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Les premières pages d’un livre sont presque toujours déterminantes pour en annoncer le contenu, assurer l’autorité de l’auteur et prouver sa maîtrise du sujet, mais aussi pour donner au lecteur la curiosité de poursuivre sa lecture et d’approfondir son survol. Je crois profondément que le choix du titre est lourd de conséquences pour tout ouvrage et pour son auteur. Le professeur Giancarlo Maiorino s’est intéressé à ces deux aspects dans son ouvrage justement intitulé First Pages. A Poetics of Titles. L’auteur reprend le néologisme anglais « titology » ou « titologie », emprunté au critique littéraire Harry Levin (1912-1994), qui voulait entreprendre des études sur les titres et leur formation, dès 1977 (p. 3). Ce champ d’études reste encore assez inexploré, même en 2010.

Dans une belle métaphore, Giancarlo Maiorino affirme que le titre d’une oeuvre est aussi important que la façade pour un édifice (p. 3). Dans un style libre plutôt apparenté à un essai littéraire, First Pages. A Poetics of Titles se subdivise en trois parties inégales : « modernité », « modernisme », et « postmodernisme ». Les oeuvres conviées en guise d’exemples ne sont pas toutes des « classiques » de la littérature universelle, mais plusieurs sont célèbres et d’autres sont représentatives des différents modes de formation des titres. Parmi une multitude d’ouvrages cités, on reconnaîtra Don Quichotte, de Cervantès, mais aussi les Essais de Montaigne, Ulysse de James Joyce, et Six personnages en quête d’auteur, de Pirandello. Dans ce dernier cas, c’est le chiffre « 6 » inclus dans le titre qui donne lieu à une brève méditation (p. 126). Quant à James Joyce, son célèbre roman Ulysse (1922) s’inscrirait directement dans un courant de références à la culture de la Grèce antique (L’Odyssée d’Homère) et à son renouveau au cours et après le 19e siècle (p. 67). On sait d’ailleurs que Joyce suggérait à ses amis de lire L’Odyssée d’Homère avant d’aborder son Ulysse.

Le professeur Giancarlo Maiorino fait parfois preuve d’une grande érudition dans ses promenades littéraires riches en évocations : ainsi, on voit que l’époque de la Renaissance était propice à des titres érudits, à des titres humanistes et évocateurs comme Le Prince, L’Utopie, Éloge de la folie, qui sont tous devenus des classiques (p. 47). Ailleurs, on apprend que le philosophe marxiste Georg Lukacs fustigeait les titres de romans qui destituaient leurs personnages principaux, comme L’Idiot de Dostoïevski, ou L’Homme sans qualités, de Robert Musil (p. 251). Mais depuis quelques décennies, les livres, et particulièrement les romans, ont changé considérablement dans leur teneur, souvent marqués par l’ère des avant-gardes littéraires des années 1920 (Dada, surréalisme) et par les mouvements de déconstruction, les nombreuses méthodes d’analyse littéraire et les multiples interprétations des textes qui ont suivi. Ici, l’auteur examine cette situation et ces mutations dans les derniers chapitres regroupés sous l’égide de « post-modernité », en s’inspirant principalement de travaux américains et français. Depuis les écrits de Roland Barthes et d’Umberto Eco, la littérature contemporaine ne peut plus dissimuler aussi facilement ses procédés littéraires « invisibles » et ne peut pas éviter de trahir ce sentiment de répéter, de redire ce qui a déjà été dit (ou déjà été écrit) autrement, ou à peine, ce qui entraîne une inévitable distance, même de la part de l’écrivain devant son texte (p. 267). C’est sans doute ce que Giancarlo Maiorino veut dire dans un passage lorsqu’il parle de « la mécanisation du sujet écrivant » (p. 274). À la suite du philosophe espagnol José Ortega y Gasset, Giancarlo Maiorino soutient que L’Iliade et Don Quichotte sont contenus dans tous les romans qui les ont suivis (p. 190). En guise d’illustrations, les oeuvres existentialistes de Jean-Paul Sartre et d’Albert Camus, à peine mentionnées ici, auraient pu être ajoutées à la démonstration, de même que certains textes plus théoriques de l’époque du Nouveau Roman (p. 261).

Quelques erreurs ou imprécisions persistent, par exemple lorsque le professeur Giancarlo Maiorino mentionne le texte « How some of my books wrote themselves » de l’écrivain Michel Butor en le datant de 1935 ; nous serions en réalité 36 ans trop tôt (p. 285) ! En fait, ce texte de Michel Butor (qui est né en 1926) est la transcription de sa conférence donnée au Centre Cerisy-la-Salle en juillet 1971 lors d’un colloque sur le Nouveau Roman[1].

En somme, je crois que le lecteur ne devrait pas se limiter uniquement aux premières pages de ce livre portant précisément sur les premières pages, car l’auteur ne systématise pas vraiment de théorie générale sur les titres évocateurs ou sur les premières pages : il se borne à proposer quelques intuitions, quelques citations utiles, qui demanderont par la suite à être complétées et approfondies par d’autres chercheurs. En somme, First Pages. A Poetics of Titles ne prétend pas répondre à toutes les questions qu’il soulève, ni servir de guide sur l’art d’écrire ; c’est davantage un livre qui inspirera les amoureux des livres.