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Introduction

Dans un ouvrage récent, le philosophe français Rémi Brague se demande si nous n’assistons pas actuellement à un phénomène encore inaperçu, à savoir celui de la remise en cause de l’humanisme en sa légitimité même. La conclusion de l’auteur est sans ambiguïté : « […] l’athéisme est incapable de donner une réponse argumentée à la question de la légitimité de l’existence de l’homme. S’il était conséquent, il aboutirait à la destruction de son substrat, à savoir l’espèce humaine, et du coup à sa propre négation[1] ». Le propos, philosophique et polémique vis-àvis de l’humanisme séculier, en appelle au rétablissement d’un rapport transcendant dont l’épreuve de rationalité garantirait le respect de l’humain. Cette actualité philosophique provoque quelque peu la raison théologique : où celle-ci en est-elle vraiment par rapport à la question de l’humanisme ? Dans une oeuvre aux allures de « somme », Joseph Moingt pense précisément l’Évangile en termes d’humanisme[2]. L’auteur inscrit le dialogue du christianisme avec l’humanisme séculier en tête des priorités théologiques de ce siècle naissant[3]. L’enquête, théologique et à visée dialogale, n’en évacue pas moins l’aspect polémique mais le recentre sur le paradigme religieux et interreligieux, indiquant ainsi le caractère autocritique de l’acte théologique proposé. Celui-ci se traduit, entre autres, à travers une invitation lancée à l’Église d’assumer sa part de responsabilité dans la situation contemporaine sécularisée et, surtout, déshumanisée. Mais, comme nous le verrons, le dialogue envisagé avec l’humanisme séculier n’en demeure pas moins critique. Gardant ces éléments à l’esprit, le présent article se propose de situer le concept d’« humanisme évangélique », selon l’acception qu’il reçoit dans la théologie fondamentale de Joseph Moingt, en rapport avec la longue tradition de pensée de l’humanisme chrétien. Il ne s’agit donc pas d’emprunter les nombreux méandres de l’humanisme philosophique — communément distingué du premier par son option, fondée dans le postulat d’une autosuffisance de la nature, d’expliquer l’homme par l’homme sans référence à une quelconque transcendance —, ni de scruter la façon dont la pensée chrétienne s’est historiquement inscrite dans ce grand courant culturel européen qu’est l’humanisme en s’adonnant, à partir du xvie siècle, à la question de l’humanitas et au travail philologique. L’objectif, résolument théologique, tout en étant plus modeste, vise bien à juger des liens de parenté entre la pensée d’un théologien contemporain et un mouvement de pensée largement reconnu, communément appelé « humanisme chrétien ». Un aperçu historique, toujours discutable, en retracera d’abord les origines et points de repère essentiels. L’exercice ouvrira, dans un second temps, à une proposition systématique des paramètres théologiques prépondérants de ce grand courant de pensée. Après avoir précisé le concept d’« humanisme évangélique » chez J. Moingt, le moment sera alors venu d’opérer le croisement envisagé et de soulever quelques enjeux pour conclure. Sans contredire nullement un intérêt plus large, la présente étude demeurera volontairement, par souci d’économie, dans la littérature francophone.

I. L’humanisme chrétien — fondements et repères historiques

La posture des premiers « humanistes chrétiens » de la Renaissance emprunte nécessairement aux traits caractéristiques de l’humanisme de l’époque : curiosité intellectuelle, promotion de la connaissance et de l’accès au savoir, exercice de la liberté, développement de l’homme, souci de l’universalité de la condition humaine et recherche de la vérité en constituent les éléments les plus déterminants. Qu’ils soient catholiques ou protestants, une particularité les rassemble, à savoir celle de rechercher, chez les auteurs païens, des « préparations évangéliques » et de développer une étude historique des Écritures. Cette approche engage d’emblée vers une nouvelle conception de la vérité, non clôturée et dynamique. Ils méditent le mystère de l’Incarnation dans le sens d’une reconnaissance de la liberté et de la dignité de l’homme ainsi que de son aptitude naturelle à la charité.

Jean Pic de la Mirandole, par exemple, fonde la dignité de l’homme dans son être créé à l’image de Dieu, à charge pour lui d’exercer sa liberté dans le sens voulu par sa vocation divine. Outre le dessein de Dieu, l’humanisme chrétien naissant est également attentif à déployer une pensée théologique de l’homme au sein de la création. Sous ces deux aspects, l’humanisme chrétien est résolument soucieux d’exhumer la spécificité et la richesse de l’attitude évangélique, celle par laquelle l’homme oriente sa liberté dans le sens d’un accomplissement de l’image divine qui révèle, en cela même, la logique de la création. Érasme, sans être théologien, eut un impact considérable sur la pensée théologique par l’insistance qu’il porta sur la nécessité de revenir à l’enseignement de la pratique évangélique par préférence à la logique scolastique jugée trop spéculative. La philosophia Christi d’Érasme s’est construite dans un alliage serré — la chose nous intéressera au plus haut point — entre une grande souveraineté d’esprit et un respect très marqué pour la foi de l’Église. Elle se concentre, tout au long de ses oeuvres, sur la personne et l’enseignement de Jésus pour souligner la valeur irremplaçable d’une foi en acte et permet à Érasme, par contraste, d’apostropher le déclin qu’il constate de l’esprit chrétien des origines de l’Église. Dans l’Éloge de la folie (1511), Érasme défend d’ailleurs l’importance des Béatitudes dans la vie de foi au nom de la place qu’elles réservent aux petits et aux simples. Tout travail scientifique sur le texte de l’Écriture est motivé par cette visée de retour aux sources spirituelles du christianisme. De manière générale, l’auteur est pétri de pensée paulinienne à laquelle l’avait initié John Colet en Angleterre à la fin du xve siècle. L’humanisme d’Érasme est ainsi fondé sur le paradoxe de la Croix, folie pour l’homme, sagesse pour Dieu. Ces quelques éléments font de la philosophia Christi d’Érasme un humanisme évangélique ressourcé au mystère de la Passion. Pour Érasme, tout le monde peut devenir chrétien, indépendamment de l’état de ses connaissances doctrinales, car toute connaissance de Dieu véritable se loge avant tout dans une foi en acte ressourcée dans une lecture pieuse de l’Écriture, nonobstant l’importance qu’il accorde à son étude scientifique. Et s’il a pu être reproché à la pensée d’Érasme un défaut de consistance philosophique, l’homme est apparu très solide dans la plupart de ses argumentations doctrinales — la chose est claire dans son débat avec Luther sur le libre arbitre —, ce qui fait de lui un fidèle défenseur de la tradition catholique de la foi. Il n’empêche qu’Érasme n’hésita pas à rappeler princes et papes aux exigences de la simplicité évangélique et d’en faire la seule vraie réponse, avec l’abandon des excès de la pensée scolastique, à la contestation protestante et l’authentique condition d’un renouveau de l’Église romaine auquel il était tout autant attaché[4]. Se penchant sur les cas de Lefèvre d’Étaples et de Clichtove, Jean-Pierre Massaut dit ceci : « Humanistes, ils ne tiennent pas pour rien, ou pour peu de chose, la tradition. Ils ne tentent pas d’en secouer l’autorité en matière de foi ou de théologie, au profit d’une “raison indépendante”[5] ». Il faudra aussi nous en souvenir.

La postérité de l’humanisme chrétien du xvie siècle est extrêmement diverse et variée. Saint François de Sales est classiquement cité pour le xviie siècle[6]. Sa figure est souvent associée à la question, toujours débattue, d’une évolution de l’humanisme chrétien en « humanisme dévot » caractérisé essentiellement par une sensibilité ravie par la beauté de la création en tant que signe de la grandeur de Dieu[7]. La doctrine salésienne, accentuant la dimension ascétique — voire mystique — déjà présente dans l’humanisme chrétien du xvie siècle, viserait à en soutenir l’optimisme à l’égard de l’homme et de ses capacités, dans un contexte de Contre-Réforme. De leur côté, les études philologiques et historiques des textes de l’Écriture poursuivent leur marche dans un siècle qui voit néanmoins, à Paris, l’arrêt des rééditions des grands ouvrages humanistes chrétiens du siècle précédent[8]. L’humanisme chrétien se désarticulerait-il, en ce siècle, entre deux tendances divergentes, l’érudition scientifique et la dévotion — dont témoigne l’émergence des spiritualités quiétistes (de Molinos, Fénelon) ? L’évolution constatée au xviiie siècle semble le confirmer quand on y observe l’autonomisation croissante de la raison d’un côté, et le développement du piétisme de l’autre côté. Faut-il pour autant considérer le xviiie siècle comme « trop rationaliste pataugeant dans les ténèbres », au point de n’y pouvoir reconnaître aucune réflexion authentique sur l’humanisme chrétien[9] ? Le fait est que le poids de la pensée objective, en ce siècle des Lumières, le conduit à ne retenir de l’humanisme chrétien que la problématique du rapport critique aux sources au point de couper la théologie spéculative de la théologie positive. Contre la grande intuition de la Renaissance, le passé est alors étudié pour lui-même et non plus pour la valeur qu’il peut avoir dans le présent. Coupée de sa tradition, la foi ne trouve donc de refuge que dans la « religion de la raison » et le rationalisme théologique ou, à l’inverse, dans la « théologie du coeur » du piétisme[10]. Toute signification transcendante de la réalité semble donc soit absente, soit presque totalement spiritualisée. Ce contexte explique aussi le développement de la raison historique (Lessing et Reimarus) ainsi que la théorisation des questions morales par A. de Liguori, figure bien esseulée d’une théologie catholique manquant clairement de souffle.

Le xixe siècle protestant prend le contre-pied des Lumières de manière très divergente. Schleiermacher, dans la ligne piétiste, oppose le sentiment religieux à la religion de la raison kantienne. Son influence sera énorme pendant tout le siècle jusqu’à décliner, avec le retour du kantisme chez Ritschl et ses disciples, puis à s’éteindre avec le succès du protestantisme libéral résultant de cette résurgence kantienne imposant la morale à la place du sentiment[11]. À l’opposé, Hegel et Schelling déploient une interprétation philosophique du christianisme, selon une option rationnelle et spéculative inégalée. Côté catholique, le climat théologique est à l’anathématisation de toute théologie qui cherche à penser en tenant compte des évolutions de la raison moderne. Seule l’école catholique de Tübingen semble oeuvrer à une réconciliation entre la foi et la raison moderne dans un sens qui fasse honneur aux intuitions de l’humanisme chrétien. En effet, cette école cherche à valoriser la part humaine de la Révélation, tout en la dégageant d’une réduction sentimentaliste et rationaliste, afin de l’inscrire dans un concept de « raison » caractérisé par l’historicité et l’organicité. Les théologiens de Tübingen insistèrent aussi sur le déploiement de la grâce dans son rapport à l’exercice de la charité évangélique (von Hirscher). Mais l’impact de ce courant théologique fût aussi contenu par l’irruption progressive du néo-thomisme, officialisé par l’encyclique Aeterni Patris de 1879, et promis à une postérité certaine au-delà même de la crise moderniste. Dans la mesure où celle-ci met en cause les questions exégétiques mais aussi le statut de l’expérience religieuse, elle cristallise les deux facteurs historiques de l’humanisme chrétien et permet donc, comme nous allons le voir, de comprendre la situation de celui-ci au xxe siècle.

Nombre de figures du xxe siècle viennent à l’esprit : Péguy, Maritain, Mounier, Daniélou[12], Rahner, de Lubac, Tillich, Balthasar, Monod, Teilhard de Chardin, Légaut, Bonhoeffer… Moyennant une analyse qui dépasse de loin la portée du présent essai, on peut escompter que les sources[13], l’esprit et les principes de l’humanisme chrétien — principes que nous allons tenter d’identifier par la suite — se retrouvent diversement valorisés chez ces différents auteurs. Aux dires d’Étienne Fouilloux, l’humanisme chrétien du xxe siècle n’est pas étranger, côté catholique, à la façon dont un courant de pensée s’était structuré, au début du siècle, autour de la crise moderniste et dont les représentants avaient en commun d’avoir proposé une voie médiane située entre la répression romaine des idées modernes et les excès de ceux qui sont à l’origine de la crise moderniste, notamment Alfred Loisy[14]. L’auteur estime avoir montré que cette voie a conduit à une double descendance théologique — qui intéresse directement notre propos —, l’une se réclamant d’un thomisme, néanmoins décidé à embrasser les questions de l’époque, dans la ligne de Maritain et de Gilson (le Saulchoir avec Chenu et Congar), l’autre, tout autant orientée vers le monde, mais davantage spirituelle et intérieure, suivant ainsi les intuitions de Bergson et Blondel (Teilhard[15], puis les jésuites de Fourvière dont Balthasar, de Lubac et Daniélou)[16]. Plus soucieuse d’objectivation, la première cherche à défendre le dogme catholique tout en développant une approche historique de la Tradition. La seconde se montre soucieuse de renouveler l’apologétique catholique à partir des ressources diverses et variées de l’humanité. À la différence du premier courant, mais aussi de la théologie protestante, son retour aux Pères est particulièrement marqué. Toutes deux ont réussi à imposer leur marque au concile Vatican ii, lequel, en effet, défend le dogme tout en cherchant un renouvellement de l’unité de la Tradition dans un retour aux sources du christianisme dont l’importance est largement admise en vue de renouer le dialogue mis à mal entre l’Église et le monde moderne.

Du rapport à la Tradition, il en est éminemment question dans un sens qui confirme la continuité des thèmes centraux de l’humanisme chrétien. À quatre siècles de distance, de Lubac met en cause, dans Surnaturel, le dualisme de la nature et de la surnature, imputé à Cajetan, qui s’est instauré au xvie siècle en contexte confessionnel[17]. Ce pavé dans la mare — source des soucis de Bouillard et de Lubac en 1950 —, recentre le propos sur la participation concrète de l’expérience croyante à la grâce et n’a pas manqué de réapparaître au Concile et d’y provoquer une réflexion profonde sur le salut de l’homme. Cet événement, pris parmi bien d’autres, indique la persistance de la question doctrinale. Mais ce qui frappe le plus chez ces figures du xxe siècle est leur investissement personnel de terrain, notamment auprès de la jeunesse, mais aussi aux côtés des communautés chrétiennes en général. Cette posture, outre le fait qu’elle rappelle la dimension pédagogique et éducative propre à l’humanisme chrétien, ne manque pas de contribuer à renouveler, dans un sens apostolique, la conception même que l’on peut se faire de la théologie[18]. Répondant aux sollicitations de leurs contemporains, ces théologiens d’un genre nouveau traitent résolument leurs sujets à partir des réalités de l’existence chrétienne. Côté protestant, on connaît l’importance du thème de l’existence comme source de la pensée théologique, chez Bultmann bien sûr, mais déjà dans la théologie dialectique de Barth — fût-ce sous l’angle de la théologie de la crise — et, enfin, chez Tillich par son approche existentielle du salut. Côté catholique, on retiendra la figure de Rahner et son souci de relier la grâce et l’existence dans son concept d’« existential surnaturel[19] ».

On peut commenter à l’infini le destin, les nombreuses facettes ainsi que les polémiques théologiques qui engagent, d’une façon ou d’une autre, l’humanisme chrétien. La Constitution pastorale Gaudium et Spes, en son numéro 24 § 3, en recueille l’intuition fondamentale en précisant que « l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne se trouve pleinement que dans le don désintéressé de lui-même ». Dans ce passage, nous retrouvons, en effet, l’idée du dessein divin et celle de l’accomplissement de l’homme dans la création par la pratique de l’amour. Le texte fait écho à l’une des vérités les plus centrales du christianisme autorisant à le définir fondamentalement comme un humanisme : l’homme est créé à l’image de Dieu, à la différence de toute autre créature. Par contre, ce passage semble omettre la destinée divine de l’homme dans le dessein divin lui-même. L’ecclésiologie renouvelée de Vatican ii — Église « peuple de Dieu » ou « corps du Christ » — peut également être citée dans son ensemble au titre de l’influence que l’esprit de l’humanisme chrétien a exercée sur elle dans le sens d’un appel à s’ouvrir à son temps et à reconnaître la dignité de chacun de ses membres dans la mission à distance de la logique hiérarchologique de Vatican i.

II. L’humanisme chrétien — reprise systématique

À partir de l’aperçu historique qui précède, tentons à présent d’identifier de façon plus systématique les lignes de forces proprement théologiques de l’humanisme chrétien[20].

1. La pratique de l’Évangile

Par son retour au primat de l’orthopraxie évangélique, l’humanisme chrétien place les simples et les petits en position privilégiée sur le chemin qui conduit à la « connaissance de Dieu ». Rendant sa part de vérité à la célèbre exclamation de Nietzsche à l’endroit du christianisme : « Il faudrait que ses disciples aient l’air plus sauvé », Henri de Lubac s’interroge à son tour : « Nos coeurs sont-ils les coeurs d’hommes ressuscités avec le Christ ? Sommes-nous au milieu du siècle les témoins des Béatitudes[21] ? » Le concept vise donc avant tout une réalité pratique qui, en raison même de son enracinement dans la vie, s’autorise de multiples visages historiques. Il n’y a donc pas un humanisme chrétien mais autant de manières personnelles d’accoupler « chrétien » et « humain[22] ». Mais quoi qu’il en soit de cette diversité, l’humanisme chrétien semble bien reposer, en dernière instance, sur le don de soi inspiré par la logique de la Croix. Il se nourrit donc de la rencontre avec le Christ et nous rappelle que « ce christianisme, qui nous promet la vie, commence par nous demander de mourir[23] ». Paradoxal dessein que celui d’une joie jamais contredite par le renoncement ! La joie est une pièce maîtresse de la pédagogie qu’un Victorin de Feltre (1377-1446), inspirateur de Nicolas de Cues, imposait à ses élèves de Mantoue dont il entendait favoriser l’apprentissage intellectuel avec le soutien d’une activité physique ou artistique[24]. Ces quelques éléments vont dans le sens qu’indique la thèse de F. Hermans pour qui l’humanisme chrétien se présente avant tout comme une spiritualité fondée dans la vérité de l’Incarnation[25].

Retenons de ce point que l’humanisme chrétien se reconnaît à son attachement à la vie simple, en même temps qu’exigeante, de l’Évangile, en tant que cette vie introduit à la connaissance du Dieu de Jésus et ne contredit jamais l’ouverture de l’esprit et le labeur du travail intellectuel, bien au contraire. Cette disposition évangélique générale en indique une autre qui la conditionne de l’intérieur, à savoir l’acceptation inconditionnelle de l’être humain et un consentement de principe conféré à la nature. Sur ce point, il ne s’agit pas de se cantonner dans le débat trop étroit, aux accents jansénisants, relatif à la place du corps dans la spiritualité humaniste. Fondé dans la pratique évangélique et dans le souci du plus petit, l’humanisme chrétien vise l’existence au coeur de ses états et émois, de ses épreuves dans l’histoire et de sa sensibilité au monde. Il concerne le compagnonnage des hommes entre eux tel qu’il s’inspire ou non de celui de la bonté de Dieu envers les hommes. Davantage que la transfiguration d’une nature, il concerne un itinéraire de conversion qui réveille les forces de vie aptes à faire honneur au prochain. Loin d’une ascèse moralisante, l’humanisme chrétien promeut une éthique évangélique du rapport à autrui et s’adonne joyeusement à la culture de l’amitié.

2. Un respect absolu de la Tradition

Le concept dynamique de « vérité », mis en lumière à l’entame de cet essai, entraîne une reconsidération par les humanistes chrétiens du concept de « tradition ». C’est en particulier la notion de continuité qui est implicitement réinvestie sur fond de ce nouveau rapport à la vérité. Et pourtant, l’attachement des humanistes chrétiens à la foi de l’Église ne peut que très difficilement être mis en doute. Même Luther reprend les symboles oecuméniques de la foi (symbole des apôtres, de Nicée-Constantinople et d’Athanase) bien que sa théologie déplace le regard vers l’homme pécheur dans une ligne augustinienne. En conclusion de son ouvrage déjà cité, Henri de Lubac expose avec érudition et force détails les difficultés éprouvées par les autorités ecclésiastiques à confondre la pensée du jeune Pic de la Mirandole[26]. Le cas se présente aussi clairement pour Érasme, auquel des esprits trop armés de logique ratiocinante, reprochent d’exprimer autrement les choses de la foi[27]. L’idée s’insinue alors que toute rupture de pensée — en l’espèce, avec la pensée scolastique — n’est pas toujours synonyme de césure dans la transmission de la foi. Dans l’ouvrage déjà cité, Massaut indique le sens que le terme « réforme » prend dans l’esprit d’un humaniste chrétien du xvie siècle ainsi que le potentiel critique qui se loge dans cette conception. Il s’agit pour eux, catholiques comme protestants, de « restaurer l’état primitif […] retrouver l’archétype dans l’original. Les humanistes introduisaient ainsi une distinction et même une distance […] entre la vérité et les “traditions” dont l’Église s’était peu à peu encombrée[28] ». Massaut conclut, avec beaucoup de pertinence, que lorsqu’un humaniste chrétien revisite la Tradition, « la vérité de la critique ne peut contredire celle de la foi, de l’Écriture et de l’Église[29] ». C’est pourquoi nous dirons que lorsque la théologie tente de renouveler l’expression conceptuelle de la foi, elle n’est authentiquement chrétienne que dans la mesure où elle cherche à retransmettre les grandes intuitions de la foi apostolique. C’est seulement qu’elle se montre, en ce sens, respectueuse de la tradition de la foi.

A priori, ce respect de la Tradition ne s’oppose pas, dans l’esprit de l’humanisme chrétien authentique, à la recherche de nouvelles manières de penser. Son souci de confronter la lecture des Écritures à la méthode historique vient naturellement à l’esprit, mais il y a plus. Les quelques éléments fournis à l’instant montrent, en effet, que la démarche critique procède de l’intérieur de la foi elle-même. Et à l’intérieur de la foi, c’est l’élan de la prière qui justifie et sustente le geste critique des humanistes chrétiens de l’époque[30]. Cette posture d’une foi critique se discerne aussi aisément chez les grandes figures humanistes du xxe siècle qui cherchent à construire un nouveau rapport avec leur temps en refondant le geste apologétique dans un rapport critique à la Tradition. Les travaux ecclésiologiques de Congar en constituent un exemple paradigmatique si l’on pense, par exemple, à l’articulation constamment recherchée entre la visibilité d’une Église pécheresse et l’invisibilité d’une Église sainte en son mystère. Dans le principe, l’argument consiste à invoquer les dispositions et les manifestations les plus originelles de la foi pour invalider la prétention à l’ancienneté de constructions ultérieures. Telle est une leçon fondamentale à retirer déjà de la fréquentation des humanistes chrétiens du xvie siècle pour qui la lettre du dogme n’est pas intouchable et peut, en conséquence, faire l’objet de reformulation à partir d’un dialogue mené avec le monde[31]. On observera encore que le dogme chrétien n’est pas remis en cause par le rationalisme théologique catholique du xviiie siècle, ce qui est moins vrai côté protestant[32]. Ce respect de la Tradition n’est pas davantage contraire, pour l’humanisme chrétien, à un discernement très ouvert ni à une conception très large des loci de la Révélation. Les deux vont même de pair. C’est l’objet du point suivant.

3. Un concept large de « révélation »

Il est une tentation de toujours à laquelle l’humanisme chrétien résiste, à savoir celle d’enclore la Révélation dans ses expressions dogmatiques et doctrinales. L’ouverture d’esprit et la curiosité intellectuelle des premiers humanistes chrétiens les poussent plutôt à repérer les traces de l’action divine agissante dans les oeuvres humaines diverses et variées. Il se dégage comme un optimisme, déjà perceptible chez un précurseur de la Renaissance chrétienne, Nicolas de Cues (1401-1464), dans les capacités de la foi chrétienne à rencontrer et à assimiler les nouveaux acquis de la connaissance ainsi que les évolutions de l’humanité. On songera aussi à l’éclectisme qui habite les conclusiones nongentae de Jean Pic de la Mirandole, soucieux d’y retrouver une unique vérité universelle. Ces dispositions, autant spirituelles qu’intellectuelles, contribuent à élargir implicitement le concept chrétien de « révélation » à la mesure des traces du Dieu chrétien dont les humanistes chrétiens discernent la présence en tout lieu d’humanité. Pour ceux-ci, toute découverte intellectuelle doit pouvoir être assimilée par le christianisme. À la lumière de la diversification croissante des rationalités et de la distinction de plus en plus affinée aujourd’hui de leurs niveaux épistémologiques respectifs, il est aisé de mettre en cause le concordisme un peu facile de ce geste intellectuel. Mais il faut néanmoins en retenir le souci de décloisonner le christianisme d’un ordre strictement dogmatique de vérité. Par ailleurs, l’humanisme chrétien s’est progressivement attaché à montrer l’interconnexion qui existe entre la culture et la religion. Les expressions culturelles de la foi reçurent davantage de considération et contribuèrent ainsi à élargir l’accès à la Révélation. La tendance trouve au xxe siècle un lieu d’épanouissement particulièrement significatif dans la théologie de Balthasar — nonobstant son rapport controversé à la modernité — pour qui aucun accès à la vérité ne peut être envisagé sans la beauté qui s’exprime dans les oeuvres culturelles et, plus largement, dans la création. Mais l’humanisme chrétien des débuts s’inaugure aussi sur fond d’une critique de la religion, en particulier de l’Église comme institution de salut. Nous l’avons relevé, par exemple, chez Érasme, sans oublier le caractère primordial que ce point revêt dans la Réforme. Au total, le concept chrétien de « révélation » reçoit comme un choc en retour provoqué par la valeur accordée à l’homme et à la nature par l’humanisme chrétien. Au xxe siècle, on pensera à l’exemple de Teilhard de Chardin dont toute l’oeuvre a consisté à enraciner la Révélation dans le mouvement de la matière et de la vie, que lui dévoilent ses recherches scientifiques.

Dit d’un mot, l’humanisme chrétien promeut l’équilibre harmonieux entre trois pôles de la tradition de foi : la doctrine, la prière et la charité. Mais il a pu être associé à des visages théologiques assez différents qui ne sont pas tous à la hauteur du concept. Selon la typologie proposée par Étienne Fouilloux[33], on identifiera un humanisme chrétien de type « incarnationiste » basé sur une franche pénétration, souvent dépourvue d’autocritique, des valeurs chrétiennes dans le monde. Dans cette optique, un monde chrétien séparé doit encore mener le monde à la foi. Or, une juste compréhension de l’incarnation doit, au minimum, conduire le chrétien à s’engager dans le monde pour l’humaniser. Un second modèle, « assomptionniste », renverse la perspective précédente et exige du chrétien d’assumer positivement le monde plutôt que de l’investir de sa foi, fût-ce pour l’humaniser. C’est le modèle du levain dans la pâte et des prêtres-ouvriers, poursuit Fouilloux. Un troisième paradigme, « eschatologique » celui-là, émerge de la critique des deux modèles précédents : le premier survalorise l’eschatologie anticipée au détriment de l’eschatologie absolue, le second — nonobstant la valeur à reconnaître à la figure du levain — évacue purement et simplement toute eschatologie. Or, le paradigme eschatologique soutient autant la valeur que la relativité de l’histoire humaine par rapport à l’histoire du salut qui s’y déroule sous l’impulsion de l’événement Jésus-Christ, mort et ressuscité. En tout état de cause, les trois modèles font apparaître les deux pôles avec lesquels se débat toute théologie, à savoir la situation positive du monde et ses propres sources révélées (Écriture et Tradition). Cette dialectique se retrouve d’ailleurs massivement dans quatre des plus grandes figures théologiques du xxe siècle. En effet, diverses tentatives ont vu le jour en théologie catholique et protestante et peuvent être schématisées comme suit. D’une part, le versant Barth/Balthasar qui a privilégié une voie d’accès à Dieu à partir d’une primauté accordée à la Révélation, selon un accent porté soit sur sa dimension de Parole (Barth) ou de « figure » (Balthasar). D’autre part, le versant Rahner/Tillich dont la substance consiste à octroyer la primauté au destinataire de la Révélation et à articuler le message chrétien et la situation concrète du monde. Dieu peut alors être compris à partir de la culture (méthode de corrélation de Tillich) ou de l’être (méthode transcendantale de Rahner). Comme nous allons le montrer, Moingt réfléchit résolument dans la ligne du troisième paradigme.

III. Le concept d’« humanisme évangélique » chez J. Moingt

Par mode d’approche du concept d’« humanisme évangélique », soulignons au préalable l’importance accordée par Moingt à l’enracinement de la théologie dans la vie même qu’appelle l’Évangile. En effet, l’auteur définit l’unité de la foi, non pas en référence à une commune formulation doctrinale de celle-ci, mais comme un « effort continu de chercher la vérité sous le critère de la pratique évangélique […] dans la lecture, toujours interprétative, de l’Écriture et la fidélité, toujours critique, à la tradition[34] ». Pour l’auteur, la vérité évangélique est une vérité « qui se fait » et son critère premier est constitué par les fruits de sainteté remarquables aux actes même du disciple[35]. Le concept émerge, au chapitre 2, de l’étude de la figure révélatrice de Jésus et prépare les réflexions du chapitre 4 sur la mission de l’Église[36]. Pour Moingt, la nouveauté de l’être de Dieu manifestée en Jésus est son humanité et l’essence divine est la préoccupation qu’il voue à sa créature. Dans l’esprit de l’auteur, l’association de l’Évangile et de l’humanisme est une tâche essentielle de la théologie chrétienne, car cette jonction appartient au projet traditionnel de toute théologie fondamentale qui cherche à réconcilier la foi et la raison. L’auteur s’en explique très clairement dès l’entame de l’article précité consacré aux sources et au contenu du concept d’« humanisme évangélique ». On y lit notamment que « la rationalité […] pour la foi naissante […] ne faisait qu’exprimer sa vocation à être la pensée de l’homme dans son double rapport, médiatisé par Jésus, au monde et à Dieu[37] ». Cette association rejoint en cela le souci de l’auteur de maintenir l’Évangile en état de communication avec le monde moderne en montrant que l’humanisme moderne est en grande partie le produit de l’humanisme évangélique.

Matériellement, l’humanisme évangélique est défini à partir de la pratique des Béatitudes, cette « charte du Royaume » qui lie l’accomplissement de la création à « la pleine humanisation des hommes[38] ». C’est pourquoi Moingt présente l’humanisme évangélique comme une collaboration de Dieu et de l’homme : « Dieu travaille au salut de l’homme de la même façon que l’homme au projet de Dieu : par la construction d’un nous humain à la ressemblance du Nous divin[39] ». Cette référence déterminante aux Béatitudes confère au concept d’« humanisme évangélique » une dimension eschatologique particulièrement affirmée. Tout aussi importante est la façon dont Moingt fonde l’humanisme évangélique dans l’événement de la croix. L’auteur le rappelle explicitement à la fin de l’ouvrage : « […] l’humanisation […] obéit elle-même à la logique de la Croix [et] s’étend de toute nécessité au sens de la mort[40] ». La reprise théologique et critique que Moingt opère de la thèse de Luc Ferry indique clairement que l’auteur distingue l’humanisme séculier et l’humanisme évangélique selon le critère du rapport à la transcendance tel qu’il résulte de l’événement de la croix[41]. On lira notamment, dans ces pages, que l’éthique séculariste ne parvient pas vraiment à « porter les hommes au sacrifice de soi », contrairement à l’éthique évangélique fondée dans l’événement de la Passion. En mettant l’accent sur les attaques portées contre la légitimité même de l’humanisme, Brague dit risquer « un pas de plus » par rapport à de Lubac[42]. Néanmoins, l’auteur s’en tient foncièrement à souligner l’indigence d’un humanisme séculier coupé de toute transcendance, Dieu ou la nature. Nous venons de montrer que Moingt, de son côté, fait également explicitement intervenir le critère de la transcendance et appelle, pour cette raison, l’humanisme séculier à se ressourcer dans l’Évangile qui l’a engendré. C’est pourquoi la rencontre de l’humanisme séculier constitue la priorité du christianisme par rapport au dialogue interreligieux. L’option est fondée dans le fait d’une « connexion originaire » entre la foi et la philosophie grecque et, de manière plus fondamentale encore pour notre propos, dans l’ordre de mission apostolique identifié, précisément, à une tâche d’humanisation[43]. Pour ces motifs, l’auteur préfère concentrer sa critique sur le paradigme religieux et sur la posture historique de l’Église au regard de sa mission originelle[44]. Comme nous allons le voir, le concept d’« humanisme évangélique » se déploie dans ces deux directions.

Préparant son propos sur l’humanisme évangélique au coeur de la mission chrétienne, Moingt critique l’illusion d’un salut « qui se ferait par la convergence des religions du monde » et rappelle que le passage du Royaume n’est en rien lié à la révélation, jamais apportée par Jésus, d’une « voie de salut dûment balisée, et certifiée, comme le font les religions ». Au contraire, l’analyse du comportement de Jésus fait appartenir le Royaume à l’ordre d’un « devoir d’humanité » et, pour cette raison, rapproche le salut d’une pratique humaniste plutôt que religieuse[45]. Dès lors, la réduction du christianisme aux codes et aux pratiques de la religion (culte, rite, précepte moral) ne fait pas honneur à l’histoire de la révélation trinitaire et à la maturation humaine qu’elle postule de la part du disciple de Jésus[46].

S’agissant de la seconde direction, le concept d’« humanisme évangélique » trouve un prolongement ecclésiologique assez original. En effet, la façon dont Moingt étudie « l’être-en-soi » de l’Église fait intervenir le concept en tant que vecteur principal de la construction de l’Église en corps du Christ. Dans une démarche particulièrement empreinte d’historicité, l’auteur considère que la note de l’apostolicité révèle l’essence de l’Église en dévoilant le lien intrinsèque de celle-ci au temps du monde. C’est donc l’ordre de mission apostolique qui sert de « critère » de vérification de l’ontologie de l’Église dans son ensemble. Or, Moingt comprend que cet ordre oriente précisément le chrétien vers la pratique de l’humanisme évangélique. Pour Moingt, en effet, la mission ouvre l’accès à l’événement du Christ et celui-ci n’est autre que la présence du Royaume « reconnaissable comme suite de Jésus[47] ». Par ailleurs, quelques lignes après la première mention de l’humanisme évangélique, Moingt écrit notamment que « la théologie paulinienne du “corps du Christ” est l’expression, en termes d’ecclésiologie, de cette concitoyenneté universelle dans laquelle doit prendre figure l’affranchissement de la loi par le Christ[48] ». De cette façon, l’auteur donne corps à l’une des thèses les plus essentielles de l’ouvrage : l’Église ne peut retrouver le chemin de la communication avec le monde moderne qu’à la condition de parfaire sa propre communication interne sous l’impulsion d’un acte authentique de réception de la révélation trinitaire. En effet, Moingt explique que le don gratuit de l’Évangile par le Christ « ne sera crédible, au jugement des hommes de la (post) modernité que s’il leur est porté par des chrétiens authentiquement libres et fraternels[49] ».

L’intuition n’est pas sans rappeler le propos de Congar quant aux effets, bénéfiques pour sa mission, que l’Église peut retirer d’un vrai dialogue avec le monde[50]. Elle signifie que la construction du « nous humain » ne peut être envisagée sans celle d’un « nous ecclésial » crédible indiquant l’existence d’une véritable concitoyenneté chrétienne dont l’Église aurait reçu l’inspiration d’un entretien avec l’esprit démocratique de la société. Relevons au passage que Moingt réfléchit à cette question sur l’arrière-fond dessiné par la résurgence, à travers toute l’époque moderne, de la pensée — humaniste avant l’heure — de Joachim de Flore[51]. Pour Moingt, le principe de communication des chrétiens entre eux et avec le monde doit refléter le « “modèle” trinitaire que l’Église doit s’évertuer à reproduire afin de témoigner au monde de la Présence qui l’habite pour se donner à lui[52] ». La qualité de la communication entre l’Église et le monde dépend donc du caractère trinitaire de la communication intra-ecclésiale. Mais l’auteur constate l’échec de cette communication interne dans le fait même des divisions confessionnelles et dans celui des rapports de domination qui prévaut entre clercs et laïcs, deux problèmes traités ensemble, d’une part, au nom même du testament du Christ — « Qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17,11.21-23) —, et d’autre part, au titre d’une théologie fondamentale[53]. À l’inverse, Moingt ouvre une perspective d’avenir pour l’Église en s’inspirant de la pensée d’un autre humaniste chrétien du xxe siècle, Marcel Légaut, dont le souci constant a été de penser les nécessaires mutations de l’Église — le cas échéant, radicales — sans rupture avec la tradition de foi[54].

Ces quelques éléments montrent que Moingt situe l’essence du christianisme sur le terrain de la pratique évangélique de l’humanisation comprise comme lieu par excellence de l’autorévélation de la Trinité dans l’histoire. Dit d’un mot, l’humanisme évangélique en acte raconte l’histoire de la révélation trinitaire. C’est lui qui construit, dans la charité, le corps du Christ qu’est l’Église en « demeure de la Trinité » — selon le sous-titre de la section 2 du chapitre 4 de l’ouvrage — en laquelle Dieu ouvre son humanité au monde entier. Le concept est donc fondé dans une théologie du salut et se définit par la pratique de la loi de charité qui résulte de l’ouverture, effectuée en Jésus, de l’humanité de Dieu à toute l’humanité sans distinction de race, de culture ou de religion. Sa pratique constitue l’acte de réception de la Révélation permettant de sauver toute la création en l’humanisant par des relations qui révèlent la présence du Royaume en elle. En tout cela, il signifie aussi la capacité théorique du christianisme à se lier à la raison humaine en ses diverses formes d’expression, bien qu’il n’ait exploité cette aptitude à ce jour pratiquement qu’avec la rationalité grecque, à ses débuts.

IV. L’« humanisme évangélique » et l’humanisme chrétien

Nous avons souligné le problème lié à l’âge des ouvrages consacrés à l’humanisme chrétien ainsi que leur perspective fortement historique. Dans ce contexte, il convient tout d’abord de constater ce qui suit. Moingt donne une version théologique de la tradition de l’humanisme chrétien en l’adossant sur un grand récit de la révélation trinitaire. Il s’appuie pour ce faire sur le renouveau théologique des dernières décennies, en particulier un rapport ajusté à l’événement révélateur. À mon sens, Dieu qui vient à l’homme fait même figure d’oeuvre pionnière en la matière[55]. Que pouvons-nous en dire à partir du parcours historique effectué ainsi que de la tentative de systématisation théologique tripartite esquissée ci-avant ?

1. Le critère de la pratique évangélique

Loin d’en faire un simple cas illustratif, Moingt définit le concept d’« humanisme évangélique » à partir de la pratique des Béatitudes. Celle-ci constitue le visage historique le plus manifeste de la révélation trinitaire et décrit l’essence du christianisme dans la théologie de l’auteur. L’intuition originelle de l’humanisme chrétien se trouve ainsi réassumée au coeur d’une théologie fondamentale qui remet à l’honneur la dimension eschatologique de la Révélation. En outre, Moingt se situe dans la ligne de l’humanisme chrétien catholique. Celui-ci fait confiance aux capacités de l’homme à participer à l’action salvifique de Dieu et tranche avec le pessimisme augustinien sur lequel s’appuie davantage la Réforme — bien qu’il ait aussi influencé la théologie catholique. La pratique de l’humanisme évangélique constitue le mode propre de cette collaboration dans la pensée de l’auteur. En ce sens, le concept découvre une anthropologie théologique foncièrement optimiste quant aux dispositions de l’homme à l’endroit de la grâce. Situant l’humanisme évangélique dans la perspective d’ensemble du Nouveau Testament, Moingt concentre son propos sur le projet divin d’adoption filiale de l’humanité décrite en Ép 1. Par ce détour — lui aussi eschatologique —, la vision globalement optimiste des premiers humanistes chrétiens à l’égard des capacités naturelles de l’homme est assumée, non pas selon le schéma nature-grâce, mais via la catégorie de la relation. L’humanisme évangélique de Moingt ne concerne pas tant le rétablissement divin d’une nature bonne mais corrompue ; il déploie surtout l’itinéraire évangélique de l’individu historique rejoint par la grâce communiquée à toute la création par le Verbe fait chair.

Quant à la centralité de la Croix — trait propre à l’humanisme chrétien —, elle trouve chez Moingt une voie d’actualisation particulièrement nette et radicale sur le terrain du rapport à la culture moderne. En effet, la Croix constitue le lieu d’enracinement de la mission chrétienne qu’elle permet de définir comme une tâche d’humanisation. Celle-ci déborde de toutes parts la figure religieuse du christianisme et la convoque à ne pas faire de cette figure une priorité lorsqu’il se présente au monde. Sans invalider aucunement l’opportunité et l’utilité du dialogue interreligieux, Moingt en conclut néanmoins, sans appel, à son inadéquation du point de vue d’une théologie chrétienne de la révélation. Fondamentalement, l’auteur estime que « le scandale de la Croix manifeste le défaut capital d’une théologie engagée sur la pente du pluralisme[56] », car en liant le salut chrétien à la stricte sphère religieuse, les théologies récentes des religions délaissent la question du salut des incroyants[57]. C’est pourquoi, à la notable différence d’un Maritain, Moingt ne cherche pas à opposer d’argumentaire théologique à l’humanisme séculier mais soutient, au contraire, l’impérieuse nécessité d’entrer en dialogue avec lui[58]. C’est, pour Moingt, une question de consubstantialité entre le christianisme et l’humanisme — point qui renvoie aussi à l’approche différente de Brague. C’est aussi la seule manière de faire apparaître la singularité de l’humanisme chrétien et de dégager le christianisme d’une réduction contre-nature à la religion, trop définie par l’orthodoxie doctrinale et l’orthopraxie moralisante, là où l’humanisme évangélique désigne surtout une éthique de la relation nourrie d’une intelligence eschatologique de l’expérience trinitaire.

Un autre exemple contemporain significatif d’une approche de la spécificité chrétienne par le biais de la pratique évangélique doit être mentionné ici. Tout au long de son ouvrage Le christianisme comme style, C. Theobald insiste à l’envi sur l’accomplissement par Jésus de la prophétie de Jérémie en 31,31-34 : « Ils ne s’instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant : “Apprenez à connaître le Seigneur !” ; car ils me connaîtront tous, du plus petit au plus grand ». Tel est le terreau d’une conception du christianisme comme proposition d’une manière de vivre plutôt que comme contenu doctrinal théorique. Comme science de la foi, la théologie ne serait pas autre chose que l’intelligence de ce style évangélique fondé dans l’attitude d’effacement de Jésus[59]. L’intelligence intérieure du christianisme est alors ouverte à quiconque adopte la simplicité de son style de vie.

2. Le critère du respect de la tradition de foi

Du parcours historique effectué, nous savons que l’humanisme chrétien doit sa naissance au fait même de la rencontre du christianisme avec la culture moderne émergente. Or, en tant que concept théologique mis au service d’un geste de théologie fondamentale, l’humanisme évangélique oeuvre à la réconciliation de la foi avec la raison dans le sens d’une ouverture du langage théologique au langage commun et d’un renouveau de sa communication avec le monde (post) moderne. Dans ce mouvement, le concept sert de critère en vue d’une relecture critique de la tradition de foi. Le cas est particulièrement net s’agissant de l’ecclésiologie. Que la pratique de l’humanisme évangélique construise le corps social qu’est l’Église, cela doit être considéré comme la seconde insistance propre de Moingt autant que sa contribution la plus originale à la pensée de l’humanisme chrétien. Comme Érasme, Moingt critique l’illusion d’un renouvellement de l’Église par le culte et le faste de la liturgie[60]. Mais Érasme n’appelait ni un concile, ni des réformes structurelles de l’Église. Pour lui, seul un retour à la prière devait permettre au christianisme de retrouver le chemin de l’Évangile. Pour Moingt, au contraire — et sans besoin non plus d’en appeler à un nouveau concile —, l’humanisme évangélique doit pénétrer jusque dans l’organisation de l’Église pour y manifester l’égalité foncière de tous les chrétiens jusqu’à y faire sauter le verrou de la dichotomie clerc-laïc. Tel est le terrain sans doute le plus épidermique — celui d’une ecclésiologie politique — sur lequel Moingt déploie de façon inédite une pensée de l’humanisme chrétien. Nous y retrouvons autant les concepts clé de ce dernier que le respect de la tradition originelle. En effet, l’auteur réfléchit à la place des « laïcs » dans le sens des concepts de « liberté » et de « dignité » et indique autant les repères historiques que théologiques qui invalident la thèse traditionnelle de la prééminence du « sacerdoce ministériel[61] ». Mais la critique s’inscrit aussi dans un appel marqué à ce que les réformes ecclésiales se fassent avec l’aval des autorités ecclésiastiques[62], quoique l’auteur ne se fasse guère d’illusion à ce sujet[63].

En fin de compte, la fidélité critique à la tradition de la foi n’est-elle pas l’oeuvre la plus représentative de l’humanisme chrétien ? N’est-ce pas l’apogée d’une fidélité à l’intention la plus pure de ce courant dont nous avons retracé brièvement l’histoire et les lignes de force ? Quand l’esprit critique de l’humanisme renaissant est assumé par un acte de foi — par nature passionnément inquiet de retrouver la trace de la Révélation dans l’histoire qui l’a engendré — s’inaugure alors une fraîche possibilité pour la théologie, celle de prendre résolument sa place parmi les sciences humaines en y démontrant sa capacité d’autocritique. S’agissant de la critique du dogme christologique et trinitaire — et sans pouvoir entrer ici dans le détail des argumentations —, l’effort théologique de Moingt vise à repartir de la visée de foi des conciles oecuméniques tout en critiquant l’illusion d’une pérennité de leur langage[64]. En tout cela, Moingt reprend à sa manière, et avec bien des nuances que l’on ne peut préciser ici, l’intuition du catholicisme libéral centré sur une critique du christianisme par le christianisme[65]. L’intention théologique de Theobald reflète bien aussi le geste de l’humanisme chrétien par rapport à la Tradition. En effet, l’ouvrage précité insiste sur la nécessité de retraduire le dogme chrétien dans le registre de la manière d’être proprement évangélique décrite au point précédent[66]. Cet axe fondamental de la pensée de Theobald inscrit incontestablement celui-ci dans la ligne de l’humanisme chrétien en contexte postmoderne.

3. Le critère issu du concept de « révélation »

Outre l’optimisme eschatologique déjà souligné, l’extension du concept de « révélation » tient, dans la théologie de Moingt, à celle que celui-ci reconnaît à la tradition de la foi. Dans la mesure où, d’une part, celle-ci ne se réduit pas à des définitions dogmatiques mais couvre l’entièreté du phénomène de la transmission de l’acte de foi et où, d’autre part, cet acte se comprend précisément comme une confiance pratique mise dans l’ouverture que Dieu opère de sa propre humanité en celle de son Fils à toute l’humanité. L’acte de foi s’appréhende, en sa détermination la plus originelle, comme une confiance accordée aux énergies de la création travaillée depuis toujours par le Verbe en vue de son enfantement eschatologique. C’est pourquoi Moingt cherche un point d’accroche rationnelle à son récit de la révélation trinitaire dans la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. L’auteur n’hésite pas à relier la règle d’or, inscrite dans la « charte du Royaume » que sont les Béatitudes, à l’itinéraire de la Trinité dans la création. En effet, c’est par une description de l’essence du christianisme en termes d’humanisation que Moingt tente d’offrir une meilleure intelligence de l’articulation entre monothéisme et trinité. Pour l’auteur, le problème trinitaire

n’est pas lié à une théorie de l’être, il tient au rapport au monde du Dieu Trinité. [Dès lors], le mode de Dieu d’exister-avec-nous et le tracé trinitaire de sa venue à nous dans l’histoire leur [les chrétiens] donnent « mission » d’incarner et de prolonger la relation de Dieu au monde par une certaine forme d’humanisation et un certain style de présence au monde. […] La révélation trinitaire est reçue en vérité dans le faire (qui est être et agir) qu’inspire la foi en elle[67].

Cherchant à exhumer la disposition la plus foncière de l’attitude de Jésus, Moingt présente la règle d’or comme un devoir d’humanité totalement indéterminé — à l’opposé des préceptes de la religion — indiquant que « la voie du salut est celle de l’élargissement de notre sens de l’humanité[68] ». Enfin, Moingt fait de cette indétermination la modalité la plus essentielle de la révélation du Royaume, lequel peut alors apparaître dans l’histoire sous des formes inattendues, insolites et non localisables — rejoignant par là l’intuition « éclectiste » de l’humanisme chrétien —, jusqu’à son accomplissement eschatologique en tant qu’« humanité de Dieu advenue en Jésus [et] prenant sa croissance dans la nôtre[69] ».

Pour terminer, relevons que le concept chrétien de « révélation » reçoit encore son extension de son enracinement dans la prière, autre trait de l’humanisme chrétien. La prière est, elle aussi, réinscrite dans une perspective de théologie fondamentale. Dans la ligne des réflexions précédentes, Moingt laisse entendre très clairement que la rationalité de la Révélation — singulièrement de la Trinité — se joue dans le registre de la relation et que le mot « personne » se livre à l’intelligence du chrétien lorsque celui-ci fait l’expérience pour lui-même, « dans l’expérience de la prière trinitaire, éclairée par le récit biblique, […] du devenir-personne par la reproduction en soi et dans l’autre du circuit des relations trinitaires[70] ». De cette façon, Moingt rejoint l’intuition humaniste chrétienne qui établit un lien étroit entre démarche critique et attitude pieuse.

Conclusion

Dans le présent essai, j’ai voulu montrer que Moingt assume la tradition de pensée de l’humanisme chrétien à l’intérieur d’un geste de théologie fondamentale via le concept théologique d’« humanisme évangélique ». L’auteur inscrit, de la sorte, les coordonnées essentielles de l’humanisme chrétien à l’intérieur d’un grand récit de la révélation trinitaire et en assure la relance dans l’histoire de la théologie catholique après une trop longue éclipse — nonobstant les travaux essentiellement historiques du milieu du xxe siècle. Dans la ligne la plus significative de l’humanisme chrétien, l’humanisme évangélique promeut, d’un côté, la croissance de l’homme, en l’appelant à une lecture adulte de l’Évangile et à une foi critique, et de l’autre côté, le progrès de la société — occidentale en particulier —, invitée à redécouvrir les origines chrétiennes de l’humanisme qui l’habite. Enfin, le déploiement ecclésiologique du concept confirme le lien historique congénital entre l’humanisme chrétien et un « esprit de réforme » mettant en oeuvre le principe d’une fidélité critique à la tradition de foi sur le terrain même des structures ecclésiales. Outre la pérennité de l’humanisme chrétien, le geste théologique de Moingt soulève au moins, me semble-til, les trois enjeux suivants.

Un premier enjeu concerne la vérité du christianisme. L’ancienneté de la tradition humaniste chrétienne indique que le lien du christianisme à l’humanisme n’est, pour le premier, ni une mise à jour qui céderait au vent de la mode, ni une opération de sauvetage que la crainte de la sécularisation rendrait soudainement nécessaire. Le concept d’« humanisme évangélique » révèle, au contraire, qu’il s’agit d’un lien consubstantiel avec l’événement révélateur. L’intelligence de la foi pourra toujours compter sur ce lien primitif pour soutenir l’annonce chrétienne d’un salut universel et susciter la confiance de l’homme en la Révélation. Là se trouve sans doute le plus important ! Le texte de Gaudium et Spes, cité plus haut, fonde très justement cette relation d’origine dans la singularité de l’homme créé à l’image de Dieu. Mais, inquiet du destin de la « constitution pastorale », Moingt écrit : « Quarante ans après Vatican ii, nul ne peut ignorer que l’orientation humaniste de Gaudium et Spes est loin d’avoir cause gagnée et qu’elle est contestée par d’assez nombreux fidèles et prélats[71] ». C’est pourquoi Moingt se soucie encore plus justement de retrouver le fondement de ce lien à la source de la tradition chrétienne, dans le ministère et « la mort de Jésus, hors religion » tout d’abord, et dans l’ordre de mission que Jésus a adressé aux apôtres ensuite[72]. Car c’est finalement là que l’humanisme chrétien peut discerner la source de la dignité humaine qu’il promeut.

Un second enjeu concerne, dans la foulée du premier, la crise de civilisation que nous affrontons. Nonobstant les insistances différentes des deux auteurs, Moingt et Brague la décrivent tous les deux comme une perte du sens de l’« humain ». Malgré les apparences — croissance de l’individualisme, société de consommation, angoisse de l’avenir, dominations des sciences exactes, découverte des spiritualités orientales et même rejet de l’Église —, l’homme occidental du xxie siècle demeure ouvert à la vie évangélique pour autant qu’on la lui présente pour ce qu’elle est dans un langage intelligible. À cet égard, Moingt explique que l’appel évangélique à se convertir à la foi au Christ se comprend en vérité comme un humanisme fondé dans « la conversion à l’esprit du Christ, lui-même rapporté au mal dont souffre le siècle[73] ». Pour Moingt, seule cette conversion — et la réponse concrète qu’elle appelle de la part du disciple — peut assurer que l’esprit chrétien se répande à nouveau conformément à la mission apostolique originelle confiée par Jésus. Mais Moingt indique immédiatement que la présence de ce même esprit chrétien dans la civilisation ne peut que dépérir lorsque les pratiques rituelles de la religion — in casu celle du baptême — cachent l’absence de ladite conversion. En tant qu’il engage le geste critique de l’auteur, ce constat permet de considérer le troisième enjeu.

Un troisième défi touche à la rationalité de la théologie. La reconnaissance de celle-ci par les autres rationalités passe, à mon sens, par son appartenance au secteur des sciences humaines. Comme toute science, la théologie doit pouvoir s’y définir par elle-même à partir de son objet propre. Or, le concept d’« humanisme évangélique » lui fournit de quoi comprendre cet objet — Dieu — à la lumière de la foi placée en lui à partir de l’événement historique dont elle est issue, à savoir la croix. Mais ce concept doit aussi permettre à la théologie de déployer sa dimension critique. Or, il apparaît bien, dans la pensée de l’auteur, comme le point d’appui autorisant une relecture critique de la tradition de la foi souvent encline à sortir de l’histoire pour se réfugier dans un savoir théorique sur Dieu, ou à réduire le christianisme au paradigme religieux, sous quelque modalité — objective ou subjective — qu’on le définisse. Entre autres affirmations exemplaires de ce rapport critique, retenons celle-ci en guise de conclusion : « Le passage du Royaume à travers l’Église se signalait donc par l’avènement d’un humanisme nouveau […]. La suite de cette histoire, qui n’a pas tenu les promesses de ses origines, nous est connue : […] la forme de la religion a recouvert celle de l’annonce, au lieu du contraire[74] ».