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En profilant les choses de façon serrée, on pourrait énoncer ainsi ce qui commande notre interrogation : l’effacement de la transcendance dans le socioculturel contemporain doit-il être interprété et apprécié comme un accomplissement heureux du motif d’un Dieu vidé de sa toute-puissance ou comme le lieu symptomatique de données plus problématiques ?

I. Ouverture : d’une focalisation sur la kénose

Le motif d’une kénose est inscrit dans le christianisme. Il est traditionnellement référé à Philippiens 2,6-11, dont notamment le verset 6 : « il [Jésus-Christ] s’est dépouillé » ou, plus littéralement, il s’est « vidé » (ekenosên). Commandé par la thématique d’une incarnation conduisant à la croix, ce motif est mobilisé pour dire un évidement de Dieu, un congé donné au Dieu de la métaphysique, « naturaliste » ou « onto-théologique » (on verra que c’est ainsi que se noue la donne chez Gianni Vattimo), le Dieu tout-puissant qui serait à l’origine de l’étant et qui sanctionnerait tout étant selon une pensée de la totalité ou de la totalisation. Il ouvre du coup — c’est la face positive de la même donne — une valorisation du mouvement d’incarnation comme tel, ainsi que, par-delà, du moment de la création, dans sa consistance et sa valeur propre. Au final, le motif de la kénose va alors accompagner, en modernité — il avait pu être un objet central de méditation dans des veines mystiques plus classiques, médiévales, voire patristiques déjà —, un investissement du créé comme lieu de responsabilité humaine, émancipée et émargeant à un monde pluriel.

Avant de prendre de front cette thématique, et de l’expliciter un peu plus, situons l’arrière-plan qui commande notre interrogation autour de la kénose et en balise du même coup l’approche, en première instance ou plus ou moins spontanément. En jeu : le socioculturel contemporain et ce qui le traverse de quêtes, de désirs et de refus[1].

Avec les Temps modernes, emblématiquement cristallisés au moment des Lumières européennes, mais selon une disposition qui perdure et occupe toujours une part de nos imaginaires, transcendance rime avec hétéronomie. La disposition s’impose tout naturellement, et elle est centrale aussi bien chez les critiques de la religion « positive » (opposée à la religion « naturelle » raisonnable, voire rationnelle, et n’en appelant pas à des justifications en termes d’autorité externe)[2] que chez des croyants et des théologiens dont le système d’appréciation est autre, mais le terrain semblable : ils s’imaginent être appelés à restreindre les droits de l’autonomie et à plaider pour ceux de l’hétéronomie justement, et d’une hétéronomie commandant soumission, voire obéissance (elle est là « pour ton bien », comme peuvent dire certains pédagogues répressifs).

Dans ce contexte, et si l’on ne veut pas faire chorus avec les théologies qu’on vient d’évoquer, renouer aujourd’hui avec le motif de la kénose peut offrir de belles opportunités ; et peut remettre en même temps en scène des données évangéliques d’importance. Il convient pourtant à mon sens, avant de se précipiter, de noter et de prendre la mesure du décalage que marquait en la matière la posture même des Temps modernes. Comprendre et investir le motif de la transcendance comme hétéronomie — et selon la disposition qu’on vient de rappeler — fait en effet complètement l’impasse sur des éléments déterminants de la tradition et de dispositions antérieures. Que l’on pense, avant les nominalismes s’entend, à la thématique médiévale de la disproportio entre Dieu d’une part, le monde et l’humain de l’autre, au fait aussi que la voie d’« éminence » ne se donne pas comme simple hiérarchisation sur fond totalisé, ou encore à la différence de statut et de régime entre ce qu’on nomme classiquement le « théologique » d’un côté (Dieu ou le principe), l’« économique » de l’autre (l’histoire humaine et la cité, en principe l’Église aussi d’ailleurs), avec l’écart ou la dissymétrie que suppose ou entraîne cette différence[3], ou enfin, plus globalement, au rôle et à la force du motif de l’« Un au-delà de l’être », surplombant, avec divers correctifs certes, la théologie chrétienne pendant de très nombreux siècles[4].

Ne pas prendre la mesure de ce qui est propre aux Temps modernes dans la quasi-équivalence posée entre transcendance et hétéronomie, ne pas distinguer en quoi cette manière de voir est située, et qu’elle n’est pas la seule, même pas en tradition occidentale (qu’elle soit autre en bouddhisme par exemple, ou ailleurs, est une chose aujourd’hui intégrée), c’est risquer de proposer des solutions sur fond d’alternatives peu décentrées, et dont les termes en opposition sont du coup peu problématisés à l’interne. C’est risquer, pour tout dire, de tomber dans un simple renversement, voire dans du réactif, et parfois non sans une radicalisation quant à ce qui pourrait être dès lors proposé : du sécularisé, de l’humain, et selon une posture « molle » ou « faible », faite de pure tolérance et de simple pluralisme. Gianni Vattimo, on va le voir, me paraît donner des gages à cette manière de se positionner.

Disons-le d’entrée, je n’embouche pas ce type de trompette. Qu’il y ait à se démarquer de toute pensée de la totalité, et tout particulièrement quand on y articule Dieu, me paraît requis. Et même de la façon la plus nette. Qu’il y ait aussi à reprendre, et à valider, la thématique de l’incarnation véhiculée par le christianisme, celle de la création également, me paraît tout autant requis ; je pense même que, correctement mené, un tel travail peut être prometteur. Qu’il y ait enfin à ouvrir et à penser une thématique de la responsabilité, passant par un moment de singularité et sur fond pluriel, me paraît également s’imposer ; c’est même là l’une des exigences de notre temps, où se tapissent des enjeux décisifs. Mais en ces matières, et pour focaliser sur ce qui commande ici l’entrée dans notre questionnement, la question est pour moi de savoir ce qu’il en est de, ou ce qu’on entend par Dieu ; ce qu’il en est de la fonction qu’on lui fait jouer.

Concrètement, examiner cette question passera par une remise en chantier de la thématique du rapport entre le monde, l’histoire et l’humain d’un côté, la transcendance de l’autre, aussi bien dans le christianisme (à relire et à repenser) que, plus globalement, dans l’histoire occidentale (à mettre en perspective généalogique), une histoire faite de ce qui précède, traverse et dépasse la modernité, une histoire complexe et riche d’une irréductible diversité, une histoire qu’ont cristallisée des positions de domination et de marginalités, une histoire dont le déploiement même doit être différencié.

Focaliser sur la seule kénose présenterait donc un risque, celui des tentations qu’elle fait miroiter, sans la mise en place d’un décentrement suffisant. D’où ce qui va suivre, tant quant à la manière de procéder que quant aux lectures mises en oeuvre et aux propositions esquissées.

II. L’orientation proposée

Au point de départ se tiendra la scène contemporaine, considérée de manière large. Une scène sociale, où ce qui « arrive » aux religions sera vu comme « symptôme ». Et où l’interrogation se présente ainsi : où en est-on, sur cette scène, socialement et humainement ?

La question de départ n’est donc pas de valider a priori le christianisme, ce qui pourrait ou devrait inclure une problématique précisant jusqu’où peut ou doit aller cette validation, selon quels correctifs éventuels ou quelles inflexions ; non sans, en outre, comme il est d’usage en la matière, une relecture, normative, de ce qu’est, devrait être ou aurait dû être — a été parfois ? est originellement ? — le christianisme. Mais la question de départ n’est pas non plus de sanctionner ou non une critique du christianisme socialement et historiquement donnée (quitte, là aussi, à infléchir, corriger et reprendre pour soi), quels qu’en soient le bien-fondé et la pertinence par ailleurs, et même s’il faudra savoir prendre en considération cette critique bien sûr. C’est qu’on aura dépassé — décentré — la posture qui voit là deux propositions à choix, validées ou à valider en et pour elles-mêmes, se tenant comme telles devant nous, circonscrites en tant que telles. Deux propositions à option, et subtilement desserties de toute effectivité : desserties de l’histoire, du social, de l’anthropologique.

Il convient de montrer plutôt — et c’est tout autre chose — des processus, à l’oeuvre et ouverts, dans lesquels nous sommes pris et nous sommes invités à penser ; et même requis de penser. Est-ce donner là un écho au thème de la « modernité inachevée » d’Habermas ? En un certain sens peut-être, mais en sachant qu’il y a en tout cas, pour moi, à souligner que, sur ces dynamiques et les ouvertures qu’elles supposent ou qu’elles ménagent, se tiennent des différends. À élucider et à penser. Précisons encore, au vu du contexte général de nos interrogations et échanges, que non seulement ces processus affectent la scène du monde, mais qu’ils sont ceux mêmes du monde, de ses donnes anthropologiques et sociales, toutes prises dans des histoires et autres constructions.

La scène ici mise en avant décale la question de ce qu’il en est du christianisme et de son devenir, et non seulement en ce qu’elle cristallise en elle du contemporain, mais en tant que scène du monde. En termes de décalement, il en va de même pour la question de ce qu’il en est des athéismes et de leurs histoires, ou des émancipations. Et de même, du coup, de la question de la transcendance ou de Dieu, qui ne peut qu’y être incluse : incluse dans les histoires évoquées et en cours.

Les questions d’aujourd’hui ont leur teneur propre ; et il est requis de les prendre en charge sur ce plan-là. C’est que, d’abord, ce sont les questions du monde, ou les questions qui dessinent la figure qu’a pour nous aujourd’hui le monde. Et c’est que, ensuite, nous sommes situés hors simple déroulement linéaire, où les questions pourraient être pensées comme toujours mêmes en leur fond, quant à leur « essence » aurait-on dit en d’autres temps. J’ai certes plaidé pour une mise en perspective généalogique, et j’ai indiqué qu’il y avait pour nous des provenances (d’où viennent les questions et les termes qui sont les leurs à chaque fois ?), complexes au demeurant, mais cela n’entend pas nécessairement dire — au contraire même ici — linéarité. Il y a plutôt basculements et redéploiements, ou recompositions, au gré de divers « dispositifs », diraient Foucault ou Agamben, qui scandent des discontinuités.

Teneur propre des questions donc. Une teneur propre qui tient à ce qu’est le monde et à ce qu’est le présent. Il convient en outre de noter que le christianisme se retrouve aujourd’hui de fait « exculturé » dit Danièle Hervieu-Léger, ou exorbité (laissant derrière lui des déchets divers, recyclés, non identifiés parfois, ainsi en littérature, en arts plastiques ou au cinéma, voire en action sociale ou humanitaire), à moins qu’il ne faille dire, et c’est aussi fondé, que le monde contemporain en est « exculturé ». Plus « exculturé » de la matrice chrétienne que ce que signalent ou entraînent, classiquement, les thématiques de la sécularisation par exemple.

Dans la même ligne, mais différemment, il convient de noter, spécifiquement, que la question même de Dieu apparaît décalée. La question n’est plus en effet aujourd’hui : quelle figure donner ou reconnaître à Dieu (question posée dès les Lumières et qui passe par divers positivismes, par des spiritualismes aussi) ? Et selon quelle fonction le fera-t-on, ou quelle position de sacré (ainsi des romantismes à certains zélateurs contemporains du religieux), voire au gré de quelle mythologie (Schelling) ou de quelle ontologie (de Leibniz à Heidegger) ? Elle n’est plus non plus celle de simples renversements, anthropologiques (classique en la matière et en ces termes : Ludwig Feuerbach) ou politico-sociaux (la laïcité, tout particulièrement en sa teneur française), avec des questionnements possibles autour d’un sécularisme et de religions séculières, tels qu’a pu les thématiser un Paul Tillich par exemple, non sans l’horizon supposé — et présent ! — d’une propension qu’ont mise à jour les totalitarismes. C’est qu’il y a du religieux hors de la question de Dieu ou de la transcendance (on en est plus conscient aujourd’hui, et on en est plus séduit), hors de la question du croire aussi[5]. L’ont bien montré l’anthropologie dite culturelle, centrée sur les multiples rapports de « négociations » que noue l’humain avec le monde[6], ou divers travaux consacrés aux religions civiques antiques ou aux postures, antiques aussi, de sagesse devant le cosmos, à quoi s’ajoutent les quêtes contemporaines de spiritualités transconfessionnelles, voire non religieuses ou athées, liées à équilibres de vie et à énergies cosmiques. Au total, la question stricte de la transcendance paraît aujourd’hui soit une parmi d’autres, soit surfaite et égarante, soit encore récusée ou simplement obsolète, et de toute manière plutôt reléguée, sauf crispations de type fondamentaliste ou intégriste.

III. Sortie de la transcendance et incarnation : une kénose ouvrant sur la sécularisation. Retour critique sur Vattimo

On suivra ici de près les textes de Gianni Vattimo (1936-). Tout particulièrement son Après la chrétienté, sous-titré Pour un christianisme non religieux [7]. Sa thèse : « la sécularisation est le mode selon lequel se réalise l’affaiblissement de l’être, c’est-àdire la kénôsis de Dieu ». Elle est du coup non un « phénomène d’abandon de la religion », mais la « réalisation […] de sa vocation intime » (p. 42)[8].

Le propos prend place dans une perspective qui, ayant passé par le « Nietzsche de la mort de Dieu et le Heidegger de la doctrine de l’Ereignis » (p. 165), entend ne plus « penser l’être comme fondement » et veut rompre en particulier avec le motif de « l’existence d’un Dieu-Fondement ultime », au profit d’un penser de l’être comme « événement » (p. 38-40, 182, 185), sur fond pluriel et relativiste, où les consensus sont à gagner en termes « dialogiques » (p. 13-16).

Deux choses sont à relever ici. Une compréhension de la modernité contemporaine d’abord. Une modernité que résume et accomplit la sécularisation, promue au statut d’« essence de la modernité[9] ». Où l’amitié et la charité passent avant la vérité — ce qui peut certes aller avec le décentrement heureux d’une position trop impérieuse, revendicatrice et exclusive de la vérité[10] —, et où sont magnifiés un universalisme de fond, un humanisme[11], un communautaire fait d’accueil, la tolérance, la subjectivité. Toutes valeurs fortes, mais avancées ici sans beaucoup de critique ni de problématisation internes ; hors examen des structurations et des déploiements réels en tout cas, ou des dispositifs d’assignation. Comme si en appeler à la sécularisation valait comme neutralisation et qu’on était dès lors significativement renvoyé à du « message » (p. 16, 197), et alors, pourquoi pas, celui du christianisme, et d’un christianisme rapporté à Jésus.

La seconde chose à noter, c’est justement la compréhension du christianisme mise en oeuvre ; qui va opérer une jonction avec la première, celle de la modernité contemporaine. D’ailleurs, Vattimo avoue qu’il a « retrouvé » le christianisme à travers sa lecture de Nietzsche et d’Heidegger (p. 11). Au total, il s’agit d’un christianisme qui, dans le « nouvel espace des conflits interculturels », n’a pas à « se constituer comme identité forte », mais à « approfondir » son visage propre comme « source et condition de possibilité pour la laïcité » ou, plus largement, pour la sécularisation dont j’ai fait état (p. 148 et suiv.). La sécularisation est en effet, dans la lecture proposée, rien de moins que l’« essence du christianisme[12] ». La thématique de l’altérité ou d’une transcendance en excès apparaît peu validée, Vattimo se démarquant de Lévinas ou de Derrida (p. 61, 68, 168[13]), ainsi que de la « théologie dialectique[14] », qui sont, pour lui, plutôt des « formes de retour à une théologie de la première ère » (celle du Père, avant la fraternité du Fils et l’intériorisation de l’Esprit[15]), « un retour qui ignore l’incarnation » (p. 61). Historiquement, le christianisme est, selon Vattimo, le « point de départ de la dissolution moderne de la métaphysique » (p. 165 ; cf. aussi p. 80, parlant de « filiation » entre « philosophie postmétaphysique » et « héritage chrétien[16] »).

La perspective proposée doit à mon sens être critiquée sous un double point de vue. De fait et de droit. De fait d’abord. Valider le paradigme de la sécularisation comme le fait Vattimo est trop court pour décrire ce qui se passe. Sécularisation évoque un transfert, d’un ordre religieux à un ordre laïc ou séculier, qu’accompagne un mouvement devant conduire à de moins en moins de religion (elle s’évanouit), d’hétéronomie et de transcendance, et à de plus en plus de rationalité, d’autonomie, d’humanisation. On touche ainsi indéniablement une part de vérité, mais ce n’est pas sans faire en même temps l’impasse sur la production religieuse moderne, de « nouveaux mouvements religieux », ou de nouvelles formes internes au religieux hérité pour commencer, mais aussi de nouvelles dispositions de fond aménageant le social, dont le motif d’un transfert ou d’une traduction ne peut rendre compte et qu’attestent entre autres choses les nouvelles quêtes d’équilibres de vie, un religieux diffus ou des spiritualités se cherchant à l’encontre d’une dominante technocratique qui n’est plus éprouvée comme libératrice. Le paradigme de la sécularisation ne saisit pas le social contemporain comme un tout « systémique » (où le religieux se trouve redistribué), à la teneur propre. C’est qu’il est lié à une pensée trop linéaire et trop duelle, et trop en forme de simple alternative. Il se trouve du coup en panne devant divers phénomènes alors éprouvés comme « retours », « irrationnels[17] ». En sous-main, le religieux dont nous venons, le christianisme même pour commencer, n’y est pas assez différencié. De même — du coup ? —, ce qui est opposé et qui doit se réaliser, la « sécularité » (avec ce qui y est possible, l’amitié et la charité, cf. p. 166 et 169[18]), n’y est pas assez différencié non plus. Au demeurant, l’épanouissement de la sécularisation est aussi, concrètement, lieu et occasion de désenchantement, ou pire. Dès lors — de droit cette fois —, le paradigme de la sécularisation conduit à sanctionner ou à légitimer de façon insuffisamment critique la modernité ou la postmodernité, ne prenant pas délibérément à bras-le-corps ses problèmes propres — ses apories comme ses possibles —, sa disposition diraient Foucault et Agamben, qui conditionne chacun, y compris dans ses refus, réactifs, et ce qui s’y noue.

Pour ma part, je tiens que ce qui se condense dans le thème de la sécularisation demeure, comme fait et comme fait à valider, en particulier en ce que la sécularisation ouvre l’espace de tous et hors religieux intégratif ; il y a, dit dans les termes de Gauchet, une « sortie de la religion », et l’on n’a pas à revenir en arrière. Mais, sur le plan du fait, ce qui en est mis en avant dans le paradigme dont on fait le plus souvent usage est unilatéral et ne prend pas en compte l’ensemble de ce qui est à penser. Et, sur le plan du fait à valider, la sanction donnée à la sécularisation s’annonce, dans ce même paradigme, sans différenciation ni problématisation internes suffisantes. Du coup, l’ordre de contingence et de pluralité qui lui est lié se trouve émoussé, ne cristallisant plus des différences irréductibles — dont répondre —, mais se proposant comme simple occasion d’humanisme pouvant prôner un message libérateur au nom de l’amour et de l’échange.

IV. De la transcendance contre l’homogénéité sociale et la perte du sujet : Slavoj Žižek

Provocateur, suggestif, héritier critique du marxisme tout en ayant été dissident dans la Yougoslavie d’avant 1989, psychanalyste d’obédience lacanienne, Slovène ayant étudié en France au début des années 1970 et travaillant actuellement entre les États-Unis, l’Argentine et son pays d’origine, Slavoj Žižek (1949-), ne cesse de plaider en faveur d’une position de transcendance contre l’homogénéité sociale et la perte du sujet propres à la postmodernité contemporaine. Résolument athée, il en appelle à un absolu comme écart — voire à l’écart comme absolu — et pense la vie comme émergence hérétique. Aussi vrai qu’elle n’est rien hors du non-normalisable et qu’elle est elle-même excès. Je suivrai ici surtout La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion [19], avec un regard latéral du côté de Fragile absolu ou pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu [20] ?

À l’arrière-plan du propos se tient la modernité séculière, un ordre social où la religion n’est plus ni intégrée, ni intégrante, ne se présentant plus comme une forme de vie particulière possible, un ethos social global (p. 7). Il n’y a dès lors là que deux rôles possibles pour la religion, « un rôle thérapeutique ou un rôle critique. Ou la religion aide les individus à s’intégrer toujours mieux à l’ordre existant, ou elle essaie de s’affirmer comme une instance critique et dit ce qui ne va pas dans cet ordre comme tel » (p. 8). Žižek s’inscrit sur le second terme[21], en position, assumée, d’hérétique.

On peut relever chez Žižek une perspective historique plus différenciée que la vision du passé à laquelle s’oppose classiquement la sécularisation, celle d’une transcendance comme hétéronomie et d’un religieux en forme de théologico-politique, avec convocation forte d’adhésion subjective, toutes choses dont la modernité s’émanciperait. Žižek commence ainsi par rappeler que « la croyance directe en une vérité totalement assumée subjectivement […] est un phénomène moderne, par opposition aux croyances traditionnelles qui supposaient une certaine forme de distance » (p. 9), un point à ne pas négliger : il décale critiquement la modernité, tant quant à ses refus — ce qu’elle imagine — que quant aux positions alternatives qu’elle met en avant, plus ou moins substitutives.

Comme chez Vattimo, le regard porté par Žižek sur la situation contemporaine et sa provenance s’articule à une certaine compréhension du christianisme. Et ici autant que là, les positions engagées forment contraste. Žižek valide le christianisme selon écart avec le contemporain, et d’abord à l’encontre de ce qu’il nomme un bouddhisme occidental comme « idéologie paradigmatique du capitalisme tardif » ou à l’encontre d’un zen comme « technique spirituelle » et « instrument éthiquement neutre » (p. 36). Il en appelle alors au motif d’un absolu, loin des apologies qui valideraient un horizon fait de la « multiplicité des dieux » ou de l’alternance chinoise yin/yang (p. 35), voire d’une attitude qui considérerait tout d’un « oeil égal », « impersonnel » (p. 45). Contre la thèse aujourd’hui volontiers reçue qui veut que les polythéismes, avec leurs richesses faites d’affirmation joyeuse (p. 67), aient été écrasés par un judéo-christianisme transi de culpabilité et de renoncement, Žižek plaide pour une position tierce, celle qui valide une « non-coïncidence avec son lieu » (p. 32 et suiv.), « l’écart comme tel », ou l’« écart qui est ce Dieu » (un écart qui est aussi inscrit en ce Dieu, le séparant de lui-même, non sans références à Hegel et Schelling, p. 17, 113). Au total se donnent ensemble chez lui, me semble-t-il : un écart dans l’absolu (Dieu), un écart dans le singulier (l’humain), et un écart entre eux (en ce sens, une dissymétrie, qui ne rejoint pas la valorisation d’une Altérité pour elle-même, Žižek marquant sur ce point le même refus que Vattimo à l’égard des positions qu’ont pu illustrer la théologie dialectique ou une lecture de Lévinas).

Žižek valide la passion et la non-indifférence, voire une certaine violence (p. 46). Il n’y a ainsi de Dieu, chez lui, que contre de faux dieux, à dénoncer [22]. Sa posture — parce que telle est l’existence, son fait aussi bien que son prix — est celle du partisan, du combattant et du militant (p. 101, 142[23]), non pour une cause, un idéal ou une mission prophétique, mais par passion pour le réel. En surplomb ne se tient pas la thématique d’une complétude (que l’appel à un Dieu pourrait satisfaire, pour parfaire le monde et l’humain). L’incomplétude est au contraire tenue ici pour plus que la complétude. C’est que le combat de fond de Žižek est dirigé contre la « totalité organique harmonieuse » où chacun occupe sa « place particulière » (p. 38), non sans parallèle avec la critique du « monde administré » d’Adorno ou, plus globalement, de l’École de Francfort, ainsi qu’avec les travaux de Foucault. Reprise d’une veine critique, et vive, de la modernité, tenant que le résultat final de la « subjectivisation » moderne et humaniste est « la disparition de notre subjectivité elle-même, sa transformation en caprice dérisoire » (p. 55), ou que, non sans parallèle cette fois avec le Nietzsche de la mise en scène des « derniers hommes », ce sont les « individus postmodernes qui rejettent tous les buts “supérieurs” comme terroristes et qui consacrent leur vie à une survie remplie de petits plaisirs de plus en plus raffinés et excités/éveillés artificiellement » (p. 56).

On l’aura compris, et cela peut être dit en termes psychanalytiques, il faut qu’il y ait de la limite, fût-elle arbitraire (p. 59 ; elle est de toute façon celle des choses, contingentes), donc de la différence (à l’encontre de toute homogénéisation), pour qu’il y ait de la singularité (pour que de la vie, humaine, advienne), faite de désirs propres, hors tout fantasme de bonheur total (p. 65). Évoquant le théologique chrétien, Žižek rappelle que la « grâce divine » est « impénétrable » et qu’elle vaut à l’encontre d’un « équilibre fondamental » providentiel (p. 61). Non sans ambivalence foncière (la disposition d’une perversion ?) : il faut en effet passer ici par une extériorité (p. 27), et cela inclut de la transgression pour un plus (p. 21, 23), spécifique (s’y noue un dépassement de l’universel dans et via un singulier, p. 23), et même une « trahison » au profit d’un accomplissement, comme le montre l’intrigue humaine ou adamique, de Genèse 2-3 à la présence de Judas au coeur de sa reprise en, avec ou à l’occasion de Jésus.

L’épure de la disposition chrétienne me paraît ici bien aperçue. Articulons-y pourtant une interrogation critique, qui touche à sa mise en oeuvre effective en christianisme. Cette mise en oeuvre ne s’opère-t-elle pas via un subtil escamotage ? Qu’en est-il en effet, pour Jésus — montré comme nouvel Adam ! —, non seulement de ce heurt au réel (quoique, là déjà, la question puisse se poser), mais de cette transgression sans laquelle il n’est pas de singularité, ni d’existence réelle ? La représentation chrétienne effective idéalise et spiritualise. Pour tout dire, elle sublime. Et si l’on passe de la condensation paradigmatique qu’est là le Jésus alors dit Christ à un : « vous pouvez vivre » [donc, en principe, jouir], « j’ai payé pour ça » (p. 69 et suiv.), ne voit-on pas se cristalliser, sur le plan de chacun cette fois, une nouvelle dispense de l’épreuve et de la naissance à soi, une subtile mise hors circuit de la résistance irréductiblement liée à l’inexplicable, et du coup une subreptice évanescence du procès lié au désir[24] ? Ne sacrifie-t-on pas ce procès pour se trouver directement inscrit comme « participant » de l’oeuvre ailleurs accomplie ? Ici, comme toujours en christianisme moderne à mon sens, c’est la christologie qui devra être retravaillée, corrigée, et notamment tout ce qui s’y investit d’immaculé et de proprement divin, dépassant la particularité et la limite du « mandat symbolique » (p. 131-133)[25].

Revenons à la modernité. Où, pour reprendre Lacan, « le grand Autre n’existe plus » (p. 75), ouvrant dès lors sur tant d’efforts pour rétablir la loi (des efforts désespérés : si la loi vient de nous, elle ne fonctionne pas), à moins que ce ne soit sur une banalisation de la transgression sur fond indifférent, neutralisé, homogénéisé, donc hors réel et hors excès[26]. Un temps que surplombe le « si Dieu n’existe pas, tout est interdit » (p. 124) : tout doit être en effet codifié, réglementé et objet de directives, à l’infini. La limite attachée au réel, l’irréductibilité de la différence, l’épreuve effective de l’altérité ou la conscience de ce qui nous est en excès s’estompent ou disparaissent. Mais c’est là du camouflage, de l’obturation, et cela « se venge » : ce qui est exclu resurgit — « irrationnellement » dit-on — comme le fait voir notre contemporanéité religieuse et sociale. C’est qu’il n’y a d’existence que si quelque chose se passe, et cela suppose une affirmation de singularités sur fond de vraies différences, toutes choses qui, aujourd’hui, sont justement plutôt en panne.

« Rien ne doit plus arriver [27] ». Dans le « Dernier avertissement » qu’elle clôt, la phrase était précédée de dispositions touchant l’aménagement ordonné, sécurisé et prévenant, de l’« espace public », et d’un article 6 :

Le but de la vie est le bonheur. Le bonheur est une donnée objective qui se mesure en quantités exactes. Or chacun le sait de nos jours : là où règne la transparence, règne le bonheur ; ce qui ne cherche pas à se montrer cherche à se cacher, et tout ce qui cherche à se cacher doit être tenu pour suspect. Il est par conséquent du devoir d’ingérence du Biopouvoir de faire disparaître toute opacité de votre vie. Le Biopouvoir veut votre bonheur. S’il le faut, il le voudra contre vous.

Ajoutons, tiré de l’article 7 : « Là où le contrôle demeure imparfait, la foule est invitée à réprimer en son sein tout comportement contraire à la dignité humaine », avec une invitation à signaler « toute conduite anormale » aux « patrouilles de l’Action Préventive de Proximité ». Ou enfin, à l’article 8 : « L’espace public est un espace neutre, c’est-à-dire que toute manifestation d’existence singulière y représente une atteinte à l’intégrité d’autrui », et, à l’article 9 : « Nous remercions l’ensemble de ceux qui, par leur comportement, ont contribué à ce que l’énoncé de ces principes aille de soi ». Le texte est provocant. Il n’y a pas là pour moi un programme, mais bien un doigt posé sur des apories centrales de notre temps, excellemment stylisées au demeurant[28].

Revenons à Žižek. Il dit un réel qui s’impose et est toujours obturé, et qui l’est spécialement en société contemporaine sécularisée. Un réel qui n’est ni assimilable, ni appropriable, mais qui relance toujours, surprend, déplace. Qui est en excès, ou qui cristallise de l’excès. Žižek entend que penser l’humain au coeur du social se fasse selon excès ou selon hétérogénéité, selon transcendance en ce sens-là, mais dont le statut et la forme auront été bien précisés. Et cela prend forme en démarcation à l’égard de toute immanentisation et de toute anthropologisation ou humanisation modernes.

Prenons garde. L’immanence est à sanctionner, de même que l’humain. En tant que tels, donc hors rapport à fondement. On ne se tient pas ici en deçà de ce que veut cristalliser le motif de la kénose : mise à l’écart du Dieu-Fondement et validation de l’ordre du monde avec ce qui y advient. Mais le mode n’est pas le même que chez Vattimo. En ce que la transcendance y est moins évanouissante que décalée, en asymétrie. Et en ce que l’immanence y est moins sanctionnée pour elle-même que lieu d’un procès où se tient, de façon différée, la question de la transcendance, ici dite comme absolu (le dé-lié), excès (l’hétérogène), décalement (l’écart), contrainte d’avènement (le singulier). L’immanence sera sanctionnée, mais pour dire la consistance du monde comme irréductible, son extériorité de toujours et à jamais, venant de rien et allant au néant, hors fondement à quoi la rapporter et la stabilisant. Et l’humain sera également à sanctionner, mais comme le lieu d’un procès qui le dépasse, le traverse, le fait être. Il y a là une cassure de tout onto-théologique ainsi que de toute pensée de la totalité, et l’évidement de ce fantasme libère l’humain, mais non pour une dissémination dans de petits plaisirs dont l’insatisfaction est camouflée par des gadgets ou de la spectralité. Pour que soient libérés plutôt une énergie propre, de la créativité et de l’advenir. En excès. D’un excès qui est celui de la vie même : « Ce qui rend la vie digne d’être vécue, c’est l’excès de la vie elle-même » (p. 122).

On ne visera dès lors ni à rassembler en un tout (mobilisant de l’hétéronomie), ni la juxtaposition infinie et indéterminée des individualités particulières (en en appelant à simple tolérance et accueil), mais de l’« interruption » (p. 116). Comment ? En partant, à mon sens, de ce qui ne s’intègre pas, de ce qui résiste ou est symptôme de refoulé ; en partant donc des marges, des coûts, des effets pervers, des retours explosifs. Žižek y voit une relève du motif « messianique » (cf. p. 174-178), une relève subvertie parce qu’en l’absence de tout télos, linéaire, qui viendrait remplir ou accomplir par achèvement, parce qu’en l’absence également d’un principe qui relèverait d’une archè contenant et déterminant le tout, et le commandant selon linéarité. Il y a au contraire écart dans le principe, et décalement du monde et du principe (d’où, doublement, de l’excès), et du coup de l’advenir dans un différer : de l’advenir selon un principe qui ne peut être allégué qu’indirectement et au gré d’émergences singulières propres. On se retrouve ici proche d’Agamben soulignant — je l’avais noté plus haut — qu’en christianisme, il y a de l’« an-archique » dans le principe, à la mesure d’une validation de l’économique comme lieu d’advenir propre, hors dépendance de ce qui le précède et le commande, mais pouvant aussi laisser se dissoudre tout procès au profit d’un auto-déploiement sans consistance.

« Subversion » du messianique, mais non annulation. Žižek renvoie à Paul, où ce qui est en jeu n’est pas de passer d’une position, juive, à une autre position, chrétienne (contre Marcion, p. 139), mais de faire quelque chose à, de et dans la position juive (p. 15). Paul n’est pas le fondateur d’une nouvelle religion, ni non plus l’inventeur de l’universel (contre Badiou, p. 197-200, 150), mais l’opérateur d’un transfert de la « division », non plus la division du peuple juif et des autres peuples (les nations), mais une division à inscrire sur le peuple des nations, qui y introduit un « reste » dirait Agamben, comme toute division, ou un reste qui se trouve « soustrait » (cf. p. 169-172). La particularité juive n’est pas ici annihilée, et le chrétien n’épouse pas l’universel (il y a à penser et à maintenir la particularité de chacun dans le temps), en raison d’un excès qui dépasse et investit, qui consacre et divise le présent. Le messianique n’est pas alors l’universalité qui intègre[29], mais la non-coïncidence de chacun avec lui-même, où l’universalité acquiert une existence, réelle parce que dans le particulier ou « dans du signifiant[30] ». Est ainsi agent d’universalité non l’englobant, mais une opération de division qui produit du « reste », soustrait parce qu’il n’a pas là sa place, tout en y opérant.

V. Reprises interrogatives : le christianisme et son destin

Le suspens du rapport à archè et à télos, avec le décalement et la distanciation qui l’accompagnent — je n’y suis pas lié, p. 144[31] —, va ici avec le renvoi à du lieu particulier. Un renvoi nécessaire à mon sens, sans quoi tout s’évanouit. C’est alors l’occasion de relancer une interrogation critique sur le christianisme, du même type que ce que j’ai évoqué plus haut en matière de christologie et d’intégration croyante dans le corps symbolique qu’elle balise. C’est qu’une pulsion de dépassement est inscrite au coeur du christianisme (Vattimo le sait et le valide) et qu’elle peut se faire fantasme annihilant (Jean-Luc Nancy l’a souvent souligné). Une fois disqualifiées, de fait et ici de droit, les représentations du Dieu-Fondement hors kénose, le christianisme n’est-il pas invité — sommé ? — de revalider autrement les particularités de l’identité, de la localisation et de la symbolisation, des histoires dont il se tisse, humaines comme toute histoire, et participant d’un irréductible jeu de différences ? Sûrement, sauf à s’immerger en une nouvelle totalité, fût-elle « molle » et renvoyant à l’Amour (cf. p. 146 et suiv., 154).

Revalider les particularités évoquées, avec ce qui les traverse et s’en modifie bien sûr — et en repenser tout spécialement le statut —, n’est pas simple en l’absence de tout « support » de la Loi qui soit propre et cernable en tant que tel (et du coup forcément « obscène », p. 146), un support pourtant nécessaire et jusqu’en dernière instance. En régime d’évidement ou de kénose de toute Loi positive et déterminée, il y a là un défi[32] à relever si l’on ne veut pas s’engager dans les illusions d’un dépassement selon humanisation et amour. Un défi difficile, mais inscrit de toujours dans cette conjoncture me semble-t-il[33], où le Dieu relève d’un excès à dire et non seulement à penser, à dire non directement bien sûr, mais bien comme ce qui se trame et travaille à l’intérieur de nos rapports au monde (à ses lois) et à leurs symbolisations (à leurs jeux obligés). Le point touche ce qu’il y a ici à entendre par « révélation », et il est central dans ce qui arrive au christianisme aujourd’hui[34], même s’il est ancien. En christianisme, on tient que « tout est révélé », selon une pente que la théologie a de tout temps magnifiée et que reprend Žižek (p. 164 et suiv.), précisant qu’il n’y a là « aucun supplément obscène ». Dieu se révèle lui-même et n’a rien d’autre à révéler que lui-même, comme on le dit volontiers dans la ligne de Vatican II[35] ; et au Moyen Âge, en démarcation des juifs et des musulmans, les théologiens chrétiens ont souvent illustré une veine selon laquelle les mystères de foi peuvent être saturés de raison : point d’extériorité validable en tant que telle (la vérité se montre ou s’effectue et n’est pas assurée sur une autorité externe), mais la vie que Dieu donne, vie humaine « selon Dieu ».

Comme le rappelle Žižek toujours, le récit juif, hors l’élément fondateur violent — objet de refoulement et de retours —, ne raconte pas l’histoire selon la toute-puissance de Dieu — une puissance alors réservée à la transcendance stricte —, tout en disant, par-delà cette couverture assurée, ce qui est attendu de moi (p. 166 et suiv.). Et l’on en reste là, à moins de passer à la cabale, qui thématise alors l’impuissance de Dieu. Mais avec le christianisme, on se trouve de plain-pied avec l’humain comme tel, ce qui est beaucoup plus dangereux et peut porter à auto-dévoration (chrétienne ? moderne ?), sauf à souligner — c’est ici la tâche et le lieu d’un déni — la non-coïncidence de chacun avec l’humain et à marquer que l’ecce homo ne fait pas non plus nombre avec l’humain, générique (de nulle part, et du coup de partout…).

En modernité, et selon rapport tendu avec ses pulsions évanouissantes, il y a, pour Žižek, à céder ni à une abolition de l’histoire dans l’infini des narrations multiples, ni à une abolition de la nature dans une maîtrise en transparence des manipulations biogénétiques[36], ni non plus à une abolition de la Loi dans le dérisoire de la transgression permanente. Il y a, plutôt, à donner corps à l’intrusion — « messianique » — d’une subjectivité irréductible aux processus en cours, qu’ils soient historiques, naturels ou sociétaux. Et cela relève, aujourd’hui, de la « résistance » (p. 196).

VI. L’inintégrable au lieu du tiers : une relance du motif de la transcendance

On peut sanctionner[37] que nous sommes situés dans une histoire d’émancipation, liée à don originaire et selon retrait d’une transcendance pour une vie qui s’assume ; mais c’est au gré de processus non linéaires, se déployant sur fond ouvert et dans l’ambivalence. Il convient dès lors de couper avec les déclarations générales commandant un choix soit « progressiste » (déterministe ?), soit « conservateur » (nostalgique ?).

Les processus en cause ne vont en outre pas sans de l’inintégré — inintégrable, et du coup en excès —, tapi dans le concret de nos vies singulières ou sociales, tout en étant en même temps refoulé, dénié, voire candidement critiqué. Je crois que c’est en fonction de cet excès, avec ses formes à chaque fois circonstanciées, qu’il convient de penser. Cet excès ne relève pas d’un lieu propre, ni en termes de monde, ni en termes de savoir. Il dit le réel — il en est la marque — dans son surgissement toujours inattendu. En appeler à de l’inintégré/inintégrable, et en lien à une thématique qui a historiquement partie liée avec le motif de la transcendance — ou d’un Dieu —, ne renoue donc pas avec ce que notre histoire a finalement fait de cette instance : une raison du monde, permettant d’en plier les écarts à ses diktats, idéalement ou institutionnellement. Cet appel n’ouvre pas non plus sur l’opacité d’un inconnaissable — inconnaissable par définition, parce qu’au-delà du connaissable —, mais bien sur un déjà-là : de la contingence donnée, inscrite dans du socioculturel et qui oblige. C’est que le moment d’inintégré/inintégrable échappe à une connaissance selon des idées[38], pour relever d’une étude toujours à reprendre des vies déployées et des pratiques — significations comprises —, de ce qui les tient, les traverse et les déborde : l’étude de ce qui en sous-tend les jeux (à exhiber), comme l’étude des déploiements mêmes de ces jeux (à typologiser).

Sorti aussi bien de l’invocation d’une hétéronomie fondatrice que de la proclamation d’une émancipation séculière, on se trouve dans un régime d’incarnation sans retour (hors commencement et hors fin linéaires) et intramondaine (une « économie »). Ayant coupé avec toute perspective qui surplomberait le monde et la vie, on est renvoyé à une attention portée à ce qui travaille les corps du monde et de la vie (corps de chair, corps socio-institutionnels, corps d’écritures ou d’autres expressions) et qui demande à être repris (à être reconnu, validé, pensé). Concrètement, cette attention commandée par l’inintégré/inintégrable passera par une attention à la vulnérabilité, aux blessures ou aux non-réalisations de divers ordres que l’excès fait justement voir et qu’il convient de mesurer. Ce qui échappe peut alors s’avérer source dynamique de transformation : une histoire ouverte, moins selon un autre possible, disponible et optionnel, que selon un autrement possible.

Une pensée ainsi articulée à ce qui se tient en excès a bien sûr sa validité à l’interne des traditions et autres circonscriptions religieuses, qui sont le site premier — et hérité — de la question de l’excès. Mais elle a aussi une pertinence possible au coeur de la socialité comme telle. Hors sanction donnée à une sécularisation, hors investissement de sagesses ou de spiritualités aussi, l’interrogation selon excès sera globale et radicale, et en même temps à porter à même les faits de médiation en lesquels se déploie la vie humaine et hors lesquels elle n’est rien. On le fera en sachant que la socialité est d’abord faite des contingences du monde et des corps — avec leurs opacités, leurs épaisseurs, leurs résistances et leurs possibles promesses — et que c’est en cela même que la vie humaine exige d’être prise en charge selon un ordre — tiers — de médiations.

La perspective ouverte n’est pas directement normative. Mais, en lien avec une donne tenue pour irréductible, et dont on dénonce un refoulement, se trouve bien en cause la question de savoir comment l’humain est « disposé » et selon quelles conditions il peut lui « arriver » quelque chose — ou quelque chose peut « arriver » avec lui —, la question donc de l’émergence ou de l’advenir propre de l’humain, en toute singularité, la question de ce qui le fait être lui aussi « en excès du monde et des choses[39] ». Est ici en cause un accès à soi qui se noue réellement, ce qui n’a lieu qu’en lien constitutif à d’autres ou à de l’altérité justement, passant par des autres situés, particuliers, et dont on ne fait l’épreuve qu’au travers de rencontres concrètes : qu’au travers du corps, du sensible, d’héritages et d’histoires[40].

La constellation ici mise en avant est faite d’une part des corps, qui s’imposent et doivent être investis comme tels, sans résorption idéale, parce qu’ils sont seuls lieux de vie et de ce qui « arrive », et d’autre part d’un excès, qui a pu se dire, mal ou bien selon les cas ou les registres, comme lieu de transcendance. Deux pôles à articuler. Mais deux pôles à radicaliser en même temps, ou d’abord, l’un aussi bien que l’autre, de sorte que l’articulation soit une mise en tension, productive parce que faite d’un rapport selon hétérogénéité et asymétrie.

Or, à l’horizon du contemporain affleure sur cet axe une inquiétude : ne sommes-nous pas entrés dans un temps où non seulement l’excès est camouflé, récusé ou normalisé, et que rien n’« arrive » réellement au monde et au social, aux personnes non plus — sauf exclusion ! —, tellement protégés et pris en charge que nous sommes par une culture psy et narcissique, mais un temps où, en outre, cet excès n’est plus ni recherché ni plausible (on en serait « fatigué ») ? Comme si, aux défis du corps à corps, avec ce qui s’y donne et qui échappe (mais n’était-ce pas ce qui relançait le défi de l’existence à travers lequel seul nous pouvions être, motif qui a fait l’aventure de l’Occident entre l’amour et la mort au demeurant ?), on préférait désormais des « énergies cosmiques », anonymes et non singularisantes, englobantes et potentiellement accueillantes par-delà les duretés, les discontinuités et les surprises du réel et d’autrui[41]. Mais qu’arrive-t-il quand l’excès n’est plus déterminant ? Un effacement des singularités comme pôles propres et en excès ? et alors, quoi ?

On touche ici au couple transcendance-incarnation dont Marcel Gauchet avait perçu les avatars comme décisifs au coeur de ce qui a fait l’histoire de l’Occident[42], passant par une transcendance en hors monde et par une sanction donnée à l’autonomie et à la consistance du monde. Quand l’un des pôles est touché — en l’occurrence, celui de la transcendance —, cela ne peut pas ne pas affecter l’autre, ici celui dit de l’incarnation, et du coup notre être dans le monde, le social, le rapport à soi et à altérité.

Cette connexion thématique, avec les problèmes qui en sourdent, se tient au coeur de ce qui fait notre destin, à l’enseigne d’une kénose inscrite sur le lieu même de la transcendance. Elle se donne notamment à voir sur la scène religieuse (cf. par exemple les difficultés du christianisme entre affirmation d’hétéronomie et séduction pour une simple sécularisation), mais une scène comme lieu de symptômes globalement anthropologiques et sociaux. Par-delà, s’y dit ce à quoi ont affaire l’humain et son monde. Qui tient à ce qu’ils sont, et à ce qu’ils sont appelés à vivre.