Corps de l’article

Paru au tout début de l’année 2008, Paul Ricœur. De l’homme faillible à l’homme capable s’articule autour d’un thème persistant dans l’œuvre de Paul Ricœur depuis Soi-même comme un autre (1990), soit la capacité de la philosophie à rendre compte de l’action du sujet. Gaëlle Fiasse, professeur à l’Université McGill et spécialiste en éthique grecque et contemporaine, s’est entourée de Jeffrey Andrew Barash, Jean Grondin, Richard Kearny, Johann Michel et Alain Thomasset afin de retracer le passage d’une philosophie de la culpabilité vers une reconsidération intégrale des « capacités » de l’homme agissant et souffrant. Ricœur lui-même, plutôt préoccupé à la fin de sa vie par la question du bonheur, a avoué vouloir analyser en dernière instance les différents degrés de cette capacité. Loin de vouloir clore la discussion, les participants de l’ouvrage reprennent à leur compte le chemin ouvert par Ricœur et témoignent de la portée féconde d’une œuvre moins hétérogène que le lecteur pressé pourrait être porté à le croire.

À la racine de ce soi dont Ricœur cherche à comprendre la constitution, il apparaît impératif de souligner la persistance d’une inépuisable potentialité du bien qui ne pourrait en aucun cas se voir reconduite au mal originaire (absence de bien). Comme l’attestent ses nombreuses réactualisations de l’éthique téléologique aristotélicienne, Ricœur demeure convaincu que le fond de l’homme est bon, lui qui est appelé à vivre une « vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes ». Si l’homme verse — par malheur — dans le mal, seule l’action peut renverser cette tendance et ainsi ouvrir un domaine qui la transcende, c’est-à-dire la possibilité de pardonner la faute. Ainsi, comme l’affirme Fiasse dans l’introduction de l’ouvrage, « l’être humain n’épuise pas son être dans l’action mauvaise » (p. 11). C’est, nous l’aurons compris, vers une analyse des différentes modalités du « je peux » que conduisent ces différents essais.

Tout comme l’être pour Aristote, on sait que le soi analysé par Ricœur se décline de plusieurs façons. Pourtant, un invariant demeure : le soi est fondamentalement « éthique ». Qu’est-ce à dire ? Écartelé entre le caractère faillible de son ethos et son potentiel originaire de bien, le soi est déposé — plus encore qu’il ne se pose — à l’intérieur d’une tension entre le bon et le juste, ou pour inscrire la problématique dans le cadre d’un débat contemporain, entre « une éthique communautarienne contextuelle et une éthique procédurale formelle » (p. 12). À l’image de ce soi qu’il analyse à partir d’une posture médiane, Ricœur lui-même se fait médiateur à l’intérieur de ce débat important ; c’est du moins la position soutenue par Alain Thomasset. Son essai cherche plus particulièrement à resituer l’appropriation d’Aristote dans les domaines de l’éthique, du récit et de la métaphysique, en soulignant l’affirmation originaire du bien pour l’homme. La téléologie aristotélicienne — qui constitue, avec la déontologie kantienne, la structure d’articulation de Soi-même comme un autre — permettrait selon lui d’arbitrer ce débat entre éthique contextuelle et éthique formelle. Toutefois, la part véritablement originale de cet article revient à sa tentative de retourner au débat éthique initial en prenant le détour de l’ontologie, afin de penser cette fois l’autonomie du sujet devant sa dimension religieuse.

Il faut d’abord remarquer, [nous indique Thomasset,] au sens fort du terme, la conjonction originale, dans la tentative de Ricœur, entre le déploiement de l’éthique interpersonnelle et une recherche ontologique inspirée par une herméneutique du soi. Si attestation de soi et injonction par l’autre restent profondément unies, cela signifie que l’attestation ontologique par excellence qui se manifeste dans l’agir éthique de l’homme […] est d’emblée habitée par l’interpellation de l’Autre, dans sa diversité (le monde, autrui et la conscience) (p. 111).

Puisque Soi-même comme un autre s’arrête justement sur l’indétermination finale de cet Autre, et sur le refus méthodologique de reconduire cette aporie à la sphère religieuse[1], il n’en demeure pas moins qu’entre l’« être-enjoint » — troisième déclinaison de la structure de l’ipséité comme altérité — et le « sujet convoqué » par le texte biblique, il s’établit ce que Thomasset nomme, dans une langue éclairante, une « convenance réciproque » (p. 113). Cette convenance réciproque permet de penser la dialectique entre la loi de l’amour divin qui commande et l’autonomie qui détermine l’agir humain. Ce retour de l’injonction sur l’autonomie est responsabilité : c’est en ce sens qu’il est finalement possible de parler de théonomie

Pour Ricœur, l’intention éthique ne peut être séparée d’autrui ni de ce qui détermine les conditions de l’agir en commun ; c’est pourquoi la troisième structure de l’ipséité analysée par Thomasset (la voix de la conscience — Gewissen) n’épuise jamais totalement l’altérité comme dimension constitutive de l’ipséité. En ce sens, le statut précisément ontologique de ce que Ricœur nomme les « institutions » reste plus difficile à décrire ; c’est à cette tâche que répond en partie Jeffrey Andrew Barash en proposant une modalité originale de constitution de l’identité à partir d’une assise essentiellement politique. Toujours inscrite à l’intérieur d’une communauté, l’identité peut-elle être définie comme identité collective ? S’il s’avère possible de le faire, quelle part constitutive de ce déplacement revient à la mémoire ? Là encore, la position de Ricœur est médiane : entre l’atomisme individualisé de Locke et l’« Esprit du peuple » (Volkgeist) cher à Hegel, une zone intermédiaire de cohésion sociale naîtrait à partir d’une sagesse pratique commune. Tout le défi de Barash repose dans la tentative de penser cet espace sans reprendre l’intégralité de l’analyse de la phronêsis par Ricœur ; il s’agit plutôt, selon lui, de vérifier si la « notion de sagesse pratique, qui sert à dégager, dans Soi-même comme un autre, les contours d’une identité plurielle, [est] en mesure d’éclairer le statut collectif de la mémoire » (p. 21). Cette sphère de la mémoire collective, « qui se situerait entre les deux extrémités d’une mémoire simplement personnelle et d’une mémoire collective érigée en substance » (p. 33) pourrait être pensée autrement, nous indique Barash. L’enjeu suivant consiste donc à mener une analyse serrée de l’ethos aristotélicien, tel que présenté dans le chapitre 8 du livre II de la Politique, c’est-à-dire un mode de vivreensemble qui ne peut se constituer que dans un réseau symbolique serré naissant après une longue période de temps. La force de cet essai pourrait bien être de penser cette détermination temporelle de l’ethos collectif sans pour autant perdre sa spécificité contextuelle. Séduisante, cette thèse n’en demeure pas moins qu’exploratoire, car aucune conclusion précise ne semble retenue. On reconnaîtra que l’essai épouse l’écriture même de Ricœur, qui refuse la clôture du texte en préférant cultiver une tension entre l’aporie et le projet philosophique.

En insistant ainsi sur la constitution du soi par et dans sa dimension sociale, force nous est de constater que l’ensemble de l’œuvre de Paul Ricœur demeure une réflexion sur l’impossible immédiateté de soi à soi. La culture apparaît non seulement comme la troisième composante de la visée éthique (vivre une vie bonne avec et pour les autres à l’intérieur d’institutions justes), mais comme la surface de projection de la compréhension du sens, ce qui concerne le soi au premier chef. Bien que soumis à l’histoire, vecteur de signes, l’être humain n’y est pourtant pas emprisonné, puisque la capacité d’agir le porte au-delà de l’être-affecté-par-l’histoire. Plus qu’un simple tableau comparatif, l’essai de Jean Grondin offre de repenser l’herméneutique du soi ricœurienne comme essentiellement déterminée par l’histoire, tout en soulignant quels seraient les défis pour une phénoménologie de l’homme capable. La constante comparaison avec l’herméneutique gadamérienne — fil d’Ariane du texte — conserve l’avantage pratique de relever la spécificité de la pensée de Ricœur tout en offrant un résumé de l’œuvre de Gadamer ; en ce sens, le point d’ancrage de ces herméneutiques pourrait bien être, nous dit Grondin, l’historicité de l’être. Toutefois, si l’historicité est élevée au statut de principe herméneutique dans Vérité et méthode, Ricœur est plus prudent sur ce point ; Grondin nous rappelle que l’agir humain ne se tire pas, pour Ricœur, d’une Histoire anonyme, mais bien de la volonté d’action, réfléchie par « l’initiative, la distanciation et l’appropriation réflexives » (p. 57). Puis, sur le plan de l’ontologie, une comparaison serrée des deux auteurs permet de relever que l’herméneutique de Ricœur est moins celle d’une condition langagière où l’homme pourrait seulement être compris comme être de langage, qu’une herméneutique du langage comme capacité, ou plus radicalement comme condition sine qua non d’une ontologie (car l’homme peut parler et se raconter). Le projet de Grondin recoupe ici sa propre lecture des deux auteurs : selon lui, une ontologie effectivement radicale est possible pour l’herméneutique, « où les interprétations sont reconduites à l’être même, lequel peut aussi les invalider » (p. 61). Si, là encore, l’ouverture de l’essai invite à resituer l’ontologie dans l’herméneutique de façon à ouvrir la réflexion, le caractère conclusif, quoique optatif, du texte renvoie davantage à la comparaison explicite et irréductible des deux auteurs, véritable objet de la réflexion : reprenant ainsi un geste cher à Ricœur, Jean Grondin nous invite à concevoir l’herméneutique comme un dialogue entre les deux auteurs.

L’essai de Johann Michel tente aussi pour sa part un dialogue, mais cette fois l’interlocuteur est plus surprenant : il s’agit de Michel Foucault. Surprenant, puisque ce dernier n’a jamais vraiment dialogué avec Ricœur et refusait systématiquement de reconduire sa pratique philosophique au structuralisme, à la phénoménologie ou à l’herméneutique. Pourtant, il est maintenant connu que Foucault réorienta vers la fin de sa vie sa pensée vers une thématique centrale qui préoccupait aussi Ricœur, mais de façon beaucoup plus diffuse, soit la question du souci de soi[2]. Pour Foucault, la philosophie ferait progressivement l’économie du souci de soi comme condition d’accès à la vérité — grosso modo à partir de Descartes ; la spiritualité, soit la capacité du sujet à se transformer dans le projet d’atteindre la vérité, serait, selon Foucault, évacuée des conditions de possibilité de la connaissance au profit du gnôthi seauton de Socrate. Cela n’implique aucunement que la philosophie morale du sujet soit pour toujours oblitérée ; la philosophie en fera seulement l’économie dans sa quête de connaissance, bien que le principe soit réalisé in concreto dans certaines formations pratiques. Le premier objectif de Johann Michel est donc de vérifier si ce divorce entre le « prends soin de toi » et le « connais-toi toi-même » est véritablement permanent, pour ensuite déterminer si l’anthropologie ricœurienne demeure une tentative de réintroduction de la condition spirituelle d’accès à la vérité. Même si Ricœur n’affirme pas d’emblée qu’il soit nécessaire de développer une véritable ascèse pour en arriver à se connaître (et ainsi connaître le monde), reste que son œuvre entière donne pour tâche au sujet de s’éloigner de soi pour ensuite y revenir dans une plus grande transparence ; le sens de la médiation recouvre de ce fait celui de la transformation de soi, entendu comme pouvoir et capacité. Le but premier de cet essai comparatif est donc de resituer la part de « spiritualisation » de l’herméneutique du soi (ce qui implique d’emblée une réflexion sur la spiritualisation de la philosophie analytique) en regard de la préoccupation de Ricœur pour la méthode de déchiffrement du sujet — technique reconduisant à ce que Foucault aimait nommer des « technologies de soi ». En dernière instance, c’est peut-être toutefois vers une confrontation de la présence du souci chez Heidegger et Lévinas que l’essai nous mène, plutôt que vers un réel dialogue entre la signification du souci de soi pour Foucault et son existence en palimpseste chez Ricœur.

La spiritualité est aussi à l’honneur dans l’essai de Gaëlle Fiasse, mais dans un sens bien différent de son acception foucaldienne. La coordonnatrice de l’ouvrage prolonge la réflexion de Johann Michel en insistant sur le rapport à autrui dans la constitution du rapport à soi, mais cette fois à partir des notions de réciprocité, de gratuité et d’asymétrie, dans une solide relecture de l’interprétation de la règle d’or biblique par Ricœur. Si la règle d’or ne conduit pas nécessairement à la réciprocité nous dit Fiasse, de même elle ne peut pas se voir épuisée par la définition « bilatérale » de la justice. En replaçant son analyse à l’intérieur de la dialectique entre téléologie aristotélicienne et déontologie kantienne, Fiasse montre bien le rôle médiateur de la règle d’or entre ces deux pôles éthiques structurant l’ensemble de Soi-même comme un autre. S’il demeure impossible de faire l’économie de l’asymétrie dans l’interprétation de la règle d’or, de même l’asymétrie s’impose aussi, selon Fiasse, dans le thème du pardon. Le second développement de l’essai tâche donc de thématiser le fond normatif de réciprocité sur lequel repose l’attente vis-à-vis d’autrui tout en s’en distanciant par une représentation « verticale » de l’asymétrie, c’est-à-dire par une reconquête conditionnelle (l’aveu, la réparation) motivant le sens inconditionnel du pardon : « […] la profondeur de la faute et la hauteur du pardon sont la condition de possibilité de l’échange entre le pardon demandé et le pardon reçu » (p. 154). Si l’équilibre entre éthique de la justice et économie du don semble d’emblée difficile, la force de cet essai est finalement de faire advenir la puissance du commandement religieux comme structure d’intelligibilité et fondement de l’action. Ici plus qu’ailleurs jaillit la force de ce que Fiasse a thématisé sous la notion d’« homme capable », mais entendons-nous bien : le rôle de la religion n’est pas reconduit au domaine de l’utilitaire. La religion ne « sert » pas à imposer une structure de comportement dans la relation à autrui ; si la religion est « utile », c’est bien dans sa capacité à « libérer le fond de bonté de l’homme […] » (p. 156), et ainsi lui rappeler que si « le pardon semble parfois impossible ou “(presque) impossible”, c’est également à cause de [son] incapacité à aimer absolument » (ibid.).

Si la règle d’or peut apparaître comme un des modèles de compréhension du rapport entre soi et autrui, de même la traduction peut devenir une modalité de l’herméneutique. C’est à l’écoute de cette proposition que nous invite Richard Kearny dans le dernier essai du livre. Son analyse est menée à partir du livre de Ricœur sur la traduction, paru en 2004[3]. Partant de la distinction effectuée par Ricœur entre traductions interlinguistique (à l’intérieur d’une même langue) et extralinguistique (d’une langue à l’autre), Kearny retrace en ouverture le paradigme linguistique de la traduction en insistant sur le fait qu’il ne recouvre aucunement la portée et le sens de l’acte de traduire. La première portée dépassant le cadre strictement linguistique de la traduction demeure son enracinement ontologique. Reprenant la distinction ci-dessus posée, Kearny indique que la traduction ne s’effectue pas uniquement d’une langue à l’autre, mais bien souvent du sujet vers lui-même ou les autres, dans un travail comprenant un « devoir à double face » (p. 161), c’est-à-dire une expropriation de soi qui ne se vit que dans un rapprochement de l’autre. L’acquis majeur de ce modèle ontologique, qui insiste sur l’irréductibilité de la langue « autre », est bel et bien la reconnaissance de ce que Ricœur nomme « l’hospitalité étrangère », soit le régime d’une « correspondance sans adéquation » (p. 162). En reconnaissant ainsi les limites de sa propre parole tout en acceptant la multiplicité des autres langues, le modèle ontologique nous conduit conséquemment vers un paradigme herméneutique ; la pluralité du sens ne peut être saisie qu’en fonction d’une double altérité constitutive du transfert de compréhension : « Nous avons affaire à la fois à une altérité qui réside en dehors du chez-soi et à une altérité qui réside à l’intérieur » (p. 164). Cette exposition au double étranger peut être prolongée uniquement avec la mise en place d’une opération de distanciation qui caractérisait déjà l’herméneutique du texte ricœurienne, triple distance entre la réception et l’intention de l’auteur, entre la réception et le monde à partir duquel le texte est produit, et finalement entre la réception et la communauté première de lecteurs du texte. Cette distance est productive : elle est le détour toujours renouvelé dans la tentative inachevée de reconquête du sens originel. Mais l’idée la plus forte émergeant du modèle herméneutique de la traduction semble bien être la modalité de traduction de soi-même (en tant qu’autre). La traduction externe trouve en effet sa correspondance avec le travail de traduction interne ; ainsi, le soi ne se révèle à lui-même qu’après avoir reconnu en autrui un autre soi. On reconnaît la distance qui sépare et unit à la fois Ricœur et Lévinas : contrairement à ce que maintient continuellement l’auteur d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Ricœur demeure convaincu qu’il n’y a pas d’altérité totalement extérieure au soi, ou autrement dit, que l’altérité n’est pas inaccessible, puisque « l’herméneutique reste au contact de l’autre » (p. 170). Tout le reste du texte de Kearny poursuit cette lancée en proposant un modèle politique, où le processus d’hospitalité décrit par le geste de la traduction pourrait, selon les vœux mêmes de Ricœur[4], devenir une hospitalité interlinguistique, où la visée éthique de la traduction se concrétise par un échange de mémoire entre les communautés, geste se soudant par la rencontre d’une éthique de la justice et d’une poétique du pardon.

L’ouvrage remplit sa promesse, soit de proposer de nouvelles interprétations de l’œuvre de Paul Ricœur. Il est vrai aussi qu’il s’adresse, selon l’aveu même de Fiasse, tant à des « spécialistes » qu’à des « débutants », mais ce double destinataire-modèle, certes ambigu, pourrait peut-être rester sur sa faim devant des essais qui ne proposent pas véritablement de « débats » — l’ouvrage s’inscrit pourtant dans la collection qui porte ce nom — entre les différents acquis des commentateurs de Ricœur… Pourtant, une qualité indéniable nous pousse à recommander le livre : il éclaire et prolonge l’œuvre de Paul Ricœur, une œuvre qu’ilfaut avant tout lire, tant la richesse de ses assises est profonde et la portée de ses réflexions pérenne.