël (sur)vive ; tandis que la logique de la grâce n’implique que l’existence du juste, d’un seul juste, pour la vie des pécheurs, de tous les pécheurs. De surcroît, une telle existence, celle du Juste, n’est pas réductible à être l’« alliance du peuple », une alliance qu’il serait lui-même dans sa chair et non plus scellée par une promesse ou par la pratique juste de préceptes sur une terre donnée, parce qu’elle n’est pas réductible aux dimensions d’Israël sous peine de limiter l’incommensurabilité de la bénédiction. Cette existence doit être plus encore « la lumière des nations » (Is 42,6), la justification des multitudes (cf. Is 53,11). Cette extension absolue de la logique de la grâce constitue le second aspect de la disproportion qu’introduit la bénédiction. Tel est le renversement majeur auquel doit se livrer notre manière de lire pour y découvrir une nouvelle face de la Corporate Personality.

Une telle dimension charnelle est bel et bien présente dans l’existence des prophètes. Moïse se voit refuser l’entrée sur la terre où il a guidé le peuple rétif à la Loi, « à cause de vous » (Dt 1,37 ; 3,26 ; 4,21). Les déboires conjugaux d’Osée ne sont une image que pour nous, lecteurs, non pour lui, car il s’agit bel et bien d’une douleur dans sa chair d’homme. La mort de son épouse, celle qui charme ses yeux, sans qu’il puisse en porter le deuil (Ez 24,15 sq.) n’est pas une image pour Ézéchiel, mais une véritable peine dans sa chair. Dans ces cas, la Corporate Personality n’est plus une notion exégétique, elle est un douloureux pâtir. La manière dont nous lisons les Écritures ne peut faire abstraction de cette unité de chair et de sang que le prophète réalise en lui-même avec le peuple auquel il est envoyé, souvent à son corps défendant. Mais quoi qu’il en soit de ses propres drames, le prophète ne peut que porter la parole qui peut sauver, il n’est pas lui-même cette parole. Quel qu’il soit, il ne vaudra jamais mieux que ses pères (1 R 19,4). Par conséquent, l’incommensurabilité de la bénédiction ne peut passer par lui. Il n’en est que la voix. Touché dans sa chair, son existence est « corporative », puisqu’elle est celle du peuple saint. Mais le peuple saint n’hérite pas de lui, il ne le peut, car lui-même n’est pas l’héritier, le juste justifiant les multitudes.

IV. La figure et la chair

Notre lecture n’eut de cesse que de dépouiller, autant que faire se peut, l’ancienne notion de Corporate Personality et les critiques qui lui furent faites, de toute conception extra-biblique pour tâcher, autant que faire se peut, de reconnaître la vérité sur la figure (Pascal). « La Loi de Moïse, les prophètes et les psaumes » (Lc 24,44) composent ensemble la matière de la résistance à toute pensée faite de main d’homme qui pourrait éventuellement remplir la figure que dessine la Corporate Personality, tel que serait un fonctionnement législatif, un contenu anthropologique, une opération littéraire, etc., lointainement l’oubli d’un Dieu qui fait toutes choses « nouvelles ». L’ancienne notion exégétique est une figure contenant en propre la révélation de l’endurance de Dieu dans sa grâce surabondante, tout en manifestant son impossibilité à être comblée ou rendue parfaite par autre chose que Son Corps. Mais dire que seul Son Corps peut combler la figure, ce n’est pas donner une signification à celle-ci et la clore ainsi sur elle-même, définitivement. S’il n’y a pas, parce qu’il ne peut pas y avoir, un véritable contenu assignable à la figure, c’est qu’en réalité, déployée par et dans le concept de la Corporate Personality, elle demeure elle-même une promesse, un pur signifiant dont le vide sémantique, créé par les Écritures qui la dessinent, manifeste la résistance du lecteur, de tout lecteur, à assumer le double commandement de la Charité dans son propre corps, « jusqu’au bout » (eis telos — Jn 13,1). En ce sens, l’extrapolation ontologique que lui confère le métropolite de Pergame semble largement justifiée.

Nous avons noté que la question posée par Jésus au légiste impliquait notre propre corps de chair dans la réponse. La question n’est plus désormais de savoir ce que signifie le corps, mais de savoir ce que signifie le fait qu’il soit nôtre. En donnant à la figure sa chair d’homme, Jésus fait exister concrètement l’unique et réelle Corporate Personality, en ce sens qu’Il crée tout à la fois l’unité d’un seul corps et la multiplicité des personnes qui sont, chacune, ce corps. Le concile de Chalcédoine en fournira la traduction dogmatique : « […] homoousion èmin ton auton kata ten anthrôpotèta » (« le même consubstantiel [42] à nous selon l’humanité »).

L’accomplissement de la figure dans la chair de Jésus ne ressortit pas à la figure elle-même, parce qu’elle ressortit à la Révélation. L’unité vivante, actuelle, ou mieux, l’unique existence, en un seul corps, de Jésus et de tout baptisé dans toute l’histoire, plus lointainement de tout homme[43], telle que Paul la développera, ne relève pas de l’actualisation théologique d’une « mentalité » vétéro-testamentaire mais de la Révélation, de la nouveauté absolue dans laquelle la figure est « aujourd’hui » révélée comme figure, parce qu’elle est « aujourd’hui » rendue parfaite par et dans le corps de Jésus. Ainsi se révèle la signification du corps qui est nôtre, d’être précisément le Sien propre. Toutefois, ce n’est vrai, parfaitement mais « aujourd’hui », que dans le sacrement, non dans l’effort qu’il nous reste à accomplir pour lire et faire à sa manière. De plus, la figure n’est pas figée dans un événement du passé, le Mystère Pascal, parce qu’en rigueur de terme il n’est pas « passé », mais surtout parce que l’endurance du Fils dans la chair de la figure ne la clôt pas comme figure, mais tout au contraire l’ouvre à ce qui est le propre de toute figure : sa destinée eschatologique. Révélée dans sa chair de figure, comme aussi dans la nôtre, elle ne peut avoir d’autre fin que sa consommation finale, « quand Dieu sera tout en tous » (1 Co 15,28). Ainsi seulement peut être close, parce qu’accomplie en perfection, la figure que l’on nomme Corporate Personality, quand l’unité qu’elle promet se trouve de fait accomplie au-delà de tout accomplissement. Tel est l’avenir — théologique — non plus possible mais certain d’une ancienne notion exégétique.